L�ILLUSION COMIQUE de CORNEILLE (1636)
 
 
ACTE I
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SCENE PREMIERE.
 
 
DORANTE.
Ce mage, qui d'un mot renverse la nature,
N'a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu'il entretient sur cet affreux s�jour,
N'ouvrant son voile �pais qu'aux rayons d'un faux jour,
De leur �clat douteux n'admet en ces lieux sombres
Que ce qu'en peut souffrir le commerce des ombres.
N'avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis de quoi punir qui s'en ose approcher ;
Et cette large bouche est un mur invisible,
O� l'air en sa faveur devient inaccessible,
Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
Sur un peu de poussi�re �talent mille morts.
Jaloux de son repos plus que de sa d�fense,
Il perd qui l'importune, ainsi que qui l'offense ;
Malgr� l'empressement d'un curieux d�sir,
Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
Chaque jour il se montre, et nous touchons � l'heure
O� pour se divertir il sort de sa demeure.
 
PRIDAMANT.
J'en attends peu de chose, et br�le de le voir.
J'ai de l'impatience, et je manque d'espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inqui�tudes,
Qu'ont �loign� de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A cach� pour jamais sa pr�sence � mes yeux.
Sous ombre qu'il prenait un peu trop de licence,
Contre ses libert�s je roidis ma puissance ;
Je croyais le dompter � force de punir,
Et ma s�v�rit� ne fit que le bannir.
Mon �me vit l'erreur dont elle �tait s�duite :
Je l'outrageais pr�sent, et je pleurai sa fuite ;
Et l'amour paternel me fit bient�t sentir
Il l'a fallu chercher : j'ai vu dans mon voyage
Le P�, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
Toujours le m�me soin travaille mes esprits ;
Et ces longues erreurs ne m'en ont rien appris.
Enfin, au d�sespoir de perdre tant de peine,
Et n'attendant plus rien de la prudence humaine,
Pour trouver quelque borne � tant de maux soufferts,
J'ai d�j� sur ce point consult� les enfers.
J'ai vu les plus fameux en la haute science
Dont vous dites qu'Alcandre a tant d'exp�rience :
On m'en faisait l'�tat que vous faites de lui,
Et pas un d'eux n'a pu soulager mon ennui.
L'enfer devient muet quand il me faut r�pondre,
Ou ne me r�pond rien qu'afin de me confondre.
 
DORANTE.
Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ;
Ce qu'il sait en son art n'est connu de pas un.
Je ne vous dirai point qu'il commande au tonnerre,
Qu'il fait enfler les mers, qu'il fait trembler la terre ;
Que de l'air, qu'il mutine en mille tourbillons,
Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
Que de ses mots savants les forces inconnues
Transportent les rochers, font descendre les nues,
Et briller dans la nuit l'�clat de deux soleils ;
Vous n'avez pas besoin de miracles pareils :
Il suffira pour vous qu'il lit dans les pens�es,
Qu'il conna�t l'avenir et les choses pass�es ;
Rien n'est secret pour lui dans tout cet univers,
Et pour lui nos destins sont des livres ouverts.
Moi-m�me, ainsi que vous, je ne pouvais le croire :
Mais sit�t qu'il me vit, il me dit mon histoire ;
Et je fus �tonn� d'entendre le discours
Des traits les plus cach�s de toutes mes amours.
 
PRIDAMANT.
Vous m'en dites beaucoup.
 
DORANTE.
J'en ai vu davantage.
 
PRIDAMANT.
Vous essayez en vain de me donner courage ;
Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit,
Clore mes tristes jours d'une �ternelle nuit.
 
DORANTE.
Depuis que j'ai quitt� le s�jour de Bretagne
Pour venir faire ici le noble de campagne,
Et que deux ans d'amour, par une heureuse fin,
M'ont acquis Sylv�rie et ce ch�teau voisin,
De pas un, que je sache, il n'a d��u l'attente :
Quiconque le consulte en sort l'�me contente.
Croyez-moi, son secours n'est pas � n�gliger :
D'ailleurs il est ravi quand il peut m'obliger,
Et j'ose me vanter qu'un peu de mes pri�res
Vous obtiendra de lui des faveurs singuli�res.
 
PRIDAMANT.
Le sort m'est trop cruel pour devenir si doux.
 
DORANTE.
Esp�rez mieux : il sort, et s'avance vers nous.
Regardez-le marcher ; ce visage si grave,
Dont le rare savoir tient la nature esclave,
N'a sauv� toutefois des ravages du temps
Qu'un peu d'os et de nerfs qu'ont d�charn�s cent ans ;
Son corps, malgr� son �ge, a les forces robustes,
Le mouvement facile, et les d�marches justes :
Des ressorts inconnus agitent le vieillard,
Et font de tous ses pas des miracles de l'art.
 
 
SCENE II.
 
 
DORANTE.
Grand d�mon du savoir, de qui les doctes veilles
Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
A qui rien n'est secret dans nos intentions,
Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions :
Si de ton art divin le pouvoir admirable
Jamais en ma faveur se rendit secourable,
De ce p�re afflig� soulage les douleurs ;
Une vieille amiti� prend part en ses malheurs.
Rennes ainsi qu'� moi lui donna la naissance,
Et presque entre ses bras j'ai pass� mon enfance ;
L� son fils, pareil d'�ge et de condition,
S'unissant avec moi d'�troite affection...
 
ALCANDRE.
Dorante, c'est assez, je sais ce qui l'am�ne :
Ce fils est aujourd'hui le sujet de sa peine.
Vieillard, n'est-il pas vrai que son �loignement
Par un juste remords te g�ne incessamment ?
Qu'une obstination � te montrer s�v�re
L'a banni de ta vue, et cause ta mis�re ?
Qu'en vain, au repentir de ta s�v�rit�,
Tu cherches en tous lieux ce fils si maltrait� ?
 
PRIDAMANT.
Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
En vain de ma douleur je cacherais les causes ;
Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur,
Et vois trop clairement les secrets de mon coeur.
Il est vrai, j'ai failli ; mais pour mes injustices
Tant de travaux en vain sont d'assez grands supplices :
Donne enfin quelque borne � mes regrets cuisants,
Rends-moi l'unique appui de mes d�biles ans.
Je le tiendrai rendu si j'en ai des nouvelles ;
L'amour pour le trouver me fournira des ailes.
O� fait-il sa retraite ? en quels lieux dois-je aller ?
F�t-il au bout du monde, on m'y verra voler.
 
ALCANDRE.
Commencez d'esp�rer : vous saurez par mes charmes
Ce que le ciel vengeur refusait � vos larmes.
Vous reverrez ce fils plein de vie et d'honneur :
De son bannissement il tire son bonheur.
C'est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Je vous veux faire voir sa fortune �clatante.
Les novices de l'art, avec tous leurs encens,
Et leurs mots inconnus, qu'ils feignent tout-puissants,
Leurs herbes, leurs parfums et leurs c�r�monies,
Apportent au m�tier des longueurs infinies,
Qui ne sont, apr�s tout, qu'un myst�re pipeur
Pour se faire valoir et pour vous faire peur :
Ma baguette � la main, j'en ferai davantage.
Jugez de votre fils par un tel �quipage :
Eh bien ! Celui d'un prince a-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?
 
PRIDAMANT.
D'un amour paternel vous flattez les tendresses ;
Mon fils n'est point de rang � porter ces richesses,
Et sa condition ne saurait consentir
Que d'une telle pompe il s'ose rev�tir.
 
ALCANDRE.
Sous un meilleur destin sa fortune rang�e,
Et sa condition avec le temps chang�e,
Personne maintenant n'a de quoi murmurer
Qu'en public de la sorte il aime � se parer.
 
PRIDAMANT.
A cet espoir si doux j'abandonne mon �me ;
Mais parmi ces habits je vois ceux d'une femme :
Serait-il mari� ?
 
ALCANDRE.
Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire le discours.
Toutefois, si votre �me �tait assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprim�s
Par des spectres pareils � des corps anim�s :
Il ne leur manquera ni geste ni parole.
 
PRIDAMANT.
Ne me soup�onnez point d'une crainte frivole :
Le portrait de celui que je cherche en tous lieux
Pourrait-il par sa vue �pouvanter mes yeux ?
 
ALCANDRE.
Mon cavalier, de gr�ce, il faut faire retraite,
Et souffrir qu'entre nous l'histoire en soit secr�te.
 
PRIDAMANT.
Pour un si bon ami je n'ai point de secrets.
 
DORANTE.
Il nous faut sans r�plique accepter ses arr�ts ;
Je vous attends chez moi.
 
ALCANDRE.
Ce soir, si bon lui semble.
Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble.
 
 
SCENE III.
 
 
ALCANDRE.
Votre fils tout d'un coup ne fut pas grand seigneur ;
Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri d'exposer sa mis�re
En spectacle � des yeux autres que ceux d'un p�re.
Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
A peine lui dura du soir jusqu'au matin ;
Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets � chasser la fi�vre et la migraine,
Dit la bonne aventure, et s'y rendit ainsi.
L�, comme on vit d'esprit, il en v�cut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secr�taire ;
Apr�s, montant d'�tat, il fut clerc d'un notaire.
Ennuy� de la plume, il la quitta soudain,
Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rime, et l'essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit apr�s de plus beaux ornements ;
Il se hasarda m�me � faire des romans,
Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
Depuis, il trafiqua de chapelets de baume,
Vendit du mithridate en ma�tre op�rateur,
Revint dans le Palais, et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayav�dre, et Gusman, ne prirent tant de formes :
C'�tait l� pour Dorante un honn�te entretien !
 
PRIDAMANT.
Que je vous suis tenu de ce qu'il n'en sait rien !
 
ALCANDRE.
Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
Dont le peu de longueur �pargne votre honte.
Las de tant de m�tiers sans honneur et sans fruit,
Quelque meilleur destin � Bordeaux l'a conduit ;
Et l�, comme il pensait au choix d'un exercice,
Un brave du pays l'a pris � son service.
Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
Cette commission l'a remeubl� d'argent ;
Il sait avec adresse, en portant les paroles,
De la vaillante dupe attraper les pistoles ;
M�me de son agent il s'est fait son rival,
Et la beaut� qu'il sert ne lui veut point de mal.
Lorsque de ses amours vous aurez vu l'histoire,
Je vous le veux montrer plein d'�clat et de gloire,
Et la m�me action qu'il pratique aujourd'hui.
 
PRIDAMANT.
Que d�j� cet espoir soulage mon ennui !
 
ALCANDRE.
Il a cach� son nom en battant la campagne,
Et s'est fait de Clindor le sieur de la Montagne :
C'est ainsi que tant�t vous l'entendrez nommer.
Voyez tout sans rien dire et sans vous alarmer.
Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ;
N'en concevez pourtant aucune d�fiance :
C'est qu'un charme ordinaire a trop peu de pouvoir
Sur les spectres parlants qu'il faut vous faire voir.
Entrons dedans ma grotte, afin que j'y pr�pare
Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.
 
 
ACTE II
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SCENE PREMIERE.
 
 
ALCANDRE.
Quoi qui s'offre � nos yeux, n'en ayez point d'effroi ;
De ma grotte surtout ne sortez qu'apr�s moi :
Sinon, vous �tes mort. Voyez d�j� para�tre
Sous deux fant�mes vains votre fils et son ma�tre.
 
PRIDAMANT.
O dieux ! je sens mon �me apr�s lui s'envoler.
 
ALCANDRE.
Faites-lui du silence, et l'�coutez parler.
 
 
SCENE II.
 
 
CLINDOR.
Quoi ! monsieur, vous r�vez ! et cette �me hautaine,
Apr�s tant de beaux faits, semble �tre encore en peine !
N'�tes-vous point lass� d'abattre des guerriers,
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?
 
MATAMORE.
Il est vrai que je r�ve, et ne saurais r�soudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor.
 
CLINDOR.
Eh ! de gr�ce, monsieur, laissez-les vivre encor :
Qu'ajouterait leur perte � votre renomm�e ?
D'ailleurs quand auriez-vous rassembl� votre arm�e ?
 
MATAMORE.
Mon arm�e ? Ah, poltron ! Ah, tra�tre ! Pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
D�fait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N'arme que la moiti� de ses moindres fureurs ;
D'un seul commandement que je fais aux trois parques,
Je d�peuple l'�tat des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
Je couche d'un revers mille ennemis � bas.
D'un souffle je r�duis leurs projets en fum�e ;
Et tu m'oses parler cependant d'une arm�e !
Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars :
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,
Veillaque. Toutefois je songe � ma ma�tresse :
Ce penser m'adoucit : va, ma col�re cesse,
Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j'ai quitt� cette effroyable mine
Qui massacre, d�truit, brise, br�le, extermine ;
Et, pensant au bel oeil qui tient ma libert�,
Je ne suis plus qu'amour, que gr�ce, que beaut�.
 
CLINDOR.
O dieux ! en un moment que tout vous est possible !
Je vous vois aussi beau que vous �tiez terrible,
Et ne crois point d'objet si ferme en sa rigueur,
Qu'il puisse constamment vous refuser son coeur.
 
MATAMORE.
Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
Quand je veux, j'�pouvante ; et quand je veux, je charme ;
Et, selon qu'il me pla�t, je remplis tour � tour
Les hommes de terreur, et les femmes d'amour.
Du temps que ma beaut� m'�tait ins�parable,
Leurs pers�cutions me rendaient mis�rable :
Je ne pouvais sortir sans les faire p�mer.
Mille mouraient par jour � force de m'aimer :
J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines � l'envi mendiaient mes caresses ;
Celle d'Ethiopie, et celle du Japon,
Dans leurs soupirs d'amour ne m�laient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troubl�rent ;
Deux autres, pour me voir, du s�rail s'�chapp�rent :
J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.
 
CLINDOR.
Son m�contentement n'allait qu'� votre honneur.
 
MATAMORE.
Ces pratiques nuisaient � mes desseins de guerre,
Et pouvaient m'emp�cher de conqu�rir la terre.
D'ailleurs, j'en devins las ; et pour les arr�ter,
J'envoyai le Destin dire � son Jupiter
Qu'il trouv�t un moyen qui f�t cesser les flammes
Et l'importunit� dont m'accablaient les dames :
Qu'autrement ma col�re irait dedans les cieux
Le d�grader soudain de l'empire des dieux,
Et donnerait � Mars � gouverner sa foudre.
La frayeur qu'il en eut le fit bient�t r�soudre :
Ce que je demandais fut pr�t en un moment ;
Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.
 
CLINDOR.
Que j'aurais, sans cela, de poulets � vous rendre !
 
MATAMORE.
De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre,
Sinon de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ?
 
CLINDOR.
Que vous �tes des coeurs et le charme et l'effroi ;
Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus heureux que celui des d�esses.
 
MATAMORE.
Ecoute, en ce temps-l�, dont tant�t je parlais,
Les d�esses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veux conter une �trange aventure
Qui jeta du d�sordre en toute la nature,
Mais d�sordre aussi grand qu'on en voie arriver.
Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce visible dieu, que tant de monde adore,
Pour marcher devant lui ne trouvait point d'Aurore :
On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
Dans les bois de C�phale, au palais de Memnon ;
Et faute de trouver cette belle fourri�re,
Le jour jusqu'� midi se passa sans lumi�re.
 
CLINDOR.
O� pouvait �tre alors la reine des clart�s ?
 
MATAMORE.
Au milieu de ma chambre, � m'offrir ses beaut�s.
Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
Mon coeur fut insensible � ses plus puissants charmes ;
Et tout ce qu'elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre pr�cis d'aller rendre le jour.
 
CLINDOR.
Cet �trange accident me revient en m�moire ;
J'�tais lors en Mexique, o� j'en appris l'histoire,
Et j'entendis conter que la Perse en courroux
De l'affront de son dieu murmurait contre vous.
 
MATAMORE.
J'en ouis quelque chose, et je l'eusse punie ;
Mais j'�tais engag� dans la Transylvanie,
O� ses ambassadeurs, qui vinrent l'excuser,
A force de pr�sents me surent apaiser.
 
CLINDOR.
Que la cl�mence est belle en un si grand courage !
 
MATAMORE.
Contemple, mon ami, contemple ce visage :
Tu vois un abr�g� de toutes les vertus.
D'un monde d'ennemis sous mes pieds abattus,
Dont la race est p�rie, et la terre d�serte,
Pas un qu'� son orgueil n'a jamais d� sa perte.
Tous ceux qui font hommage � mes perfections
Conservent leurs �tats par leurs submissions.
En Europe, o� les rois sont d'une humeur civile,
Je ne leur rase point de ch�teau ni de ville :
Je les souffre r�gner, mais chez les Africains,
Partout o� j'ai trouv� des rois un peu trop vains,
J'ai d�truit les pays pour punir leurs monarques,
Et leurs vastes d�serts en sont de bonnes marques :
Ces grands sables qu'� peine on passe sans horreur
Sont d'assez beaux effets de ma juste fureur.
 
CLINDOR.
Revenons � l'amour : voici votre ma�tresse.
 
MATAMORE.
Ce diable de rival l'accompagne sans cesse.
 
CLINDOR.
O� vous retirez-vous ?
 
MATAMORE.
Ce fat n'est pas vaillant ;
Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.
Peut-�tre qu'orgueilleux d'�tre avec cette belle,
Il serait assez vain pour me faire querelle.
 
CLINDOR.
Ce serait bien courir lui-m�me � son malheur.
 
MATAMORE.
Lorsque j'ai ma beaut�, je n'ai point de valeur.
 
CLINDOR.
Cessez d'�tre charmant, et faites-vous terrible.
 
MATAMORE.
Mais tu n'en pr�vois pas l'accident infaillible ;
Je ne saurais me faire effroyable � demi :
Je tuerais ma ma�tresse avec mon ennemi.
Attendons en ce coin l'heure qui les s�pare.
 
CLINDOR.
Comme votre valeur, votre prudence est rare.
 
 
SCENE III.
 
 
ADRASTE.
H�las ! s'il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j'endure, et je n'avance rien ;
Et malgr� les transports de mon amour extr�me,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.
 
ISABELLE.
Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me bl�mez.
Je me connais aimable, et crois que vous m'aimez :
Dans vos soupirs ardents j'en vois trop d'apparence ;
Et quand bien de leur part j'aurais moins d'assurance,
Pour peu qu'un honn�te homme ait vers moi de cr�dit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu'il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu'� votre flamme
Je ne d�guise rien de ce que j'ai dans l'�me,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vous m'aimiez, je ne vous aime point.
 
ADRASTE.
Cruelle, est-ce l� donc ce que vos injustices
Ont r�serv� de prix � de si longs services ?
Et mon fid�le amour est-il si criminel
Qu'il doive �tre puni d'un m�pris �ternel ?
 
ISABELLE.
Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des �pines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l'appelle supplice et pers�cution.
Chacun dans sa croyance �galement s'obstine.
Vous pensez m'obliger d'un feu qui m'assassine ;
Et ce que vous jugez digne du plus haut prix
Ne m�rite, � mon gr�, que haine et que m�pris.
 
ADRASTE.
N'avoir que du m�pris pour des flammes si saintes
Dont j'ai re�u du ciel les premi�res atteintes !
Oui, le ciel, au moment qu'il me fit respirer,
Ne me donna de coeur que pour vous adorer.
Mon �me vint au jour pleine de votre id�e ;
Avant que de vous voir vous l'avez poss�d�e ;
Et quand je me rendis � des regards si doux,
Je ne vous donnai rien qui ne f�t tout � vous,
Rien que l'ordre du ciel n'e�t d�j� fait tout v�tre.
 
ISABELLE.
Le ciel m'e�t fait plaisir d'en enrichir une autre ;
Il vous fit pour m'aimer, et moi pour vous ha�r :
Gardons-nous bien tous deux de lui d�sob�ir.
Vous avez, apr�s tout, bonne part � sa haine,
Ou d'un crime secret il vous livre � la peine ;
Car je ne pense pas qu'il soit tourment �gal
Au supplice d'aimer qui vous traite si mal.
 
ADRASTE.
La grandeur de mes maux vous �tant si connue,
Me refuserez-vous la piti� qui m'est due ?
 
ISABELLE.
Certes j'en ai beaucoup, et vous plains d'autant plus
Que je vois ces tourments tout � fait superflus,
Et n'avoir pour tout fruit d'une longue souffrance
Que l'incommode honneur d'une triste constance.
 
ADRASTE.
Un p�re l'autorise, et mon feu maltrait�
Enfin aura recours � son autorit�.
 
ISABELLE.
Ce n'est pas le moyen de trouver votre conte ;
Et d'un si beau dessein vous n'aurez que la honte.
 
ADRASTE.
J'esp�re voir pourtant, avant la fin du jour,
Ce que peut son vouloir au d�faut de l'amour.
 
ISABELLE.
Et moi, j'esp�re voir, avant que le jour passe,
Un amant accabl� de nouvelle disgr�ce.
 
ADRASTE.
Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ?
 
ISABELLE.
Allez trouver mon p�re, et me laissez en paix.
 
ADRASTE.
Votre �me, au repentir de sa froideur pass�e,
Ne la veut point quitter sans �tre un peu forc�e :
J'y vais tout de ce pas, mais avec des serments
Que c'est pour ob�ir � vos commandements.
 
ISABELLE.
Allez continuer une vaine poursuite.
 
 
SCENE IV.
 
 
MATAMORE.
Eh bien ! D�s qu'il m'a vu, comme a-t-il pris la fuite ?
M'a-t-il bien su quitter la place au m�me instant ?
 
ISABELLE.
Ce n'est pas honte � lui, les rois en font autant,
Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N'a tromp� mon esprit en frappant mes oreilles.
 
MATAMORE.
Vous le pouvez bien croire, et pour le t�moigner,
Choisissez en quels lieux il vous pla�t de r�gner :
Ce bras tout aussit�t vous conqu�te un empire ;
J'en jure par lui-m�me, et cela c'est tout dire.
 
ISABELLE.
Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veux point r�gner que dessus votre coeur :
Toute l'ambition que me donne ma flamme,
C'est d'avoir pour sujets les d�sirs de votre �me.
 
MATAMORE.
Ils vous sont tous acquis, et pour vous faire voir
Que vous avez sur eux un absolu pouvoir,
Je n'�couterai plus cette humeur de conqu�te ;
Et laissant tous les rois leurs couronnes en t�te,
J'en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
Qui viendront � genoux vous rendre mes poulets.
 
ISABELLE.
L'�clat de tels suivants attirerait l'envie
Sur le rare bonheur o� je coule ma vie ;
Le commerce discret de nos affections
N'a besoin que de lui pour ces commissions.
 
MATAMORE.
Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit � ma mode ;
Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
Les sceptres les plus beaux n'ont rien pour moi d'exquis :
Je les rends aussit�t que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantit� de princesses,
Sans que jamais mon coeur les voul�t pour ma�tresses.
 
ISABELLE.
Certes en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous ayez quitt� des princesses pour moi !
Que vous leur refusiez un coeur dont je dispose !
 
MATAMORE.
Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens ��, lorsqu'en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l'�me saisie ?
 
CLINDOR.
Par vos m�pris enfin l'une et l'autre mourut.
J'�tais lors en Egypte, o� le bruit en courut ;
Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
Vous veniez d'assommer dix g�ants en un jour ;
Vous aviez d�sol� les pays d'alentour,
Ras� quinze ch�teaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
Et d�fait, vers Damas, cent mille combattants.
 
MATAMORE.
Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l'avais oubli�.
 
ISABELLE.
Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir de la m�moire ?
 
MATAMORE.
Trop pleine de lauriers remport�s sur les rois,
Je ne la charge point de ces menus exploits.
 
 
SCENE V.
 
 
PAGE.
Monsieur.
 
MATAMORE.
Que veux-tu, page ?
 
PAGE.
Un courrier vous demande.
 
MATAMORE.
D'o� vient-il ?
 
PAGE.
De la part de la reine d'Islande.
 
MATAMORE.
Ciel ! Qui sais comme quoi j'en suis pers�cut�,
Un peu plus de repos avec moins de beaut� !
Fais qu'un si long m�pris enfin la d�sabuse.
 
CLINDOR.
Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.
 
ISABELLE.
Je n'en puis plus douter.
 
CLINDOR.
Il vous le disait bien.
 
MATAMORE.
Elle m'a beau prier : non, je n'en ferai rien.
Et quoi qu'un fol espoir ose encor lui promettre,
Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre.
Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
Une heure d'entretien de ce cher confident,
Qui, comme de ma vie il sait toute l'histoire,
Vous fera voir sur qui vous avez la victoire.
 
ISABELLE.
Tardez encore moins, et par ce prompt retour
Je jugerai quelle est envers moi votre amour.
 
 
SCENE VI.
 
 
CLINDOR.
Jugez plut�t par l� l'humeur du personnage :
Ce page n'est chez lui que pour ce badinage,
Et venir d'heure en heure avertir sa grandeur
D'un courrier, d'un agent, ou d'un ambassadeur.
 
ISABELLE.
Ce message me pla�t bien plus qu'il ne lui semble :
Il me d�fait d'un fou pour nous laisser ensemble.
 
CLINDOR.
Ce discours favorable enhardira mes feux
A bien user d'un temps si propice � mes voeux.
 
ISABELLE.
Que m'allez-vous conter ?
 
CLINDOR.
Que j'adore Isabelle,
Que je n'ai plus de coeur ni d'�me que pour elle,
Que ma vie...
 
ISABELLE.
Epargnez ces propos superflus ;
Je les sais, je les crois : que voulez-vous de plus ?
Je n�glige � vos yeux l'offre d'un diad�me ;
Je d�daigne un rival : en un mot, je vous aime.
C'est aux commencements des faibles passions
A s'amuser encore aux protestations :
Il suffit de nous voir au point o� sont les n�tres ;
Un coup d'oeil vaut pour vous tous les discours des autres.
 
CLINDOR.
Dieux ! qui l'e�t jamais cru, que mon sort rigoureux
Se rend�t si facile � mon coeur amoureux !
Banni de mon pays par la rigueur d'un p�re,
Sans support, sans amis, accabl� de mis�re,
Et r�duit � flatter le caprice arrogant
Et les vaines humeurs d'un ma�tre extravagant :
Ce pitoyable �tat de ma triste fortune
N'a rien qui vous d�plaise ou qui vous importune ;
Et d'un rival puissant les biens et la grandeur
Obtiennent moins sur vous que ma sinc�re ardeur.
 
ISABELLE.
C'est comme il faut choisir, un amour v�ritable
S'attache seulement � ce qu'il voit aimable.
Qui regarde les biens ou la condition
N'a qu'un amour avare, ou plein d'ambition,
Et souille l�chement par ce m�lange inf�me
Les plus nobles d�sirs qu'enfante une belle �me.
Je sais bien que mon p�re a d'autres sentiments,
Et mettra de l'obstacle � nos contentements ;
Mais l'amour sur mon coeur a pris trop de puissance
Pour �couter encor les lois de la naissance.
Mon p�re peut beaucoup, mais bien moins que ma foi :
Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi.
 
CLINDOR.
Confus de voir donner � mon peu de m�rite...
 
ISABELLE.
Voici mon importun, souffrez que je l'�vite.
 
 
SCENE VII.
 
 
ADRASTE.
Que vous �tes heureux, et quel malheur me suit !
Ma ma�tresse vous souffre, et l'ingrate me fuit.
Quelque go�t qu'elle prenne en votre compagnie,
Sit�t que j'ai paru, mon abord l'a bannie.
 
CLINDOR.
Sans avoir vu vos pas s'adresser en ce lieu,
Lasse de mes discours, elle m'a dit adieu.
 
ADRASTE.
Lasse de vos discours ! votre humeur est trop bonne,
Et votre esprit trop beau pour ennuyer personne.
Mais que lui contiez-vous qui p�t l'importuner ?
 
CLINDOR.
Des choses qu'ais�ment vous pouvez deviner :
Les amours de mon ma�tre, ou plut�t ses sottises,
Ses conqu�tes en l'air, ses hautes entreprises.
 
ADRASTE.
Voulez-vous m'obliger ? votre ma�tre, ni vous,
N'�tes pas gens tous deux � me rendre jaloux ;
Mais si vous ne pouvez arr�ter ses saillies,
Divertissez ailleurs le cours de ses folies.
 
CLINDOR.
Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments
Ne parlent que de morts et de saccagements,
Qu'il bat, terrasse, brise, �trangle, br�le, assomme ?
 
ADRASTE.
Pour �tre son valet, je vous trouve honn�te homme :
Vous n'�tes point de taille � servir sans dessein
Un fanfaron plus fou que son discours n'est vain.
Quoi qu'il en soit, depuis que je vous vois chez elle,
Toujours de plus en plus je l'�prouve cruelle :
Ou vous servez quelque autre, ou votre qualit�
Laisse dans vos projets trop de t�m�rit�.
Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
Que votre ma�tre enfin fasse une autre ma�tresse ;
Ou s'il ne peut quitter un entretien si doux,
Qu'il se serve du moins d'un autre que de vous.
Ce n'est pas qu'apr�s tout les volont�s d'un p�re,
Qui sait ce que je suis, ne terminent l'affaire ;
Mais purgez-moi l'esprit de ce petit souci,
Et si vous vous aimez, bannissez-vous d'ici ;
Car si je vous vois plus regarder cette porte,
Je sais comme traiter les gens de votre sorte.
 
CLINDOR.
Me prenez-vous pour homme � nuire � votre feu ?
 
ADRASTE.
Sans r�plique, de gr�ce, ou nous verrons beau jeu.
Allez : c'est assez dit.
 
CLINDOR.
Pour un l�ger ombrage,
C'est trop indignement traiter un bon courage.
Si le ciel en naissant ne m'a fait grand seigneur,
Il m'a fait le coeur ferme et sensible � l'honneur ;
Et je pourrais bien rendre un jour ce qu'on me pr�te.
 
ADRASTE.
Quoi ! Vous me menacez !
 
CLINDOR.
Non, non, je fais retraite.
D'un si cruel affront vous aurez peu de fruit ;
Mais ce n'est pas ici qu'il faut faire du bruit.
 
 
SCENE VIII.
 
ADRASTE.
Ce b�l�tre insolent me fait encor bravade.
 
LYSE.
A ce compte, monsieur, votre esprit est malade ?
 
ADRASTE.
Malade, mon esprit !
 
LYSE.
Oui, puisqu'il est jaloux
Du malheureux agent de ce prince des fous.
 
ADRASTE.
Je sais ce que je suis et ce qu'est Isabelle,
Et crains peu qu'un valet me supplante aupr�s d'elle.
Je ne puis toutefois souffrir sans quelque ennui
Le plaisir qu'elle prend � causer avec lui.
 
LYSE.
C'est d�nier ensemble et confesser la dette.
 
ADRASTE.
Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscr�te,
Et trouve mes soup�ons bien ou mal � propos ;
Je l'ai chass� d'ici pour me mettre en repos.
En effet, qu'en est-il ?
 
LYSE.
Si j'ose vous le dire,
Ce n'est plus que pour lui qu'Isabelle soupire.
 
ADRASTE.
Lyse, que me dis-tu ?
 
LYSE.
Qu'il poss�de son coeur,
Que jamais feux naissants n'eurent tant de vigueur,
Qu'ils meurent l'un pour l'autre, et n'ont qu'une pens�e.
 
ADRASTE.
Trop ingrate beaut�, d�loyale, insens�e,
Tu m'oses donc ainsi pr�f�rer un maraud ?
 
LYSE.
Ce rival orgueilleux le porte bien plus haut,
Et je vous en veux faire enti�re confidence :
Il se dit gentilhomme, et riche.
 
ADRASTE.
Ah ! L'impudence !
 
LYSE.
D'un p�re rigoureux fuyant l'autorit�,
Il a couru longtemps d'un et d'autre c�t� ;
Enfin, manque d'argent peut-�tre, ou par caprice,
De notre Fi�rabras il s'est mis au service,
Et sous ombre d'agir pour ses folles amours,
Il a su pratiquer de si rus�s d�tours,
Et charmer tellement cette pauvre abus�e,
Que vous en avez vu votre ardeur m�pris�e ;
Mais parlez � son p�re, et bient�t son pouvoir
Remettra son esprit aux termes du devoir.
 
ADRASTE.
Je viens tout maintenant d'en tirer assurance
De recevoir les fruits de ma pers�v�rance,
Et devant qu'il soit peu nous en verrons l'effet ;
Mais, �coute, il me faut obliger tout � fait.
 
LYSE.
O� je vous puis servir j'ose tout entreprendre.
 
ADRASTE.
Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?
 
LYSE.
Il n'est rien plus ais� : peut-�tre d�s ce soir.
 
ADRASTE.
Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
Cependant prends ceci seulement par avance.
 
LYSE.
Que le galant alors soit frott� d'importance !
 
ADRASTE.
Crois-moi qu'il se verra, pour te mieux contenter,
Charg� d'autant de bois qu'il en pourra porter.
 
 
SCENE IX.
 
 
LYSE.
L'arrogant croit d�j� tenir ville gagn�e ;
Mais il sera puni de m'avoir d�daign�e.
Parce qu'il est aimable, il fait le petit dieu,
Et ne veut s'adresser qu'aux filles de bon lieu.
Je ne m�rite pas l'honneur de ses caresses :
Vraiment c'est pour son nez, il lui faut des ma�tresses ;
Je ne suis que servante : et qu'est-il que valet ?
Si son visage est beau, le mien n'est pas trop laid :
Il se dit riche et noble, et cela me fait rire ;
Si loin de son pays, qui n'en peut autant dire ?
Qu'il le soit : nous verrons ce soir, si je le tiens,
Danser sous le cotret sa noblesse et ses biens.
 
 
SCENE X.
 
 
ALCANDRE.
Le coeur vous bat un peu.
 
PRIDAMANT.
Je crains cette menace.
 
ALCANDRE.
Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgr�ce.
 
PRIDAMANT.
Elle en est m�pris�e, et cherche � se venger.
 
ALCANDRE.
Ne craignez point : l'amour la fera bien changer.
 
 
ACTE III
--------
 
 
SCENE PREMIERE.
 
 
GERONTE.
Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre ma volont� ce sont de faibles armes :
Mon coeur, quoique sensible � toutes vos douleurs,
Ecoute la raison, et n�glige vos pleurs.
Je sais ce qu'il vous faut beaucoup mieux que vous-m�me.
Vous d�daignez Adraste � cause que je l'aime ;
Et parce qu'il me pla�t d'en faire votre �poux,
Votre orgueil n'y voit rien qui soit digne de vous.
Quoi ! manque-t-il de bien, de coeur ou de noblesse ?
En est-ce le visage ou l'esprit qui vous blesse ?
Il vous fait trop d'honneur.
 
ISABELLE.
Je sais qu'il est parfait,
Et que je r�ponds mal � l'honneur qu'il me fait ;
Mais si votre bont� me permet en ma cause,
Pour me justifier, de dire quelque chose,
Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
J'en fais beaucoup d'�tat, et ne le puis aimer.
Souvent je ne sais quoi que le ciel nous inspire
Soul�ve tout le coeur contre ce qu'on d�sire,
Et ne nous laisse pas en �tat d'ob�ir,
Quand on choisit pour nous ce qu'il nous fait ha�r.
Il attache ici-bas avec des sympathies
Les �mes que son ordre a l�-haut assorties :
On n'en saurait unir sans ses avis secrets ;
Et cette cha�ne manque o� manquent ses d�crets.
Aller contre les lois de cette providence,
C'est le prendre � partie, et bl�mer sa prudence,
L'attaquer en rebelle, et s'exposer aux coups
Des plus �pres malheurs qui suivent son courroux.
 
GERONTE.
Insolente, est-ce ainsi que l'on se justifie ?
Quel ma�tre vous apprend cette philosophie ?
Vous en savez beaucoup ; mais tout votre savoir
Ne m'emp�chera pas d'user de mon pouvoir.
Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine,
Vous a-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ?
Ce guerrier valeureux vous tient-il dans ses fers ?
Et vous a-t-il dompt�e avec tout l'univers ?
Ce fanfaron doit-il relever ma famille ?
 
ISABELLE.
Eh ! De gr�ce, monsieur, traitez mieux votre fille !
 
GERONTE.
Quel sujet donc vous porte � me d�sob�ir ?
 
ISABELLE.
Mon heur et mon repos, que je ne puis trahir.
Ce que vous appelez un heureux hym�n�e
N'est pour moi qu'un enfer si j'y suis condamn�e.
 
GERONTE.
Ah ! Qu'il en est encor de mieux faites que vous
Qui se voudraient bien voir dans un enfer si doux !
Apr�s tout, je le veux ; c�dez � ma puissance.
 
ISABELLE.
Faites un autre essai de mon ob�issance.
 
GERONTE.
Ne me r�pliquez plus quand j'ai dit : " Je le veux."
Rentrez : c'est d�sormais trop contest� nous deux.
 
 
SCENE II.
 
 
GERONTE.
Qu'� pr�sent la jeunesse a d'�tranges manies !
Les r�gles du devoir lui sont des tyrannies,
Et les droits les plus saints deviennent impuissants
Contre cette fiert� qui l'attache � son sens.
Telle est l'humeur du sexe : il aime � contredire,
Rejette obstin�ment le joug de notre empire,
Ne suit que son caprice en ses affections,
Et n'est jamais d'accord de nos �lections.
N'esp�re pas pourtant, aveugle et sans cervelle,
Que ma prudence c�de � ton esprit rebelle.
Mais ce fou viendra-t-il toujours m'embarrasser ?
Par force ou par adresse il me le faut chasser.
 
 
SCENE III.
 
 
MATAMORE.
Ne doit-on pas avoir piti� de ma fortune ?
Le grand vizir encor de nouveau m'importune ;
Le Tartare, d'ailleurs, m'appelle � son secours ;
Narsingue et Calicut m'en pressent tous les jours :
Si je ne les refuse, il me faut mettre en quatre.
 
CLINDOR.
Pour moi, je suis d'avis que vous les laissiez battre :
Vous emploieriez trop mal vos invincibles coups,
Si pour en servir un vous faisiez trois jaloux.
 
MATAMORE.
Tu dis bien : c'est assez de telles courtoisies ;
Je ne veux qu'en amour donner des jalousies.
Ah ! Monsieur, excusez, si, faute de vous voir,
Bien que si pr�s de vous, je manquais au devoir.
Mais quelle �motion para�t sur ce visage ?
O� sont vos ennemis, que j'en fasse carnage ?
 
GERONTE.
Monsieur, gr�ces aux dieux, je n'ai point d'ennemis.
 
MATAMORE.
Mais gr�ces � ce bras qui vous les a soumis.
 
GERONTE.
C'est une gr�ce encor que j'avais ignor�e.
 
MATAMORE.
Depuis que ma faveur pour vous s'est d�clar�e,
Ils sont tous morts de peur, ou n'ont os� branler.
 
GERONTE.
C'est ailleurs maintenant qu'il vous faut signaler :
Il fait beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,
Demeurer si paisible en un temps plein de guerre ;
Et c'est pour acqu�rir un nom bien relev�,
D'�tre dans une ville � battre le pav�.
Chacun croit votre gloire � faux titre usurp�e,
Et vous ne passez plus que pour tra�neur d'�p�e.
 
MATAMORE.
Ah, ventre ! il est tout vrai que vous avez raison.
Mais le moyen d'aller, si je suis en prison ?
Isabelle m'arr�te, et ses yeux pleins de charmes
Ont captiv� mon coeur et suspendu mes armes.
 
GERONTE.
Si rien que son sujet ne vous tient arr�t�,
Faites votre �quipage en toute libert� :
Elle n'est pas pour vous ; n'en soyez point en peine.
 
MATAMORE.
Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine.
 
GERONTE.
Je ne suis pas d'humeur � rire tant de fois
Du grotesque r�cit de vos rares exploits.
La sottise ne pla�t qu'alors qu'elle est nouvelle :
En un mot, faites reine une autre qu'Isabelle.
Si pour l'entretenir vous venez plus ici...
 
MATAMORE.
Il a perdu le sens, de me parler ainsi.
Pauvre homme, sais-tu bien que mon nom effroyable
Met le grand Turc en fuite, et fait trembler le diable ;
Que pour t'an�antir je ne veux qu'un moment ?
 
GERONTE.
J'ai chez moi des valets � mon commandement,
Qui n'ayant pas l'esprit de faire des bravades,
R�pondraient de la main � vos rodomontades.
 
MATAMORE.
Dis-lui ce que j'ai fait en mille et mille lieux.
 
GERONTE.
Adieu : mod�rez-vous ; il vous en prendra mieux ;
Bien que je ne sois pas de ceux qui vous ha�ssent,
J'ai le sang un peu chaud, et mes gens m'ob�issent.
 
 
SCENE IV.
 
 
MATAMORE.
Respect de ma ma�tresse, incommode vertu,
Tyran de ma vaillance, � quoi me r�duis-tu ?
Que n'ai-je eu cent rivaux en la place d'un p�re,
Sur qui, sans t'offenser, laisser choir ma col�re !
Ah ! visible d�mon, vieux spectre d�charn�,
Vrai supp�t de Satan, m�daille de damn�,
Tu m'oses donc bannir, et m�me avec menaces,
Moi de qui tous les rois briguent les bonnes gr�ces ?
 
CLINDOR.
Tandis qu'il est dehors, allez, d�s aujourd'hui,
Causer de vos amours, et vous moquer de lui.
 
MATAMORE.
Cad�diou ! Ses valets feraient quelque insolence.
 
CLINDOR.
Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.
 
MATAMORE.
Oui, mais les feux qu'il jette en sortant de prison
Auraient en un moment embras� la maison,
D�vor� tout � l'heure ardoises et goutti�res,
Fa�tes, lattes, chevrons, montants, courbes, fili�res,
Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux,
Parnes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre,
Plomb, fer, pl�tre, ciment, peinture, marbre, verre,
Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
Offices, cabinets, terrasses, escaliers.
Juge un peu quel d�sordre aux yeux de ma charmeuse ;
Ces feux �toufferaient son ardeur amoureuse.
Va lui parler pour moi, toi qui n'es pas vaillant :
Tu puniras � moins un valet insolent.
 
CLINDOR.
C'est m'exposer...
 
MATAMORE.
Adieu : je vois ouvrir la porte,
Et crains que sans respect cette canaille sorte.
 
 
SCENE V.
 
 
CLINDOR.
Le souverain poltron, � qui pour faire peur
Il ne faut qu'une feuille, une ombre, une vapeur !
Un vieillard le maltraite, il fuit pour une fille,
Et tremble � tous moments de crainte qu'on l'�trille.
Lyse, que ton abord doit �tre dangereux !
Il donne l'�pouvante � ce coeur g�n�reux,
Cet unique vaillant, la fleur des capitaines,
Qui dompte autant de rois qu'il captive de reines !
 
LYSE.
Mon visage est ainsi malheureux en attraits :
D'autres charment de loin, le mien fait peur de pr�s.
 
CLINDOR.
S'il fait peur � des fous, il charme les plus sages :
Il n'est pas quantit� de semblables visages.
Si l'on br�le pour toi, ce n'est pas sans sujet ;
Je ne connus jamais un si gentil objet ;
L'esprit beau, prompt, accort, l'humeur un peu railleuse,
L'embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
Les yeux doux, le teint vif, et les traits d�licats :
Qui serait le brutal qui ne t'aimerait pas ?
 
LYSE.
De gr�ce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ?
Voyez bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle.
 
CLINDOR.
Vous partagez vous deux mes inclinations :
J'adore sa fortune, et tes perfections.
 
LYSE.
Vous en embrassez trop, c'est assez pour vous d'une,
Et mes perfections c�dent � sa fortune.
 
CLINDOR.
Quelque effort que je fasse � lui donner ma foi,
Penses-tu qu'en effet je l'aime plus que toi ?
L'amour et l'hym�n�e ont diverse m�thode :
L'un court au plus aimable, et l'autre au plus commode.
Je suis dans la mis�re, et tu n'as point de bien :
Un rien s'ajuste mal avec un autre rien ;
Et malgr� les douceurs que l'amour y d�ploie,
Deux malheureux ensemble ont toujours courte joie.
Ainsi j'aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ;
Mais je ne puis te voir sans un peu de douleur,
Sans qu'un soupir �chappe � ce coeur, qui murmure
De ce qu'� mes d�sirs ma raison fait d'injure.
A tes moindres coups d'oeil je me laisse charmer.
Ah ! que je t'aimerais, s'il ne fallait qu'aimer,
Et que tu me plairais, s'il ne fallait que plaire !
 
LYSE.
Que vous auriez d'esprit si vous saviez vous taire,
Ou remettre du moins en quelque autre saison
A montrer tant d'amour avec tant de raison !
Le grand tr�sor pour moi qu'un amoureux si sage,
Qui par compassion n'ose me rendre hommage,
Et porte ses d�sirs � des partis meilleurs,
De peur de m'accabler sous nos communs malheurs !
Je n'oublierai jamais de si rares m�rites :
Allez continuer cependant vos visites.
 
LINDOR.
Que j'aurais avec toi l'esprit bien plus content !
 
LYSE.
Ma ma�tresse l�-haut est seule, et vous attend.
 
CLINDOR.
Tu me chasses ainsi !
 
LYSE.
Non, mais je vous envoie
Aux lieux o� vous aurez une plus longue joie.
 
CLINDOR.
Que m�me tes d�dains me semblent gracieux !
 
LYSE.
Ah ! Que vous prodiguez un temps si pr�cieux !
Allez.
 
CLINDOR.
Souviens-toi donc que si j'en aime une autre...
 
LYSE.
C'est de peur d'ajouter ma mis�re � la v�tre :
Je vous l'ai d�j� dit, je ne l'oublierai pas.
 
CLINDOR.
Adieu : ta raillerie a pour moi tant d'appas,
Que mon coeur � tes yeux de plus en plus s'engage,
Et je t'aimerais trop � tarder davantage.
 
 
SCENE VI.
 
 
LYSE.
L'ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant,
Et pour se divertir il contrefait l'amant !
Qui n�glige mes feux m'aime par raillerie,
Me prend pour le jouet de sa galanterie,
Et par un libre aveu de me voler sa foi,
Me jure qu'il m'adore, et ne veut point de moi.
Aime en tous lieux, perfide, et partage ton �me ;
Choisis qui tu voudras pour ma�tresse ou pour femme ;
Donne � tes int�r�ts � m�nager tes voeux ;
Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux.
Isabelle vaut mieux qu'un amour politique,
Et je vaux mieux qu'un coeur o� cet amour s'applique.
J'ai raill� comme toi, mais c'�tait seulement
Pour ne t'avertir pas de mon ressentiment.
Qu'e�t produit son �clat, que de la d�fiance ?
Qui cache sa col�re assure sa vengeance ;
Et ma feinte douceur pr�pare beaucoup mieux
Ce pi�ge o� tu vas choir, et bient�t, � mes yeux.
Toutefois qu'as-tu fait qui te rende coupable ?
Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
Tu m'aimes, mais le bien te fait �tre inconstant :
Au si�cle o� nous vivons, qui n'en ferait autant ?
Oublions des m�pris o� par force il s'excite,
Et laissons-le jouir du bonheur qu'il m�rite.
S'il m'aime, il se punit en m'osant d�daigner,
Et si je l'aime encor, je le dois �pargner.
Dieux ! � quoi me r�duit ma folle inqui�tude,
De vouloir faire gr�ce � tant d'ingratitude ?
Digne soif de vengeance, � quoi m'exposez-vous,
De laisser affaiblir un si juste courroux ?
Il m'aime, et de mes yeux je m'en vois m�pris�e !
Je l'aime, et ne lui sers que d'objet de ris�e !
Silence, amour, silence : il est temps de punir ;
J'en ai donn� ma foi : laisse-moi la tenir.
Puisque ton faux espoir ne fait qu'aigrir ma peine,
Fais c�der tes douceurs � celles de la haine :
Il est temps qu'en mon coeur elle r�gne � son tour,
Et l'amour outrag� ne doit plus �tre amour.
 
 
SCENE VII.
 
 
MATAMORE.
Les voil�, sauvons-nous. Non, je ne vois personne.
Avan�ons hardiment. Tout le corps me frissonne.
Je les entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit.
Marchons sous la faveur des ombres de la nuit.
Vieux r�veur, malgr� toi j'attends ici ma reine.
Ces diables de valets me mettent bien en peine.
De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort.
C'est trop me hasarder : s'ils sortent, je suis mort ;
Car j'aime mieux mourir que leur donner bataille,
Et profaner mon bras contre cette canaille.
Que le courage expose � d'�tranges dangers !
Toutefois, en tout cas, je suis des plus l�gers ;
S'il ne faut que courir, leur attente est dup�e :
J'ai le pied pour le moins aussi bon que l'�p�e.
Tout de bon, je les vois : c'est fait, il faut mourir ;
J'ai le corps si glac�, que je ne puis courir.
Destin, qu'� ma valeur tu te montres contraire !...
C'est ma reine elle-m�me, avec mon secr�taire !
Tout mon corps se d�glace : �coutons leurs discours,
Et voyons son adresse � traiter mes amours.
 
 
SCENE VIII.
 
 
ISABELLE.
Tout se pr�pare mal du c�t� de mon p�re ;
Je ne le vis jamais d'une humeur si s�v�re :
Il ne souffrira plus votre ma�tre ni vous.
Votre rival d'ailleurs est devenu jaloux :
C'est par cette raison que je vous fais descendre ;
Dedans mon cabinet ils pourraient nous surprendre ;
Ici nous parlerons en plus de s�ret� :
Vous pourrez vous couler d'un et d'autre c�t� ;
Et si quelqu'un survient, ma retraite est ouverte.
 
 
CLINDOR.
C'est trop prendre de soin pour emp�cher ma perte.
 
 
ISABELLE.
Je n'en puis prendre trop pour assurer un bien
Sans qui tous autres biens � mes yeux ne sont rien :
Un bien qui vaut pour moi la terre toute enti�re,
Et pour qui seul enfin j'aime � voir la lumi�re.
Un rival par mon p�re attaque en vain ma foi ;
Votre amour seul a droit de triompher de moi :
Des discours de tous deux je suis pers�cut�e ;
Mais pour vous je me plais � me voir maltrait�e,
Et des plus grands malheurs je b�nirais les coups,
Si ma fid�lit� les endurait pour vous.
 
 
CLINDOR.
Vous me rendez confus, et mon �me ravie
Ne vous peut, en revanche, offrir rien que ma vie :
Mon sang est le seul bien qui me reste en ces lieux,
Trop heureux de le perdre en servant vos beaux yeux !
Mais si mon astre un jour, changeant son influence,
Me donne un acc�s libre aux lieux de ma naissance,
Vous verrez que ce choix n'est pas fort in�gal,
Et que, tout balanc�, je vaux bien mon rival.
Mais, avec ces douceurs, permettez-moi de craindre
Qu'un p�re et ce rival ne veuillent vous contraindre.
 
 
ISABELLE.
N'en ayez point d'alarme, et croyez qu'en ce cas
L'un aura moins d'effet que l'autre n'a d'appas.
Je ne vous dirai point o� je suis r�solue :
Il suffit que sur moi je me rends absolue.
Ainsi tous les projets sont des projets en l'air.
Ainsi...
 
 
MATAMORE.
Je n'en puis plus : il est temps de parler.
 
 
ISABELLE.
Dieux ! On nous �coutait.
 
 
CLINDOR.
C'est notre capitaine :
Je vais bien l'apaiser ; n'en soyez pas en peine.
 
 
SCENE IX.
 
 
MATAMORE.
Ah ! tra�tre !
 
CLINDOR.
Parlez bas ; ces valets...
 
MATAMORE.
Eh bien ! Quoi ?
 
CLINDOR.
Ils fondront tout � l'heure et sur vous et sur moi.
 
MATAMORE.
Viens ��. Tu sais ton crime, et qu'� l'objet que j'aime,
Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-m�me ?
 
CLINDOR.
Oui, pour me rendre heureux j'ai fait quelques efforts.
 
MATAMORE.
Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
Je vais, d'un coup de poing, te briser comme verre,
Ou t'enfoncer tout vif au centre de la terre,
Ou te fendre en dix parts d'un seul coup de revers,
Ou te jeter si haut au-dessus des �clairs,
Que tu sois d�vor� des feux �l�mentaires.
Choisis donc promptement, et pense � tes affaires.
 
CLINDOR.
Vous-m�me choisissez.
 
MATAMORE.
Quel choix proposes-tu ?
 
CLINDOR.
De fuir en diligence, ou d'�tre bien battu.
 
MATAMORE.
Me menacer encore ! ah, ventre ! quelle audace !
Au lieu d'�tre � genoux, et d'implorer ma gr�ce !...
Il a donn� le mot, ces valets vont sortir...
Je m'en vais commander aux mers de t'engloutir.
 
CLINDOR.
Sans vous chercher si loin un si grand cimeti�re,
Je vous vais, de ce pas, jeter dans la rivi�re.
 
MATAMORE.
Ils sont d'intelligence. Ah, t�te !
 
CLINDOR.
Point de bruit :
J'ai d�j� massacr� dix hommes cette nuit ;
Et si vous me f�chez, vous en cro�trez le nombre.
 
MATAMORE.
Cad�diou ! ce coquin a march� dans mon ombre ;
Il s'est fait tout vaillant d'avoir suivi mes pas :
S'il avait du respect, j'en voudrais faire cas.
Ecoute : je suis bon, et ce serait dommage
De priver l'univers d'un homme de courage.
Demande-moi pardon, et cesse par tes feux
De profaner l'objet digne seul de mes voeux ;
Tu connais ma valeur, �prouve ma cl�mence.
 
CLINDOR.
Plut�t, si votre amour a tant de v�h�mence,
Faisons deux coups d'�p�e au nom de sa beaut�.
 
MATAMORE.
Parbieu, tu me ravis de g�n�rosit�.
Va, pour la conqu�rir n'use plus d'artifices ;
Je te la veux donner pour prix de tes services :
Plains-toi dor�navant d'avoir un ma�tre ingrat !
 
CLINDOR.
A ce rare pr�sent, d'aise le coeur me bat.
Protecteur des grands rois, guerrier trop magnanime,
Puisse tout l'univers bruire de votre estime !
 
 
SCENE X.
 
 
ISABELLE.
Je rends gr�ces au ciel de ce qu'il a permis
Qu'� la fin, sans combat, je vous vois bons amis.
 
MATAMORE.
Ne pensez plus, ma reine, � l'honneur que ma flamme
Vous devait faire un jour de vous prendre pour femme ;
Pour quelque occasion j'ai chang� de dessein :
Mais je vous veux donner un homme de ma main ;
Faites-en de l'�tat ; il est vaillant lui-m�me ;
Il commandait sous moi.
 
ISABELLE.
Pour vous plaire, je l'aime.
 
CLINDOR.
Mais il faut du silence � notre affection.
 
MATAMORE.
Je vous promets silence, et ma protection.
Avouez-vous de moi par tous les coins du monde :
Je suis craint � l'�gal sur la terre et sur l'onde.
Allez, vivez contents sous une m�me loi.
 
ISABELLE.
Pour vous mieux ob�ir, je lui donne ma foi.
 
CLINDOR.
Commandez que sa foi de quelque effet suivie...
 
 
 
SCENE XI.
 
 
 
ADRASTE.
Cet insolent discours te co�tera la vie,
Suborneur.
 
MATAMORE.
Ils ont pris mon courage en d�faut :
Cette porte est ouverte ; allons gagner le haut.
 
CLINDOR.
Tra�tre ! Qui te fais fort d'une troupe brigande,
Je te choisirai bien au milieu de la bande.
 
GERONTE.
Dieux ! Adraste est bless�, courez au m�decin.
Vous autres, cependant, arr�tez l'assassin.
 
CLINDOR.
Ah, ciel ! Je c�de au nombre. Adieu, ch�re Isabelle :
Je tombe au pr�cipice o� mon destin m'appelle.
 
GERONTE.
C'en est fait, emportez ce corps � la maison ;
Et vous, conduisez t�t ce tra�tre � la prison.
 
 
 
SCENE XII.
 
 
 
PRIDAMANT.
H�las ! Mon fils est mort.
 
ALCANDRE.
Que vous avez d'alarmes !
 
PRIDAMANT.
Ne lui refusez point le secours de vos charmes.
 
ALCANDRE.
Un peu de patience, et sans un tel secours
Vous le verrez bient�t heureux en ses amours.
 
 
ACTE IV
-------
 
 
SCENE PREMIERE.
 
 
ISABELLE.
Enfin le terme approche : un jugement inique
Doit abuser demain d'un pouvoir tyrannique,
A son propre assassin immoler mon amant,
Et faire une vengeance au lieu d'un ch�timent.
Par un d�cret injuste autant comme s�v�re,
Demain doit triompher la haine de mon p�re,
La faveur du pays, la qualit� du mort,
Le malheur d'Isabelle, et la rigueur du sort.
H�las ! que d'ennemis, et de quelle puissance,
Contre le faible appui que donne l'innocence,
Contre un pauvre inconnu, de qui tout le forfait
Est de m'avoir aim�e, et d'�tre trop parfait !
Oui, Clindor, tes vertus et ton feu l�gitime,
T'ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton crime.
Mais en vain apr�s toi l'on me laisse le jour ;
Je veux perdre la vie en perdant mon amour :
Pronon�ant ton arr�t, c'est de moi qu'on dispose ;
Je veux suivre ta mort, puisque j'en suis la cause,
Et le m�me moment verra par deux tr�pas
Nos esprits amoureux se rejoindre l�-bas.
Ainsi, p�re inhumain, ta cruaut� d��ue
De nos saintes ardeurs verra l'heureuse issue ;
Et si ma perte alors fait na�tre tes douleurs,
Aupr�s de mon amant je rirai de tes pleurs.
Ce qu'un remords cuisant te co�tera de larmes
D'un si doux entretien augmentera les charmes ;
Ou s'il n'a pas assez de quoi te tourmenter,
Mon ombre chaque jour viendra t'�pouvanter,
S'attacher � tes pas dans l'horreur des t�n�bres,
Pr�senter � tes yeux mille images fun�bres,
Jeter dans ton esprit un �ternel effroi,
Te reprocher ma mort, t'appeler apr�s moi,
Accabler de malheurs ta languissante vie,
Et te r�duire au point de me porter envie.
Enfin...
 
 
SCENE II.
 
 
LYSE.
Quoi ! Chacun dort, et vous �tes ici ?
Je vous jure, monsieur en est en grand souci.
 
ISABELLE.
Quand on n'a plus d'espoir, Lyse, on n'a plus de crainte.
Je trouve des douceurs � faire ici ma plainte :
Ici je vis Clindor pour la derni�re fois ;
Ce lieu me redit mieux les accents de sa voix,
Et remet plus avant en mon �me �perdue
L'aimable souvenir d'une si ch�re vue.
 
LYSE.
Que vous prenez de peine � grossir vos ennuis !
 
ISABELLE.
Que veux-tu que je fasse en l'�tat o� je suis ?
 
LYSE.
De deux amants parfaits dont vous �tiez servie,
L'un doit mourir demain, l'autre est d�j� sans vie :
Sans perdre plus de temps � soupirer pour eux,
Il en faut trouver un qui les vaille tous deux.
 
ISABELLE.
De quel front oses-tu me tenir ces paroles ?
 
LYSE.
Quel fruit esp�rez-vous de vos douleurs frivoles ?
Pensez-vous, pour pleurer et ternir vos appas,
Rappeler votre amant des portes du tr�pas ?
Songez plut�t � faire une illustre conqu�te ;
Je sais pour vos liens une �me toute pr�te,
Un homme incomparable.
 
ISABELLE.
Ote-toi de mes yeux.
 
LYSE.
Le meilleur jugement ne choisirait pas mieux.
 
ISABELLE.
Pour cro�tre mes douleurs faut-il que je te voie ?
 
LYSE.
Et faut-il qu'� vos yeux je d�guise ma joie ?
 
ISABELLE.
D'o� te vient cette joie ainsi hors de saison ?
 
LYSE.
Quand je vous l'aurai dit, jugez si j'ai raison.
 
ISABELLE.
Ah ! Ne me conte rien.
 
LYSE.
Mais l'affaire vous touche.
 
ISABELLE.
Parle-moi de Clindor, ou n'ouvre point la bouche.
 
LYSE.
Ma belle humeur, qui rit au milieu des malheurs,
Fait plus en un moment qu'un si�cle de vos pleurs :
Elle a sauv� Clindor.
 
ISABELLE.
Sauv� Clindor ?
 
LYSE.
Lui-m�me :
Jugez apr�s cela comme quoi je vous aime.
 
ISABELLE.
Eh ! De gr�ce, o� faut-il que je l'aille trouver ?
 
LYSE.
Je n'ai que commenc� : c'est � vous d'achever.
 
ISABELLE.
Ah ! Lyse !
 
LYSE.
Tout de bon, seriez-vous pour le suivre ?
 
ISABELLE.
Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ?
Lyse, si ton esprit ne le tire des fers,
Je l'accompagnerai jusque dans les enfers.
Va, ne demande plus si je suivrais sa fuite.
 
LYSE.
Puisqu'� ce beau dessein l'amour vous a r�duite,
Ecoutez o� j'en suis, et secondez mes coups :
Si votre amant n'�chappe, il ne tiendra qu'� vous.
La prison est tout proche.
 
ISABELLE.
Eh bien ?
 
LYSE.
Ce voisinage
Au fr�re du concierge a fait voir mon visage ;
Et comme c'est tout un que me voir et m'aimer,
Le pauvre malheureux s'en est laiss� charmer.
 
ISABELLE.
Je n'en avais rien su !
 
LYSE.
J'en avais tant de honte
Que je mourais de peur qu'on vous en f�t le conte ;
Mais depuis quatre jours votre amant arr�t�
A fait que l'allant voir je l'ai mieux �cout�.
Des yeux et du discours flattant son esp�rance,
D'un mutuel amour j'ai form� l'apparence.
Quand on aime une fois, et qu'on se croit aim�,
On fait tout pour l'objet dont on est enflamm�.
Par l� j'ai sur son �me assur� mon empire,
Et l'ai mis en �tat de ne m'oser d�dire.
Quand il n'a plus dout� de mon affection,
J'ai fond� mes refus sur sa condition ;
Et lui, pour m'obliger, jurait de s'y d�plaire,
Mais que malais�ment il s'en pouvait d�faire ;
Que les clefs des prisons qu'il gardait aujourd'hui
Etaient le plus grand bien de son fr�re et de lui.
Moi de dire soudain que sa bonne fortune
Ne lui pouvait offrir d'heure plus opportune ;
Que, pour se faire riche et pour me poss�der,
Il n'avait seulement qu'� s'en accommoder ;
Qu'il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne
D�guis� sous le nom du sieur de la Montagne ;
Qu'il fallait le sauver et le suivre chez lui ;
Qu'il nous ferait du bien et serait notre appui.
Il demeure �tonn� ; je le presse, il s'excuse ;
Il me parle d'amour, et moi je le refuse ;
Je le quitte en col�re, il me suit tout confus,
Me fait nouvelle excuse, et moi nouveau refus.
 
ISABELLE.
Mais enfin ?
 
LYSE.
J'y retourne, et le trouve fort triste ;
Je le juge �branl� ; je l'attaque : il r�siste.
Ce matin : " En un mot, le p�ril est pressant,
Ai-je dit ; tu peux tout, et ton fr�re est absent.
-- mais il faut de l'argent pour un si long voyage,
M'a-t-il dit ; il en faut pour faire l'�quipage :
Ce cavalier en manque."
 
ISABELLE.
Ah ! Lyse, tu devais
Lui faire offre aussit�t de tout ce que j'avais :
Perles, bagues, habits.
 
LYSE.
J'ai bien fait davantage :
J'ai dit qu'� vos beaut�s ce captif rend hommage,
Que vous l'aimez de m�me et fuirez avec nous,
Ce mot me l'a rendu si traitable et si doux,
Que j'ai bien reconnu qu'un peu de jalousie
Touchant votre Clindor brouillait sa fantaisie,
Et que tous ces d�tours provenaient seulement
D'une vaine frayeur qu'il ne f�t mon amant.
Il est parti soudain apr�s votre amour sue,
A trouv� tout ais�, m'en a promis l'issue,
Et vous mande par moi qu'environ � minuit
Vous soyez toute pr�te � d�loger sans bruit.
 
ISABELLE.
Que tu me rends heureuse !
 
LYSE.
Ajoutez-y, de gr�ce,
Qu'accepter un mari pour qui je suis de glace,
C'est me sacrifier � vos contentements.
 
ISABELLE.
Aussi...
 
LYSE.
Je ne veux point de vos remerciements.
Allez ployer bagage, et pour grossir la somme,
Joignez � vos bijoux les �cus du bonhomme.
Je vous vends ses tr�sors, mais � fort bon march� ;
J'ai d�rob� ses clefs depuis qu'il est couch� :
Je vous les livre.
 
ISABELLE.
Allons y travailler ensemble.
 
LYSE.
Passez-vous de mon aide.
 
ISABELLE.
Eh quoi ! Le coeur te tremble ?
 
LYSE.
Non, mais c'est un secret tout propre � l'�veiller :
Nous ne nous garderions jamais de babiller.
 
ISABELLE.
Folle, tu ris toujours.
 
LYSE.
De peur d'une surprise,
Je dois attendre ici le chef de l'entreprise ;
S'il tardait � la rue, il serait reconnu ;
Nous vous irons trouver d�s qu'il sera venu.
C'est l� sans raillerie.
 
ISABELLE.
Adieu donc : je te laisse,
Et consens que tu sois aujourd'hui la ma�tresse.
 
LYSE.
C'est du moins.
 
ISABELLE.
Fais bon guet.
 
LYSE.
Vous, faites bon butin.
 
 
SCENE III.
 
 
LYSE.
Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin ;
Des fers o� je t'ai mis c'est moi qui te d�livre,
Et te puis, � mon choix, faire mourir ou vivre.
On me vengeait de toi par del� mes d�sirs :
Je n'avais de dessein que contre tes plaisirs.
Ton sort trop rigoureux m'a fait changer d'envie ;
Je te veux assurer tes plaisirs et ta vie ;
Et mon amour �teint, te voyant en danger,
Rena�t pour m'avertir que c'est trop me venger.
J'esp�re aussi, Clindor, que pour reconnaissance,
De ton ingrat amour �touffant la licence...
 
 
SCENE IV.
 
 
ISABELLE.
Quoi ! Chez nous, et de nuit !
 
MATAMORE.
L'autre jour...
 
ISABELLE.
Qu'est-ce-ci : "L'autre jour ?"
Est-il temps que je vous trouve ici ?
 
LYSE.
C'est ce grand capitaine. O� s'est-il laiss� prendre ?
 
ISABELLE.
En montant l'escalier je l'en ai vu descendre.
 
MATAMORE.
L'autre jour, au d�faut de mon affection,
J'assurai vos appas de ma protection.
 
ISABELLE.
Apr�s ?
 
MATAMORE.
On vint ici faire une brouillerie ;
Vous rentr�tes voyant cette forfanterie ;
Et pour vous prot�ger, je vous suivis soudain.
 
ISABELLE.
Votre valeur prit lors un g�n�reux dessein.
Depuis ?
 
MATAMORE.
Pour conserver une dame si belle,
Au plus haut du logis j'ai fait la sentinelle.
 
ISABELLE.
Sans sortir ?
 
MATAMORE.
Sans sortir.
 
LYSE.
C'est-�-dire, en deux mots,
Que la peur l'enfermait dans la chambre aux fagots.
 
MATAMORE.
La peur ?
 
LYSE.
Oui, vous tremblez : la v�tre est sans �gale.
 
MATAMORE.
Parce qu'elle a bon pas, j'en fais mon Buc�phale ;
Lorsque je la domptai, je lui fis cette loi ;
Et depuis, quand je marche, elle tremble sous moi.
 
LYSE.
Votre caprice est rare � choisir des montures.
 
MATAMORE.
C'est pour aller plus vite aux grandes aventures.
 
ISABELLE.
Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours :
Vous avez demeur� l� dedans quatre jours ?
 
MATAMORE.
Quatre jours.
 
ISABELLE.
Et v�cu ?
 
MATAMORE.
De nectar, d'ambrosie.
 
LYSE.
Je crois que cette viande ais�ment rassasie ?
 
MATAMORE.
Aucunement.
 
ISABELLE.
Enfin vous �tiez descendu...
 
MATAMORE.
Pour faire qu'un amant en vos bras f�t rendu,
Pour rompre sa prison, en fracasser les portes,
Et briser en morceaux ses cha�nes les plus fortes.
 
LYSE.
Avouez franchement que, press� de la faim,
Vous veniez bien plut�t faire la guerre au pain.
 
MATAMORE.
L'un et l'autre, parbieu ! cette ambrosie est fade :
J'en eus au bout d'un jour l'estomac tout malade.
C'est un mets d�licat, et de peu de soutien :
A moins que d'�tre un dieu l'on n'en vivrait pas bien ;
Il cause mille maux, et d�s l'heure qu'il entre,
Il allonge les dents, et r�tr�cit le ventre.
 
LYSE.
Enfin c'est un rago�t qui ne vous plaisait pas ?
 
MATAMORE.
Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas,
Et l�, m'accommodant des reliefs de cuisine,
M�ler la viande humaine avecque la divine.
 
ISABELLE.
Vous aviez, apr�s tout, dessein de nous voler.
 
MATAMORE.
Vous-m�mes, apr�s tout, m'osez-vous quereller ?
Si je laisse une fois �chapper ma col�re...
 
ISABELLE.
Lyse, fais-moi sortir les valets de mon p�re.
 
MATAMORE.
Un sot les attendrait.
 
 
SCENE V.
 
 
LYSE.
Vous ne le tenez pas.
 
ISABELLE.
Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.
 
LYSE.
Vous n'avez cependant rien fait, ou peu de chose.
 
ISABELLE.
Rien du tout. Que veux-tu ? sa rencontre en est cause.
 
LYSE.
Mais vous n'aviez alors qu'� le laisser aller.
 
ISABELLE.
Mais il m'a reconnue, et m'est venu parler.
Moi qui, seule et de nuit, craignais son insolence,
Et beaucoup plus encor de troubler le silence,
J'ai cru, pour m'en d�faire et m'�ter de souci,
Que le meilleur �tait de l'amener ici.
Vois, quand j'ai ton secours, que je me tiens vaillante,
Puisque j'ose affronter cette humeur violente.
 
LYSE.
J'en ai ri comme vous, mais non sans murmurer :
C'est bien du temps perdu.
 
ISABELLE.
Je vais le r�parer.
 
LYSE.
Voici le conducteur de notre intelligence ;
Sachez auparavant toute sa diligence.
 
 
SCENE VI.
 
 
ISABELLE.
Eh bien ! mon grand ami, braverons-nous le sort ?
Et viens-tu m'apporter ou la vie ou la mort ?
Ce n'est plus qu'en toi seul que mon espoir se fonde.
Le ge�lier.
Bannissez vos frayeurs : tout va le mieux du monde ;
Il ne faut que partir, j'ai des chevaux tous pr�ts,
Et vous pourrez bient�t vous moquer des arr�ts.
 
ISABELLE.
Je te dois regarder comme un dieu tut�laire,
Et ne sais point pour toi d'assez digne salaire.
Le ge�lier.
Voici le prix unique o� tout mon coeur pr�tend.
 
ISABELLE.
Lyse, il faut te r�soudre � le rendre content.
 
LYSE.
Oui, mais tout son appr�t nous est fort inutile :
Comment ouvrirons-nous les portes de la ville ?
Le ge�lier.
On nous tient des chevaux en main s�re aux faubourgs ;
Et je sais un vieux mur qui tombe tous les jours :
Nous pourrons ais�ment sortir par ses ruines.
 
ISABELLE.
Ah ! que je me trouvais sur d'�tranges �pines !
Le ge�lier.
Mais il faut se h�ter.
 
ISABELLE.
Nous partirons soudain.
Viens nous aider l�-haut � faire notre main.
 
 
SCENE VII.
 
 
CLINDOR.
Aimables souvenirs de mes ch�res d�lices,
Qu'on va bient�t changer en d'inf�mes supplices,
Que malgr� les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m'abandonnez point, soyez-moi plus fid�les
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du tr�pas les plus noires couleurs
Viendront � mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussit�t � mon �me interdite
Combien je fus heureux par del� mon m�rite.
Lorsque je me plaindrai de leur s�v�rit�,
Redites-moi l'exc�s de ma t�m�rit� :
Que d'un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste ch�timent.
Quel bonheur m'accompagne � la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
H�las ! que je me flatte, et que j'ai d'artifice
A me dissimuler la honte d'un supplice !
En est-il de plus grand que de quitter ces yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
L'ombre d'un meurtrier creuse ici ma ruine :
Il succomba vivant, et mort il m'assassine ;
Son nom fait contre moi ce que n'a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son tr�pas ;
Et je vois de son sang, f�cond en perfidies,
S'�lever contre moi des �mes plus hardies,
De qui les passions, s'armant d'autorit�,
Font un meurtre public avec impunit�.
Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
Donner au d�loyal ma t�te pour victime ;
Et tous pour le pays prennent tant d'int�r�t,
Qu'il ne m'est pas permis de douter de l'arr�t.
Ainsi de tous c�t�s ma perte �tait certaine :
J'ai repouss� la mort, je la re�ois pour peine.
D'un p�ril �vit� je tombe en un nouveau,
Et des mains d'un rival en celles d'un bourreau.
Je fr�mis � penser � ma triste aventure ;
Dans le sein du repos je suis � la torture :
Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon tr�pas le honteux appareil ;
J'en ai devant les yeux les funestes ministres ;
On me lit du s�nat les mandements sinistres ;
Je sors les fers aux pieds ; j'entends d�j� le bruit
De l'amas insolent d'un peuple qui me suit ;
Je vois le lieu fatal o� ma mort se pr�pare :
L� mon esprit se trouble, et ma raison s'�gare ;
Je ne d�couvre rien qui m'ose secourir,
Et la peur de la mort me fait d�j� mourir.
Isabelle, toi seule, en r�veillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon �me ;
Et sit�t que je pense � tes divins attraits,
Je vois �vanouir ces inf�mes portraits.
Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
Mais d'o� vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?
 
 
SCENE VIII.
 
 
Le ge�lier.
Les juges assembl�s pour punir votre audace,
Mus de compassion, enfin vous ont fait gr�ce.
 
CLINDOR.
M'ont fait gr�ce, bons dieux !
 
Le ge�lier.
Oui, vous mourrez de nuit.
 
CLINDOR.
De leur compassion est-ce l� tout le fruit ?
 
Le ge�lier.
Que de cette faveur vous tenez peu de conte !
D'un supplice public c'est vous sauver la honte.
 
CLINDOR.
Quels encens puis-je offrir aux ma�tres de mon sort,
Dont l'arr�t me fait gr�ce, et m'envoie � la mort ?
 
Le ge�lier.
Il la faut recevoir avec meilleur visage.
 
CLINDOR.
Fais ton office, ami, sans causer davantage.
 
Le ge�lier.
Une troupe d'archers l� dehors vous attend ;
Peut-�tre en les voyant serez-vous plus content.
 
 
SCENE IX.
 
 
ISABELLE.
Lyse, nous l'allons voir.
 
LYSE.
Que vous �tes ravie !
 
ISABELLE.
Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
Son destin et le mien prennent un m�me cours,
Et je mourrais du coup qui trancherait ses jours.
 
Le ge�lier.
Monsieur, connaissez-vous beaucoup d'archers semblables ?
 
CLINDOR.
Ah ! Madame, est-ce vous ? Surprises adorables !
Trompeur trop obligeant, tu disais bien vraiment
Que je mourrais de nuit, mais de contentement.
 
ISABELLE.
Clindor !
 
Le ge�lier.
Ne perdons point le temps � ces caresses :
Nous aurons tout loisir de flatter nos ma�tresses.
 
CLINDOR.
Quoi ! Lyse est donc la sienne ?
 
ISABELLE.
Ecoutez le discours
De votre libert� qu'ont produit leurs amours.
 
Le ge�lier.
En lieu de s�ret� le babil est de mise ;
Mais ici ne songeons qu'� nous �ter de prise ;
 
ISABELLE.
Sauvons-nous : mais avant, promettez-nous tous deux
Jusqu'au jour d'un hymen de mod�rer vos feux :
Autrement, nous rentrons.
 
CLINDOR.
Que cela ne vous tienne :
Je vous donne ma foi.
 
Le ge�lier.
Lyse, re�ois la mienne.
 
ISABELLE.
Sur un gage si beau j'ose tout hasarder.
 
Le ge�lier.
Nous nous amusons trop, il est temps d'�vader.
 
 
SCENE X.
 
 
ALCANDRE.
Ne craignez plus pour eux ni p�rils ni disgr�ces.
Beaucoup les poursuivront, mais sans trouver leurs traces.
 
PRIDAMANT.
A la fin je respire.
 
ALCANDRE.
Apr�s un tel bonheur,
Deux ans les ont mont�s en haut degr� d'honneur.
Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages,
S'ils ont trouv� le calme, ou vaincu les orages,
Ni par quel art non plus ils se sont �lev�s :
Il suffit d'avoir vu comme ils se sont sauv�s,
Et que, sans vous en faire une histoire importune,
Je vous les vais montrer en leur haute fortune.
Mais puisqu'il faut passer � des effets plus beaux,
Rentrons pour �voquer des fant�mes nouveaux.
Ceux que vous avez vus repr�senter de suite
A vos yeux �tonn�s leur amour et leur fuite,
N'�tant pas destin�s aux hautes fonctions,
N'ont point assez d'�clat pour leurs conditions.
 
 
ACTE V
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SCENE PREMIERE.
 
 
PRIDAMANT.
Qu'Isabelle est chang�e et qu'elle est �clatante !
 
ALCANDRE.
Lyse marche apr�s elle, et lui sert de suivante ;
Mais derechef surtout n'ayez aucun effroi,
Et de ce lieu fatal ne sortez qu'apr�s moi :
Je vous le dis encore, il y va de la vie.
 
PRIDAMANT.
Cette condition m'en �te assez l'envie.
 
 
SCENE II.
 
 
LYSE.
Ce divertissement n'aura-t-il point de fin ?
Et voulez-vous passer la nuit dans ce jardin ?
 
ISABELLE.
Je ne puis plus cacher le sujet qui m'am�ne :
C'est grossir mes douleurs que de taire ma peine.
Le prince Florilame...
 
LYSE.
Eh bien ! Il est absent.
 
ISABELLE.
C'est la source des maux que mon �me ressent ;
Nous sommes ses voisins, et l'amour qu'il nous porte
Dedans son grand jardin nous permet cette porte.
La princesse Rosine, et mon perfide �poux,
Durant qu'il est absent en font leur rendez-vous :
Je l'attends au passage, et lui ferai conna�tre
Que je ne suis pas femme � rien souffrir d'un tra�tre.
 
LYSE.
Madame, croyez-moi, loin de le quereller,
Vous ferez beaucoup mieux de tout dissimuler :
Il nous vient peu de fruit de telles jalousies ;
Un homme en court plus t�t apr�s ses fantaisies ;
Il est toujours le ma�tre, et tout notre discours,
Par un contraire effet, l'obstine en ses amours.
 
ISABELLE.
Je dissimulerai son adult�re flamme !
Une autre aura son coeur, et moi le nom de femme !
Sans crime, d'un hymen peut-il rompre la loi ?
Et ne rougit-il point d'avoir si peu de foi ?
 
LYSE.
Cela fut bon jadis ; mais au temps o� nous sommes,
Ni l'hymen ni la foi n'obligent plus les hommes :
Leur gloire a son brillant et ses r�gles � part ;
O� la n�tre se perd, la leur est sans hasard ;
Elle cro�t aux d�pens de nos l�ches faiblesses ;
L'honneur d'un galant homme est d'avoir des ma�tresses.
 
ISABELLE.
Ote-moi cet honneur et cette vanit�,
De se mettre en cr�dit par l'infid�lit�.
Si pour ha�r le change et vivre sans amie
Un homme tel que lui tombe dans l'infamie,
Je le tiens glorieux d'�tre inf�me � ce prix ;
S'il en est m�pris�, j'estime ce m�pris.
Le bl�me qu'on re�oit d'aimer trop une femme
Aux maris vertueux est un illustre bl�me.
 
LYSE.
Madame, il vient d'entrer ; la porte a fait du bruit.
 
ISABELLE.
Retirons-nous, qu'il passe.
 
LYSE.
Il vous voit et vous suit.
 
 
SCENE III.
 
 
CLINDOR.
Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
Sont-ce l� les douceurs que vous m'aviez promises ?
Est-ce ainsi que l'amour m�nage un entretien ?
Ne fuyez plus, madame, et n'appr�hendez rien :
Florilame est absent, ma jalouse endormie.
 
ISABELLE.
En �tes-vous bien s�r ?
 
CLINDOR.
Ah ! Fortune ennemie !
 
ISABELLE.
Je veille, d�loyal : ne crois plus m'aveugler ;
Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair :
Je vois tous mes soup�ons passer en certitudes,
Et ne puis plus douter de tes ingratitudes :
Toi-m�me, par ta bouche, as trahi ton secret.
O l'esprit avis� pour un amant discret !
Et que c'est en amour une haute prudence
D'en faire avec sa femme enti�re confidence !
O� sont tant de serments de n'aimer rien que moi ?
Qu'as-tu fait de ton coeur ? qu'as-tu fait de ta foi ?
Lorsque je la re�us, ingrat, qu'il te souvienne
De combien diff�raient ta fortune et la mienne,
De combien de rivaux je d�daignai les voeux ;
Ce qu'un simple soldat pouvait �tre aupr�s d'eux :
Quelle tendre amiti� je recevais d'un p�re !
Je le quittai pourtant pour suivre ta mis�re ;
Et je tendis les bras � mon enl�vement,
Pour soustraire ma main � son commandement.
En quelle extr�mit� depuis ne m'ont r�duite
Les hasards dont le sort a travers� ta fuite !
Et que n'ai-je souffert avant que le bonheur
Elev�t ta bassesse � ce haut rang d'honneur !
Si pour te voir heureux ta foi s'est rel�ch�e,
Remets-moi dans le sein dont tu m'as arrach�e.
L'amour que j'ai pour toi m'a fait tout hasarder,
Non pas pour des grandeurs, mais pour te poss�der.
 
CLINDOR.
Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme :
Que ne fait point l'amour quand il poss�de une �me ?
Son pouvoir � ma vue attachait tes plaisirs,
Et tu me suivais moins que tes propres d�sirs.
J'�tais lors peu de chose : oui, mais qu'il te souvienne
Que ta fuite �gala ta fortune � la mienne,
Et que pour t'enlever c'�tait un faible appas
Que l'�clat de tes biens qui ne te suivaient pas.
Je n'eus, de mon c�t�, que l'�p�e en partage,
Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
Celle-l� m'a fait grand en ces bords �trangers ;
L'autre exposa ma t�te � cent et cent dangers.
Regrette maintenant ton p�re et ses richesses ;
F�che-toi de marcher � c�t� des princesses ;
Retourne en ton pays chercher avec tes biens
L'honneur d'un rang pareil � celui que tu tiens.
De quel manque, apr�s tout, as-tu lieu de te plaindre ?
En quelle occasion m'as-tu vu te contraindre ?
As-tu re�u de moi ni froideurs, ni m�pris ?
Les femmes, � vrai dire, ont d'�tranges esprits !
Qu'un mari les adore, et qu'un amour extr�me
A leur bizarre humeur le soumette lui-m�me,
Qu'il les comble d'honneurs et de bons traitements,
Qu'il ne refuse rien � leurs contentements :
S'il fait la moindre br�che � la foi conjugale,
Il n'est point � leur gr� de crime qui l'�gale ;
C'est vol, c'est perfidie, assassinat, poison,
C'est massacrer son p�re et br�ler sa maison :
Et jadis des titans l'effroyable supplice
Tomba sur Encelade avec moins de justice.
 
ISABELLE.
Je te l'ai d�j� dit, que toute ta grandeur
Ne fut jamais l'objet de ma sinc�re ardeur.
Je ne suivais que toi, quand je quittai mon p�re ;
Mais puisque ces grandeurs t'ont fait l'�me l�g�re,
Laisse mon int�r�t : songe � qui tu les dois.
Florilame lui seul t'a mis o� tu te vois :
A peine il te connut qu'il te tira de peine ;
De soldat vagabond il te fit capitaine ;
Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
Joignit � ses faveurs les faveurs de son roi.
Quelle forte amiti� n'a-t-il point fait para�tre
A cultiver depuis ce qu'il avait fait na�tre ?
Par ses soins redoubl�s n'es-tu pas aujourd'hui
Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ?
Il e�t gagn� par l� l'esprit le plus farouche,
Et pour remerciement tu veux souiller sa couche !
Dans ta brutalit� trouve quelques raisons,
Et contre ses faveurs d�fends tes trahisons.
Il t'a combl� de biens, tu lui voles son �me !
Il t'a fait grand seigneur, et tu le rends inf�me !
Ingrat, c'est donc ainsi que tu rends les bienfaits ?
Et ta reconnaissance a produit ces effets ?
 
CLINDOR.
Mon �me (car encor ce beau nom te demeure,
Et te demeurera jusqu'� tant que je meure),
Crois-tu qu'aucun respect ou crainte du tr�pas
Puisse obtenir sur moi ce que tu n'obtiens pas ?
Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
Mais � nos feux sacr�s ne fais plus tant d'injure :
Ils conservent encor leur premi�re vigueur ;
Et si le fol amour qui m'a surpris le coeur
Avait pu s'�touffer au point de sa naissance,
Celui que je te porte e�t eu cette puissance ;
Mais en vain mon devoir t�che � lui r�sister :
Toi-m�me as �prouv� qu'on ne le peut dompter.
Ce dieu qui te for�a d'abandonner ton p�re,
Ton pays et tes biens, pour suivre ma mis�re,
Ce dieu m�me aujourd'hui force tous mes d�sirs
A te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
A mon �garement souffre cette �chapp�e,
Sans craindre que ta place en demeure usurp�e.
L'amour dont la vertu n'est point le fondement
Se d�truit de soi-m�me, et passe en un moment ;
Mais celui qui nous joint est un amour solide,
O� l'honneur a son lustre, o� la vertu pr�side :
Sa dur�e a toujours quelques nouveaux appas,
Et ses fermes liens durent jusqu'au tr�pas.
Mon �me, derechef pardonne � la surprise
Que ce tyran des coeurs a faite � ma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu'un jour,
Et qui n'affaiblit point le conjugal amour.
 
ISABELLE.
H�las ! Que j'aide bien � m'abuser moi-m�me !
Je vois qu'on me trahit, et veux croire qu'on m'aime ;
Je me laisse charmer � ce discours flatteur,
Et j'excuse un forfait dont j'adore l'auteur.
Pardonne, cher �poux, au peu de retenue
O� d'un premier transport la chaleur est venue :
C'est en ces accidents manquer d'affection
Que de les voir sans trouble et sans �motion.
Puisque mon teint se fane et ma beaut� se passe,
Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ;
Et m�me je croirai que ce feu passager
En l'amour conjugal ne pourra rien changer :
Songe un peu toutefois � qui ce feu s'adresse,
En quel p�ril te jette une telle ma�tresse.
Dissimule, d�guise, et sois amant discret.
Les grands en leur amour n'ont jamais de secret ;
Ce grand train qu'� leurs pas leur grandeur propre attache
N'est qu'un grand corps tout d'yeux � qui rien ne se cache,
Et dont il n'est pas un qui ne f�t son effort
A se mettre en faveur par un mauvais rapport.
T�t ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
Ou de sa d�fiance, ou de ses domestiques ;
Et lors (� ce penser je frissonne d'horreur)
A quelle extr�mit� n'ira point sa fureur !
Puisqu'� ces passe-temps ton humeur te convie,
Cours apr�s tes plaisirs, mais assure ta vie.
Sans aucun sentiment je te verrai changer,
Lorsque tu changeras sans te mettre en danger.
 
CLINDOR.
Encore une fois donc tu veux que je te die
Qu'aupr�s de mon amour je m�prise ma vie ?
Mon �me est trop atteinte, et mon coeur trop bless�,
Pour craindre les p�rils dont je suis menac�.
Ma passion m'aveugle, et pour cette conqu�te
Croit hasarder trop peu de hasarder ma t�te :
C'est un feu que le temps pourra seul mod�rer :
C'est un torrent qui passe et ne saurait durer.
 
ISABELLE.
Eh bien ! Cours au tr�pas, puisqu'il a tant de charmes,
Et n�glige ta vie aussi bien que mes larmes.
Penses-tu que ce prince, apr�s un tel forfait,
Par ta punition se tienne satisfait ?
Qui sera mon appui lorsque ta mort inf�me
A sa juste vengeance exposera ta femme,
Et que sur la moiti� d'un perfide �tranger
Une seconde fois il croira se venger ?
Non, je n'attendrai pas que ta perte certaine
Puisse attirer sur moi les restes de ta peine,
Et que de mon honneur, gard� si ch�rement,
Il fasse un sacrifice � son ressentiment.
Je pr�viendrai la honte o� ton malheur me livre,
Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
Ce corps, dont mon amour t'a fait le possesseur,
Ne craindra plus bient�t l'effort d'un ravisseur.
J'ai v�cu pour t'aimer, mais non pour l'infamie
De servir au mari de ton illustre amie.
Adieu : je vais du moins, en mourant avant toi,
Diminuer ton crime, et d�gager ta foi.
 
CLINDOR.
Ne meurs pas, ch�re �pouse, et dans un second change
Vois l'effet merveilleux o� ta vertu me range.
M'aimer malgr� mon crime, et vouloir par ta mort
Eviter le hasard de quelque indigne effort !
Je ne sais qui je dois admirer davantage,
Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
Tous les deux m'ont vaincu : je reviens sous tes lois,
Et ma brutale ardeur va rendre les abois ;
C'en est fait, elle expire, et mon �me plus saine
Vient de rompre les noeuds de sa honteuse cha�ne.
Mon coeur, quand il fut pris, s'�tait mal d�fendu :
Perds-en le souvenir.
 
ISABELLE.
Je l'ai d�j� perdu.
 
CLINDOR.
Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
Conspirent d�sormais � me faire la guerre ;
Ce coeur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux,
N'aura plus que les tiens pour ma�tres et pour dieux.
 
LYSE.
Madame, quelqu'un vient.
 
 
SCENE IV.
 
 
ERASTE.
Re�ois, tra�tre, avec joie
Les faveurs que par nous ta ma�tresse t'envoie.
 
PRIDAMANT.
On l'assassine, � dieux ! Daignez le secourir.
 
ERASTE.
Puissent les suborneurs ainsi toujours p�rir !
 
ISABELLE.
Qu'avez-vous fait, bourreaux ?
 
ERASTE.
Un juste et grand exemple,
Qu'il faut qu'avec effroi tout l'avenir contemple,
Pour apprendre aux ingrats, aux d�pens de son sang,
A n'attaquer jamais l'honneur d'un si haut rang.
Notre main a veng� le prince Florilame,
La princesse outrag�e, et vous-m�me, madame,
Immolant � tous trois un d�loyal �poux,
Qui ne m�ritait pas la gloire d'�tre � vous.
D'un si l�che attentat souffrez le prompt supplice,
Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice.
Adieu.
 
ISABELLE.
Vous ne l'avez massacr� qu'� demi :
Il vit encore en moi ; so�lez son ennemi ;
Achevez, assassins, de m'arracher la vie.
Cher �poux, en mes bras on te l'a donc ravie !
Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements
N'ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
O clart� trop fid�le, h�las ! et trop tardive,
Qui ne fait voir le mal qu'au moment qu'il arrive !
Fallait-il... mais j'�touffe, et, dans un tel malheur,
Mes forces et ma voix c�dent � ma douleur ;
Son vif exc�s me tue ensemble et me console,
Et puisqu'il nous rejoint...
 
LYSE.
Elle perd la parole.
Madame... Elle se meurt ; �pargnons les discours,
Et courons au logis appeler du secours.
 
 
SCENE V.
 
 
ALCANDRE.
Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s'�l�ve ou s'abaisse au branle de sa roue ;
Et son ordre in�gal, qui r�git l'univers,
Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.
 
PRIDAMANT.
Cette r�flexion, mal propre pour un p�re,
Consolerait peut-�tre une douleur l�g�re ;
Mais apr�s avoir vu mon fils assassin�,
Mes plaisirs foudroy�s, mon espoir ruin�,
J'aurais d'un si grand coup l'�me bien peu bless�e,
Si de pareils discours m'entraient dans la pens�e.
H�las ! dans sa mis�re il ne pouvait p�rir ;
Et son bonheur fatal lui seul l'a fait mourir.
N'attendez pas de moi des plaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu'on la soulage ;
La mienne court apr�s son d�plorable sort.
Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.
 
ALCANDRE.
D'un juste d�sespoir l'effort est l�gitime,
Et de le d�tourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre � demain ;
Mais �pargnez du moins ce coup � votre main ;
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses fun�railles.
 
PRIDAMANT.
Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l'argent ?
 
ALCANDRE.
Voyez si pas un d'eux s'y montre n�gligent.
 
PRIDAMANT.
Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle �trange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment �touffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
 
ALCANDRE.
Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique,
Leur po�me r�cit�, partagent leur pratique :
L'un tue, et l'autre meurt, l'autre vous fait piti� ;
Mais la sc�ne pr�side � leur inimiti�.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre int�r�t en pas un de leurs r�les,
Le tra�tre et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent � la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
D'un p�re et d'un pr�v�t �viter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la n�cessit�,
Ils ont pris le th��tre en cette extr�mit�.
 
PRIDAMANT.
Mon fils com�dien !
 
ALCANDRE.
D'un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adult�re amour, son tr�pas impr�vu,
N'est que la triste fin d'une pi�ce tragique
Qu'il expose aujourd'hui sur la sc�ne publique,
Par o� ses compagnons en ce noble m�tier
Ravissent � Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand �quipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe �talage,
Est bien � votre fils, mais non pour s'en parer
Qu'alors que sur la sc�ne il se fait admirer.
 
PRIDAMANT.
J'ai pris sa mort pour vraie, et ce n'�tait que feinte ;
Mais je trouve partout m�mes sujets de plainte.
Est-ce l� cette gloire, et ce haut rang d'honneur
O� le devait monter l'exc�s de son bonheur ?
 
ALCANDRE.
Cessez de vous en plaindre. A pr�sent le th��tre
Est en un point si haut que chacun l'idol�tre,
Et ce que votre temps voyait avec m�pris
Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les d�lices du peuple, et le plaisir des grands :
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De quoi se d�lasser d'un si pesant fardeau.
M�me notre grand roi, ce foudre de la guerre,
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Pr�ter l'oeil et l'oreille au th��tre-Fran�ois :
C'est l� que le Parnasse �tale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu'Apollon voit d'un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D'ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le th��tre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un m�tier si doux
Plus d'accommodement qu'il n'e�t trouv� chez vous.
D�faites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
 
PRIDAMANT.
Je n'ose plus m'en plaindre, et vois trop de combien
Le m�tier qu'il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d'abord mon �me s'est �mue :
J'ai cru la com�die au point o� je l'ai vue ;
J'en ignorais l'�clat, l'utilit�, l'appas,
Et la bl�mais ainsi, ne la connaissant pas ;
Mais depuis vos discours mon coeur plein d'all�gresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.
 
ALCANDRE.
N'en croyez que vos yeux.
 
PRIDAMANT.
Demain, pour ce sujet, j'abandonne ces lieux ;
Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
Quelles gr�ces ici ne vous dois-je point rendre ?
 
ALCANDRE.
Servir les gens d'honneur est mon plus grand d�sir :
J'ai pris ma r�compense en vous faisant plaisir.
Adieu : je suis content, puisque je vous vois l'�tre.
 
PRIDAMANT.
Un si rare bienfait ne se peut reconna�tre :
Mais, grand mage, du moins croyez qu'� l'avenir
Mon �me en gardera l'�ternel souvenir.