Stendhal 
 
LA CHARTREUSE DE PARME 
 
(1839) 
 
 
 
 AVERTISSEMENT 
 
 C'est dans l'hiver de 1830 et � trois cents lieues de Paris que cette nouvelle fut �crite ; ainsi aucune allusion aux choses de 1839. 
 
Bien des ann�es avant 1830, dans le temps o� nos arm�es parcouraient l'Europe, le hasard me donna un billet de logement pour la maison d'un chanoine : c'�tait � Padoue, charmante ville d'Italie ; le s�jour s'�tant prolong�, nous dev�nmes amis. 
 
Repassant � Padoue vers la fin de 1830, je courus � la maison du bon chanoine : il n'�tait plus, je le savais, mais je voulais revoir le salon o� nous avions pass� tant de soir�es aimables, et, depuis, si souvent regrett�es. Je trouvai le neveu du chanoine et la femme de ce neveu qui me re�urent comme un vieil ami. Quelques personnes survinrent, et l'on ne se s�para que fort tard ; le neveu fit venir du caf� Pedroti un excellent zambajon. Ce qui nous fit veiller surtout, ce fut l'histoire de la duchesse Sanseverina � laquelle quelqu'un fit allusion, et que le neveu voulut bien raconter tout enti�re, en mon honneur. 
 
-- Dans le pays o� je vais, dis-je � mes amis, je ne trouverai gu�re de soir�es comme celle-ci, et pour passer les longues heures du soir je ferai une nouvelle de votre histoire. 
 
-- En ce cas, dit le neveu, je vais vous donner les annales de mon oncle, qui, � l'article Parme, mentionne quelques-unes des intrigues de cette cour, du temps que la duchesse y faisait la pluie et le beau temps ; mais, prenez garde ! cette histoire n'est rien moins que morale, et maintenant que vous vous piquez de puret� �vang�lique en France, elle peut vous procurer le renom d'assassin. 
 
Je publie cette nouvelle sans rien changer au manuscrit de 1830, ce qui peut avoir deux inconv�nients : 
 
Le premier pour le lecteur : les personnages �tant italiens l'int�resseront peut-�tre moins, les coeurs de ce pays-l� diff�rent assez des coeurs fran�ais : les Italiens sont sinc�res, bonnes gens, et, non effarouch�s, disent ce qu'ils pensent ; ce n'est que par acc�s qu'ils ont de la vanit� ; alors elle devient passion, et prend le nom de puntiglio. Enfin la pauvret� n'est pas un ridicule parmi eux. 
 
Le second inconv�nient est relatif � l'auteur. 
 
J'avouerai que j'ai eu la hardiesse de laisser aux personnages les asp�rit�s de leurs caract�res ; mais, en revanche, je le d�clare hautement, je d�verse le bl�me le plus moral sur beaucoup de leurs actions. A quoi bon leur donner la haute moralit� et les gr�ces des caract�res fran�ais, lesquels aiment l'argent par-dessus tout et ne font gu�re de p�ch�s par haine ou par amour ? Les Italiens de cette nouvelle sont � peu pr�s le contraire. D'ailleurs il me semble que toutes les fois qu'on s'avance de deux cents lieues du midi au nord, il y a lieu � un nouveau paysage comme � un nouveau roman. L'aimable ni�ce du chanoine avait connu et m�me beaucoup aim� la duchesse Sanseverina, et me prie de ne rien changer � ses aventures, lesquelles sont bl�mables. 
 
23 janvier 1839. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre Premier. 
 
MILAN EN 1796. 
 
Le 15 mai 1796, le g�n�ral Bonaparte fit son entr�e dans Milan � la t�te de cette jeune arm�e qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'apr�s tant de si�cles C�sar et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de g�nie dont l'Italie fut t�moin en quelques mois r�veill�rent un peuple endormi; huit jours encore avant l'arriv�e des Fran�ais, les Milanais ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitu�s � fuir toujours devant les troupes de Sa Majest� Imp�riale et Royale: c'�tait du moins ce que leur r�p�tait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprim� sur du papier sale. 
 
Au moyen �ge, les Lombards r�publicains avaient fait preuve d'une bravoure �gale � celle des Fran�ais, et ils m�rit�rent de voir leur ville enti�rement ras�e par les empereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils �taient devenus de fid�les sujets, leur grande affaire �tait d'imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d'une jeune fille appartenant � quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans apr�s cette grande �poque de sa vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisb�e choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces moeurs eff�min�es aux �motions profondes que donna l'arriv�e impr�vue de l'arm�e fran�aise. Bient�t surgirent des moeurs nouvelles et passionn�es. Un peuple tout entier s'aper�ut, le 15 mai 1796, que tout ce qu'il avait respect� jusque-l� �tait souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le d�part du dernier r�giment de l'Autriche marqua la chute des id�es anciennes: exposer sa vie devint � la mode; on vit que pour �tre heureux apr�s des si�cles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour r�el et chercher les actions h�ro�ques. On �tait plong� dans une nuit profonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles Quint et de Philippe II; on renversa leurs statues, et tout � coup l'on se trouva inond� de lumi�re. Depuis une cinquantaine d'ann�es, et � mesure que l'Encyclop�die et Voltaire �clataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan, qu'apprendre � lire ou quelque chose au monde �tait une peine fort inutile, et qu'en payant bien exactement la d�me � son cur�, et lui racontant fid�lement tous ses petits p�ch�s, on �tait � peu pr�s s�r d'avoir une belle place en paradis. Pour achever d'�nerver ce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, l'Autriche lui avait vendu � bon march� le privil�ge de ne point fournir de recrues � son arm�e. 
 
En 1796, l'arm�e milanaise se composait de vingt-quatre faquins habill�s de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques r�giments de grenadiers hongrois. La libert� des moeurs �tait extr�me, mais la passion fort rare; d'ailleurs, outre le d�sagr�ment de devoir tout raconter au cur�, sous peine de ruine m�me en ce monde, le bon peuple de Milan �tait encore soumis � certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d'�tre vexantes. Par exemple l'archiduc, qui r�sidait � Milan et gouvernait au nom de l'Empereur, son cousin, avait eu l'id�e lucrative de faire le commerce des bl�s. En cons�quence, d�fense aux paysans de vendre leurs grains jusqu'� ce que Son Altesse e�t rempli ses magasins. 
 
En mai 1796, trois jours apr�s l'entr�e des Fran�ais, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nomm� Gros, c�l�bre depuis, et qui �tait venu avec l'arm�e, entendant raconter au grand caf� des Servi (� la mode alors) les exploits de l'archiduc, qui de plus �tait �norme, prit la liste des glaces imprim�e en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat fran�ais lui donnait un coup de ba�onnette dans le ventre, et, au lieu de sang, il en sortait une quantit� de bl� incroyable. La chose nomm�e plaisanterie ou caricature n'�tait pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laiss� par Gros sur la table du caf� des Servi parut un miracle descendu du ciel; il fut grav� dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires. 
 
Le m�me jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six millions, frapp�e pour les besoins de l'arm�e fran�aise, laquelle, venant de gagner six batailles et de conqu�rir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux. 
 
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Fran�ais si pauvres fut telle que les pr�tres seuls et quelques nobles s'aper�urent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bient�t, fut suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats fran�ais riaient et chantaient toute la journ�e; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur g�n�ral en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l'homme le plus �g� de son arm�e. Cette gaiet�, cette jeunesse, cette insouciance, r�pondaient d'une fa�on plaisante aux pr�dications furibondes des moines qui, depuis six mois, annon�aient du haut de la chaire sacr�e que les Fran�ais �taient des monstres, oblig�s, sous peine de mort, � tout br�ler et � couper la t�te � tout le monde. A cet effet, chaque r�giment marchait avec la guillotine en t�te. 
 
Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumi�res le soldat fran�ais occup� � bercer le petit enfant de la ma�tresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliqu�es pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient gu�re, pussent les apprendre aux femmes du pays, c'�taient celles-ci qui montraient aux jeunes Fran�ais la Monf�rine, la Sauteuse et autres danses italiennes. 
 
Les officiers avaient �t� log�s, autant que possible, chez les gens riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant nomm� Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune r�quisitionnaire assez leste, poss�dait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un �cu de six francs qu'il venait de recevoir � Plaisance. Apr�s le passage du pont de Lodi, il prit � un bel officier autrichien tu� par un boulet un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais v�tement ne vint plus � propos. Ses �paulettes d'officier �taient en laine, et le drap de son habit �tait cousu � la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles de ses souliers �taient en morceaux de chapeau �galement pris sur le champ de bataille, au-del� du pont de Lodi. Ces semelles improvis�es tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de fa�on que lorsque le majordome de la maison se pr�senta dans la chambre du lieutenant Robert pour l'inviter � d�ner avec madame la marquise, celui-ci fut plong� dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui pass�rent les deux heures qui les s�paraient de ce fatal d�ner � t�cher de recoudre un peu l'habit et � teindre en noir avec de l'encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. �De la vie je ne fus plus mal � mon aise, me disait le lieutenant Robert; ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'�tais plus tremblant qu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec gr�ce. La marquise del Dongo, ajoutait-il, �tait alors dans tout l'�clat de sa beaut�: vous l'avez connue avec ses yeux si beaux et d'une douceur ang�lique et ses jolis cheveux d'un blond fonc� qui dessinaient si bien l'ovale de cette figure charmante. J'avais dans ma chambre une H�rodiade de L�onard de Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beaut� surnaturelle que j'en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides et mis�rables dans les montagnes du pays de G�nes: j'osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement. 
 
�Mais j'avais trop de sens pour m'arr�ter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle � manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre v�tus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-l� avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d'argent. Je voyais du coin de l'oeil tous ces regards stupides fix�s sur mon habit, et peut-�tre aussi sur mes souliers, ce qui me per�ait le coeur. J'aurais pu d'un mot faire peur � tous ces gens; mais comment les mettre � leur place sans courir le risque d'effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l'a dit cent fois depuis, avait envoy� prendre au couvent o� elle �tait pensionnaire en ce temps-l�, Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la prosp�rit� ne la surpassa par la gaiet� et l'esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la s�r�nit� d'�me dans la fortune contraire. 
 
�Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur d'�clater de rire en pr�sence de mon costume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire, m'accablait de politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je m�chais le m�pris, chose qu'on dit impossible � un Fran�ais. Enfin une id�e descendue du ciel vint m'illuminer: je me mis � raconter � ces dames ma mis�re, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de G�nes o� nous retenaient de vieux g�n�raux imb�ciles. L�, disais-je, on nous donnait des assignats qui n'avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n'avais pas parl� deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina �tait devenue s�rieuse. 
 
-- Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain! 
 
-- Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine et comme les paysans chez lesquels nous logions �taient encore plus mis�rables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain. 
 
�En sortant de table, j'offris mon bras � la marquise jusqu'� la porte du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m'avait servi � table cet unique �cu de six francs sur l'emploi duquel j'avais fait tant de ch�teaux en Espagne. 
 
�Huit jours apr�s, continuait Robert, quand il fut bien av�r� que les Fran�ais ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son ch�teau de Grianta, sur le lac de C�me, o� bravement il s'�tait r�fugi� � l'approche de l'arm�e, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa soeur. La haine que ce marquis avait pour nous �tait �gale � sa peur, c'est-�-dire incommensurable: sa grosse figure p�le et d�vote �tait amusante � voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour � Milan, je re�us trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commenc�rent. � 
 
L'histoire du lieutenant Robert fut � peu pr�s celle de tous les Fran�ais; au lieu de se moquer de la mis�re de ces braves soldats, on en eut piti�, et on les aima. 
 
Cette �poque de bonheur impr�vu et d'ivresse ne dura que deux petites ann�es; la folie avait �t� si excessive et si g�n�rale, qu'il me serait impossible d'en donner une id�e, si ce n'est par cette r�flexion historique et profonde: ce peuple s'ennuyait depuis cent ans. 
 
La volupt� naturelle aux pays m�ridionaux avait r�gn� jadis � la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l'an 1635, que les Espagnols s'�taient empar�s du Milanais, et empar�s en ma�tres taciturnes, soup�onneux, orgueilleux, et craignant toujours la r�volte, la gaiet� s'�tait enfuie. Les peuples, prenant les moeurs de leurs ma�tres songeaient plut�t � se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu'� jouir du moment pr�sent. 
 
La joie folle, la gaiet�, la volupt�, l'oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent pouss�s � un tel point, depuis le 15 mai 1796, que les Fran�ais entr�rent � Milan, jusqu'en avril 1799, qu'ils en furent chass�s � la suite de la bataille de Cassano que l'on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oubli� d'�tre moroses et de gagner de l'argent. 
 
Tout au plus e�t-il �t� possible de compter quelques familles appartenant � la haute noblesse, qui s'�taient retir�es dans leurs palais � la campagne, comme pour bouder contre l'all�gresse g�n�rale et l'�panouissement de tous les coeurs. Il est v�ritable aussi que ces familles nobles et riches avaient �t� distingu�es d'une mani�re f�cheuse dans la r�partition des contributions de guerre demand�es pour l'arm�e fran�aise. 
 
Le marquis del Dongo, contrari� de voir tant de gaiet�, avait �t� un des premiers � regagner son magnifique ch�teau de Grianta, au-del� de C�me, o� les dames men�rent le lieutenant Robert. Ce ch�teau, situ� dans une position peut-�tre unique au monde, sur un plateau de cent cinquante pieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait �t� une place forte. La famille del Dongo le fit construire au quinzi�me si�cle, comme le t�moignaient de toutes parts les marbres charg�s de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des foss�s profonds, � la v�rit� priv�s d'eau; mais avec ces murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d'�paisseur, ce ch�teau �tait � l'abri d'un coup de main; et c'est pour cela qu'il �tait cher au soup�onneux marquis. Entour� de vingt-cinq ou trente domestiques qu'il supposait d�vou�s, apparemment parce qu'il ne leur parlait jamais que l'injure � la bouche, il �tait moins tourment� par la peur qu'� Milan. 
 
Cette peur n'�tait pas tout � fait gratuite: il correspondait fort activement avec un espion plac� par l'Autriche sur la fronti�re suisse � trois lieues de Grianta, pour faire �vader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu �tre pris au s�rieux par les g�n�raux fran�ais. 
 
Le marquis avait laiss� sa jeune femme � Milan: elle y dirigeait les affaires de la famille, elle �tait charg�e de faire face aux contributions impos�es � la casa del Dongo, comme on dit dans le pays; elle cherchait � les faire diminuer, ce qui l'obligeait � voir ceux des nobles qui avaient accept� des fonctions publiques, et m�me quelques non nobles fort influents. Il survint un grand �v�nement dans cette famille. Le marquis avait arrang� le mariage de sa jeune soeur Gina avec un personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait de la poudre: � ce titre, Gina le recevait avec des �clats de rire, et bient�t elle fit la folie d'�pouser le comte Pietranera. C'�tait � la v�rit� un fort bon gentilhomme, tr�s bien fait de sa personne, mais ruin� de p�re en fils, et, pour comble de disgr�ce, partisan fougueux des id�es nouvelles. Pietranera �tait sous-lieutenant dans la l�gion italienne, surcro�t de d�sespoir pour le marquis. 
 
Apr�s ces deux ann�es de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se donnant des airs de souverain bien �tabli, montra une haine mortelle pour tout ce qui n'�tait pas m�diocre. Les g�n�raux ineptes qu'il donna � l'arm�e d'Italie perdirent une suite de batailles dans ces m�mes plaines de V�rone, t�moins deux ans auparavant des prodiges d'Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapproch�rent de Milan; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et bless� � la bataille de Cassano, vint loger pour la derni�re fois chez son amie la marquise del Dongo. Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui suivait les Fran�ais dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, � laquelle son fr�re refusa de payer sa l�gitime, suivit l'arm�e mont�e sur une charrette. 
 
Alors commen�a cette �poque de r�action et de retour aux id�es anciennes, que les Milanais appellent i tredici mesi (les treize mois), parce qu'en effet leur bonheur voulut que ce retour � la sottise ne dur�t que treize mois, jusqu'� Marengo. Tout ce qui �tait vieux, d�vot, morose, reparut � la t�te des affaires, et reprit la direction de la soci�t�: bient�t les gens rest�s fid�les aux bonnes doctrines publi�rent dans les villages que Napol�on avait �t� pendu par les Mameluks en Egypte, comme il le m�ritait � tant de titres. 
 
Parmi ces hommes qui �taient all�s bouder dans leurs terres et qui revenaient alt�r�s de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son exag�ration le porta naturellement � la t�te du parti. Ces messieurs, fort honn�tes gens quand ils n'avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent � circonvenir le g�n�ral autrichien: assez bon homme il se laissa persuader que la s�v�rit� �tait de la haute politique, et fit arr�ter cent cinquante patriotes: c'�tait bien alors ce qu'il y avait de mieux en Italie. 
 
Bient�t on les d�porta aux bouches de Cattaro, et jet�s dans des grottes souterraines, l'humidit� et surtout le manque de pain firent bonne et prompte justice de tous ces coquins. 
 
Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice sordide � une foule d'autres belles qualit�s, il se vanta publiquement de ne pas envoyer un �cu � sa soeur, la comtesse Pietranera: toujours folle d'amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne marquise �tait d�sesp�r�e; enfin elle r�ussit � d�rober quelques petits diamants dans son �crin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l'enfermer sous son lit dans une caisse de fer: la marquise avait apport� huit cent mille francs de dot � son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses d�penses personnelles. Pendant les treize mois que les Fran�ais pass�rent hors de Milan, cette femme si timide trouva des pr�textes et ne quitta pas le noir. 
 
Nous avouerons que, suivant l'exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commenc� l'histoire de notre h�ros une ann�e avant sa naissance. Ce personnage essentiel n'est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit � Milan. [ On prononce mark�sine. Dans les usages du pays, emprunt�s � l'Allemagne, ce titre se donne � tous les fils de marquis, contine � tous les fils de comte, contessina � toutes les filles de comte, etc. ] Il venait justement de se donner la peine de na�tre lorsque les Fran�ais furent chass�s, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez d�j� le gros visage bl�me, le sourire faux et la haine sans bornes pour les id�es nouvelles. Toute la fortune de la maison �tait substitu�e au fils a�n� Ascanio del Dongo, le digne portrait de son p�re. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout � coup ce g�n�ral Bonaparte, que tous les gens bien n�s croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique dans l'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours apr�s, Napol�on gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile � dire. L'ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle �tait m�lang�e d'id�es de vengeance: on avait appris la haine � ce bon peuple. Bient�t l'on vit arriver ce qui restait des patriotes d�port�s aux bouches de Cattaro; leur retour fut c�l�br� par une f�te nationale. Leurs figures p�les, leurs grands yeux �tonn�s, leurs membres amaigris, faisaient un �trange contraste avec la joie qui �clatait de toutes parts. Leur arriv�e fut le signal du d�part pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut des premiers � s'enfuir � son ch�teau de Grianta. Les chefs des grandes familles �taient remplis de haine et de peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies du premier s�jour des Fran�ais, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussit�t apr�s Marengo s'organis�rent � la Casa Tanzi. Peu de jours apr�s la victoire, le g�n�ral fran�ais, charg� de maintenir la tranquillit� dans la Lombardie, s'aper�ut que tous les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore � cette �tonnante victoire de Marengo qui avait chang� les destin�es de l'Italie, et reconquis treize places fortes en un jour, n'avaient l'�me occup�e que d'une proph�tie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacr�e, les prosp�rit�s des Fran�ais et de Napol�on devaient cesser treize semaines juste apr�s Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c'est que r�ellement et sans com�die ils croyaient � la proph�tie. Tous ces gens-l� n'avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs pr�paratifs pour rentrer � Milan au bout des treize semaines, mais le temps, en s'�coulant, marquait de nouveaux succ�s pour la cause de la France. De retour � Paris, Napol�on, par de sages d�crets, sauvait la r�volution � l'int�rieur, comme il l'avait sauv�e � Marengo contre les �trangers. Alors les nobles lombards, r�fugi�s dans leurs ch�teaux, d�couvrirent que d'abord ils avaient mal compris la pr�diction du saint patron de Brescia: il ne s'agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s'�coul�rent, et la prosp�rit� de la France semblait s'augmenter tous les jours. 
 
Nous glissons sur dix ann�es de progr�s et de bonheur, de 1800 � 1810; Fabrice passa les premi�res au ch�teau de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et n'apprenant rien, pas m�me � lire. Plus tard, on l'envoya au coll�ge des j�suites � Milan. Le marquis son p�re exigea qu'on lui montr�t le latin, non point d'apr�s ces vieux auteurs qui parlent toujours des r�publiques, mais sur un magnifique volume orn� de plus de cent gravures, chef-d'oeuvre des artistes du XVlIe si�cle; c'�tait la g�n�alogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publi�e en 1650 par Fabrice del Dongo, archev�que de Parme. La fortune des Valserra �tant surtout militaire, les gravures repr�sentaient force batailles, et toujours on voyait quelque h�ros de ce nom donnant de grands coups d'�p�e. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa m�re, qui l'adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir � Milan; mais son mari ne lui offrant jamais d'argent pour ces voyages, c'�tait sa belle-soeur, l'aimable comtesse Pietranera, qui lui en pr�tait. Apr�s le retour des Fran�ais, la comtesse �tait devenue l'une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eug�ne, vice-roi d'Italie. 
 
Lorsque Fabrice eut fait sa premi�re communion, elle obtint du marquis, toujours exil� volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son coll�ge. Elle le trouva singulier, spirituel, fort s�rieux, mais joli gar�on, et ne d�parant point trop le salon d'une femme � la mode; du reste, ignorant � plaisir, et sachant � peine �crire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caract�re enthousiaste, promit sa protection au chef de l'�tablissement, si son neveu Fabrice faisait des progr�s �tonnants, et � la fin de l'ann�e avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les m�riter, elle l'envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait � ses ma�tres que le mercredi ou le jeudi. Les j�suites, quoique tendrement ch�ris par le prince vice-roi �taient repouss�s d'Italie par les lois du royaume, et le sup�rieur du coll�ge, homme habile, sentit tout le parti qu'il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante � la cour. Il n'eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, � la fin de l'ann�e obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, g�n�ral commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister � la distribution des prix chez les j�suites. Le sup�rieur fut compliment� par ses chefs. 
 
La comtesse conduisait son neveu � toutes ces f�tes brillantes qui marqu�rent le r�gne trop court de l'aimable prince Eug�ne. Elle l'avait cr�� de son autorit� officier de hussards, et Fabrice, �g� de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchant�e de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son cr�dit pour obtenir que le vice-roi voul�t bien ne pas se souvenir de cette demande, � laquelle rien ne manquait que le consentement du p�re du futur page, et ce consentement e�t �t� refus� avec �clat. A la suite de cette folie, qui fit fr�mir le marquis boudeur, il trouva un pr�texte pour rappeler � Grianta le jeune Fabrice. La comtesse m�prisait souverainement son fr�re; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait m�chant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle �tait folle de Fabrice, et, apr�s dix ans de silence, elle �crivit au marquis pour r�clamer son neveu: sa lettre fut laiss�e sans r�ponse. 
 
A son retour dans ce palais formidable, b�ti par le plus belliqueux de ses anc�tres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l'exercice et monter � cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter � cheval, et le menait avec lui � la parade. 
 
En arrivant au ch�teau de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des larmes r�pandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les caresses passionn�es de sa m�re et de ses soeurs. Le marquis �tait enferm� dans son cabinet avec son fils a�n�, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffr�es qui avaient l'honneur d'�tre envoy�es � Vienne; le p�re et le fils ne paraissaient qu'aux heures des repas. Le marquis r�p�tait avec affectation qu'il apprenait � son successeur naturel � tenir, en partie double, le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis �tait trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-l� � un fils, h�ritier n�cessaire de toutes ces terres substitu�es. Il l'employait � chiffrer des d�p�ches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d'o� on les acheminait � Vienne. Le marquis pr�tendait faire conna�tre � ses souverains l�gitimes l'�tat int�rieur du royaume d'Italie qu'il ne connaissait pas lui-m�me, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de succ�s; voici comment. Le marquis faisait compter sur la grande route, par quelque agent s�r, le nombre des soldats de tel r�giment fran�ais ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait � la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d'un grand quart le nombre des soldats pr�sents. Ces lettres, d'ailleurs ridicules, avaient le m�rite d'en d�mentir d'autres plus v�ridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps avant l'arriv�e de Fabrice au ch�teau, le marquis avait-il re�u la plaque d'un ordre renomm�: c'�tait la cinqui�me qui ornait son habit de chambellan. A la v�rit�, il avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne se permettait jamais de dicter une d�p�che sans avoir rev�tu le costume brod�, garni de tous ses ordres. Il e�t cru manquer de respect d'en agir autrement. 
 
La marquise fut �merveill�e des gr�ces de son fils. Mais elle avait conserv� l'habitude d'�crire deux ou trois fois par an au g�n�ral comte d'A**; c'�tait le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens qu'elle aimait; elle interrogea son fils et fut �pouvant�e de son ignorance. 
 
S'il me semble peu instruit, se disait-elle, � moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant, trouverait son �ducation absolument manqu�e; or maintenant il faut du m�rite. Une autre particularit� qui l'�tonna presque autant, c'est que Fabrice avait pris au s�rieux toutes les choses religieuses qu'on lui avait enseign�es chez les j�suites. Quoique fort pieuse elle-m�me, le fanatisme de cet enfant la fit fr�mir; si le marquis a l'esprit de deviner ce moyen d'influence, il va m'enlever l'amour de mon fils. Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s'en augmenta. 
 
La vie de ce ch�teau, peupl� de trente ou quarante domestiques, �tait fort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journ�es � la chasse ou � courir le lac sur une barque. Bient�t il fut �troitement li� avec les cochers et les hommes des �curies; tous �taient partisans fous des Fran�ais et se moquaient ouvertement des valets de chambre d�vots, attach�s � la personne du marquis ou � celle de son fils a�n�. Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c'est qu'ils portaient de la poudre � l'instar de leurs ma�tres. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre II. 
 
... Alors que Vesper vint embrunir nos yeux, Tout �pris d'avenir, je contemple les cieux, En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures, Les sorts et les destins de toutes cr�atures. Car lui, du fond des cieux regardant un humain, Parfois m� de piti�, lui montre le chemin; Par les astres du ciel qui sont ses caract�res, Les choses nous pr�dit et bonnes et contraires; Mais les hommes, charg�s de terre et de tr�pas, M�prisent tel �crit, et ne le lisent pas. 
 
RONSARD 
 
 Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumi�res: ce sont les id�es, disait-il, qui ont perdu l'Italie; il ne savait trop comment concilier cette sainte horreur de l'instruction, avec le d�sir de voir son fils Fabrice perfectionner l'�ducation si brillamment commenc�e chez les j�suites. Pour courir le moins de risques possible, il chargea le bon abb� Blan�s, cur� de Grianta, de faire continuer � Fabrice ses �tudes en latin. Il e�t fallu que le cur� lui-m�me s�t cette langue; or elle �tait l'objet de ses m�pris; ses connaissances en ce genre se bornaient � r�citer, par coeur, les pri�res de son missel, dont il pouvait rendre � peu pr�s le sens � ses ouailles. Mais ce cur� n'en �tait pas moins fort respect� et m�me redout� dans le canton; il avait toujours dit que ce n'�tait point en treize semaines ni m�me en treize mois, que l'on verrait s'accomplir la c�l�bre proph�tie de saint Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait � des amis s�rs, que ce nombre treize devait �tre interpr�t� d'une fa�on qui �tonnerait bien du monde, s'il �tait permis de tout dire (1813). 
 
Le fait est que l'abb� Blan�s, personnage d'une honn�tet� et d'une vertu primitives, et de plus homme d'esprit, passait toutes les nuits au haut de son clocher; il �tait fou d'astrologie. Apr�s avoir us� ses journ�es � calculer des conjonctions et des positions d'�toiles, il employait la meilleure part de ses nuits � les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvret�, il n'avait d'autre instrument qu'une longue lunette � tuyau de carton. On peut juger du m�pris qu'avait pour l'�tude des langues un homme qui passait sa vie � d�couvrir l'�poque pr�cise de la chute des empires et des r�volutions qui changent la face du monde. Que sais-je de plus sur un cheval, disait-il � Fabrice, depuis qu'on m'a appris qu'en latin il s'appelle equus ? 
 
Les paysans redoutaient l'abb� Blan�s comme un grand magicien: pour lui, � l'aide de la peur qu'inspiraient ses stations dans le clocher, il les emp�chait de voler. Ses confr�res les cur�s des environs, fort jaloux de son influence, le d�testaient; le marquis del Dongo le m�prisait tout simplement parce qu'il raisonnait trop pour un homme de si bas �tage. Fabrice l'adorait: pour lui plaire il passait quelquefois des soir�es enti�res � faire des additions ou des multiplications �normes. Puis il montait au clocher: c'�tait une grande faveur et que l'abb� Blan�s n'avait jamais accord�e � personne; mais il aimait cet enfant pour sa na�vet�. Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-�tre tu seras un homme. 
 
Deux ou trois fois par an, Fabrice, intr�pide et passionn� dans ses plaisirs, �tait sur le point de se noyer dans le lac. Il �tait le chef de toutes les grandes exp�ditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants s'�taient procur� quelques petites clefs, et quand la nuit �tait bien noire, ils essayaient d'ouvrir les cadenas de ces cha�nes qui attachent les bateaux � quelque grosse pierre ou � quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de C�me l'industrie des p�cheurs place des lignes dormantes � une grande distance des bords. L'extr�mit� sup�rieure de la corde est attach�e � une planchette doubl�e de li�ge, et une branche de coudrier tr�s flexible, fich�e sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris � la ligne, donne des secousses � la corde. 
 
Le grand objet de ces exp�ditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef, �tait d'aller visiter les lignes dormantes, avant que les p�cheurs eussent entendu l'avertissement donn� par les petites clochettes. On choisissait les temps d'orage; et, pour ces parties hasardeuses, on s'embarquait le matin, une heure avant l'aube. En montant dans la barque, ces enfants croyaient se pr�cipiter dans les plus grands dangers, c'�tait l� le beau c�t� de leur action; et, suivant l'exemple de leurs p�res, ils r�citaient d�votement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu'au moment du d�part, et � l'instant qui suivait l'Ave Maria, Fabrice �tait frapp� d'un pr�sage. C'�tait l� le fruit qu'il avait retir� des �tudes astrologiques de son ami l'abb� Blan�s, aux pr�dictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce pr�sage lui annon�ait avec certitude le bon ou le mauvais succ�s; et comme il avait plus de r�solution qu'aucun de ses camarades, peu � peu toute la troupe prit tellement l'habitude des pr�sages, que si, au moment de s'embarquer, on apercevait sur la c�te un pr�tre, ou si l'on voyait un corbeau s'envoler � main gauche, on se h�tait de remettre le cadenas � la cha�ne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l'abb� Blan�s n'avait pas communiqu� sa science assez difficile � Fabrice; mais � son insu, il lui avait inocul� une confiance illimit�e dans les signes qui peuvent pr�dire l'avenir. 
 
Le marquis sentait qu'un accident arriv� � sa correspondance chiffr�e pouvait le mettre � la merci de sa soeur; aussi tous les ans, � l'�poque de la Sainte-Angela, f�te de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d'aller passer huit jours � Milan. Il vivait toute l'ann�e dans l'esp�rance ou le regret de ces huit jours. En cette grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait � son fils quatre �cus, et, suivant l'usage, ne donnait rien � sa femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient pour C�me, la veille du voyage, et chaque jour, � Milan, la marquise trouvait une voiture � ses ordres, et un d�ner de douze couverts. 
 
Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo �tait assur�ment fort peu divertissant; mais il avait cet avantage qu'il enrichissait � jamais les familles qui avaient la bont� de s'y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent mille livres de rente, n'en d�pensait pas le quart; il vivait d'esp�rances. Pendant les treize ann�es de 1800 � 1813, il crut constamment et fermement que Napol�on serait renvers� avant six mois. Qu'on juge de son ravissement quand, au commencement de 1813, il apprit les d�sastres de la B�r�sina! La prise de Paris et la chute de Napol�on faillirent lui faire perdre la t�te; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa soeur. Enfin, apr�s quatorze ann�es d'attente, il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D'apr�s les ordres venus de Vienne, le g�n�ral autrichien re�ut le marquis del Dongo avec une consid�ration voisine du respect; on se h�ta de lui offrir une des premi�res places dans le gouvernement, et il l'accepta comme le paiement d'une dette. Son fils a�n� eut une lieutenance dans l'un des plus beaux r�giments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepter une place de cadet qui lui �tait offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d'un revers humiliant. Jamais il n'avait eu le talent des affaires, et quatorze ann�es pass�es � la campagne, entre ses valets, son notaire et son m�decin jointes � la mauvaise humeur de la vieillesse qui �tait survenue, en avaient fait un homme tout � fait incapable. Or il n'est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place importante sans avoir le genre de talent que r�clame l'administration lente et compliqu�e, mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie. Les b�vues du marquis del Dongo scandalisaient les employ�s et m�me arr�taient la marche des affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu'on voulait plonger dans le sommeil et l'incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majest� avait daign� accepter gracieusement la d�mission qu'il donnait de son emploi dans l'administration, et en m�me temps lui conf�rait la place de second grand majordome major du royaume lombardo-v�nitien. Le marquis fut indign� de l'injustice atroce dont il �tait victime; il fit imprimer une lettre � un ami, lui qui ex�crait tellement la libert� de la presse. Enfin il �crivit � l'Empereur que ses ministres le trahissaient, et n'�taient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement � son ch�teau de Grianta. Il eut une consolation. Apr�s la chute de Napol�on, certains personnages puissants � Milan firent assommer dans les rues le comte Prina, ancien ministre du roi d'Italie, et homme du premier m�rite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tu� � coups de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un pr�tre, confesseur du marquis del Dongo, e�t pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l'�glise de San Giovanni, devant laquelle on tra�nait le malheureux ministre, qui m�me un instant fut abandonn� dans le ruisseau, au milieu de la rue mais il refusa d'ouvrir sa grille avec d�rision, et, six mois apr�s, le marquis eut le bonheur de lui faire obtenir un bel avancement. 
 
Il ex�crait le comte Pietranera, son beau-fr�re, lequel, n'ayant pas cinquante louis de rente, osait �tre assez content, s'avisait de se montrer fid�le � ce qu'il avait aim� toute sa vie, et avait l'insolence de pr�ner cet esprit de justice sans acception de personnes, que le marquis appelait un jacobinisme inf�me. Le comte avait refus� de prendre du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois apr�s la mort de Prina, les m�mes personnages qui avaient pay� les assassins obtinrent que le g�n�ral Pietranera serait jet� en prison. Sur quoi la comtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste pour aller � Vienne dire la v�rit� � l'Empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l'un d'eux, cousin de madame Pietranera, vint lui apporter � minuit, une heure avant son d�part pour Vienne, l'ordre de mettre en libert� son mari. Le lendemain, le g�n�ral autrichien fit appeler le comte Pietranera, le re�ut avec toute la distinction possible, et l'assura que sa pension de retraite ne tarderait pas � �tre liquid�e sur le pied le plus avantageux. Le brave g�n�ral Bubna, homme d'esprit et de coeur, avait l'air tout honteux de l'assassinat de Prina et de la prison du comte. 
 
Apr�s cette bourrasque, conjur�e par le caract�re ferme de la comtesse, les deux �poux v�curent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, gr�ce � la recommandation du g�n�ral Bubna, ne se fit pas attendre. 
 
Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait beaucoup d'amiti� pour un jeune homme fort riche, lequel �tait aussi ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre � leur disposition le plus bel attelage de chevaux anglais qui f�t alors � Milan, sa loge au th��tre de la Scala, et son ch�teau � la campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son �me �tait g�n�reuse, il s'emportait facilement, et alors se permettait d'�tranges propos. Un jour qu'il �tait � la chasse avec des jeunes gens, l'un d'eux, qui avait servi sous d'autres drapeaux que lui, se mit � faire des plaisanteries sur la bravoure des soldats de la r�publique cisalpine; le comte lui donna un soufflet, l'on se battit aussit�t, et le comte, qui �tait seul de son bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tu�. On parla beaucoup de cette esp�ce de duel, et les personnes qui s'y �taient trouv�es prirent le parti d'aller voyager en Suisse. 
 
Ce courage ridicule qu'on appelle r�signation, le courage d'un sot qui se laisse prendre sans mot dire n'�tait point � l'usage de la comtesse. Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, pr�t aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera. 
 
Limercati trouva ce projet d'un ridicule achev� et la comtesse s'aper�ut que chez elle le m�pris avait tu� l'amour. Elle redoubla d'attention pour Limercati; elle voulait r�veiller son amour, et ensuite le planter l� et le mettre au d�sespoir. Pour rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu'� Milan, pays fort �loign� du n�tre, on est encore au d�sespoir par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de deuil �clipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pav�, et l'un d'eux, le comte N..., qui, de tout temps, avait dit qu'il trouvait le m�rite de Limercati un peu lourd, un peu empes� pour une femme d'autant d'esprit devint amoureux fou de la comtesse. Elle �crivit � Limercati: 
 
�Voulez-vous agir une fois en homme d'esprit? 
 
�Figurez-vous que vous ne m'avez jamais connue. 
 
�Je suis, avec un peu de m�pris peut-�tre, votre tr�s humble servante, 
 
�GINA PIETRANERA � 
 
A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses ch�teaux; son amour s'exalta, il devint fou, et parla de se br�ler la cervelle, chose inusit�e dans les pays � enfer. D�s le lendemain de son arriv�e � la campagne, il avait �crit � la comtesse pour lui offrir sa main et ses deux cent mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non d�cachet�e par le groom du comte N... Sur quoi Limercati a pass� trois ans dans ses terres, revenant tous les deux mois � Milan, mais sans avoir jamais le courage d'y rester, et ennuyant tous ses amis de son amour passionn� pour la comtesse, et du r�cit circonstanci� des bont�s que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait qu'avec le comte N... elle se perdait, et qu'une telle liaison la d�shonorait. 
 
Le fait est que la comtesse n'avait aucune sorte d'amour pour le comte N..., et c'est ce qu'elle lui d�clara quand elle fut tout � fait s�re du d�sespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l'usage, la pria de ne point divulguer la triste v�rit� dont elle lui faisait confidence: -- Si vous avez l'extr�me indulgence, ajouta-t-il, de continuer � me recevoir avec toutes les distinctions ext�rieures accord�es � l'amant r�gnant, je trouverai peut-�tre une place convenable. 
 
Apr�s cette d�claration h�ro�que la comtesse ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle �tait accoutum�e � la vie la plus �l�gante: elle eut � r�soudre ce probl�me difficile ou pour mieux dire impossible: vivre � Milan avec une pension de quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres � un cinqui�me �tage, renvoya tous ses gens et jusqu'� sa femme de chambre remplac�e par une pauvre vieille faisant des m�nages. Ce sacrifice �tait dans le fait moins h�ro�que et moins p�nible qu'il ne nous semble; � Milan la pauvret� n'est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux �mes effray�es comme le pire des maux. Apr�s quelques mois de cette pauvret� noble, assi�g�e par les lettres continuelles de Limercati, et m�me du comte N... qui lui aussi voulait �pouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d'une avarice ex�crable, vint � penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la mis�re de sa soeur. Quoi! une del Dongo �tre r�duite � vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont il avait tant � se plaindre, accorde aux veuves de ses g�n�raux! 
 
Il lui �crivit qu'un appartement et un traitement dignes de sa soeur l'attendaient au ch�teau de Grianta. L'�me mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l'id�e de ce nouveau genre de vie; il y avait vingt ans qu'elle n'avait pas habit� ce ch�teau v�n�rable s'�levant majestueusement au milieu des vieux ch�taigniers plant�s du temps des Sforce. L�, se disait-elle, je trouverai le repos, et, � mon �ge, n'est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arriv�e au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime o� je suis n�e, m'attend enfin une vie heureuse et paisible. 
 
Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a de s�r c'est que cette �me passionn�e, qui venait de refuser si lestement l'offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au ch�teau de Grianta. Ses deux ni�ces �taient folles de joie.-- Tu m'as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l'embrassant; la veille de ton arriv�e, j'avais cent ans. La comtesse se mit � revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si c�l�br�s par les voyageurs: la villa Melzi de l'autre c�t� du lac, vis-�-vis le ch�teau, et qui lui sert de point de vue, au-dessus le bois sacr� des Sfondrata, et le hardi promontoire qui s�pare les deux branches du lac, celle de C�me, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de s�v�rit�: aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renomm� du monde, la baie de Naples, �gale, mais ne surpasse point. C'�tait avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa premi�re jeunesse et les comparait � ses sensations actuelles. Le lac de C�me, se disait-elle, n'est point environn�, comme le lac de Gen�ve, de grandes pi�ces de terre bien closes et cultiv�es selon les meilleures m�thodes, choses qui rappellent l'argent et la sp�culation. Ici de tous c�t�s je vois des collines d'in�gales hauteurs couvertes de bouquets d'arbres plant�s par le hasard, et que la main de l'homme n'a point encore g�t�s et forc�s � rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se pr�cipitant vers le lac par des pentes si singuli�res, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situ�s � mi-c�te sont cach�s par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s'�l�ve l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps � autre les bouquets de ch�taigniers et de cerisiers sauvages, l'oeil satisfait y voit cro�tre des plantes plus vigoureuses et plus heureuses l� qu'ailleurs. Par-del� ces collines, dont le fa�te offre des ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil �tonn� aper�oit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur aust�rit� s�v�re lui rappelle des malheurs de la vie ce qu'il en faut pour accro�tre la volupt� pr�sente. L'imagination est touch�e par le son lointain de la cloche de quelque petit village cach� sous les arbres: ces sons port�s sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce m�lancolie et de r�signation, et semblent dire � l'homme: La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se pr�sente, h�te-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au monde, rendit � la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d'ann�es sans revoir le lac. Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait r�fugi�? Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle orn�rent de leurs mains, car on manquait d'argent pour tout, au milieu de l'�tat de maison le plus splendide; depuis sa disgr�ce le marquis del Dongo avait redoubl� de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, pr�s de la fameuse all�e de platanes, � c�t� de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait � quatre-vingt mille francs. A l'extr�mit� de la digue on voyait s'�lever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle b�tie tout enti�re en blocs de granit �normes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur � la mode de Milan, lui b�tissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient repr�senter les belles actions de ses anc�tres. 
 
Le fr�re a�n� de Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l'eau sur ses cheveux poudr�s, et avait tous les jours quelque nouvelle niche � lancer � sa gravit�. Enfin il d�livra de l'aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n'osait rire en sa pr�sence. On pensait qu'il �tait l'espion du marquis son p�re, et il fallait m�nager ce despote s�v�re et toujours furieux depuis sa d�mission forc�e. 
 
Ascagne jura de se venger de Fabrice. 
 
Il y eut une temp�te o� l'on courut des dangers; quoiqu'on e�t infiniment peu d'argent, on paya g�n�reusement les deux bateliers pour qu'ils ne dissent rien au marquis, qui d�j� t�moignait beaucoup d'humeur de ce qu'on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde temp�te; elles sont terribles et impr�vues sur ce beau lac: des rafales de vent sortent � l'improviste de deux gorges de montagnes plac�es dans des directions oppos�es et luttent sur les eaux. La comtesse voulut d�barquer au milieu de l'ouragan et des coups de tonnerre; elle pr�tendait que, plac�e sur un rocher isol� au milieu du lac, et grand comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assi�g�e de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en sautant de la barque, elle tomba dans l'eau. Fabrice se jeta apr�s elle pour la sauver, et tous deux furent entra�n�s assez loin. Sans doute il n'est pas beau de se noyer, mais l'ennui, tout �tonn�, �tait banni du ch�teau f�odal. La comtesse s'�tait passionn�e pour le caract�re primitif et pour l'astrologie de l'abb� Blan�s. Le peu d'argent qui lui restait apr�s l'acquisition de la barque avait �t� employ� � acheter un petit t�lescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses ni�ces et Fabrice, elle allait s'�tablir sur la plate-forme d'une des tours gothiques du ch�teau. Fabrice �tait le savant de la troupe, et l'on passait l� plusieurs heures fort gaiement, loin des espions. 
 
Il faut avouer qu'il y avait des journ�es o� la comtesse n'adressait la parole � personne; on la voyait se promener sous les hauts ch�taigniers, plong�e dans de sombres r�veries; elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir parfois l'ennui qu'il y a � ne pas �changer ses id�es. Mais le lendemain elle riait comme la veille: c'�taient les dol�ances de la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette �me naturellement si agissante. 
 
-- Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste ch�teau! s'�criait la marquise. 
 
Avant l'arriv�e de la comtesse, elle n'avait pas m�me le courage d'avoir de ces regrets. 
 
L'on v�cut ainsi pendant l'hiver de 1814 � 1815. Deux fois, malgr� sa pauvret�, la comtesse vint passer quelques jours � Milan; il s'agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donn� au th��tre de la Scala, et le marquis ne d�fendait point � sa femme d'accompagner sa belle-soeur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c'�tait la pauvre veuve du g�n�ral cisalpin qui pr�tait quelques sequins � la richissime marquise del Dongo. Ces parties �taient charmantes; on invitait � d�ner de vieux amis, et l'on se consolait en riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaiet� italienne, pleine de brio et d'impr�vu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils a�n� r�pandaient autour d'eux � Grianta. Fabrice � peine �g� de seize ans, repr�sentait fort bien le chef de la maison. 
 
Le 7 mars 1815, les dames �taient de retour, depuis l'avant-veille, d'un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle all�e de platanes r�cemment prolong�e sur l'extr�me bord du lac. Une barque parut, venant du c�t� de C�me, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napol�on venait de d�barquer au golfe de Juan. L'Europe eut la bonhomie d'�tre surprise de cet �v�nement, qui ne surprit point le marquis del Dongo; il �crivit � son souverain une lettre pleine d'effusion de coeur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui r�p�tait que ses ministres �taient des jacobins d'accord avec les meneurs de Paris. 
 
Le 8 mars, � six heures du matin, le marquis, rev�tu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils a�n�, le brouillon d'une troisi�me d�p�che politique; il s'occupait avec gravit� � la transcrire de sa belle �criture soign�e, sur du papier portant en filigrane l'effigie du souverain. Au m�me instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse Pietranera. 
 
-- Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l'Empereur, qui est aussi roi d'Italie; il avait tant d'amiti� pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, � Menagio, mon ami Vasi, le marchand de barom�tres, m'a donn� son passeport; maintenant donne-moi quelques napol�ons, car je n'en ai que deux � moi; mais s'il le faut, j'irai � pied. 
 
La comtesse pleurait de joie et d'angoisse.-- Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette id�e te soit venue! s'�criait-elle en saisissant les mains de Fabrice. 
 
Elle se leva et alla prendre dans l'armoire au linge, o� elle �tait soigneusement cach�e, une petite bourse orn�e de perles; c'�tait tout ce qu'elle poss�dait au monde. 
 
-- Prends, dit-elle � Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il � ta malheureuse m�re et � moi, si tu nous manques? Quant au succ�s de Napol�on, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire p�rir. N'as-tu pas entendu, il y a huit jours, � Milan, l'histoire des vingt-trois projets d'assassinat tous si bien combin�s et auxquels il n'�chappa que par miracle? et alors il �tait tout-puissant. Et tu as vu que ce n'est pas la volont� de le perdre qui manque � nos ennemis; la France n'�tait plus rien depuis son d�part. 
 
C'�tait avec l'accent de l'�motion la plus vive que la comtesse parlait � Fabrice des futures destin�es de Napol�on. -- En te permettant d'aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j'ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouill�rent, il r�pandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa r�solution de partir ne fut pas un instant �branl�e. Il expliquait avec effusion � cette amie si ch�re toutes les raisons qui le d�terminaient, et que nous prenons la libert� de trouver bien plaisantes. 
 
-- Hier soir, il �tait six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l'all�e de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. L�, pour la premi�re fois, j'ai remarqu� au loin le bateau qui venait de C�me, porteur d'une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer � l'Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout � coup j'ai �t� saisi d'une �motion profonde. Le bateau a pris terre, l'agent a parl� bas � mon p�re, qui a chang� de couleur, et nous a pris � part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux �taient inond�s. Tout � coup, � une hauteur immense et � ma droite j'ai vu un aigle, l'oiseau de Napol�on; il volait majestueusement se dirigeant vers la Suisse, et par cons�quent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit � l'instant, je traverserai la Suisse avec la rapidit� de l'aigle, et j'irai offrir � ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l'instant, quand je voyais encore l'aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette id�e vient d'en haut, c'est qu'au m�me moment, sans discuter, j'ai pris ma r�solution et j'ai vu les moyens d'ex�cuter ce voyage. En un clin d'oeil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont �t� comme enlev�es par un souffle divin. J'ai vu cette grande image de l'Italie se relever de la fange o� les Allemands la retiennent plong�e [ C'est un personnage passionn� qui parle, il traduit en prose quelques vers du c�l�bre Monti. ]; elle �tendait ses bras meurtris et encore � demi charg�s de cha�nes vers son roi et son lib�rateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette m�re malheureuse, je partirai, j'irai mourir ou vaincre avec cet homme marqu� par le destin, et qui voulut nous laver du m�pris que nous jettent m�me les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l'Europe. 
 
-- Tu sais, ajouta-t-il � voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d'o� jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma m�re, l'hiver de ma naissance, planta elle-m�me au bord de la grande fontaine dans notre for�t, � deux lieues d'ici: avant de rien faire, j'ai voulu l'aller visiter. Le printemps n'est pas trop avanc�, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l'�tat de torpeur o� je languis dans ce triste et froid ch�teau. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une v�ritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l'hiver est pour mon arbre. 
 
Le croirais-tu, Gina? hier soir � sept heures et demie j'arrivais � mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles d�j� assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J'ai b�ch� la terre avec respect � l'entour de l'arbre ch�ri. Aussit�t, rempli d'un transport nouveau, j'ai travers� la montagne; je suis arriv� � Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait vol�, il �tait d�j� une heure du matin quand je me suis vu � la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le r�veiller; mais il �tait debout avec trois de ses amis. A mon premier mot: �Tu vas rejoindre Napol�on! � s'est-il �cri�, et il m'a saut� au cou. Les autres aussi m'ont embrass� avec transport. �Pourquoi suis-je mari�! � disait l'un d'eux. 
 
Madame Pietranera �tait devenue pensive; elle crut devoir pr�senter quelques objections. Si Fabrice e�t eu la moindre exp�rience, il e�t bien vu que la comtesse elle-m�me ne croyait pas aux bonnes raisons qu'elle se h�tait de lui donner. Mais, � d�faut d'exp�rience, il avait de la r�solution; il ne daigna pas m�me �couter ces raisons. La comtesse se r�duisit bient�t � obtenir de lui que du moins il f�t part de son projet � sa m�re. 
 
-- Elle le dira � mes soeurs, et ces femmes me trahiront � leur insu! s'�cria Fabrice avec une sorte de hauteur h�ro�que. 
 
-- Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous d�plairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les �mes prosa�ques. 
 
La marquise fondit en larmes en apprenant l'�trange projet de son fils; elle n'en sentait pas l'h�ro�sme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, except� les murs d'une prison, ne pourrait l'emp�cher de partir elle lui remit le peu d'argent qu'elle poss�dait; puis elle se souvint qu'elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-�tre dix mille francs, que le marquis lui avait confi�s pour les faire monter � Milan. Les soeurs de Fabrice entr�rent chez leur m�re tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l'habit de voyage de notre h�ros; il rendait � ces pauvres femmes leurs ch�tifs napol�ons. Ses soeurs furent tellement enthousiasm�es de son projet, elles l'embrassaient avec une joie si bruyante qu'il prit � la main quelques diamants qui restaient encore � cacher, et voulut partir sur-le-champ. 
 
-- Vous me trahiriez � votre insu, dit-il � ses soeurs. Puisque j'ai tant d'argent, il est inutile d'emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui �taient si ch�res, et partit � l'instant m�me sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d'�tre poursuivi par des gens � cheval, que le soir m�me il entrait � Lugano. Gr�ce � Dieu, il �tait dans une ville suisse, et ne craignait plus d'�tre violent� sur la route solitaire par des gendarmes pay�s par son p�re. De ce lieu, il lui �crivit une belle lettre, faiblesse d'enfant qui donna de la consistance � la col�re du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L'Empereur �tait � Paris. L� commenc�rent les malheurs de Fabrice; il �tait parti dans la ferme intention de parler � l'Empereur: jamais il ne lui �tait venu � l'esprit que ce f�t chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eug�ne et e�t pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du ch�teau des Tuileries assister aux revues pass�es par Napol�on; mais jamais il ne put approcher de l'Empereur. Notre h�ros croyait tous les Fran�ais profond�ment �mus comme lui de l'extr�me danger que courait la patrie. A la table de l'h�tel o� il �tait descendu, il ne fit point myst�re de ses projets et de son d�vouement; il trouva des jeunes gens d'une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manqu�rent pas de lui voler tout l'argent qu'il poss�dait. Heureusement, par pure modestie, il n'avait pas parl� des diamants donn�s par sa m�re. Le matin o�, � la suite d'une orgie, il se trouva d�cid�ment vol�, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son m�pris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l'arm�e. Il ne savait rien, sinon qu'elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arriv� sur la fronti�re, qu'il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occup� � se chauffer devant une bonne chemin�e, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que p�t lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se m�ler imprudemment aux bivouacs de l'extr�me fronti�re, sur la route de Belgique. A peine fut-il arriv� au premier bataillon plac� � c�t� de la route, que les soldats se mirent � regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n'avait rien qui rappel�t l'uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s'approcha d'un feu, et demanda l'hospitalit� en payant. Les soldats se regard�rent �tonn�s surtout de l'id�e de payer, et lui accord�rent avec bont� une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure apr�s, l'adjudant du r�giment passant � port�e du bivouac, les soldats all�rent lui raconter l'arriv�e de cet �tranger parlant mal fran�ais. L'adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l'Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, �tabli dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s'approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l'adjudant sous-officier, qu'aussit�t il changea de pens�e, et se mit � interroger aussi le domestique. Celui- ci, ancien soldat, devinant d'abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu'avait son ma�tre, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussit�t un soldat appel� par l'adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d'un air s�v�re, l'adjudant ordonna � Fabrice de le suivre sans r�pliquer. 
 
Apr�s lui avoir fait faire une bonne lieue, � pied, dans l'obscurit� rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts �clairaient l'horizon, l'adjudant remit Fabrice � un officier de gendarmerie qui, d'un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de barom�tres portant sa marchandise. 
 
-- Sont-ils b�tes, s'�cria l'officier, c'est aussi trop fort! 
 
Il fit des questions � notre h�ros qui parla de l'Empereur et de la libert� dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l'officier de gendarmerie fut saisi d'un rire fou. 
 
-- Parbleu! tu n'es pas trop adroit! s'�cria-t-il. Il est un peu fort de caf� que l'on ose nous exp�dier des blancs-becs de ton esp�ce! Et quoi que p�t dire Fabrice, qui se tuait � expliquer qu'en effet il n'�tait pas marchand de barom�tres, l'officier l'envoya � la prison de B..., petite ville du voisinage o� notre h�ros arriva sur les trois heures du matin, outr� de fureur et mort de fatigue. 
 
Fabrice, d'abord �tonn�, puis furieux, ne comprenant absolument rien � ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journ�es dans cette mis�rable prison; il �crivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c'�tait la femme du ge�lier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n'avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli gar�on, et que d'ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir �couter les dol�ances du prisonnier; elle avait dit � son mari que le blanc-bec avait de l'argent, sur quoi le prudent ge�lier lui avait donn� carte blanche. Elle usa de la permission et re�ut quelques napol�ons d'or, car l'adjudant n'avait enlev� que les chevaux, et l'officier de gendarmerie n'avait rien confisqu� du tout. Une apr�s-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez �loign�e. On se battait donc enfin! son coeur bondissait d'impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s'op�rait, trois divisions traversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme du ge�lier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis lui prenant les mains: 
 
-- Faites-moi sortir d'ici, je jurerai sur l'honneur de revenir dans la prison d�s qu'on aura cess� de se battre. 
 
-- Balivernes que tout cela! As-tu du quibus ? Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot quibus. La ge�li�re, voyant ce mouvement, jugea que les eaux �taient basses, et, au lieu de parler de napol�ons d'or comme elle l'avait r�solu, elle ne parla plus que de francs. 
 
-- Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napol�on sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son r�giment doit filer dans la journ�e, il acceptera. 
 
Le march� fut bient�t conclu. La ge�li�re consentit m�me � cacher Fabrice dans sa chambre d'o� il pourrait plus facilement s'�vader le lendemain matin. 
 
Le lendemain, avant l'aube, cette femme tout attendrie dit � Fabrice: 
 
-- Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain m�tier: crois-moi, n'y reviens plus. 
 
-- Mais quoi! r�p�tait Fabrice, il est donc criminel de vouloir d�fendre la patrie? 
 
-- Suffit. Rappelle-toi toujours que je t'ai sauv� la vie; ton cas �tait net, tu aurais �t� fusill�, mais ne le dis � personne, car tu nous ferais perdre notre place � mon mari et � moi; surtout ne r�p�te jamais ton mauvais conte d'un gentilhomme de Milan d�guis� en marchand de barom�tres, c'est trop b�te. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d'un hussard mort avant-hier dans la prison: n'ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un mar�chal des logis ou un officier t'interroge de fa�on � te forcer de r�pondre, dis que tu es rest� malade chez un paysan qui t'a recueilli par charit� comme tu tremblais la fi�vre dans un foss� de la route. Si l'on n'est pas satisfait de cette r�ponse, ajoute que tu vas rejoindre ton r�giment. On t'arr�tera peut-�tre � cause de ton accent: alors dis que tu es n� en Pi�mont, que tu es un conscrit rest� en France l'ann�e pass�e, etc., etc. 
 
Pour la premi�re fois, apr�s trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la ge�li�re, qui, ce matin-l�, �tait fort tendre, et enfin tandis qu'arm�e d'une aiguille elle r�tr�cissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement � cette femme �tonn�e. Elle y crut un instant; il avait l'air si na�f, et il �tait si joli habill� en hussard! 
 
-- Puisque tu as tant de bonne volont� pour te battre, lui dit-elle enfin � demi persuad�e, il fallait donc en arrivant � Paris t'engager dans un r�giment. En payant � boire � un mar�chal des logis, ton affaire �tait faite! La ge�li�re ajouta beaucoup de bons avis pour l'avenir, et enfin, � la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, apr�s lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu'il p�t arriver. D�s que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l'habit et la feuille de route d'un hussard mort en prison, o� l'avait conduit, dit-on, le vol d'une vache et de quelques couverts d'argent! j'ai pour ainsi dire succ�d� � son �tre... et cela sans le vouloir ni le pr�voir en aucune mani�re! Gare la prison!... Le pr�sage est clair, j'aurai beaucoup � souffrir de la prison! 
 
Il n'y avait pas une heure que Fabrice avait quitt� sa bienfaitrice, lorsque la pluie commen�a � tomber avec une telle force qu'� peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrass� par des bottes grossi�res qui n'�taient pas faites pour lui. Il fit rencontre d'un paysan mont� sur un m�chant cheval, il acheta le cheval en s'expliquant par signes; la ge�li�re lui avait recommand� de parler le moins possible, � cause de son accent. 
 
Ce jour-l� l'arm�e, qui venait de gagner la bataille de Ligny, �tait en pleine marche sur Bruxelles; on �tait � la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie � verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout � fait les affreux moments de d�sespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu'� la nuit tr�s avanc�e, et comme il commen�ait � avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort �loign�e de la route. Ce paysan pleurait et pr�tendait qu'on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un �cu, et il trouva de l'avoine. Mon cheval n'est pas beau, se dit Fabrice; mais qu'importe, il pourrait bien se trouver du go�t de quelque adjudant, et il alla coucher � l'�curie � ses c�t�s. Une heure avant le jour, le lendemain, Fabrice �tait sur la route, et, � force de caresses, il �tait parvenu � faire prendre le trot � son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade: c'�taient les pr�liminaires de Waterloo. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre III. 
 
Fabrice trouva bient�t des vivandi�res, et l'extr�me reconnaissance qu'il avait pour la ge�li�re de B*; le porta � leur adresser la parole: il demanda � l'une d'elles o� �tait le 4e r�giment de hussards, auquel il appartenait. 
 
-- Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la cantini�re touch�e par la p�leur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n'as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd'hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais l�cher ta balle tout comme un autre. 
 
Ce conseil d�plut � Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantini�re. De temps � autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les emp�chait de s'entendre, car Fabrice �tait tellement hors de lui d'enthousiasme et de bonheur, qu'il avait renou� la conversation. Chaque mot de la cantini�re redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l'exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire � cette femme qui semblait si bonne. Elle �tait fort �tonn�e et ne comprenait rien du tout � ce que lui racontait ce beau jeune soldat. 
 
-- Je vois le fin mot, s'�cria-t-elle enfin d'un air de triomphe: vous �tes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e de hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l'uniforme que vous portez, et vous courez apr�s elle. Vrai, comme Dieu est l�-haut, vous n'avez jamais �t� soldat; mais, comme un brave gar�on que vous �tes, puisque votre r�giment est au feu, vous voulez y para�tre, et ne pas passer pour un capon. 
 
Fabrice convint de tout: c'�tait le seul moyen qu'il e�t de recevoir de bons conseils. J'ignore toutes les fa�ons d'agir de ces Fran�ais, se disait-il, et, si je ne suis pas guid� par quelqu'un, je parviendrai encore � me faire jeter en prison, et l'on me volera mon cheval. 
 
-- D'abord, mon petit, lui dit la cantini�re, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n'as pas vingt et un ans: c'est tout le bout du monde si tu en as dix-sept. 
 
C'�tait la v�rit�, et Fabrice l'avoua de bonne gr�ce. 
 
-- Ainsi, tu n'es pas m�me conscrit; c'est uniquement � cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n'est pas d�go�t�e. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu'elle t'a remis, il faut primo que tu ach�tes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d'un peu pr�s; c'est l� un cheval de paysan qui te fera tuer d�s que tu seras en ligne. Cette fum�e blanche, que tu vois l�-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, pr�pare-toi � avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps. 
 
Fabrice suivit ce conseil, et, pr�sentant un napol�on � la vivandi�re, la pria de se payer. 
 
-- C'est piti� de le voir! s'�cria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement d�penser son argent! Tu m�riterais bien qu'apr�s avoir empoign� ton napol�on je fisse prendre son grand trot � Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant d�taler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voil� dix-huit francs cinquante centimes, et ton d�jeuner te co�te trente sous. Maintenant, nous allons bient�t avoir des chevaux � revendre. Si la b�te est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon. 
 
Le d�jeuner fini, la vivandi�re, qui p�rorait toujours, fut interrompue par une femme qui s'avan�ait � travers champs, et qui passa sur la route. 
 
-- Hol�, h�! lui cria cette femme; hol�! Margot! ton 6e l�ger est sur la droite. 
 
-- Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandi�re � notre h�ros; mais en v�rit� tu me fais piti�; j'ai de l'amiti� pour toi, sacr�di�! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t'en au 6e l�ger avec moi. 
 
-- Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis r�solu d'aller l�-bas vers cette fum�e blanche. 
 
-- Regarde comme ton cheval remue les oreilles! D�s qu'il sera l�-bas, quelque peu de vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra � galoper, et Dieu sait o� il te m�nera. Veux-tu m'en croire? D�s que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi � c�t� des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement d�chirer une cartouche. 
 
Fabrice, fort piqu�, avoua cependant � sa nouvelle amie qu'elle avait devin� juste. 
 
-- Pauvre petit! il va �tre tu� tout de suite; vrai comme Dieu! �a ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantini�re d'un air d'autorit�. 
 
-- Mais je veux me battre. 
 
-- Tu te battras aussi; va, le 6e l�ger est un fameux, et aujourd'hui il y en a pour tout le monde. 
 
-- Mais serons-nous bient�t � votre r�giment? 
 
-- Dans un quart d'heure tout au plus. 
 
Recommand� par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n'attendait pas l'autre. C'est comme un chapelet, dit Fabrice. 
 
-- On commence � distinguer les feux de peloton, dit la vivandi�re en donnant un coup de fouet � son petit cheval qui semblait tout anim� par le feu. 
 
La cantini�re tourna � droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d'y rester: Fabrice poussa � la roue. Son cheval tomba deux fois; bient�t le chemin, moins rempli d'eau, ne fut plus qu'un sentier au milieu du gazon. Fabrice n'avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s'arr�ta tout court: c'�tait un cadavre, pos� en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier. 
 
La figure de Fabrice, tr�s p�le naturellement, prit une teinte verte fort prononc�e: la cantini�re, apr�s avoir regard� le mort, dit, comme se parlant � elle-m�me: Ca n'est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre h�ros, elle �clata de rire. 
 
-- Ha! ha! mon petit! s'�cria-t-elle, en voil� du nanan! Fabrice restait glac�. Ce qui le frappait surtout c'�tait la salet� des pieds de ce cadavre qui d�j� �tait d�pouill� de ses souliers, et auquel on n'avait laiss� qu'un mauvais pantalon tout souill� de sang. 
 
-- Approche, lui dit la cantini�re; descends de cheval; il faut que tu t'y accoutumes; tiens, s'�cria-t-elle, il en a eu par la t�te. 
 
Une balle, entr�e � c�t� du nez, �tait sortie par la tempe oppos�e, et d�figurait ce cadavre d'une fa�on hideuse; il �tait rest� avec un oeil ouvert. 
 
-- Descends donc de cheval, petit, dit la cantini�re, et donne-lui une poign�e de main pour voir s'il te la rendra. 
 
Sans h�siter, quoique pr�t � rendre l'�me de d�go�t, Fabrice se jeta � bas de cheval et prit la main du cadavre qu'il secoua ferme; puis il resta comme an�anti; il sentait qu'il n'avait pas la force de remonter � cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c'�tait cet oeil ouvert. 
 
La vivandi�re va me croire un l�che, se disait-il avec amertume; mais il sentait l'impossibilit� de faire un mouvement: il serait tomb�. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout � fait. La vivandi�re s'en aper�ut, sauta lestement � bas de sa petite voiture, et lui pr�senta, sans mot dire, un verre d'eau-de-vie qu'il avala d'un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandi�re le regardait de temps � autre du coin de l'oeil. 
 
-- Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd'hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu'il faut que tu apprennes le m�tier de soldat. 
 
-- Au contraire, je veux me battre tout de suite, s'�cria notre h�ros d'un air sombre, qui sembla de bon augure � la vivandi�re. Le bruit du canon redoublait et semblait s'approcher. Les coups commen�aient � former comme une basse continue; un coup n'�tait s�par� du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d'un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton. 
 
Dans ce moment la route s'enfon�ait au milieu d'un bouquet de bois; la vivandi�re vit trois ou quatre soldats des n�tres qui venaient � elle courant � toutes jambes; elle sauta lestement � bas de sa voiture et courut se cacher � quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui �tait rest� au lieu o� l'on venait d'arracher un grand arbre. Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un l�che! Il s'arr�ta aupr�s de la petite voiture abandonn�e par la cantini�re et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention � lui et pass�rent en courant le long du bois, � gauche de la route. 
 
-- Ce sont des n�tres, dit tranquillement la vivandi�re en revenant tout essouffl�e vers sa petite voiture... Si ton cheval �tait capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu'au bout du bois, vois s'il y a quelqu'un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche � un peuplier, l'effeuilla et se mit � battre son cheval � tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint � son petit trot accoutum�. La vivandi�re avait mis son cheval au galop:-- Arr�te-toi, donc, arr�te! criait-elle � Fabrice. Bient�t tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les c�t�s, � droite, � gauche, derri�re. Et comme le bouquet de bois d'o� ils sortaient occupait un tertre �lev� de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aper�urent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n'y avait personne dans le pr� au-del� du bois. Ce pr� �tait bord�, � mille pas de distance, par une longue rang�e de saules, tr�s touffus; au-dessus des saules paraissait une fum�e blanche qui quelquefois s'�levait dans le ciel en tournoyant. 
 
-- Si je savais seulement o� est le r�giment! disait la cantini�re embarrass�e. Il ne faut pas traverser ce grand pr� tout droit. A propos, toi, dit-elle � Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t'amuser � le sabrer. 
 
Ace moment, la cantini�re aper�ut les quatre soldats dont nous venons de parler, ils d�bouchaient du bois dans la plaine � gauche de la route. L'un d'eux �tait � cheval. 
 
-- Voil� ton affaire, dit-elle � Fabrice. Hol�! ho! cria-t-elle � celui qui �tait � cheval, viens donc ici boire le verre d'eau-de-vie; les soldats s'approch�rent. 
 
-- O� est le 6e l�ger? cria-t-elle. 
 
-- L�-bas, � cinq minutes d'ici, en avant de ce canal qui est le long des saules; m�me que le colonel Macon vient d'�tre tu�. 
 
-- Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi? 
 
-- Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite m�re, un cheval d'officier que je vais vendre cinq napol�ons avant un quart d'heure. 
 
-- Donne-m'en un de tes napol�ons, dit la vivandi�re � Fabrice. Puis s'approchant du soldat � cheval: Descends vivement, lui dit-elle, voil� ton napol�on. 
 
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandi�re d�tachait le petit portemanteau qui �tait sur la rosse. 
 
-- Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c'est comme �a que vous laissez travailler une dame! 
 
Mais � peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu'il se mit � se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir. 
 
-- Bon signe! dit la vivandi�re, le monsieur n'est pas accoutum� au chatouillement du portemanteau. 
 
-- Un cheval de g�n�ral, s'�criait le soldat qui l'avait vendu, un cheval qui vaut dix napol�ons comme un liard! 
 
-- Voil� vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui e�t du mouvement. 
 
Ace moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu'il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de c�t� et d'autre comme ras�es par un coup de faux. 
 
-- Tiens, voil� le brutal qui s'avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs. Il pouvait �tre deux heures. 
 
Fabrice �tait encore dans l'enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu'une troupe de g�n�raux, suivis d'une vingtaine de hussards, travers�rent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il �tait arr�t�: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de t�te violents contre la bride qui le retenait. H� bien, soit! se dit Fabrice. 
 
Le cheval laiss� � lui-m�me partit ventre � terre et alla rejoindre l'escorte qui suivait les g�n�raux. Fabrice compta quatre chapeaux bord�s. Un quart d'heure apr�s, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu'un de ces g�n�raux �tait le c�l�bre mar�chal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre g�n�raux �tait le mar�chal Ney; il e�t donn� tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu'il ne fallait pas parler. L'escorte s'arr�ta pour passer un large foss� rempli d'eau par la pluie de la veille, il �tait bord� de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie � l'entr�e de laquelle Fabrice avait achet� le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied � terre; le bord du foss� �tait � pic et fort glissant, et l'eau se trouvait bien � trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au mar�chal Ney et � la gloire qu'� son cheval, lequel �tant fort anim�, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l'eau � une hauteur consid�rable. Un des g�n�raux fut enti�rement mouill� par la nappe d'eau, et s'�cria en jurant: Au diable la f... b�te! Fabrice se sentit profond�ment bless� de cette injure. Puis-je en demander raison? se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'�tait pas si gauche, il entreprit de faire monter � son cheval la rive oppos�e du foss�; mais elle �tait � pic et haute de cinq � six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de l'eau jusqu'� la t�te, et enfin trouva une sorte d'abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l'autre c�t� du canal. Il fut le premier homme de l'escorte qui y parut, il se mit � trotter fi�rement le long du bord: au fond du canal les hussards se d�menaient, assez embarrass�s de leur position; car en beaucoup d'endroits l'eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement �pouvantable. Un mar�chal des logis s'aper�ut de la manoeuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l'air si peu militaire. 
 
-- Remontez! il y a un abreuvoir � gauche! s'�cria-t-il, et peu � peu tous pass�rent. 
 
En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouv� les g�n�raux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut � peine s'il entendit le g�n�ral, par lui si bien mouill�, qui criait � son oreille: 
 
-- O� as-tu pris ce cheval? 
 
Fabrice �tait tellement troubl� qu'il r�pondit en italien: 
 
-- L'ho comprato poco fa. (Je viens de l'acheter � l'instant.) 
 
-- Que dis-tu? lui cria le g�n�ral. 
 
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui r�pondre. Nous avouerons que notre h�ros �tait fort peu h�ros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne; il �tait surtout scandalis� de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande pi�ce de terre labour�e, situ�e au-del� du canal, et ce champ �tait jonch� de cadavres. 
 
-- Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres �taient v�tus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient �videmment pour demander du secours, et personne ne s'arr�tait pour leur en donner. Notre h�ros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne m�t les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arr�ta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention � son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux bless�. 
 
-- Veux-tu bien t'arr�ter, blanc-bec! lui cria le mar�chal des logis. Fabrice s'aper�ut qu'il �tait � vingt pas sur la droite en avant des g�n�raux, et pr�cis�ment du c�t� o� ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger � la queue des autres hussards rest�s � quelques pas en arri�re, il vit le plus gros de ces g�n�raux qui parlait � son voisin, g�n�ral aussi, d'un air d'autorit� et presque de r�primande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosit�; et, malgr� le conseil de ne point parler, � lui donn� par son amie la ge�li�re, il arrangea une petite phrase bien fran�aise, bien correcte, et dit � son voisin: 
 
-- Quel est-il ce g�n�ral qui gourmande son voisin? 
 
-- Pardi, c'est le mar�chal! 
 
-- Quel mar�chal? 
 
-- Le mar�chal Ney, b�ta! Ah ��! o� as-tu servi jusqu'ici? 
 
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point � se f�cher de l'injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves. 
 
Tout � coup on partit au grand galop. Quelques instants apr�s, Fabrice vit, � vingt pas en avant, une terre labour�e qui �tait remu�e d'une fa�on singuli�re. Le fond des sillons �tait plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la cr�te de ces sillons, volait en petits fragments noirs lanc�s � trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pens�e se remit � songer � la gloire du mar�chal. Il entendit un cri sec aupr�s de lui: c'�taient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu'il les regarda, ils �taient d�j� � vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se d�battait sur la terre labour�e, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue. 
 
Ah! m'y voil� donc enfin au feu! se dit-il. J'ai vu le feu! se r�p�tait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait ventre � terre, et notre h�ros comprit que c'�taient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du c�t� d'o� venaient les boulets, il voyait la fum�e blanche de la batterie � une distance �norme, et, au milieu du ronflement �gal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des d�charges beaucoup plus voisines; il n'y comprenait rien du tout. 
 
Ace moment, les g�n�raux et l'escorte descendirent dans un petit chemin plein d'eau, qui �tait � cinq pieds en contre-bas. 
 
Le mar�chal s'arr�ta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout � son aise; il le trouva tr�s blond, avec une grosse t�te rouge. Nous n'avons point des figures comme celle-l� en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si p�le et qui ai des cheveux ch�tains, je ne serai comme �a, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire: Jamais je ne serai un h�ros. Il regarda les hussards; � l'exception d'un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l'escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la t�te vers l'ennemi. C'�taient des lignes fort �tendues d'hommes rouges; mais, ce qui l'�tonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui �taient des r�giments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contre-bas que le mar�chal et l'escorte s'�taient mis � suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fum�e emp�chait de rien distinguer du c�t� vers lequel on s'avan�ait; l'on voyait quelquefois des hommes au galop se d�tacher sur cette fum�e blanche. 
 
Tout � coup, du c�t� de l'ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre � terre. Ah! nous sommes attaqu�s, se dit-il; puis il vit deux de ces hommes parler au mar�chal. Un des g�n�raux de la suite de ce dernier partit au galop du c�t� de l'ennemi, suivi de deux hussards de l'escorte et des quatre hommes qui venaient d'arriver. Apr�s un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva � c�t� d'un mar�chal des logis qui avait l'air fort bon enfant. Il faut que je parle � celui-l�, se dit-il, peut-�tre ils cesseront de me regarder. Il m�dita longtemps. 
 
-- Monsieur, c'est la premi�re fois que j'assiste � la bataille, dit-il enfin au mar�chal des logis; mais ceci est-il une v�ritable bataille? 
 
-- Un peu. Mais vous, qui �tes-vous? 
 
-- Je suis le fr�re de la femme d'un capitaine. 
 
-- Et comment l'appelez-vous, ce capitaine? 
 
Notre h�ros fut terriblement embarrass�; il n'avait point pr�vu cette question. Par bonheur, le mar�chal et l'escorte repartaient au galop. Quel nom fran�ais dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du ma�tre d'h�tel o� il avait log� � Paris; il rapprocha son cheval de celui du mar�chal des logis, et lui cria de toutes ses forces: 
 
-- Le capitaine Meunier! L'autre, entendant mal � cause du roulement du canon, lui r�pondit:-- Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a �t� tu�. Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l'afflig�.-- Ah, mon Dieu! cria-t-il; et il prit une mine piteuse. On �tait sorti du chemin en contre-bas, on traversait un petit pr�, on allait ventre � terre, les boulets arrivaient de nouveau, le mar�chal se porta vers une division de cavalerie. L'escorte se trouvait au milieu de cadavres et de bless�s; mais ce spectacle ne faisait d�j� plus autant d'impression sur notre h�ros; il avait autre chose � penser. 
 
Pendant que l'escorte �tait arr�t�e, il aper�ut la petite voiture d'une cantini�re, et sa tendresse pour ce corps respectable l'emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre. 
 
-- Restez donc, s...! lui cria le mar�chal des logis. 
 
Que peut-il me faire ici? pensa Fabrice et il continua de galoper vers la cantini�re. En donnant de l'�peron � son cheval, il avait eu quelque espoir que c'�tait sa bonne cantini�re du matin; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propri�taire �tait tout autre, et notre h�ros lui trouva l'air fort m�chant. Comme il l'abordait, Fabrice l'entendit qui disait: Il �tait pourtant bien bel homme! Un fort vilain spectacle attendait l� le nouveau soldat; on coupait la cuisse � un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-vie. 
 
-- Comme tu y vas, gringalet! s'�cria la cantini�re. L'eau-de-vie lui donna une id�e: il faut que j'ach�te la bienveillance de mes camarades les hussards de l'escorte. 
 
-- Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il � la vivandi�re. 
 
-- Mais sais-tu, r�pondit-elle, que ce reste-l� co�te dix francs, un jour comme aujourd'hui? 
 
Comme il regagnait l'escorte au galop: 
 
-- Ah! tu nous rapportes la goutte! s'�cria le mar�chal des logis, c'est pour �a que tu d�sertais? Donne. 
 
La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l'air apr�s avoir bu. -- Merci, camarade! cria-t-il � Fabrice. Tous les yeux le regard�rent avec bienveillance. Ces regards �t�rent un poids de cent livres de dessus le coeur de Fabrice: c'�tait un de ces coeurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amiti� de ce qui les entoure. Enfin il n'�tait plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira profond�ment, puis d'une voix libre, il dit au mar�chal des logis: 
 
-- Et si le capitaine Teulier a �t� tu�, o� pourrais-je rejoindre ma soeur? Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier. 
 
-- C'est ce que vous saurez ce soir, lui r�pondit le mar�chal des logis. 
 
L'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice se sentait tout � fait enivr�; il avait bu trop d'eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort � propos d'un mot que r�p�tait le cocher de sa m�re: Quand on a lev� le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin. Le mar�chal s'arr�ta longtemps aupr�s de plusieurs corps de cavalerie qu'il fit charger; mais pendant une heure ou deux notre h�ros n'eut gu�re la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb. 
 
Tout � coup le mar�chal des logis cria � ses hommes: 
 
-- Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s...! Sur-le-champ l'escorte cria vive l'Empereur! � tue-t�te. On peut penser si notre h�ros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des g�n�raux qui galopaient, suivis, eux aussi, d'une escorte. Les longues crini�res pendantes que portaient � leurs casques les dragons de la suite l'emp�ch�rent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un champ de bataille, � cause de ces maudits verres d'eau-de-vie! Cette r�flexion le r�veilla tout � fait. 
 
On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire. 
 
-- C'est donc l'Empereur qui a pass� l�? dit-il � son voisin. 
 
Eh! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brod�. Comment ne l'avez-vous pas vu? lui r�pondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper apr�s l'escorte de l'Empereur et de s'y incorporer. Quel bonheur de faire r�ellement la guerre � la suite de ce h�ros! C'�tait pour cela qu'il �tait venu en France. J'en suis parfaitement le ma�tre, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour faire le service que je fais, que la volont� de mon cheval qui s'est mis � galoper pour suivre ces g�n�raux. 
 
Ce qui d�termina Fabrice � rester, c'est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine; il commen�ait � se croire l'ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amiti� des h�ros du Tasse et de l'Arioste. S'il se joignait � l'escorte de l'Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance � faire; peut-�tre m�me on lui ferait la mine car ces autres cavaliers �taient des dragons et lui portait l'uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le mar�chal. La fa�on dont on le regardait maintenant mit notre h�ros au comble du bonheur; il e�t fait tout au monde pour ses camarades; son �me et son esprit �taient dans les nues. Tout lui semblait avoir chang� de face depuis qu'il �tait avec des amis, il mourait d'envie de faire des questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la ge�li�re. Il remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'�tait plus avec le mar�chal Ney; le g�n�ral qu'ils suivaient �tait grand, mince, et avait la figure s�che et l'oeil terrible. 
 
Ce g�n�ral n'�tait autre que le comte d'A..., le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il e�t trouv� � voir Fabrice del Dongo. 
 
Il y avait d�j� longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l'action des boulets; on arriva derri�re un r�giment de cuirassiers, il entendit distinctement les bisca�ens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes. 
 
Le soleil �tait d�j� fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte, sortant d'un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labour�e. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout pr�s de lui: il tourna la t�te, quatre hommes �taient tomb�s avec leurs chevaux; le g�n�ral lui- m�me avait �t� renvers�, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jet�s par terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatri�me criait: Tirez-moi de dessous. Le mar�chal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied � terre pour secourir le g�n�ral qui, s'appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait � s'�loigner de son cheval qui se d�battait renvers� par terre et lan�ait des coups de pied furibonds. 
 
Le mar�chal des logis s'approcha de Fabrice. A ce moment notre h�ros entendit dire derri�re lui et tout pr�s de son oreille: C'est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds; on les �levait en m�me temps qu'on lui soutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu'� terre, o� il tomba assis. 
 
L'aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le g�n�ral, aid� par le mar�chal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit � courir apr�s eux en criant: Ladri! ladri! (voleurs! voleurs!). Il �tait plaisant de courir apr�s des voleurs au milieu d'un champ de bataille. 
 
L'escorte et le g�n�ral, comte d'A..., disparurent bient�t derri�re une rang�e de saules. Fabrice, ivre de col�re, arriva aussi � cette ligne de saules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu'il traversa. Puis, arriv� de l'autre c�t�, il se remit � jurer en apercevant de nouveau, mais � une tr�s grande distance, le g�n�ral et l'escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en fran�ais. D�sesp�r�, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du foss�, fatigu� et mourant de faim. Si son beau cheval lui e�t �t� enlev� par l'ennemi, il n'y e�t pas song�; mais se voir trahir et voler par ce mar�chal des logis qu'il aimait tant et par ces hussards qu'il regardait comme des fr�res! c'est ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler de tant d'infamie, et, le dos appuy� contre un saule, il se mit � pleurer � chaudes larmes. Il d�faisait un � un tous ses beaux r�ves d'amiti� chevaleresque et sublime, comme celle des h�ros de la J�rusalem d�livr�e. Voir arriver la mort n'�tait rien, entour� d'�mes h�ro�ques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entour� de vils fripons!!! Fabrice exag�rait comme tout homme indign�. Au bout d'un quart d'heure d'attendrissement, il remarqua que les boulets commen�aient � arriver jusqu'� la rang�e d'arbres � l'ombre desquels il m�ditait. Il se leva et chercha � s'orienter. Il regardait ces prairies bord�es par un large canal et la rang�e de saules touffus: il crut se reconna�tre. Il aper�ut un corps d'infanterie qui passait le foss� et entrait dans les prairies, � un quart de lieue en avant de lui. J'allais m'endormir, se dit-il; il s'agit de n'�tre pas prisonnier; et il se mit � marcher tr�s vite. En avan�ant il fut rassur�, il reconnut l'uniforme, les r�giments par lesquels il craignait d'�tre coup� �taient fran�ais. Il obliqua � droite pour les rejoindre. 
 
Apr�s la douleur morale d'avoir �t� si indignement trahi et vol�, il en �tait une autre qui, � chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extr�me qu'apr�s avoir march�, ou plut�t couru pendant dix minutes, il s'aper�ut que le corps d'infanterie, qui allait tr�s vite aussi, s'arr�tait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats. 
 
-- Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain? 
 
-- Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers! 
 
Ce mot dur et le ricanement g�n�ral qui le suivit accabl�rent Fabrice. La guerre n'�tait donc plus ce noble et commun �lan d'�mes amantes de la gloire qu'il s'�tait figur� d'apr�s les proclamations de Napol�on! Il s'assit, ou plut�t se laissa tomber sur le gazon; il devint tr�s p�le. Le soldat qui lui avait parl�, et qui s'�tait arr�t� � dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s'approcha et lui jeta un morceau de pain, puis, voyant qu'il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui �taient �loign�s de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber de fatigue et cherchait d�j� de l'oeil une place commode; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d'abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantini�re du matin! Elle accourut � lui et fut effray�e de sa mine. 
 
-- Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc bless�? et ton beau cheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, o� elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre h�ros, exc�d� de fatigue, s'endormit profond�ment. [ Para v. P. y E. 15 x. 38. ] 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre IV. 
 
Rien ne put le r�veiller, ni les coups de fusil tir�s fort pr�s de la petite charrette, ni le trot du cheval que la cantini�re fouettait � tour de bras. Le r�giment attaqu� � l'improviste par des nu�es de cavalerie prussienne, apr�s avoir cru � la victoire toute la journ�e, battait en retraite, ou plut�t s'enfuyait du c�t� de la France. 
 
Le colonel, beau jeune homme, bienficel�, qui venait de succ�der � Macon, fut sabr�; le chef de bataillon qui le rempla�a dans le commandement, vieillard � cheveux blancs, fit faire halte au r�giment.-- F...! dit-il aux soldats, du temps de la r�publique on attendait pour filer d'y �tre forc� par l'ennemi... D�fendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s'�criait-il en jurant; c'est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir! 
 
La petite charrette s'arr�ta, Fabrice se r�veilla tout � coup. Le soleil �tait couch� depuis longtemps; il fut tout �tonn� de voir qu'il �tait presque nuit. Les soldats couraient de c�t� et d'autre dans une confusion qui surprit fort notre h�ros; il trouva qu'ils avaient l'air penaud. 
 
-- Qu'est-ce donc? dit-il � la cantini�re. 
 
-- Rien du tout. C'est que nous sommes flamb�s, mon petit; c'est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que �a. Le b�ta de g�n�ral a d'abord cru que c'�tait la n�tre. Allons, vivement, aide-moi � r�parer le trait de Cocotte qui s'est cass�. 
 
Quelques coups de fusil partirent � dix pas de distance: notre h�ros, frais et dispos, se dit: Mais r�ellement, pendant toute la journ�e, je ne me suis pas battu, j'ai seulement escort� un g�n�ral.-- Il faut que je me batte, dit-il � la cantini�re. 
 
-- Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus! 
 
-- Aubry, mon gar�on, cria-t-elle � un caporal qui passait, regarde toujours de temps � autre o� en est la petite voiture. 
 
-- Vous allez vous battre? dit Fabrice � Aubry. 
 
-- Non, je vais mettre mes escarpins pour aller � la danse! 
 
-- Je vous suis. 
 
-- Je te recommande le petit hussard, cria la cantini�re, le jeune bourgeois a du coeur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derri�re un gros ch�ne entour� de ronces. Arriv� l� il les pla�a au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort �tendue; chacun �tait au moins � dix pas de son voisin. 
 
-- Ah ��! vous autres dit le caporal, et c'�tait la premi�re fois qu'il parlait, n'allez pas faire feu avant l'ordre, songez que vous n'avez plus que trois cartouches. 
 
Mais que se passe-t-il donc? se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit: 
 
-- Je n'ai pas de fusil. 
 
-- Tais-toi d'abord! Avance-toi l�, � cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu'un des pauvres soldats du r�giment qui viennent d'�tre sabr�s; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas d�pouiller un bless�, au moins; prends le fusil et la giberne d'un qui soit bien mort, et d�p�che-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens. Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne. 
 
-- Charge ton fusil et mets-toi l� derri�re cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l'ordre que je t'en donnerai... Dieu de Dieu! dit le caporal en s'interrompant, il ne sait pas m�me charger son arme!... Il aida Fabrice en continuant son discours. Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne l�che ton coup qu'� bout portant quand ton cavalier sera � trois pas de toi; il faut presque que ta ba�onnette touche son uniforme. 
 
-- Jette donc ton grand sabre, s'�cria le caporal, veux-tu qu'il te fasse tomber, nom de D...! Quels soldats on nous donne maintenant! En parlant ainsi, il prit lui- m�me le sabre qu'il jeta au loin avec col�re. 
 
-- Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tir� un coup de fusil? 
 
-- Je suis chasseur. 
 
-- Dieu soit lou�! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l'ordre que je te donnerai; et il s'en alla. 
 
Fabrice �tait tout joyeux. Enfin je vais me battre r�ellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m'exposer � �tre tu�; m�tier de dupe. Il regardait de tous c�t�s avec une extr�me curiosit�. Au bout d'un moment, il entendit partir sept � huit coups de fusil tout pr�s de lui. Mais, ne recevant point l'ordre de tirer, il se tenait tranquille derri�re son arbre. Il �tait presque nuit; il lui semblait �tre � l'esp�re, � la chasse de l'ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une id�e de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en d�tacha la balle: si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout � c�t� de son arbre; en m�me temps il vit un cavalier v�tu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite � sa gauche. Il n'est pas � trois pas, se dit-il, mais � cette distance je suis s�r de mon coup, il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la d�tente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre h�ros se croyait � la chasse: il courut tout joyeux sur la pi�ce qu'il venait d'abattre. Il touchait d�j� l'homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidit� incroyable deux cavaliers prussiens arriv�rent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva � toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n'�taient plus qu'� trois pas de lui lorsqu'il atteignit une nouvelle plantation de petits ch�nes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits ch�nes arr�t�rent un instant les cavaliers, mais ils pass�rent et se remirent � poursuivre Fabrice dans une clairi�re. De nouveau ils �taient pr�s de l'atteindre, lorsqu'il se glissa entre sept � huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure br�l�e par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la t�te; comme il la relevait, il se trouva vis-�-vis du caporal. 
 
-- Tu as tu� le tien? lui dit le caporal Aubry. 
 
-- Oui, mais j'ai perdu mon fusil. 
 
-- Ce n'est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgr� ton air cornichon, tu as bien gagn� ta journ�e, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit � eux; moi je ne les voyais pas. Il s'agit maintenant de filer rondement; le r�giment doit �tre � un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie o� nous pouvons �tre ramass�s au demi- cercle. 
 
Tout en parlant, le caporal marchait rapidement � la t�te de ses dix hommes. A deux cents pas de l�, en entrant dans la petite prairie dont il avait parl�, on rencontra un g�n�ral bless� qui �tait port� par son aide de camp et par un domestique. 
 
-- Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d'une voix �teinte, il s'agit de me transporter � l'ambulance; j'ai la jambe fracass�e. 
 
-- Va te faire f..., r�pondit le caporal, toi et tous les g�n�raux. Vous avez tous trahi l'Empereur aujourd'hui. 
 
-- Comment, dit le g�n�ral en fureur, vous m�connaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le g�n�ral comte B*, commandant votre division, etc., etc. Il fit des phrases. L'aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lan�a un coup de ba�onnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas. Puissent- ils �tre tous comme toi, r�p�tait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracass�s! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l'Empereur! Fabrice �coutait avec saisissement cette affreuse accusation. 
 
Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le r�giment � l'entr�e d'un gros village qui formait plusieurs rues fort �troites, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry �vitait de parler � aucun des officiers. Impossible d'avancer, s'�cria le caporal! Toutes ces rues �taient encombr�es d'infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d'artillerie et de fourgons. Le caporal se pr�senta � l'issue de trois de ces rues; apr�s avoir fait vingt pas, il fallait s'arr�ter: tout le monde jurait et se f�chait. 
 
Encore quelque tra�tre qui commande! s'�cria le caporal; si l'ennemi a l'esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres. Fabrice regarda; il n'y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entr�rent dans une vaste basse-cour; de la basse-cour ils pass�rent dans une �curie, dont la petite porte leur donna entr�e dans un jardin. Ils s'y perdirent un moment errant de c�t� et d'autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouv�rent dans une vaste pi�ce de bl� noir. En moins d'une demi-heure, guid�s par les cris et le bruit confus, ils eurent regagn� la grande route au-del� du village. Les foss�s de cette route �taient remplis de fusils abandonn�s; Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, �tait tellement encombr�e de fuyards et de charrettes, qu'en une demi-heure de temps, � peine si le caporal et Fabrice avaient avanc� de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait � Charleroi. Comme onze heures sonnaient � l'horloge du village: 
 
-- Prenons de nouveau � travers champ, s'�cria le caporal. La petite troupe n'�tait plus compos�e que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut � un quart de lieue de la grande route: 
 
-- Je n'en puis plus, dit un des soldats. 
 
-- Et moi itou, dit un autre. 
 
-- Belle nouvelle! Nous en sommes tous log�s l�, dit le caporal; mais ob�issez- moi, et vous vous en trouverez bien. Il vit cinq ou six arbres le long d'un petit foss� au milieu d'une immense pi�ce de bl�. Aux arbres! dit-il � ses hommes; couchez-vous l�, ajouta-t-il quand on y fut arriv�, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s'endormir, qui est-ce qui a du pain? 
 
-- Moi, dit un des soldats. 
 
-- Donne, dit le caporal, d'un air magistral; il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit. 
 
-- Un quart d'heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s'agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul est flamb�, avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu'� bout portant, et demain soir je me fais fort de vous rendre � Charleroi. Le caporal les �veilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et avait dur� toute la nuit: c'�tait comme le bruit d'un torrent entendu dans le lointain. 
 
-- Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d'un air na�f. 
 
-- Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indign�; et les trois soldats qui composaient toute son arm�e avec Fabrice regard�rent celui-ci d'un air de col�re, comme s'il e�t blasph�m�. Il avait insult� la nation. 
 
Voil� qui est fort! pensa notre h�ros; j'ai d�j� remarqu� cela chez le vice-roi � Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Fran�ais il n'est pas permis de dire la v�rit� quand elle choque leur vanit�. Mais quant � leur air m�chant je m'en moque, et il faut que je le leur fasse comprendre. On marchait toujours � cinq cents pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de l� le caporal et sa troupe travers�rent un chemin qui allait rejoindre la route et o� beaucoup de soldats �taient couch�s. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui co�ta quarante francs, et parmi tous les sabres jet�s de c�t� et d'autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. Puisqu'on dit qu'il faut piquer pensa-t-il, celui-ci est le meilleur. Ainsi �quip� il mit son cheval au galop et rejoignit bient�t le caporal qui avait pris les devants. Il s'affermit sur ses �triers, prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Fran�ais: 
 
-- Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l'air d'un troupeau de moutons... Ils marchent comme des moutons effray�s... 
 
Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se souvenaient plus d'avoir �t� f�ch�s par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un des contrastes des caract�res italien et fran�ais; le Fran�ais est sans doute le plus heureux, il glisse sur les �v�nements de la vie et ne garde pas rancune. 
 
Nous ne cacherons point que Fabrice fut tr�s satisfait de sa personne apr�s avoir parl� des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux lieues de l� le caporal, toujours fort �tonn� de ne point voir la cavalerie ennemie, dit � Fabrice: 
 
-- Vous �tes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s'il veut nous vendre � d�jeuner, dites bien que nous ne sommes que cinq. S'il h�site donnez-lui cinq francs d'avance de votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la pi�ce blanche apr�s le d�jeuner. 
 
Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravit� imperturbable, et vraiment l'air de la sup�riorit� morale; il ob�it. Tout se passa comme l'avait pr�vu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu'on ne repr�t pas de vive force les cinq francs qu'il avait donn�s au paysan. 
 
-- L'argent est � moi, dit-il � ses camarades, je ne paie pas pour vous, je paie pour l'avoine qu'il a donn�e � mon cheval. 
 
Fabrice pronon�ait si mal le fran�ais, que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de sup�riorit�, ils furent vivement choqu�s, et d�s lors dans leur esprit un duel se pr�para pour la fin de la journ�e. Ils le trouvaient fort diff�rent d'eux-m�mes, ce qui les choquait; Fabrice au contraire commen�ait � se sentir beaucoup d'amiti� pour eux. 
 
On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal, regardant la grande route, s'�cria avec un transport de joie: Voici le r�giment! On fut bient�t sur la route; mais, h�las! autour de l'aigle il n'y avait pas deux cents hommes. L'oeil de Fabrice eut bient�t aper�u la vivandi�re; elle marchait � pied, avait les yeux rouges et pleurait de temps � autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte. 
 
-- Pill�s, perdus, vol�s, s'�cria la vivandi�re r�pondant aux regards de notre h�ros. Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride, et dit � la vivandi�re: Montez. Elle ne se le fit pas dire deux fois. 
 
-- Raccourcis-moi les �triers fit-elle. 
 
Une fois bien �tablie � cheval elle se mit � raconter � Fabrice tous les d�sastres de la nuit. Apr�s un r�cit d'une longueur infinie, mais avidement �cout� par notre h�ros qui, � dire vrai, ne comprenait rien � rien, mais avait une tendre amiti� pour la vivandi�re, celle-ci ajouta: 
 
-- Et dire que ce sont les Fran�ais qui m'ont pill�e, battue, ab�m�e... 
 
-- Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d'un air na�f, qui rendait charmante sa belle figure grave et p�le... 
 
-- Que tu es b�te, mon pauvre petit! dit la vivandi�re, souriant au milieu de ses larmes; et quoique �a, tu es bien gentil. 
 
-- Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le caporal Aubry qui, au milieu de la cohue g�n�rale, se trouvait par hasard de l'autre c�t� du cheval mont� par la cantini�re. Mais il est fier, continua le caporal... Fabrice fit un mouvement. Et comment t'appelles-tu? continua le caporal, car enfin, s'il y a un rapport, je veux te nommer. 
 
-- Je m'appelle Vasi, r�pondit Fabrice faisant une mine singuli�re, c'est-�-dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement. 
 
Boulot avait �t� le nom du propri�taire de la feuille de route que la ge�li�re de B... lui avait remise; l'avant-veille il l'avait �tudi�e avec soin, tout en marchant, car il commen�ait � r�fl�chir quelque peu et n'�tait plus si �tonn� des choses. Outre la feuille de route du hussard Boulot, il conservait pr�cieusement le passeport italien d'apr�s lequel il pouvait pr�tendre au noble nom de Vasi, marchand de barom�tres. Quand le caporal lui avait reproch� d'�tre fier, il avait �t� sur le point de r�pondre: Moi fier! moi Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, qui consens � porter le nom d'un Vasi, marchand de barom�tres! 
 
Pendant qu'il faisait des r�flexions et qu'il se disait: Il faut bien me rappeler que je m'appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace, le caporal et la cantini�re avaient �chang� plusieurs mots sur son compte. 
 
-- Ne m'accusez pas d'�tre une curieuse, lui dit la cantini�re en cessant de le tutoyer; c'est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui �tes-vous, l�, r�ellement? 
 
Fabrice ne r�pondit pas d'abord; il consid�rait que jamais il ne pourrait trouver d'amis plus d�vou�s pour leur demander conseil, et il avait un pressant besoin de conseils. Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir par mes r�ponses que je ne connais personne au 4e r�giment de hussards dont je porte l'uniforme! En sa qualit� de sujet de l'Autriche, Fabrice savait toute l'importance qu'il faut attacher � un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et d�vots, quoique appartenant au parti vainqueur, avaient �t� vex�s plus de vingt fois � l'occasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choqu� de la question que lui adressait la cantini�re. Mais comme, avant que de r�pondre, il cherchait les mots fran�ais les plus clairs, la cantini�re, piqu�e d'une vive curiosit�, ajouta pour l'engager � parler: Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous conduire. 
 
-- Je n'en doute pas, r�pondit Fabrice: je m'appelle Vasi et je suis de G�nes; ma soeur, c�l�bre par sa beaut�, a �pous� un capitaine. Comme je n'ai que dix-sept ans, elle me faisait venir aupr�s d'elle pour me faire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas � Paris et sachant qu'elle �tait � cette arm�e, j'y suis venu, je l'ai cherch�e de tous les c�t�s sans pouvoir la trouver. Les soldats, �tonn�s de mon accent, m'ont fait arr�ter. J'avais de l'argent alors, j'en ai donn� au gendarme, qui m'a remis une feuille de route, un uniforme et m'a dit: File, et jure- moi de ne jamais prononcer mon nom. 
 
-- Comment s'appelait-il? dit la cantini�re. 
 
-- J'ai donn� ma parole, dit Fabrice. 
 
-- Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade ne doit pas le nommer. Et comment s'appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre soeur? Si nous savons son nom nous pourrons le chercher. 
 
-- Teulier, capitaine au 4e de hussards, r�pondit notre h�ros. 
 
-- Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, � votre accent �tranger, les soldats vous prirent pour un espion? 
 
-- C'est l� le mot inf�me! s'�cria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tant l'Empereur et les Fran�ais! Et c'est par cette insulte que je suis le plus vex�. 
 
-- Il n'y a pas d'insulte, voil� ce qui vous trompe; l'erreur des soldats �tait fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry. 
 
Alors il lui expliqua avec beaucoup de p�danterie qu'� l'arm�e il faut appartenir � un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu'on vous prenne pour un espion. L'ennemi nous en l�che beaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre. Les �cailles tomb�rent des yeux de Fabrice; il comprit pour la premi�re fois qu'il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois. 
 
-- Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantini�re dont la curiosit� �tait de plus en plus excit�e. Fabrice ob�it. Quand il eut fini: 
 
-- Au fait, dit la cantini�re parlant d'un air grave au caporal, cet enfant n'est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo ? 
 
-- Et m�me, dit le caporal, qu'il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni � volont�, c'est moi qui ai charg� le coup qui a descendu le Prussien. 
 
-- De plus, il montre son argent � tout le monde, ajouta la cantini�re; il sera vol� de tout d�s qu'il ne sera plus avec nous. 
 
-- Le premier sous-officier de cavalerie qu'il rencontre, dit le caporal, le confisque � son profit pour se faire payer la goutte, et peut-�tre on le recrute pour l'ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d'entrer dans notre r�giment. 
 
-- Non pas, s'il vous pla�t, caporal! s'�cria vivement Fabrice; il est plus commode d'aller � cheval, et d'ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval. 
 
Fabrice fut tr�s fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destin�e future qui eut lieu entre le caporal et la cantini�re. Fabrice remarqua qu'en discutant ces gens r�p�taient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire: les soup�ons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la fa�on dont la veille il s'�tait trouv� faire partie de l'escorte du mar�chal, l'Empereur vu au galop, le cheval escofi�, etc., etc. 
 
Avec une curiosit� de femme, la cantini�re revenait sans cesse sur la fa�on dont on l'avait d�poss�d� du bon cheval qu'elle lui avait fait acheter. 
 
-- Tu t'es senti saisir par les pieds, on t'a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l'on t'a assis par terre! Pourquoi r�p�ter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien? Il ne savait pas encore que c'est ainsi qu'en France les gens du peuple vont � la recherche des id�es. 
 
Combien as-tu d'argent? lui dit tout � coup la cantini�re. Fabrice n'h�sita pas � r�pondre; il �tait s�r de la noblesse d'�me de cette femme: c'est l� le beau c�t� de la France. 
 
-- En tout, il peut me rester trente napol�ons en or et huit ou dix �cus de cinq francs. 
 
-- En ce cas, tu as le champ libre! s'�cria la cantini�re; tire-toi du milieu de cette arm�e en d�route; jette-toi de c�t�, prends la premi�re route un peu fray�e que tu trouveras l� sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t'�loignant de l'arm�e. A la premi�re occasion ach�te des habits de p�kin. Quand tu seras � huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais � personne que tu as �t� � l'arm�e les gendarmes te ramasseraient comme d�serteur; et, quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n'es pas encore assez f�t� pour r�pondre � des gendarmes. D�s que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, d�chire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom v�ritable; dis que tu es Vasi. Et d'o� devra-t-il dire qu'il vient? fit-elle au caporal. 
 
-- De Cambrai sur l'Escaut: c'est une bonne ville toute petite, entends-tu? et o� il y a une cath�drale et F�nelon. 
 
-- C'est �a, dit la cantini�re; ne dis jamais que tu as �t� � la bataille, ne souffle mot de B*, ni du gendarme qui t'a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer � Paris, rends-toi d'abord � Versailles, et passe la barri�re de Paris de ce c�t�-l� en fl�nant, en marchant � pied comme un promeneur. Couds tes napol�ons dans ton pantalon; et surtout quand tu as � payer quelque chose, ne montre tout juste que l'argent qu'il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c'est qu'on va t'empaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu une fois sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc. 
 
La bonne cantini�re parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par des signes de t�te, ne pouvant trouver jour � saisir la parole. Tout � coup cette foule qui couvrait la grande route, d'abord doubla le pas; puis, en un clin d'oeil, passa le petit foss� qui bordait la route � gauche, et se mit � fuir � toutes jambes. -- Les Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les c�t�s. 
 
-- Reprends ton cheval! s'�cria la cantini�re. 
 
-- Dieu m'en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moiti� de ce que j'ai est � vous. 
 
-- Reprends ton cheval, te dis-je! s'�cria la cantini�re en col�re; et elle se mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre:-- Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards. 
 
Notre h�ros regarda la grande route; nagu�re trois ou quatre mille individus s'y pressaient, serr�s comme des paysans � la suite d'une procession. Apr�s le mot cosaques il n'y vit exactement plus personne; les fuyards avaient abandonn� des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, �tonn�, monta dans un champ � droite du chemin, et qui �tait �lev� de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux c�t�s et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. Dr�les de gens, que ces Fran�ais! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un fusil, v�rifia qu'il �tait charg�, remua la poudre de l'amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les c�t�s; il �tait absolument seul au milieu de cette plaine nagu�re si couverte de monde. Dans l'extr�me lointain, il voyait les fuyards qui commen�aient � dispara�tre derri�re les arbres, et couraient toujours. Voil� qui est bien singulier! se dit-il; et, se rappelant la manoeuvre employ�e la veille par le caporal, il alla s'asseoir au milieu d'un champ de bl�. Il ne s'�loignait pas, parce qu'il d�sirait revoir ses bons amis, la cantini�re et le caporal Aubry. 
 
Dans ce bl�, il v�rifia qu'il n'avait plus que dix-huit napol�ons, au lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits diamants qu'il avait plac�s dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la ge�li�re, � B*. Il cacha ses napol�ons du mieux qu'il put, tout en r�fl�chissant profond�ment � cette disparition si soudaine. Cela est-il d'un mauvais pr�sage pour moi? se disait- il. Son principal chagrin �tait de ne pas avoir adress� cette question au caporal Aubry: Ai-je r�ellement assist� � une bataille? Il lui semblait que oui, et il e�t �t� au comble du bonheur, s'il en e�t �t� certain. 
 
Toutefois, se dit-il, j'y ai assist� portant le nom d'un prisonnier, j'avais la feuille de route d'un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! Voil� qui est fatal pour l'avenir: qu'en e�t dit l'abb� Blan�s? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison. Fabrice e�t donn� tout au monde pour savoir si le hussard Boulot �tait r�ellement coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la ge�li�re de B* lui avait dit que le hussard avait �t� ramass� non seulement pour des couverts d'argent, mais encore pour avoir vol� la vache d'un paysan, et battu le paysan � toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu'il ne f�t mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait � son ami le cur� Blan�s; que n'e�t-il pas donn� pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu'il n'avait pas �crit � sa tante depuis qu'il avait quitt� Paris. Pauvre Gina! se dit- il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout � coup il entendit un petit bruit tout pr�s de lui, c'�tait un soldat qui faisait manger le bl� par trois chevaux auxquels il avait �t� la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre h�ros le remarqua, et c�da au plaisir de jouer un instant le r�le de hussard. 
 
-- Un de ces chevaux m'appartient, f...! s'�cria-t-il, mais je veux bien te donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me l'amener ici. 
 
-- Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat. Fabrice le mit en joue � six pas de distance. 
 
-- L�che le cheval ou je te br�le! 
 
Le soldat avait son fusil en bandouli�re, il donna un tour d'�paule pour le reprendre. 
 
-- Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s'�cria Fabrice en lui courant dessus. 
 
-- Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat confus, apr�s avoir jet� un regard de regret sur la grande route o� il n'y avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta trois pi�ces de cinq francs. 
 
-- Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t'en plus loin avec les deux autres... Je te br�le si tu remues. 
 
Le soldat ob�it en rechignant. Fabrice s'approcha du cheval et passa la bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s'�loignait lentement; quand Fabrice le vit � une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le cheval. Il y �tait � peine et cherchait l'�trier de droite avec le pied, lorsqu'il entendit sifflerune balle de fort pr�s: c'�tait le soldat qui lui l�chait son coup de fusil. Fabrice, transport� de col�re, se mit � galoper sur le soldat qui s'enfuit � toutes jambes, et bient�t Fabrice le vit mont� sur un de ses deux chevaux et galopant. Bon, le voil� hors de port�e, se dit-il. Le cheval qu'il venait d'acheter �tait magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, o� il n'y avait toujours �me qui vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de terrain sur la gauche o� il esp�rait retrouver la cantini�re; mais quand il fut au sommet de la petite mont�e il n'aper�ut, � plus d'une lieue de distance, que quelques soldats isol�s. Il est �crit que je ne la reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme! Il gagna une ferme qu'il apercevait dans le lointain et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et apr�s avoir pay� d'avance, il fit donner de l'avoine � son pauvre cheval, tellement affam� qu'il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route toujours dans le vague espoir de retrouver la cantini�re, ou du moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les c�t�s il arriva � une rivi�re mar�cageuse travers�e par un pont en bois assez �troit. Avant le pont, sur la droite de la route, �tait une maison isol�e portant l'enseigne du Cheval Blanc. L�, je vais d�ner, se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en �charpe se trouvait � l'entr�e du pont; il �tait � cheval et avait l'air fort triste; � dix pas de lui, trois cavaliers � pied arrangeaient leurs pipes. 
 
-- Voil� des gens, se dit Fabrice, qui m'ont bien la mine de vouloir m'acheter mon cheval encore moins cher qu'il ne m'a co�t�. L'officier bless� et les trois pi�tons le regardaient venir et semblaient l'attendre. Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivi�re � droite, ce serait la route conseill�e par la cantini�re pour sortir d'embarras... Oui, se dit notre h�ros; mais si je prends la fuite, demain j'en serai tout honteux: d'ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l'officier est probablement fatigu�; s'il entreprend de me d�monter je galoperai. En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s'avan�ait au plus petit pas possible. 
 
-- Avancez donc, hussard, lui cria l'officier d'un air d'autorit�. 
 
Fabrice avan�a quelques pas et s'arr�ta. 
 
-- Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il. 
 
-- Pas le moins du monde; avancez. 
 
Fabrice regarda l'officier: il avait des moustaches blanches, et l'air le plus honn�te du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche �tait plein de sang, et sa main droite aussi �tait envelopp�e d'un linge sanglant. Ce sont les pi�tons qui vont sauter � la bride de mon cheval se dit Fabrice; mais, en y regardant de pr�s, il vit que les pi�tons aussi �taient bless�s. 
 
-- Au nom de l'honneur, lui dit l'officier qui portait les �paulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites � tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez que le colonel Le Baron est dans l'auberge que voil�, et que je leur ordonne de venir me joindre. Le vieux colonel avait l'air navr� de douleur; d�s le premier mot il avait fait la conqu�te de notre h�ros, qui lui r�pondit avec bon sens: 
 
-- Je suis bien jeune, monsieur, pour que l'on veuille m'�couter; il faudrait un ordre �crit de votre main. 
 
-- Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, �cris l'ordre, La Rose, toi qui as une main droite. 
 
Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, �crivit quelques lignes, et, d�chirant une feuille, la remit � Fabrice; le colonel r�p�ta l'ordre � celui-ci, ajoutant qu'apr�s deux heures de faction il serait relev�, comme de juste, par un des trois cavaliers bless�s qui �taient avec lui. Cela dit, il entra dans l'auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il avait �t� frapp� par la douleur morne et silencieuse de ces trois personnages. On dirait des g�nies enchant�s, se dit-il. Enfin il ouvrit le papier pli� et lut l'ordre ainsi con�u: 
 
�Le colonel Le Baron, du 6e dragons, commandant la seconde brigade de la premi�re division de cavalerie du 14e corps, ordonne � tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le rejoindre � l'auberge du Cheval Blanc, pr�s le pont, o� est son quartier g�n�ral. 
 
�Au quartier g�n�ral, pr�s le pont de la Sainte, le 19 juin 1815. 
 
�Pour le colonel Le Baron, bless� au bras droit, et par son ordre, le mar�chal des logis, 
 
�LA ROSE. � 
 
Il y avait � peine une demi-heure que Fabrice �tait en sentinelle au pont, quand il vit arriver six chasseurs mont�s et trois � pied; il leur communique l'ordre du colonel. -- Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs mont�s, et ils passent le pont au grand trot. Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui s'animait, les trois hommes � pied passent le pont. Un des deux chasseurs mont�s qui restaient finit par demander � revoir l'ordre, et l'emporte en disant: 
 
-- Je vais le porter � mes camarades qui ne manqueront pas de revenir, attends-les ferme. Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela fut fait en un clin d'oeil. 
 
Fabrice, furieux, appela un des soldats bless�s, qui parut � une des fen�tres du Cheval Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de mar�chal des logis, descendit et lui cria en s'approchant: 
 
-- Sabre � la main donc! vous �tes en faction. Fabrice ob�it, puis lui dit: 
 
-- Ils ont emport� l'ordre. 
 
-- Ils ont de l'humeur de l'affaire d'hier, reprit l'autre d'un air morne. Je vais vous donner un de mes pistolets; si l'on force de nouveau la consigne, tirez-le en l'air, je viendrai, ou le colonel lui-m�me para�tra. 
 
Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le mar�chal des logis, � l'annonce de l'ordre enlev�; il comprit que c'�tait une insulte personnelle qu'on lui avait faite, et se promit bien de ne plus se laisser jouer. 
 
Arm� du pistolet d'ar�on du mar�chal des logis, Fabrice avait repris fi�rement sa faction lorsqu'il vit arriver � lui sept hussards mont�s: il s'�tait plac� de fa�on � barrer le pont, il leur communique l'ordre du colonel, ils en ont l'air fort contrari�, le plus hardi cherche � passer. Fabrice suivant le sage pr�cepte de son amie la vivandi�re qui, la veille au matin, lui disait qu'il fallait piquer et non sabrer, abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d'en porter un coup � celui qui veut forcer la consigne. 
 
-- Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s'�crient les hussards, comme si nous n'avions pas �t� assez tu�s hier! Tous tirent leurs sabres � la fois et tombent sur Fabrice, il se crut mort; mais il songea � la surprise du mar�chal des logis, et ne voulut pas �tre m�pris� de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il t�chait de donner des coups de pointe. Il avait une si dr�le de mine en maniant ce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus lourd pour lui, que les hussards virent bient�t � qui ils avaient affaire; ils cherch�rent alors non pas � le blesser, mais � lui couper son habit sur le corps. Fabrice re�ut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours fid�le au pr�cepte de la cantini�re, il lan�ait de tout son coeur force coups de pointe. Par malheur un de ces coups de pointe blessa un hussard � la main: fort en col�re d'�tre touch� par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe � fond qui atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup, c'est que le cheval de notre h�ros, loin de fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler le sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent d'avoir pouss� le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont, partirent au galop. D�s que Fabrice eut un moment de loisir il tira en l'air son coup de pistolet pour avertir le colonel. 
 
Quatre hussards mont�s et deux � pied, du m�me r�giment que les autres, venaient vers le pont et en �taient encore � deux cents pas lorsque le coup de pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se passait sur le pont, et s'imaginant que Fabrice avait tir� sur leurs camarades, les quatre � cheval fondirent sur lui au galop et le sabre haut; c'�tait une v�ritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le coup de pistolet, ouvrit la porte de l'auberge et se pr�cipita sur le pont au moment o� les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima lui- m�me l'ordre de s'arr�ter. 
 
-- Il n'y a plus de colonel ici, s'�cria l'un d'eux, et il poussa son cheval. Le colonel exasp�r� interrompit la remontrance qu'il leur adressait, et, de sa main droite bless�e, saisit la r�ne de ce cheval du c�t� hors du montoir. 
 
-- Arr�te! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la compagnie du capitaine Henriet. 
 
-- Eh bien! que le capitaine lui-m�me me donne l'ordre! Le capitaine Henriet a �t� tu� hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f... 
 
En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le pav� du pont. Fabrice, qui �tait � deux pas plus loin sur le pont, mais faisant face au c�t� de l'auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l'assaillant jette par terre le colonel qui ne l�che point la r�ne hors du montoir, Fabrice, indign�, porte au hussard un coup de pointe � fond. Par bonheur le cheval du hussard, se sentant tir� vers la terre par la bride que tenait le colonel, fit un mouvement de c�t�, de fa�on que la longue lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout enti�re sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profond�ment dans son bras: notre h�ros tombe. 
 
Un des hussards d�mont�s voyant les deux d�fenseurs du pont par terre, saisit l'�-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s'en emparer en le lan�ant au galop sur le pont. 
 
Le mar�chal des logis, en accourant de l'auberge, avait vu tomber son colonel, et le croyait gravement bless�. Il court apr�s le cheval de Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur; celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le mar�chal des logis � pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui �tait � pied s'enfuit dans la campagne. 
 
Le mar�chal des logis s'approcha des bless�s. Fabrice s'�tait d�j� relev�, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus lentement; il �tait tout �tourdi de sa chute, mais n'avait re�u aucune blessure. 
 
-- Je ne souffre, dit-il au mar�chal des logis, que de mon ancienne blessure � la main. 
 
Le hussard bless� par le mar�chal des logis mourait. 
 
-- Le diable l'emporte! s'�cria le colonel, mais, dit-il au mar�chal des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez � ce petit jeune homme que j'ai expos� mal � propos. Je vais rester au pont moi-m�me pour t�cher d'arr�ter ces enrag�s. Conduisez le petit jeune homme � l'auberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre V. 
 
Toute cette aventure n'avait pas dur� une minute; les blessures de Fabrice n'�taient rien; on lui serra le bras avec des bandes taill�es dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier �tage de l'auberge: 
 
-- Mais pendant que je serai ici bien choy� au premier �tage, dit Fabrice au mar�chal des logis, mon cheval, qui est � l'�curie, s'ennuiera tout seul et s'en ira avec un autre ma�tre. 
 
-- Pas mal pour un conscrit! dit le mar�chal des logis; et l'on �tablit Fabrice sur de la paille bien fra�che, dans la mangeoire m�me � laquelle son cheval �tait attach�. 
 
Puis, comme Fabrice se sentait tr�s faible, le mar�chal des logis lui apporta une �cuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques compliments inclus dans cette conversation mirent notre h�ros au troisi�me ciel. 
 
Fabrice ne s'�veilla que le lendemain au point du jour; les chevaux poussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l'�curie se remplissait de fum�e. D'abord Fabrice ne comprenait rien � tout ce bruit, et ne savait m�me o� il �tait; enfin � demi �touff� par la fum�e, il eut l'id�e que la maison br�lait; en un clin d'oeil il fut hors de l'�curie et � cheval. Il leva la t�te; la fum�e sortait avec violence par les deux fen�tres au-dessus de l'�curie et le toit �tait couvert d'une fum�e noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards �taient arriv�s dans la nuit � l'auberge du Cheval Blanc; tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de pr�s lui sembl�rent compl�tement ivres; l'un d'eux voulait l'arr�ter et lui criait: O� emm�nes-tu mon cheval? 
 
Quand Fabrice fut � un quart de lieue, il tourna la t�te; personne ne le suivait, la maison �tait en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa � sa blessure et sentit son bras serr� par des bandes et fort chaud. Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu? Il a donn� sa chemise pour panser mon bras. Notre h�ros �tait ce matin- l� du plus beau sang-froid du monde; la quantit� de sang qu'il avait perdue l'avait d�livr� de toute la partie romanesque de son caract�re. 
 
Adroite! se dit-il, et filons. Il se mit tranquillement � suivre le cours de la rivi�re qui, apr�s avoir pass� sous le pont, coulait vers la droite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantini�re. Quelle amiti�! se disait-il, quel caract�re ouvert! 
 
Apr�s une heure de marche, il se trouva tr�s faible. Ah ��! vais-je m'�vanouir? se dit-il: si je m'�vanouis, on me vole mon cheval, et peut-�tre mes habits, et avec les habits le tr�sor. Il n'avait plus la force de conduire son cheval, et il cherchait � se tenir en �quilibre, lorsqu'un paysan, qui b�chait dans un champ � c�t� de la grande route, vit sa p�leur et vint lui offrir un verre de bi�re et du pain. 
 
-- A vous voir si p�le, j'ai pens� que vous �tiez un des bless�s de la grande bataille! lui dit le paysan. Jamais secours ne vint plus � propos. Au moment o� Fabrice m�chait le morceau de pain noir, les yeux commen�aient � lui faire mal quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia. Et o� suis-je? demanda-t-il. Le paysan lui apprit qu'� trois quarts de lieue plus loin se trouvait le bourg de Zonders, o� il serait tr�s bien soign�. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu'il faisait, et ne songeant � chaque pas qu'� ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra: c'�tait l'auberge de l'Etrille. Aussit�t accourut la bonne ma�tresse de la maison, femme �norme; elle appela du secours d'une voix alt�r�e par la piti�. Deux jeunes filles aid�rent Fabrice � mettre pied � terre; � peine descendu de cheval, il s'�vanouit compl�tement. Un chirurgien fut appel�, on le saigna. Ce jour-l� et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu'on lui faisait, il dormait presque sans cesse. 
 
Le coup de pointe � la cuisse mena�ait d'un d�p�t consid�rable. Quand il avait sa t�te � lui, il recommandait qu'on pr�t soin de son cheval, et r�p�tait souvent qu'il paierait bien, ce qui offensait la bonne ma�tresse de l'auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu'il �tait admirablement soign�, et il commen�ait � reprendre un peu ses id�es, lorsqu'il s'aper�ut un soir que ses h�tesses avaient l'air fort troubl�. Bient�t un officier allemand entra dans sa chambre: on se servait pour lui r�pondre d'une langue qu'il n'entendait pas; mais il vit bien qu'on parlait de lui; il feignit de dormir. Quelque temps apr�s, quand il pensa que l'officier pouvait �tre sorti, il appela ses h�tesses: 
 
-- Cet officier ne vient-il pas m'�crire sur une liste et me faire prisonnier? L'h�tesse en convint les larmes aux yeux. 
 
-- Eh bien! il y a de l'argent dans mon dolman! s'�cria-t-il en se relevant sur son lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon cheval. Vous m'avez d�j� sauv� la vie une fois en me recevant au moment o� j'allais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma m�re. 
 
En ce moment, les filles de l'h�tesse se mirent � fondre en larmes; elles tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient � peine le fran�ais, elles s'approch�rent de son lit pour lui faire des questions. Elles discut�rent en flamand avec leur m�re; mais, � chaque instant, des yeux attendris se tournaient vers notre h�ros; il crut comprendre que sa fuite pouvait les compromettre gravement, mais qu'elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand il l'apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en comparant l'habit avec le dolman de Fabrice, qu'il fallait le r�tr�cir infiniment. Aussit�t elles se mirent � l'ouvrage; il n'y avait pas de temps � perdre. Fabrice indiqua quelques napol�ons cach�s dans ses habits, et pria ses h�tesses de les coudre dans les v�tements qu'on venait d'acheter. On avait apport� avec les habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice n'h�sita point � prier ces bonnes filles de couper les bottes � la hussarde � l'endroit qu'il leur indiqua, et l'on cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes. 
 
Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en �tait la suite, Fabrice avait presque tout � fait oubli� le fran�ais; il s'adressait en italien � ses h�tesses, qui parlaient un patois flamand, de fa�on que l'on s'entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d'ailleurs parfaitement d�sint�ress�es, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n'eut plus de bornes; elles le crurent un prince d�guis�. Aniken, la cadette et la plus na�ve, l'embrassa sans autre fa�on. Fabrice, de son c�t�, les trouvait charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, � cause de la route qu'il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir. O� pourrais-je �tre mieux qu'ici? disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il s'habilla. Au moment de sortir de sa chambre, la bonne h�tesse lui apprit que son cheval avait �t� emmen� par l'officier qui, quelques heures auparavant, �tait venu faire la visite de la maison. 
 
-- Ah! canaille! s'�criait Fabrice en jurant, � un bless�! Il n'�tait pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler � quel prix lui-m�me avait achet� ce cheval. 
 
Aniken lui apprit en pleurant qu'on avait lou� un cheval pour lui; elle e�t voulu qu'il ne part�t pas; les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents de la bonne h�tesse, port�rent Fabrice sur la selle; pendant la route ils le soutenaient � cheval, tandis qu'un troisi�me, qui pr�c�dait le petit convoi de quelques centaines de pas, examinait s'il n'y avait point de patrouille suspecte sur les chemins. Apr�s deux heures de marche, on s'arr�ta chez une cousine de l'h�tesse de l'Etrille. Quoi que Fabrice p�t leur dire, les jeunes gens qui l'accompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils pr�tendaient qu'ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois. 
 
-- Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu'on ne vous verra pas dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice. 
 
On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint � para�tre, la plaine �tait couverte d'un brouillard �pais. Vers les huit heures du matin, l'on arriva pr�s d'une petite ville. L'un des jeunes gens se d�tacha pour voir si les chevaux de la poste avaient �t� vol�s. Le ma�tre de poste avait eu le temps de les faire dispara�tre, et de recruter des rosses inf�mes dont il avait garni ses �curies. On alla chercher deux chevaux dans les mar�cages o� ils �taient cach�s, et, trois heures apr�s, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout d�labr�, mais attel� de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de la s�paration avec les jeunes gens, parents de l'h�tesse, fut du dernier path�tique; jamais, quelque pr�texte aimable que Fabrice p�t trouver, ils ne voulurent accepter d'argent. 
 
-- Dans votre �tat, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous, r�pondaient toujours ces braves jeunes gens. Enfin ils partirent avec des lettres o� Fabrice, un peu fortifi� par l'agitation de la route avait essay� de faire conna�tre � ses h�tesses tout ce qu'il sentait pour elles. Fabrice �crivait les larmes aux yeux, et il y avait certainement de l'amour dans la lettre adress�e � la petite Aniken. 
 
Le reste du voyage n'eut rien que d'ordinaire. En arrivant � Amiens il souffrait beaucoup du coup de pointe qu'il avait re�u � la cuisse; le chirurgien de campagne n'avait pas song� � d�brider la plaie, et malgr� les saign�es, il s'y �tait form� un d�p�t. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l'auberge d'Amiens, tenue par une famille complimenteuse et avide, les alli�s envahissaient la France, et Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de r�flexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'�tait rest� enfant que sur un point: ce qu'il avait vu �tait-ce une bataille, et en second lieu, cette bataille �tait-elle Waterloo? Pour la premi�re fois de sa vie il trouva du plaisir � lire; il esp�rait toujours trouver dans les journaux, ou dans les r�cits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconna�tre les lieux qu'il avait parcourus � la suite du mar�chal Ney, et plus tard avec l'autre g�n�ral. Pendant son s�jour � Amiens, il �crivit presque tous les jours � ses bonnes amies de l'Etrille. D�s qu'il fut gu�ri, il vint � Paris; il trouva � son ancien h�tel vingt lettres de sa m�re et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vite. Une derni�re lettre de la comtesse Pietranera avait un certain tour �nigmatique qui l'inqui�ta fort, cette lettre lui enleva toutes ses r�veries tendres. C'�tait un caract�re auquel il ne fallait qu'un mot pour pr�voir facilement les plus grands malheurs; son imagination se chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les d�tails les plus horribles. 
 
�Garde-toi bien de signer les lettres que tu �cris pour donner de tes nouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir d'embl�e sur le lac de C�me: arr�te-toi � Lugano, sur le territoire suisse. � Il devait arriver dans cette petite ville sous le nom de Cavi; il trouverait � la principale auberge le valet de chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce qu'il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots: �Cache par tous les moyens possibles la folie que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprim� ou �crit; en Suisse tu seras environn� des amis de Sainte-Marguerite. [M. Pellico a rendu ce nom europ�en, c'est celui de la rue de Milan o� se trouvent le palais et les prisons de la police.] Si j'ai assez d'argent, lui disait la comtesse, j'enverrai quelqu'un � Gen�ve, � l'h�tel des Balances, et tu auras des d�tails que je ne puis �crire et qu'il faut pourtant que tu saches avant d'arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus � Paris; tu y serais reconnu par nos espions. � L'imagination de Fabrice se mit � se figurer les choses les plus �tranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de chercher � deviner ce que sa tante pouvait avoir � lui apprendre de si �trange. Deux fois, en traversant la France, il fut arr�t�; mais il sut se d�gager; il dut ces d�sagr�ments � son passeport italien et � cette �trange qualit� de marchand de barom�tres, qui n'�tait gu�re d'accord avec sa figure jeune et son bras en �charpe. 
 
Enfin, dans Gen�ve, il trouva un homme appartenant � la comtesse qui lui raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait �t� d�nonc� � la police de Milan comme �tant all� porter � Napol�on des propositions arr�t�es par une vaste conspiration organis�e dans le ci-devant royaume d'Italie. Si tel n'e�t pas �t� le but de son voyage, disait la d�nonciation, � quoi bon prendre un nom suppos�? Sa m�re chercherait � prouver ce qui �tait vrai; c'est-�-dire: 
 
1 Qu'il n'�tait jamais sorti de la Suisse: 
 
2 Qu'il avait quitt� le ch�teau � l'improviste � la suite d'une querelle avec son fr�re a�n�. 
 
Ace r�cit, Fabrice eut un sentiment d'orgueil. J'aurais �t� une sorte d'ambassadeur aupr�s de Napol�on! se dit-il; j'aurais eu l'honneur de parler � ce grand homme, pl�t � Dieu! Il se souvint que son septi�me a�eul, le petit-fils de celui qui arriva � Milan � la suite de Sforce, eut l'honneur d'avoir la t�te tranch�e par les ennemis du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l'�me l'estampe relative � ce fait, plac�e dans la g�n�alogie de la famille. Fabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outr� d'un d�tail qui enfin lui �chappa, malgr� l'ordre expr�s de le lui taire, plusieurs fois r�p�t� par la comtesse. C'�tait Ascagne, son fr�re a�n�, qui l'avait d�nonc� � la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un acc�s de folie � notre h�ros. De Gen�ve pour aller en Italie on passe par Lausanne; il voulut partir � pied et sur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la diligence de Gen�ve � Lausanne d�t partir deux heures plus tard. Avant de sortir de Gen�ve, il se prit de querelle dans un des tristes caf�s du pays, avec un jeune homme qui le regardait, disait-il, d'une fa�on singuli�re. Rien de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu'� l'argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jet� des regards furibonds de tous les c�t�s, puis renvers� sur son pantalon la tasse de caf� qu'on lui servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout � fait du XVle si�cle: au lieu de parler du duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l'en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu'il avait appris sur les r�gles de l'honneur, et revenait � l'instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la premi�re enfance. 
 
L'homme de confiance intime qu'il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant de nouveaux d�tails. Comme Fabrice �tait aim� � Grianta, personne n'e�t prononc� son nom, et sans l'aimable proc�d� de son fr�re, tout le monde e�t feint de croire qu'il �tait � Milan, et jamais l'attention de la police de cette ville n'e�t �t� appel�e sur son absence. 
 
-- Sans doute les douaniers ont votre signalement lui dit l'envoy� de sa tante, et si nous suivons la grande route, � la fronti�re du royaume lombardo-v�nitien, vous serez arr�t�. 
 
Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui s�pare Lugano du lac de C�me: ils se d�guis�rent en chasseurs, c'est-�-dire en contrebandiers, et comme ils �taient trois et porteurs de mines assez r�solues, les douaniers qu'ils rencontr�rent ne song�rent qu'� les saluer. Fabrice s'arrangea de fa�on � n'arriver au ch�teau que vers minuit; � cette heure, son p�re et tous les valets de chambre portant de la poudre �taient couch�s depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le foss� profond et p�n�tra dans le ch�teau par la petite fen�tre d'une cave: c'est l� qu'il �tait attendu par sa m�re et sa tante, bient�t ses soeurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succ�d�rent pendant longtemps, et l'on commen�ait � peine � parler raison lorsque les premi�res lueurs de l'aube vinrent avertir ces �tres qui se croyaient malheureux, que le temps volait. 
 
-- J'esp�re que ton fr�re ne se sera pas dout� de ton arriv�e, lui dit madame Pietranera; je ne lui parlais gu�re depuis sa belle �quip�e, ce dont son amour- propre me faisait l'honneur d'�tre fort piqu�: ce soir � souper j'ai daign� lui adresser la parole; j'avais besoin de trouver un pr�texte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soup�ons. Puis, lorsque je me suis aper�ue qu'il �tait tout fier de cette pr�tendue r�conciliation, j'ai profit� de sa joie pour le faire boire d'une fa�on d�sordonn�e, et certainement il n'aura pas song� � se mettre en embuscade pour continuer son m�tier d'espion. 
 
-- C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez ma�tresses de notre raison, et il s'agit de choisir la meilleure fa�on de mettre en d�faut cette terrible police de Milan. 
 
On suivit cette id�e; mais le marquis et son fils a�n� remarqu�rent, le jour d'apr�s, que la marquise �tait sans cesse dans la chambre de sa belle-soeur. Nous ne nous arr�terons pas � peindre les transports de tendresse et de joie qui ce jour-l� encore agit�rent ces �tres si heureux. Les coeurs italiens sont, beaucoup plus que les n�tres, tourment�s par les soup�ons et par les id�es folles que leur pr�sente une imagination br�lante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-l� la comtesse et la marquise �taient absolument priv�es de leur raison; Fabrice fut oblig� de recommencer tous ses r�cits: enfin on r�solut d'aller cacher la joie commune � Milan, tant il sembla difficile de se d�rober plus longtemps � la police du marquis et de son fils Ascagne. 
 
On prit la barque ordinaire de la maison pour aller � C�me; en agir autrement e�t �t� r�veiller mille soup�ons; mais en arrivant au port de C�me la marquise se souvint qu'elle avait oubli� � Grianta des papiers de la derni�re importance: elle se h�ta d'y envoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la mani�re dont ces deux dames employaient leur temps � C�me. A peine arriv�es, elles lou�rent au hasard une de ces voitures qui attendent pratique pr�s de cette haute tour du moyen �ge qui s'�l�ve au-dessus de la porte de Milan. On partit � l'instant m�me sans que le cocher e�t le temps de parler � personne. A un quart de lieue de la ville on trouva un jeune chasseur de la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles n'avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier jusqu'aux portes de Milan, o� il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu'� un d�tour que fait la route pour tourner la charmante colline et le bois de San-Giovanni, trois gendarmes d�guis�s saut�rent � la bride des chevaux.-- Ah! mon mari nous a trahis! s'�cria la marquise, et elle s'�vanouit. Un mar�chal des logis qui �tait rest� un peu en arri�re s'approcha de la voiture en tr�buchant, et dit d'une voix qui avait l'air de sortir du cabaret: 
 
-- Je suis f�ch� de la mission que j'ai � remplir, mais je vous arr�te, g�n�ral Fabio Conti. 
 
Fabrice crut que le mar�chal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l'appelant g�n�ral. Tu me le paieras, se dit-il; il regardait les gendarmes d�guis�s et guettait le moment favorable pour sauter � bas de la voiture et se sauver � travers champs. 
 
La comtesse sourit � tout hasard, je crois, puis dit au mar�chal des logis: 
 
-- Mais, mon cher mar�chal, est-donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le g�n�ral Conti? 
 
-- N'�tes-vous pas la fille du g�n�ral? dit le mar�chal des logis. 
 
-- Voyez mon p�re, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisis d'un rire fou. 
 
-- Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le mar�chal des logis piqu� de la gaiet� g�n�rale. 
 
-- Ces dames n'en prennent jamais pour aller � Milan, dit le cocher d'un air froid et philosophique; elles viennent de leur ch�teau de Grianta. Celle-ci est madame la comtesse Pietranera, celle-l�, madame la marquise del Dongo. 
 
Le mar�chal des logis, tout d�concert�, passa � la t�te des chevaux, et l� tint conseil avec ses hommes. La conf�rence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture f�t avanc�e de quelques pas et plac�e � l'ombre; la chaleur �tait accablante, quoiqu'il ne f�t que onze heures du matin, Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les c�t�s, cherchant le moyen de se sauver, vit d�boucher d'un petit sentier � travers champs, et arriver sur la grande route, couverte de poussi�re, une jeune fille de quatorze � quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s'avan�ait � pied entre deux gendarmes en uniforme, et, � trois pas derri�re elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignit� comme un pr�fet suivant une procession. 
 
-- O� les avez-vous donc trouv�s? dit le mar�chal des logis tout � fait ivre en ce moment. 
 
-- Se sauvant � travers champs, et pas plus de passeports que sur la main. 
 
Le mar�chal des logis parut perdre tout � fait la t�te; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'�loigna de quelques pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majest�, et un autre pour emp�cher les chevaux d'avancer. 
 
-- Reste, dit la comtesse � Fabrice qui d�j� avait saut� � terre, tout va s'arranger. 
 
On entendit un gendarme s'�crier: 
 
-- Qu'importe! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de m�me. Le mar�chal des logis semblait n'�tre pas tout � fait aussi d�cid�; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inqui�tude, il avait connu le g�n�ral, dont il ne savait pas la mort. Le g�n�ral n'est pas un homme � ne pas se venger si j'arr�te sa femme mal � propos, se disait-il. 
 
Pendant cette d�lib�ration qui fut longue, la comtesse avait li� conversation avec la jeune fille qui �tait � pied sur la route et dans la poussi�re � c�t� de la cal�che; elle avait �t� frapp�e de sa beaut�. 
 
-- Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme plac� � la t�te des chevaux, vous permettra bien de monter en cal�che. 
 
Fabrice, qui r�dait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune fille � monter. Celle-ci s'�lan�ait d�j� sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui �tait � six pas en arri�re de la voiture, cria d'une voix grossie par la volont� d'�tre digne: 
 
-- Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas. 
 
Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans la cal�che, voulut redescendre, et Fabrice continuant � la soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profond�ment; ils rest�rent un instant � se regarder apr�s que la jeune fille se fut d�gag�e de ses bras. 
 
-- Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pens�e profonde sous ce front! elle saurait aimer. 
 
Le mar�chal des logis s'approcha d'un air d'autorit�: 
 
-- Laquelle de ces dames se nomme Cl�lia Conti? 
 
-- Moi, dit la jeune fille. 
 
-- Et moi, s'�cria l'homme �g�, je suis le g�n�ral Fabio Conti, chambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu'un homme de ma sorte soit traqu� comme un voleur. 
 
-- Avant-hier, en vous embarquant au port de C�me, n'avez-vous pas envoy� promener l'inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien! aujourd'hui il vous emp�che de vous promener. 
 
-- Je m'�loignais d�j� avec ma barque, j'�tais press�, le temps �tant � l'orage; un homme sans uniforme m'a cri� du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j'ai continu� mon voyage. 
 
-- Et ce matin vous vous �tes enfui de C�me? 
 
-- Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, � C�me, on m'a dit que je serais arr�t� � la porte, je suis sorti � pied avec ma fille; j'esp�rais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu'� Milan, o� certes ma premi�re visite sera pour porter mes plaintes au g�n�ral commandant la province. 
 
Le mar�chal des logis parut soulag� d'un grand poids. 
 
-- Eh bien! g�n�ral, vous �tes arr�t�, et je vais vous conduire � Milan. Et vous, qui �tes-vous? dit-il � Fabrice. 
 
-- Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du g�n�ral de division Pietranera. 
 
-- Sans passeport, madame la comtesse? dit le mar�chal des logis fort radouci. 
 
-- A son �ge il n'en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi. 
 
Pendant ce colloque, le g�n�ral Conti faisait de la dignit� de plus en plus offens�e avec les gendarmes. 
 
-- Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous �tes arr�t�, suffit! 
 
-- Vous serez trop heureux, dit le mar�chal des logis, que nous consentions � ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgr� la poussi�re et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien � pied au milieu de nos chevaux. 
 
Le g�n�ral se mit � jurer. 
 
-- Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. O� est ton uniforme de g�n�ral? Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est g�n�ral? 
 
Le g�n�ral se f�cha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoup mieux dans la cal�che. 
 
La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent �t� ses gens. Elle venait de donner un �cu � l'un d'eux pour aller chercher du vin et surtout de l'eau fra�che dans une cassine que l'on apercevait � deux cents pas. Elle avait trouv� le temps de calmer Fabrice, qui, � toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline; j'ai de bons pistolets, disait-il. Elle obtint du g�n�ral irrit� qu'il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le g�n�ral, qui aimait � parler de lui et de sa famille, apprit � ces dames que sa fille n'avait que douze ans, �tant n�e en I803, le 27 octobre; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison. 
 
Homme tout � fait commun, disaient les yeux de la comtesse � la marquise. Gr�ce � la comtesse, tout s'arrangea apr�s un colloque d'une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au g�n�ral Conti, apr�s que la comtesse lui eut dit: Vous aurez 10 francs. Le mar�chal des logis partit seul avec le g�n�ral; les autres gendarmes rest�rent sous un arbre en compagnie avec quatre �normes bouteilles de vin, sorte de petites dames- jeannes, que le gendarme envoy� � la cassine avait rapport�es, aid� par un paysan. Cl�lia Conti fut autoris�e par le digne chambellan � accepter, pour revenir � Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea � arr�ter le fils du brave g�n�ral comte Pietranera. Apr�s les premiers moments donn�s � la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, Cl�lia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait � Fabrice; certainement elle n'�tait pas sa m�re. Son attention fut surtout excit�e par des allusions r�p�t�es � quelque chose d'h�ro�que, de hardi, de dangereux au supr�me degr�, qu'il avait fait depuis peu; malgr� toute son intelligence, la jeune Cl�lia ne put deviner de quoi il s'agissait. 
 
Elle regardait avec �tonnement ce jeune h�ros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l'action. Pour lui, il �tait un peu interdit de la beaut� si singuli�re de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient rougir. 
 
Une lieue avant d'arriver � Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle, et prit cong� des dames. 
 
-- Si jamais je me tire d'affaire, dit-il � Cl�lia, j'irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del Dongo? 
 
-- Bon! dit la comtesse, voil� comme tu sais garder l'incognito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s'appelle Pietranera et non del Dongo. 
 
Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui conduit � une promenade � la mode. L'envoi des deux domestiques en Suisse avait �puis� les fort petites �conomies de la marquise et de sa soeur; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napol�ons, et l'un des diamants, qu'on r�solut de vendre. 
 
Ces dames �taient aim�es et connaissaient toute la ville; les personnages les plus consid�rables dans le parti autrichien et d�vot all�rent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l'on pouvait prendre au s�rieux l'incartade d'un enfant de seize ans qui se dispute avec un fr�re a�n� et d�serte la maison paternelle. 
 
-- Mon m�tier est de tout prendre au s�rieux, r�pondait doucement le baron Binder, homme sage et triste; il �tablissait alors cette fameuse police de Milan, et s'�tait engag� � pr�venir une r�volution comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de G�nes. Cette police de Milan, devenue depuis si c�l�bre par les aventures de MM. Pellico et d'Andryane, ne fut pas pr�cis�ment cruelle, elle ex�cutait raisonnablement et sans piti� des lois s�v�res. L'empereur Fran�ois II voulait qu'on frapp�t de terreur ces imaginations italiennes si hardies. 
 
-- Donnez-moi jour par jour, r�p�tait le baron Binder aux protecteurs de Fabrice, l'indication prouv�e de ce qu'a fait le jeune marchesino del Dongo; prenons-le depuis le moment de son d�part de Grianta, 8 mars, jusqu'� son arriv�e, hier soir, dans cette ville, o� il est cach� dans une des chambres de l'appartement de sa m�re, et je suis pr�t � le traiter comme le plus aimable et le plus espi�gle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l'itin�raire du jeune homme pendant toutes les journ�es qui ont suivi son d�part de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n'est-il pas de le faire arr�ter? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu'� ce qu'il m'ait donn� la preuve qu'il n'est pas all� porter des paroles � Napol�on de la part de quelques m�contents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa Majest� Imp�riale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del Dongo parvient � se justifier sur ce point, il restera coupable d'avoir pass� � l'�tranger sans passeport r�guli�rement d�livr�, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d'un passeport d�livr� � un simple ouvrier, c'est-�-dire � un individu d'une classe tellement au-dessous de celle � laquelle il appartient. 
 
Cette d�claration, cruellement raisonnable, �tait accompagn�e de toutes les marques de d�f�rence et de respect que le chef de la police devait � la haute position de la marquise del Dongo et � celle des personnages importants qui venaient s'entremettre pour elle. 
 
La marquise fut au d�sespoir quand elle apprit la r�ponse du baron Binder. 
 
-- Fabrice va �tre arr�t�, s'�cria-t-elle en pleurant et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira! Son p�re le reniera! 
 
Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes, et, quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir son fils d�s la nuit suivante. 
 
-- Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton fils est ici; cet homme n'est point m�chant. 
 
-- Non, mais il veut plaire � l'empereur Fran�ois. 
 
-- Mais s'il croyait utile � son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait d�j�, et c'est lui marquer une d�fiance injurieuse que de le faire sauver. 
 
-- Mais nous avouer qu'il sait o� est Fabrice c'est nous dire: faites-le partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me r�p�ter: Dans un quart d'heure mon fils peut �tre entre quatre murailles! Quelle que soit l'ambition du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile � sa position personnelle en ce pays d'afficher des m�nagements pour un homme du rang de mon mari, et j'en vois une preuve dans cette ouverture de coeur singuli�re avec laquelle il avoue qu'il sait o� prendre mon fils. Bien plus, le baron d�taille complaisamment les deux contraventions dont Fabrice est accus� d'apr�s la d�nonciation de son indigne fr�re; il explique que ces deux contraventions emportent la prison; n'est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l'exil, c'est � nous de choisir? 
 
-- Si tu choisis l'exil, r�p�tait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons. Fabrice, pr�sent � tout l'entretien, avec un des anciens amis de la marquise maintenant conseiller au tribunal form� par l'Autriche, �tait grandement d'avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir m�me il sortit du palais cach� dans la voiture qui conduisait au th��tre de la Scala sa m�re et sa tante. Le cocher, dont on se d�fiait, alla faire comme d'habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme s�r, gardait les chevaux, Fabrice, d�guis� en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la fronti�re avec le m�me bonheur, et quelques heures plus tard il �tait install� dans une terre que sa m�re avait en Pi�mont, pr�s de Novare, pr�cis�ment � Romagnano, o� Bayard fut tu�. 
 
On peut penser avec quelle attention ces dames arriv�es dans leur loge, � la Scala, �coutaient le spectacle. Elles n'y �taient all�es que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti lib�ral, et dont l'apparition au palais del Dongo e�t pu �tre mal interpr�t�e par la police. Dans la loge, il fut r�solu de faire une nouvelle d�marche aupr�s du baron Binder. Il ne pouvait pas �tre question d'offrir une somme d'argent � ce magistrat parfaitement honn�te homme, et d'ailleurs ces dames �taient fort pauvres, elles avaient forc� Fabrice � emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant. 
 
Il �tait fort important toutefois d'avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappel�rent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d'assez vilaines fa�ons; ne pouvant r�ussir, il avait d�nonc� son amiti� pour Limercati au g�n�ral Pietranera, sur quoi il avait �t� chass� comme un vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement �tait l'ami intime du mari. La comtesse se d�cida � la d�marche horriblement p�nible d'aller voir ce chanoine; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu'il sort�t de chez lui, elle se fit annoncer. 
 
Lorsque le domestique unique du chanoine pronon�a le nom de la comtesse Pietranera, cet homme fut �mu au point d'en perdre la voix; il ne chercha point � r�parer le d�sordre d'un n�glig� fort simple. 
 
-- Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d'une voix �teinte. La comtesse entra; Borda se jeta � genoux. 
 
-- C'est dans cette position qu'un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il � la comtesse qui ce matin-l�, dans son n�glig� � demi-d�guisement, �tait d'un piquant irr�sistible. Le profond chagrin de l'exil de Fabrice, la violence qu'elle se faisait pour para�tre chez un homme qui en avait agi tra�treusement avec elle, tout se r�unissait pour donner � son regard un �clat incroyable. 
 
-- C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'�cria le chanoine, car il est �vident que vous avez quelque service � me demander, autrement vous n'auriez pas honor� de votre pr�sence la pauvre maison d'un malheureux fou: jadis transport� d'amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un l�che, une fois qu'il vit qu'il ne pouvait vous plaire. 
 
Ces paroles �taient sinc�res et d'autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d'un grand pouvoir: la comtesse en fut touch�e jusqu'aux larmes; l'humiliation, la crainte gla�aient son �me, en un instant l'attendrissement et un peu d'espoir leur succ�daient. D'un �tat fort malheureux elle passait en un clin d'oeil presque au bonheur. 
 
-- Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui pr�sentant, et l�ve-toi. (Il faut savoir qu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amiti� tout aussi bien qu'un sentiment plus tendre.) Je viens te demander gr�ce pour mon neveu Fabrice. Voici la v�rit� compl�te et sans le moindre d�guisement comme on la dit � un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie; nous �tions au ch�teau de Grianta, sur le lac de C�me. Un soir, � sept heures nous avons appris, par un bateau de C�me, le d�barquement de l'Empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, apr�s s'�tre fait donner le passeport d'un de ses amis du peuple, un marchand de barom�tres nomm� Vasi. Comme il n'a pas l'air pr�cis�ment d'un marchand de barom�tres, � peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l'a arr�t�; ses �lans d'enthousiasme en mauvais fran�ais semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s'est sauv� et a pu gagner Gen�ve; nous avons envoy� � sa rencontre � Lugano... 
 
-- C'est-�-dire � Gen�ve, dit le chanoine en souriant. La comtesse acheva l'histoire. 
 
-- Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion; je me mets enti�rement � vos ordres. Je ferai m�me des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment o� ce pauvre salon sera priv� de cette apparition c�leste, et qui fait �poque dans l'histoire de ma vie? 
 
-- Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu na�tre cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu'enfin, au nom de l'amiti� qu'il vous accorde, vous le suppliez d'employer tous ses espions � v�rifier si, avant son d�part pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces lib�raux qu'il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu'il s'agit ici uniquement d'une v�ritable �tourderie de jeunesse. Vous savez que j'avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagn�es par Napol�on: c'est en lisant les l�gendes de ces gravures que mon neveu apprit � lire. D�s l'�ge de cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la t�te le casque de mon mari, l'enfant tra�nait son grand sabre. Eh bien! un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que l'Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un �tourdi, mais il n'y r�ussit pas. Demandez � votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie. 
 
-- J'oubliais une chose, s'�cria le chanoine, vous allez voir que je ne suis pas tout � fait indigne du pardon que vous m'accordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la d�nonciation de cet inf�me coltorto (hypocrite), voyez, sign�e Ascanio Valserra del DONGO qui a commenc� toute cette affaire; je l'ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis all� � la Scala, dans l'espoir de trouver quelqu'un allant d'habitude dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pi�ce est � Vienne depuis longtemps. Voil� l'ennemi que nous devons combattre. Le chanoine lut la d�nonciation avec la comtesse, et il fut convenu que dans la journ�e, il lui en ferait tenir une copie par une personne s�re. Ce fut la joie dans le coeur que la comtesse rentra au palais del Dongo. 
 
-- Il est impossible d'�tre plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle � la marquise; ce soir � la Scala, � dix heures trois quarts � l'horloge du th��tre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous �teindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, � onze heures, le chanoine lui-m�me viendra nous dire ce qu'il a pu faire. C'est ce que nous avons trouv� de moins compromettant pour lui. 
 
Ce chanoine avait beaucoup d'esprit; il n'eut garde de manquer au rendez-vous: il y montra une bont� compl�te et une ouverture de coeur sans r�serve que l'on ne trouve gu�re que dans les pays o� la vanit� ne domine pas tous les sentiments. Sa d�nonciation de la comtesse au g�n�ral Pietranera, son mari, �tait un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d'abolir ce remords. 
 
Le matin, quand la comtesse �tait sortie de chez lui: La voil� qui fait l'amour avec son neveu, s'�tait-il dit avec amertume, car il n'�tait point gu�ri. Alti�re comme elle l'est, �tre venue chez moi!... A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et tr�s bien pr�sent�es par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1 500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le ch�teau de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del Dongo!... Tout s'explique maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de gr�ces, grand, bien fait, une figure toujours riante... et, mieux que cela, un certain regard charg� de douce volupt�... une physionomie � la Corr�ge, ajoutait le chanoine avec amertume. 
 
La diff�rence d'�ge... point trop grande... Fabrice n� apr�s l'entr�e des Fran�ais, vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossible d'�tre plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beaut�s, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l'Aresi, la Pietragrua, elle l'emporte sur toutes ces femmes... Ils vivaient heureux cach�s sur ce beau lac de C�me quand le jeune homme a voulu rejoindre Napol�on... Il y a encore des �mes en Italie! et, quoi qu'on fasse! Ch�re patrie!... Non, continuait ce coeur enflamm� par la jalousie, impossible d'expliquer autrement cette r�signation � v�g�ter � la campagne, avec le d�go�t de voir tous les jours, � tous les repas cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette inf�me physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son p�re!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j'aurai le plaisir de la voir autrement qu'au bout de ma lorgnette. 
 
Le chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire � ces dames. Au fond, Binder �tait on ne peut pas mieux dispos�; il �tait charm� que Fabrice e�t pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le Binder n'avait pouvoir de d�cider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres; il envoyait � Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations: puis il attendait. 
 
Il fallait que dans son exil � Romagnan Fabrice, 
 
1: Ne manqu�t pas d'aller � la messe tous les jours, pr�t pour confesseur un homme d'esprit, d�vou� � la cause de la monarchie, et ne lui avou�t, au tribunal de la p�nitence, que des sentiments fort irr�prochables; 
 
2: Il ne devait fr�quenter aucun homme passant pour avoir de l'esprit, et, dans l'occasion, il fallait parler de la r�volte avec horreur, et comme n'�tant jamais permise; 
 
3: Il ne devait point se faire voir au caf�, il ne fallait jamais lire d'autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en g�n�ral, montrer du d�go�t pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprim� apr�s 1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott; 
 
4: Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu'il fasse ouvertement la cour � quelqu'une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu; cela montrera qu'il n'a pas le g�nie sombre et m�content d'un conspirateur en herbe. 
 
Avant de se coucher, la comtesse et la marquise �crivirent � Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxi�t� charmante tous les conseils donn�s par Borda. 
 
Fabrice n'avait nulle envie de conspirer: il aimait Napol�on, et, en sa qualit� de noble, se croyait fait pour �tre plus heureux qu'un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n'avait ouvert un livre depuis le coll�ge, o� il n'avait lu que des livres arrang�s par les j�suites. Il s'�tablit � quelque distance de Romagnan, dans un palais magnifique, l'un des chefs-d'oeuvre du fameux architecte San-Micheli; mais depuis trente ans on ne l'avait pas habit�, de sorte qu'il pleuvait dans toutes les pi�ces et pas une fen�tre ne fermait. Il s'empara des chevaux de l'homme d'affaires, qu'il montait sans fa�on toute la journ�e; il ne parlait point, et r�fl�chissait. Le conseil de prendre une ma�tresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit � la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune pr�tre intrigant qui voulait devenir �v�que (comme le confesseur du Spielberg) [Voir les curieux M�moires de M. Andryane, amusants comme un conte, et qui resteront comme Tacite.]; mais il faisait trois lieues � pied et s'enveloppait d'un myst�re qu'il croyait imp�n�trable, pour lire le Constitutionnel, qu'il trouvait sublime: cela est aussi beau qu'Alfieri et le Dante! s'�criait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse fran�aise qu'il s'occupait beaucoup plus s�rieusement de son cheval et de son journal que de sa ma�tresse bien pensante. Mais il n'y avait pas encore de place pour l'imitation des autres dans cette �me na�ve et ferme, et il ne fit pas d'amis dans la soci�t� du gros bourg de Romagnan; sa simplicit� passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caract�re. C'est un cadet m�content de n'�tre pas a�n�, dit le cur�. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre VI. 
 
Nous avouerons avec sinc�rit� que la jalousie du chanoine Borda n'avait pas absolument tort; � son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel �tranger qu'elle e�t beaucoup connu jadis. S'il e�t parl� d'amour, elle l'e�t aim�; n'avait-elle pas d�j� pour sa conduite et sa personne une admiration passionn�e et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l'embrassait avec une telle effusion d'innocente reconnaissance et de bonne amiti�, qu'elle se f�t fait horreur � elle-m�me si elle e�t cherch� un autre sentiment dans cette amiti� presque filiale. Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m'ont connue il y a six ans, � la cour du prince Eug�ne, peuvent encore me trouver jolie et m�me jeune, mais pour lui je suis une femme respectable... et, s'il faut tout dire sans nul m�nagement pour mon amour-propre, une femme �g�e. La comtesse se faisait illusion sur l'�poque de la vie o� elle �tait arriv�e, mais ce n'�tait pas � la fa�on des femmes vulgaires. A son �ge, d'ailleurs, ajoutait-elle, on s'exag�re un peu les ravages du temps; un homme plus avanc� dans la vie... 
 
La comtesse, qui se promenait dans son salon, s'arr�ta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de Mme Pietranera �tait attaqu� d'une fa�on s�rieuse et par un singulier personnage. Peu apr�s le d�part de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu'elle se l'avou�t tout � fait, commen�ait d�j� � s'occuper beaucoup de lui, �tait tomb�e dans une profonde m�lancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l'on ose ainsi parler, sans saveur; elle se disait que Napol�on voulant s'attacher ses peuples d'Italie prendrait Fabrice pour aide de camp.-- Il est perdu pour moi! s'�criait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; il m'�crira, mais que serai-je pour lui dans dix ans? 
 
Ce fut dans ces dispositions qu'elle fit un voyage � Milan; elle esp�rait y trouver des nouvelles plus directes de Napol�on, et, qui sait, peut-�tre par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l'avouer, cette �me active commen�ait � �tre bien lasse de la vie monotone qu'elle menait � la campagne: c'est s'emp�cher de mourir, se disait-elle, ce n'est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudr�es , le fr�re, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice? Son unique consolation �tait puis�e dans l'amiti� qui l'unissait � la marquise. Mais depuis quelque temps, cette intimit� avec la m�re de Fabrice, plus �g�e qu'elle, et d�sesp�rant de la vie, commen�ait � lui �tre moins agr�able. 
 
Telle �tait la position singuli�re de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle esp�rait peu de l'avenir; son coeur avait besoin de consolation et de nouveaut�. Arriv�e � Milan, elle se prit de passion pour l'op�ra � la mode; elle allait s'enfermer toute seule, durant de longues heures, � la Scala, dans la loge du g�n�ral Scotti, son ancien ami. Les hommes qu'elle cherchait � rencontrer pour avoir des nouvelles de Napol�on et de son arm�e lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentr�e chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu'� trois heures du matin. Un soir, � la Scala, dans la loge d'une de ses amies, o� elle allait chercher des nouvelles de France, on lui pr�senta le comte Mosca, ministre de Parme: c'�tait un homme aimable et qui parla de la France et de Napol�on de fa�on � donner � son coeur de nouvelles raisons pour esp�rer ou pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme d'esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le d�part de Fabrice, elle n'avait pas trouv� une soir�e vivante comme celle-l�. Cet homme qui l'amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, �tait alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si c�l�bre par ses s�v�rit�s que les lib�raux de Milan appelaient des cruaut�s. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits, aucun vestige d'importance, et un air simple et gai qui pr�venait en sa faveur; il e�t �t� fort bien encore, si une bizarrerie de son prince ne l'e�t oblig� � porter de la poudre dans les cheveux comme gages de bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanit�, on arrive fort vite en Italie au ton de l'intimit�, et � dire des choses personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l'on s'est bless�. 
 
-- Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la troisi�me fois qu'elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous! 
 
-- C'est que je n'ai rien vol� dans cette Espagne, et qu'il faut vivre. J'�tais fou de la gloire; une parole flatteuse du g�n�ral fran�ais, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, �tait alors tout pour moi. A la chute de Napol�on, il s'est trouv� que, tandis que je mangeais mon bien � son service, mon p�re, homme d'imagination et qui me voyait d�j� g�n�ral, me b�tissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouv� pour tout bien un grand palais � finir et une pension. 
 
-- Une pension: 3 500 francs, comme mon mari? 
 
-- Le comte Pietranera �tait g�n�ral de division. Ma pension, � moi, pauvre chef d'escadron, n'a jamais �t� que de 800 francs, et encore je n'en ai �t� pay� que depuis que je suis ministre des finances. 
 
Comme il n'y avait dans la loge que la dame d'opinions fort lib�rales � laquelle elle appartenait, l'entretien continua avec la m�me franchise. Le comte Mosca, interrog�, parla de sa vie � Parme. En Espagne, sous le g�n�ral Saint-Cyr, j'affrontais des coups de fusil pour arriver � la croix et ensuite � un peu de gloire, maintenant je m'habille comme un personnage de com�die pour gagner un grand �tat de maison et quelques milliers de francs. Une fois entr� dans cette sorte de jeu d'�checs, choqu� des insolences de mes sup�rieurs, j'ai voulu occuper une des premi�res places; j'y suis arriv�: mais mes jours les plus heureux sont toujours ceux que de temps � autre je puis venir passer � Milan; l� vit encore, ce me semble, le coeur de votre arm�e d'Italie. 
 
La franchise, la disinvoltura avec laquelle parlait ce ministre d'un prince si redout� piqua la curiosit� de la comtesse; sur son titre elle avait cru trouver un p�dant plein d'importance, elle voyait un homme qui avait honte de la gravit� de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu'il pourrait recueillir: c'�tait une grande indiscr�tion � Milan, dans le mois qui pr�c�da Waterloo; il s'agissait alors pour l'Italie d'�tre ou de n'�tre pas; tout le monde avait la fi�vre, � Milan, d'esp�rance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d'un homme qui parlait si lestement d'une place si envi�e et qui �tait sa seule ressource. 
 
Des choses curieuses et d'une bizarrerie int�ressante furent rapport�es � Mme Pietranera: Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point de devenir premier ministre et favori d�clar� de Ranuce-Ernest IV, souverain absolu de Parme, et, de plus, l'un des princes les plus riches de l'Europe. Le comte serait d�j� arriv� � ce poste supr�me s'il e�t voulu prendre une mine plus grave; on dit que le prince lui fait souvent la le�on � cet �gard. 
 
-- Qu'importent mes fa�ons � Votre Altesse, r�pond-il librement, si je fais bien ses affaires? 
 
-- Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n'est pas sans �pines. Il faut plaire � un souverain, homme de sens et d'esprit sans doute, mais qui, depuis qu'il est mont� sur un tr�ne absolu, semble avoir perdu la t�te et montre, par exemple, des soup�ons dignes d'une femmelette. 
 
Ernest IV n'est brave qu'� la guerre. Sur les champs de bataille, on l'a vu vingt fois guider une colonne � l'attaque en brave g�n�ral; mais apr�s la mort de son p�re Ernest III, de retour dans ses �tats, o�, pour son malheur, il poss�de un pouvoir sans limites, il s'est mis � d�clamer follement contre les lib�raux et la libert�. Bient�t il s'est figur� qu'on le ha�ssait; enfin, dans un moment de mauvaise humeur il a fait pendre deux lib�raux, peut-�tre peu coupables, conseill� � cela par un mis�rable nomm� Rassi, sorte de ministre de la justice. 
 
Depuis ce moment fatal, la vie du prince a �t� chang�e; on le voit tourment� par les soup�ons les plus bizarres. Il n'a pas cinquante ans, et la peur l'a tellement amoindri, si l'on peut parler ainsi, que, d�s qu'il parle des jacobins et des projets du comit� directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d'un vieillard de quatre-vingts ans; il retombe dans les peurs chim�riques de la premi�re enfance. Son favori Rassi, fiscal g�n�ral (ou grand juge), n'a d'influence que par la peur de son ma�tre; et d�s qu'il craint pour son cr�dit, il se h�te de d�couvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus chim�riques. Trente imprudents se r�unissent-ils pour lire un num�ro du Constitutionnel, Rassi les d�clare conspirateurs et les envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute la Lombardie. Comme elle est fort �lev�e, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on l'aper�oit de fort loin au milieu de cette plaine immense; et la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui s'�tend de Milan � Bologne. 
 
-- Le croiriez-vous? disait � la comtesse un autre voyageur, la nuit, au troisi�me �tage de son palais, gard� par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d'heure, hurlent une phrase enti�re, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes ferm�es � dix verrous, et les pi�ces voisines, au-dessus comme au- dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet vient � crier, il saute sur ses pistolets et croit � un lib�ral cach� sous son lit. Aussit�t toutes les sonnettes du ch�teau sont en mouvement, et un aide de camp va r�veiller le comte Mosca. Arriv� au ch�teau, ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et arm� jusqu'aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre � une foule d'actions ridicules dignes d'une vieille femme. Toutes ces pr�cautions eussent sembl� bien avilissantes au prince lui-m�me dans les temps heureux o� il faisait la guerre et n'avait tu� personne qu'� coups de fusil. Comme c'est un homme d'infiniment d'esprit, il a honte de ces pr�cautions; elles lui semblent ridicules, m�me au moment o� il s'y livre, et la source de l'immense cr�dit du comte Mosca, c'est qu'il emploie toute son adresse � faire que le prince n'ait jamais � rougir en sa pr�sence. C'est lui, Mosca, qui, en sa qualit� de ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on � Parme, jusque dans les �tuis des contrebasses. C'est le prince qui s'y oppose, et plaisante son ministre sur sa ponctualit� excessive. Ceci est un pari, lui r�pond le comte Mosca: songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n'est pas seulement votre vie que nous d�fendons, c'est notre honneur: mais il para�t que le prince n'est dupe qu'� demi, car si quelqu'un dans la ville s'avise de dire que la veille on a pass� une nuit blanche au ch�teau, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant � la citadelle; et une fois dans cette demeure �lev�e et en bon air, comme on dit � Parme, il faut un miracle pour que l'on se souvienne du prisonnier. C'est parce qu'il est militaire, et qu'en Espagne il s'est sauv� vingt fois le pistolet � la main, au milieu des surprises, que le prince pr�f�re le comte Mosca � Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux, et l'on fait des histoires sur leur compte. Les lib�raux pr�tendent que, par une invention de Rassi, les ge�liers et confesseurs ont ordre de leur persuader que tous les mois � peu pr�s, l'un d'eux est conduit � la mort. Ce jour-l� les prisonniers ont la permission de monter sur l'esplanade de l'immense tour, � cent quatre-vingts pieds d'�l�vation, et de l� ils voient d�filer un cort�ge avec un espion qui joue le r�le d'un pauvre diable qui marche � la mort. 
 
Ces contes, et vingt autres du m�me genre et d'une non moindre authenticit�, int�ressaient vivement Mme Pietranera; le lendemain, elle demandait des d�tails au comte Mosca, qu'elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui soutenait qu'au fond il �tait un monstre sans s'en douter. Un jour, en rentrant � son auberge, le comte se dit: Non seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante; mais quand je passe la soir�e dans sa loge, je parviens � oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le coeur. �Ce ministre, malgr� son air l�ger et ses fa�ons brillantes, n'avait pas une �me � la fran�aise ; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son chevet avait une �pine, il �tait oblig� de la briser et de l'user � force d'y piquer ses membres palpitant �. Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l'italien. Le lendemain de cette d�couverte, le comte trouva que malgr� les affaires qui l'appelaient � Milan, la journ�e �tait d'une longueur �norme; il ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta � cheval pour aller au Corso; il avait quelque espoir d'y rencontrer Mme Pietranera; ne l'y ayant pas vue, il se rappela qu'� huit heures le th��tre de la Scala ouvrait; il y entra et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver l�. Est-il possible, se dit-il, qu'� quarante-cinq ans sonn�s je fasse des folies dont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soup�onne. Il s'enfuit et essaya d'user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le th��tre de la Scala. Elles sont occup�es par des caf�s qui, � cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces caf�s, des foules de curieux �tablis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les passants. Le comte �tait un passant remarquable; aussi eut-il le plaisir d'�tre reconnu et accost�. Trois ou quatre importuns de ceux qu'on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d'avoir audience d'un ministre si puissant. Deux d'entre eux lui remirent des p�titions; le troisi�me se contenta de lui adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique. 
 
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit; on ne se prom�ne point quand on est aussi puissant. Il rentra au th��tre et eut l'id�e de louer une loge au troisi�me rang; de l� son regard pourrait plonger, sans �tre remarqu� de personne, sur la loge des secondes o� il esp�rait voir arriver la comtesse. Deux grandes heures d'attente ne parurent point trop longues � cet amoureux; s�r de n'�tre point vu, il se livrait avec bonheur � toute sa folie. La vieillesse, se disait-il, n'est- ce pas, avant tout, n'�tre plus capable de ces enfantillages d�licieux? 
 
Enfin la comtesse parut. Arm� de sa lorgnette, il l'examinait avec transport: Jeune, brillante, l�g�re comme un oiseau, se disait-il, elle n'a pas vingt-cinq ans. Sa beaut� est son moindre charme: o� trouver ailleurs cette �me toujours sinc�re, qui jamais n'agit avec prudence, qui se livre tout enti�re � l'impression du moment, qui ne demande qu'� �tre entra�n�e par quelque objet nouveau? Je con�ois les folies du comte Nani. 
 
Le comte se donnait d'excellentes raisons pour �tre fou, tant qu'il ne songeait qu'� conqu�rir le bonheur qu'il voyait sous ses yeux. Il n'en trouvait plus d'aussi bonnes quand il venait � consid�rer son �ge et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie. Un homme habile � qui la peur �te l'esprit me donne une grande existence et beaucoup d'argent pour �tre son ministre; mais que demain il me renvoie, je reste vieux et pauvre, c'est-�-dire tout ce qu'il y a au monde de plus m�pris�; voil� un aimable personnage � offrir � la comtesse! Ces pens�es �taient trop noires, il revint � Mme Pietranera; il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser � elle il ne descendait pas dans sa loge. Elle n'avait pris Nani, vient-on de me dire, que pour faire pi�ce � cet imb�cile de Limercati qui ne voulut pas entendre � donner un coup d'�p�e ou � faire donner un coup de poignard � l'assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle! s'�cria le comte avec transport. A chaque instant il consultait l'horloge du th��tre qui par des chiffres �clatants de lumi�re et se d�tachant sur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de l'heure o� il leur est permis d'arriver dans une loge amie. Le comte se disait: Je ne saurais passer qu'une demi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance de si fra�che date; si j'y reste davantage, je m'affiche, et gr�ce � mon �ge et plus encore � ces maudits cheveux poudr�s, j'aurai l'air attrayant d'un Cassandre. Mais une r�flexion le d�cida tout � coup: Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bien r�compens� de l'avarice avec laquelle je m'�conomise ce plaisir. Il se levait pour descendre dans la loge o� il voyait la comtesse; tout � coup il ne se sentit presque plus d'envie de s'y pr�senter. Ah! voici qui est charmant, s'�cria-t-il en riant de soi-m�me, et s'arr�tant sur l'escalier; c'est un mouvement de timidit� v�ritable! voil� bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m'est arriv�e. 
 
Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-m�me; et, profitant en homme d'esprit de l'accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout � montrer de l'aisance ou � faire de l'esprit en se jetant dans quelque r�cit plaisant; il eut le courage d'�tre timide, il employa son esprit � laisser entrevoir son trouble sans �tre ridicule. Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds � jamais. Quoi! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans le secours de la poudre para�traient gris! Mais enfin la chose est vraie, donc elle ne peut �tre ridicule que si je l'exag�re ou si j'en fais troph�e. La comtesse s'�tait si souvent ennuy�e au ch�teau de Grianta, vis-�-vis des figures poudr�es de son fr�re, de son neveu et de quelques ennuyeux bien pensants du voisinage, qu'elle ne songea pas � s'occuper de la coiffure de son nouvel adorateur. 
 
L'esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l'�clat de rire de l'entr�e, elle ne fut attentive qu'aux nouvelles de France que Mosca avait toujours � lui donner en particulier, en arrivant dans la loge; sans doute il inventait. En les discutant avec lui, elle remarqua ce soir-l� son regard, qui �tait beau et bienveillant. 
 
-- Je m'imagine, lui dit-elle, qu'� Parme au milieu de vos esclaves, vous n'allez pas avoir ce regard aimable, cela g�terait tout et leur donnerait quelque espoir de n'�tre pas pendus. 
 
L'absence totale d'importance chez un homme qui passait pour le premier diplomate de l'Italie parut singuli�re � la comtesse; elle trouva m�me qu'il avait de la gr�ce. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle ne fut point choqu�e qu'il e�t jug� � propos de prendre pour une soir�e, et sans cons�quence, le r�le d'attentif. 
 
Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux; par bonheur pour le ministre, qui, � Parme, ne trouvait pas de cruelles, c'�tait seulement depuis peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta; son esprit �tait encore tout raidi par l'ennui de la vie champ�tre. Elle avait comme oubli� la plaisanterie; et toutes ces choses qui appartiennent � une fa�on de vivre �l�gante et l�g�re avaient pris � ses yeux comme une teinte de nouveaut� qui les rendait sacr�es; elle n'�tait dispos�e � se moquer de rien, pas m�me d'un amoureux de quarante-cinq ans et timide. Huit jours plus tard, la t�m�rit� du comte e�t pu recevoir un tout autre accueil. 
 
A la Scala, il est d'usage de ne faire durer qu'une vingtaine de minutes ces petites visites que l'on fait dans les loges, le comte passa toute la soir�e dans celle o� il avait le bonheur de rencontrer Mme Pietranera: c'est une femme, se disait-il, qui me rend toutes les folies de la jeunesse! Mais il sentait bien le danger. Ma qualit� de pacha tout-puissant � quarante lieues d'ici me fera-t-elle pardonner cette sottise? je m'ennuie tant � Parme! Toutefois, de quart d'heure en quart d'heure il se promettait de partir. 
 
-- Il faut avouer, madame, dit-il en riant � la comtesse, qu'� Parme je meurs d'ennui, et il doit m'�tre permis de m'enivrer de plaisir quand j'en trouve sur ma route. Ainsi, sans cons�quence et pour une soir�e, permettez-moi de jouer aupr�s de vous le r�le d'amoureux. H�las! dans peu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous les chagrins et m�me, direz-vous, toutes les convenances. 
 
Huit jours apr�s cette visite monstre dans la loge � la Scala et � la suite de plusieurs petits incidents dont le r�cit semblerait long peut-�tre, le comte Mosca �tait absolument fou d'amour, et la comtesse pensait d�j� que l'�ge ne devait pas faire objection, si d'ailleurs on le trouvait aimable. On en �tait � ces pens�es quand Mosca fut rappel� par un courrier de Parme. On e�t dit que son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna � Grianta; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut d�sert. Est-ce que je me serais attach�e � cet homme? se dit-elle. Mosca �crivit et n'eut rien � jouer, l'absence lui avait enlev� la source de toutes ses pens�es; ses lettres �taient amusantes, et, par une petite singularit� qui ne fut pas mal prise, pour �viter les commentaires du marquis del Dongo qui n'aimait pas � payer des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes � la poste � C�me, � Lecco, � Var�se ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait � obtenir que le courrier rapport�t les r�ponses; il y parvint. 
 
Bient�t les jours de courrier firent �v�nement pour la comtesse; ces courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui l'amusaient ainsi que sa belle-soeur. Le souvenir du comte se m�lait � l'id�e de son grand pouvoir; la comtesse �tait devenue curieuse de tout ce qu'on disait de lui, les lib�raux eux-m�mes rendaient hommage � ses talents. La principale source de mauvaise r�putation pour le comte, c'est qu'il passait pour le chef du parti ultra � la cour de Parme, et que le parti lib�ral avait � sa t�te une intrigante capable de tout, et m�me de r�ussir, la marquise Raversi, immens�ment riche. Le prince �tait fort attentif � ne pas d�courager celui des deux partis qui n'�tait pas au pouvoir; il savait bien qu'il serait toujours le ma�tre, m�me avec un minist�re pris dans le salon de Mme Raversi. On donnait � Grianta mille d�tails sur ces intrigues; l'absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme d'action, permettait de ne plus songer aux cheveux poudr�s, symbole de tout ce qui est lent et triste, c'�tait un d�tail sans cons�quence, une des obligations de la cour, o� il jouait d'ailleurs un si beau r�le. Une cour, c'est ridicule, disait la comtesse � la marquise, mais c'est amusant; c'est un jeu qui int�resse, mais dont il faut accepter les r�gles. Qui s'est jamais avis� de se r�crier contre le ridicule des r�gles du whist? Et pourtant une fois qu'on s'est accoutum� aux r�gles, il est agr�able de faire l'adversaire chlemm. 
 
La comtesse pensait souvent � l'auteur de tant de lettres aimables. Le jour o� elle les recevait �tait agr�able pour elle; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, � la Pliniana, � B�lan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de l'absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d'�tre fort amoureux; un mois ne s'�tait pas �coul�, qu'elle songeait � lui avec une amiti� tendre. De son c�t�, le comte Mosca �tait presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa d�mission, de quitter le minist�re, et de venir passer sa vie avec elle � Milan ou ailleurs. J'ai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15 000 livres de rente. De nouveau une loge, des chevaux! etc., se disait la comtesse, c'�taient des r�ves aimables. Les sublimes beaut�s des aspects du lac de C�me recommen�aient � la charmer. Elle allait r�ver sur ses bords � ce retour de vie brillante et singuli�re qui, contre toute apparence, redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, � Milan, heureuse et gaie comme au temps du vice-roi; la jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi! 
 
Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais avec elle il n'y avait de ces illusions volontaires que donne la l�chet�. C'�tait surtout une femme de bonne foi avec elle-m�me. Si je suis un peu trop �g�e pour faire des folies, se disait-elle, l'envie, qui se fait des illusions comme l'amour, peut empoisonner pour moi le s�jour de Milan. Apr�s la mort de mon mari, ma pauvret� noble eut du succ�s, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n'a pas la vingti�me partie de l'opulence que mettaient � mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La ch�tive pension de veuve p�niblement obtenue, les gens cong�di�s, ce qui eut de l'�clat, la petite chambre au cinqui�me qui amenait vingt carrosses � la porte, tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j'aurai des moments d�sagr�ables, quelque adresse que j'y mette, si, ne poss�dant toujours pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre � Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15 000 livres qui resteront � Mosca apr�s sa d�mission. Une puissante objection, dont l'envie se fera une arme terrible, c'est que le comte, quoique s�par� de sa femme depuis longtemps, est mari�. Cette s�paration se sait � Parrne, mais � Milan elle sera nouvelle, et on me l'attribuera. Ainsi, mon beau th��tre de la Scala, mon divin lac de C�me... adieu! adieu! 
 
Malgr� toutes ces pr�visions, si la comtesse avait eu la moindre fortune elle e�t accept� l'offre de la d�mission de Mosca. Elle se croyait une femme �g�e, et la cour lui faisait peur; mais, ce qui para�tra de la derni�re invraisemblance de ce c�t�-ci des Alpes, c'est que le comte e�t donn� cette d�mission avec bonheur. C'est du moins ce qu'il parvint � persuader � son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue � Milan, on la lui accorda. Vous jurer que j'ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse, un jour � Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse d'aimer aujourd'hui, � trente ans pass�s, comme jadis j'aimais � vingt-deux! Mais j'ai vu tomber tant de choses que j'avais crues �ternelles! J'ai pour vous la plus tendre amiti�, je vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous �tes celui que je pr�f�re. La comtesse se croyait parfaitement sinc�re, pourtant vers la fin, cette d�claration contenait un petit mensonge. Peut-�tre, si Fabrice l'e�t voulu, il l'e�t emport� sur tout dans son coeur. Mais Fabrice n'�tait qu'un enfant aux yeux du comte Mosca; celui-ci arriva � Milan trois jours apr�s le d�part du jeune �tourdi pour Novare, et il se h�ta d'aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l'exil �tait une affaire sans rem�de. 
 
Il n'�tait point arriv� seul � Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina- Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommel�, bien poli, bien propre, immens�ment riche, mais pas assez noble. C'�tait son grand-p�re seulement qui avait amass� des millions par le m�tier de fermier g�n�ral des revenus de l'Etat de Parme. Son p�re s'�tait fait nommer ambassadeur du prince de Parme � la cour de *, � la suite du raisonnement que voici: -- Votre Altesse accorde 30 000 francs � son envoy� � la cour de *, lequel y fait une figure fort m�diocre. Si elle daigne me donner cette place, j'accepterai 6 000 francs d'appointements. Ma d�pense � la cour de * ne sera jamais au-dessous de 100 000 francs par an et mon intendant remettra chaque ann�e 20 000 francs � la caisse des affaires �trang�res � Parme. Avec cette somme, l'on pourra placer aupr�s de moi tel secr�taire d'ambassade que l'on voudra, et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s'il y en a. Mon but est de donner de l'�clat � ma maison nouvelle encore, et de l'illustrer par une des grandes charges du pays. 
 
Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer � demi lib�ral, et, depuis deux ans, il �tait au d�sespoir. Du temps de Napol�on, il avait perdu deux ou trois millions par son obstination � rester � l'�tranger, et toutefois, depuis le r�tablissement de l'ordre en Europe, il n'avait pu obtenir un certain grand cordon qui ornait le portrait de son p�re; l'absence de ce cordon le faisait d�p�rir. 
 
Au point d'intimit� qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus d'objection de vanit� entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicit� que Mosca dit � la femme qu'il adorait: 
 
-- J'ai deux ou trois plans de conduite � vous offrir, tous assez bien combin�s; je ne r�ve qu'� cela depuis trois mois. 
 
1: Je donne ma d�mission, et nous vivons en bons bourgeois � Milan, � Florence, � Naples, o� vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de rente, ind�pendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins. 
 
2: Vous daignez venir dans le pays o� je puis quelque chose, vous achetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une for�t, dominant le cours du P�, vous pouvez avoir le contrat de vente sign� d'ici � huit jours. Le prince vous attache � sa cour. Mais ici se pr�sente une immense objection. On vous recevra bien � cette cour; personne ne s'aviserait de broncher devant moi; d'ailleurs la princesse se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des services � votre intention. Mais je vous rappellerai une objection capitale: le prince est parfaitement d�vot, et comme vous le savez encore, la fatalit� veut que je sois mari�. De l� un million de d�sagr�ments de d�tail. Vous �tes veuve, c'est un beau titre qu'il faudrait �changer contre un autre, et ceci fait l'objet de ma troisi�me proposition. 
 
On pourrait trouver un nouveau mari point g�nant. Mais d'abord il le faudrait fort avanc� en �ge, car pourquoi me refuseriez-vous l'espoir de le remplacer un jour? Eh bien? j'ai conclu cette affaire singuli�re avec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu, ne sait pas le nom de la future duchesse. Il sait seulement qu'elle le fera ambassadeur et lui donnera un grand cordon qu'avait son p�re, et dont l'absence le rend le plus infortun� des mortels. A cela pr�s, ce duc n'est point trop imb�cile; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce n'est nullement un homme � m�chancet�s pourpens�es d'avance, il croit s�rieusement que l'honneur consiste � avoir un cordon, et il a honte de son bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder un h�pital pour gagner ce cordon; je me moquai de lui, mais il ne s'est point moqu� de moi quand je lui ai propos� un mariage; ma premi�re condition a �t�, bien entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans Parme. 
 
-- Mais savez-vous que ce que vous me proposez l� est fort immoral? dit la comtesse. 
 
-- Pas plus immoral que tout ce qu'on fait � notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu a cela de commode qu'il sanctifie tout aux yeux des peuples; or, qu'est-ce qu'un ridicule que personne n'aper�oit? Notre politique, pendant vingt ans, va consister � avoir peur des jacobins, et quelle peur! Chaque ann�e nous nous croirons � la veille de 93. Vous entendrez, j'esp�re, les phrases que je fais l�- dessus � mes r�ceptions! C'est beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des d�vots. Or, � Parme, tout ce qui n'est pas noble ou d�vot est en prison, ou fait ses paquets pour y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous que du jour o� je serai disgraci�. Cet arrangement n'est une friponnerie envers personne, voil� l'essentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur duquel nous faisons m�tier et marchandise, n'a mis qu'une condition � son consentement, c'est que la future duchesse f�t n�e noble. L'an pass�, ma place, tout calcul�, m'a valu cent sept mille francs; mon revenu a d� �tre au total de cent vingt-deux mille; j'en ai plac� vingt mille � Lyon. Eh bien! choisissez: 1� une grande existence bas�e sur cent vingt-deux mille francs � d�penser, qui, � Parme, font au moins comme quatre cent mille � Milan; mais avec ce mariage qui vous donne le nom d'un homme passable et que vous ne verrez jamais qu'� l'autel; 2� ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze mille francs � Florence ou � Naples, car je suis de votre avis, on vous a trop admir�e � Milan; l'envie nous y pers�cuterait, et peut-�tre parviendrait-elle � nous donner de l'humeur. La grande existence � Parme aura, je l'esp�re, quelques nuances de nouveaut�, m�me � vos yeux qui ont vu la cour du prince Eug�ne; il serait sage de la conna�tre avant de s'en fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche � influencer votre opinion. Quant � moi, mon choix est bien arr�t�: j'aime mieux vivre dans un quatri�me �tage avec vous que de continuer seul cette grande existence. 
 
La possibilit� de cet �trange mariage fut d�battue chaque jour entre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort pr�sentable. Dans une de leurs derni�res conversations, Mosca r�sumait ainsi sa proposition: il faut prendre un parti d�cisif, si nous voulons passer le reste de notre vie d'une fa�on all�gre et n'�tre pas vieux avant le temps. Le prince a donn� son approbation; Sanseverina est un personnage plut�t bien que mal; il poss�de le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes; il a soixante-huit ans et une passion folle pour le grand cordon; mais une grande tache g�te sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste de Napol�on par Canova. Son second p�ch� qui le fera mourir, si vous ne venez pas � son secours, c'est d'avoir pr�t� vingt-cinq napol�ons � Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de g�nie, que depuis nous avons condamn� � mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers en sa vie, dont rien n'approche; je vous les r�citerai, c'est aussi beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina � la cour de *, il vous �pouse le jour de son d�part, et la seconde ann�e de son voyage, qu'il appellera une ambassade, il re�oit ce cordon de * sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un fr�re qui ne sera nullement d�sagr�able, il signe d'avance tous les papiers que je veux, et d'ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer � Parme o� son grand-p�re fermier et son pr�tendu lib�ralisme le g�nent. Rassi, notre bourreau, pr�tend que le duc a �t� abonn� en secret au Constitutionnel par l'interm�diaire de Ferrante Pella le po�te, et cette calomnie a fait longtemps obstacle s�rieux au consentement du prince. 
 
Pourquoi l'historien qui suit fid�lement les moindres d�tails du r�cit qu'on lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, s�duits par des passions qu'il ne partage point malheureusement pour lui, tombent dans des actions profond�ment immorales? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays o� l'unique passion survivante � toutes les autres est l'argent, moyen de vanit�. 
 
Trois mois apr�s les �v�nements racont�s jusqu'ici, la duchesse Sanseverina- Taxis �tonnait la cour de Parme par son amabilit� facile et par la noble s�r�nit� de son esprit; sa maison fut sans comparaison la plus agr�able de la ville. C'est ce que le comte Mosca avait promis � son ma�tre. Ranuce-Ernest IV, le prince r�gnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut pr�sent�e par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingu�. La duchesse �tait curieuse de voir ce prince ma�tre du sort de l'homme qu'elle aimait, elle voulut lui plaire et y r�ussit trop. Elle trouva un homme d'une taille �lev�e, mais un peu �paisse; ses cheveux, ses moustaches, ses �normes favoris �taient d'un beau blond selon ses courtisans; ailleurs ils eussent provoqu�, par leur couleur effac�e, le mot ignoble de filasse. Au milieu d'un gros visage s'�levait fort peu un tout petit nez presque f�minin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait chercher � d�tailler les traits du prince. Au total, il avait l'air d'un homme d'esprit et d'un caract�re ferme. Le port du prince, sa mani�re de se tenir n'�taient point sans majest�, mais souvent il voulait imposer � son interlocuteur; alors il s'embarrassait lui-m�me et tombait dans un balancement d'une jambe � l'autre presque continuel. Du reste, Ernest 1V avait un regard p�n�trant et dominateur; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses paroles �taient � la fois mesur�es et concises. 
 
Mosca avait pr�venu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet o� il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle de scagliola de Florence. Elle trouva que l'imitation �tait frappante; �videmment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s'appuyait sur la table de scagliola , de fa�on � se donner la tournure de Joseph II. Il s'assit aussit�t apr�s les premi�res paroles adress�es par lui � la duchesse, afin de lui donner l'occasion de faire usage du tabouret qui appartenait � son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d'Espagne s'assoient seules; les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer la diff�rence des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses � s'asseoir. La duchesse trouva qu'en de certains moments l'imitation de Louis XIV �tait un peu trop marqu�e chez le prince; par exemple, dans sa fa�on de sourire avec bont� tout en renversant la t�te. 
 
Ernest IV portait un frac � la mode arrivant de Paris; on lui envoyait tous les mois de cette ville, qu'il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarre m�lange de costumes, le jour o� la duchesse fut re�ue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut trouver les mod�les dans les portraits de Joseph II. 
 
Il re�ut Mme Sanseverina avec gr�ce; il lui dit des choses spirituelles et fines; mais elle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas exc�s dans la bonne r�ception. -- Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de l'audience, c'est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il e�t craint, en vous faisant l'accueil auquel je m'attendais et qu'il m'avait fait esp�rer, d'avoir l'air d'un provincial en extase devant les gr�ces d'une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrari� d'une particularit� que je n'ose vous dire: le prince ne voit � sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en beaut� . Tel a �t� hier soir, � son petit coucher, l'unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bont�s pour moi. Je pr�vois une petite r�volution dans l'�tiquette; mon plus grand ennemi � cette cour est un sot qu'on appelle le g�n�ral Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a �t� � la guerre un jour peut-�tre en sa vie, et qui part de l� pour imiter la tenue de Fr�d�ric le Grand. De plus, il tient aussi � reproduire l'affabilit� noble du g�n�ral Lafayette, et cela parce qu'il est ici le chef du parti lib�ral. (Dieu sait quels lib�raux!) 
 
-- Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j'en ai eu la vision pr�s de C�me; il se disputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-�tre. 
 
-- Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais � se p�n�trer des profondeurs de notre �tiquette, que les demoiselles ne paraissent � la cour qu'apr�s leur mariage. Eh bien, le prince a pour la sup�riorit� de sa ville de Parme sur toutes les autres un patriotisme tellement br�lant, que je parierais qu'il va trouver un moyen de se faire pr�senter la petite Cl�lia Conti, fille de notre Lafayette. Elle est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus belle personne des �tats du prince. 
 
Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont publi�es sur son compte sont arriv�es jusqu'au ch�teau de Grianta; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest IV avait tout plein de bonnes petites vertus, et l'on peut ajouter que, s'il e�t �t� invuln�rable comme Achille, il e�t continu� � �tre le mod�le des potentats. Mais dans un moment d'ennui et de col�re, et aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la t�te � je ne sais quel h�ros de la Fronde que l'on d�couvrit vivant tranquillement et insolemment dans une terre � c�t� de Versailles, cinquante ans apr�s la Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux lib�raux. I1 para�t que ces imprudents se r�unissaient � jour fixe pour dire du mal du prince et adresser au ciel des voeux ardents, afin que la peste p�t venir � Parme, et les d�livrer du tyran. Le mot tyran a �t� prouv�. Rassi appela cela conspirer; il les fit condamner � mort, et l'ex�cution de l'un d'eux, le comte L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet � des acc�s de peur indignes d'un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j'aurais un genre de m�rite trop brusque, trop �pre pour cette cour, o� l'imb�cile foisonne. Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement avant de se coucher, et d�pense un million, ce qui � Parme est comme quatre millions � Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par la police, c'est-�-dire par la peur, je suis devenu ministre de la guerre et des finances; et comme le ministre de l'int�rieur est mon chef nominal, en tant qu'il a la police dans ses attributions, j'ai fait donner ce portefeuille au comte Zurla-Contarini, un imb�cile bourreau de travail, qui se donne le plaisir d'�crire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla- Contarini a eu la satisfaction d'�crire de sa propre main le num�ro 20 715. 
 
La duchesse Sanseverina fut pr�sent�e � la triste princesse de Parme Clara- Paolina, qui, parce que son mari avait une ma�tresse (une assez jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l'univers, ce qui l'en avait rendue peut-�tre la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n'avait pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure r�guli�re et noble e�t pu passer pour belle, quoique un peu d�par�e par de gros yeux ronds qui n'y voyaient gu�re, si la princesse ne se f�t pas abandonn�e elle-m�me. Elle re�ut la duchesse avec une timidit� si marqu�e, que quelques courtisans ennemis du comte Mosca os�rent dire que la princesse avait l'air de la femme qu'on pr�sente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et presque d�concert�e, ne savait o� trouver des termes pour se mettre � une place inf�rieure � celle que la princesse se donnait � elle-m�me. Pour rendre quelque sang-froid � cette pauvre princesse, qui au fond ne manquait point d'esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d'entamer et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse �tait r�ellement savante en ce genre; elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La duchesse, en cherchant tout simplement � se tirer d'embarras, fit � jamais la conqu�te de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et d'interdite qu'elle avait �t� au commencement de l'audience, se trouva vers la fin tellement � son aise, que, contre toutes les r�gles de l'�tiquette, cette premi�re audience ne dura pas moins de cinq quarts d'heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et se porta pour grand amateur de botanique. 
 
La princesse passait sa vie avec le v�n�rable p�re Landriani, archev�que de Parme, homme de science, homme d'esprit m�me, et parfaitement honn�te homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il �tait assis dans sa chaise de velours cramoisi (c'�tait le droit de sa place), vis-�-vis le fauteuil de la princesse, entour�e de ses dames d'honneur et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux pr�lat en longs cheveux blancs �tait encore plus timide, s'il se peut, que la princesse; ils se voyaient tous les jours, et toutes les audiences commen�aient par un silence d'un gros quart d'heure. C'est au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner �tait devenue une sorte de favorite, parce qu'elle avait l'art de les encourager � se parler et de les faire rompre le silence. 
 
Pour terminer le cours de ses pr�sentations, la duchesse fut admise chez S.A.S. le prince h�r�ditaire, personnage d'une plus haute taille que son p�re, et plus timide que sa m�re. Il �tait fort en min�ralogie, et avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut tellement d�sorient�, que jamais il ne put inventer un mot � dire � cette belle dame. Il �tait fort bel homme, et passait sa vie dans les bois un marteau � la main. Au moment o� la duchesse se levait pour mettre fin � cette audience silencieuse: 
 
-- Mon Dieu! madame, que vous �tes jolie! s'�cria le prince h�r�ditaire, ce qui ne fut pas trouv� de trop mauvais go�t par la dame pr�sent�e. 
 
La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plus parfait mod�le du joli italien, deux ou trois ans avant l'arriv�e de la duchesse Sanseverina � Parme. Maintenant c'�taient toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses; mais, vue de pr�s, sa peau �tait parsem�e d'un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune vieille. Aper�ue � une certaine distance par exemple au th��tre, dans sa loge, c'�tait encore une beaut�; et les gens du parterre trouvaient le prince de fort bon go�t. Il passait toutes les soir�es chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l'ennui o� elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur extraordinaire. Elle pr�tendait � une finesse sans bornes, et toujours souriait avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et � tout hasard n'ayant gu�re de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c'�taient ces sourires continuels, tandis qu'elle b�illait int�rieurement, qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l'�tat ne faisait pas un march� de mille francs, sans qu'il y e�t un souvenir pour la marquise (c'�tait le mot honn�te � Parme). Le bruit public voulait qu'elle e�t plac� dix millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, � la v�rit� de fra�che date, ne s'�levait pas en r�alit� � quinze cent mille francs. C'�tait pour �tre � l'abri de ses finesses, et pour l'avoir dans sa d�pendance, que le comte Mosca s'�tait fait ministre des finances. La seule passion de la marquise �tait la peur d�guis�e en avarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l'antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, �tait �clair�e par une seule chandelle coulant sur une table de marbre pr�cieux, et les portes de son salon �taient noircies par les doigts des laquais. 
 
-- Elle m'a re�ue, dit la duchesse � son ami, comme si elle e�t attendu de moi une gratification de cinquante francs. 
 
Le cours des succ�s de la duchesse fut un peu interrompu par la r�ception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la c�l�bre marquise Raversi, intrigante consomm�e qui se trouvait � la t�te du parti oppos� � celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser, et d'autant plus depuis quelques mois, qu'elle �tait ni�ce du duc Sanseverina, et craignait de voir attaquer l'h�ritage par les gr�ces de la nouvelle duchesse. La Raversi n'est point une femme � m�priser, disait le comte � son amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis s�par� de ma femme uniquement parce qu'elle s'obstinait � prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l'un des amis de la Raversi. Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les diamants qu'elle portait d�s le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses joues, s'�tait d�clar�e d'avance l'ennemie de la duchesse, et en la recevant chez elle prit � t�che de commencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans les lettres qu'il �crivait de *, paraissait tellement enchant� de son ambassade et surtout de l'espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu'il ne laiss�t une partie de sa fortune � sa femme qu'il accablait de petits cadeaux. La Raversi, quoique r�guli�rement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli homme de la cour: en g�n�ral elle r�ussissait � tout ce qu'elle entreprenait. 
 
La duchesse tenait le plus grand �tat de maison. Le palais Sanseverina avait toujours �t� un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, � l'occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, d�pensait de fort grosses sommes pour l'embellir: la duchesse dirigeait les r�parations. 
 
Le comte avait devin� juste: peu de jours apr�s la pr�sentation de la duchesse, la jeune Cl�lia Conti vint � la cour, on l'avait faite chanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir l'air de porter au cr�dit du comte, la duchesse donna une f�te sous pr�texte d'inaugurer le jardin de son palais, et, par ses fa�ons pleines de gr�ces, elle fit de Cl�lia, qu'elle appelait sa jeune amie du lac de C�me, la reine de la soir�e. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les principaux transparents. La jeune Cl�lia, quoique un peu pensive, fut aimable dans ses fa�ons de parler de la petite aventure pr�s du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort d�vote et fort amie de la solitude. Je parierais, disait le comte, qu'elle a assez d'esprit pour avoir honte de son p�re. La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de l'inclination pour elle; elle ne voulait pas para�tre jalouse, et la mettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son syst�me �tait de chercher � diminuer toutes les haines dont le comte �tait l'objet. 
 
Tout souriait � la duchesse; elle s'amusait de cette existence de cour o� la temp�te est toujours � craindre; il lui semblait recommencer la vie. Elle �tait tendrement attach�e au comte, qui litt�ralement �tait fou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procur� un sang-froid parfait pour tout ce qui ne regardait que ses int�r�ts d'ambition. Aussi deux mois � peine apr�s l'arriv�e de la duchesse, il obtint la patente et les honneurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux que l'on rend au souverain lui-m�me. Le comte pouvait tout sur l'esprit de son ma�tre, on en eut � Parme une preuve qui frappa tous les esprits. 
 
Au sud-est, et � dix minutes de la ville, s'�l�ve cette fameuse citadelle si renomm�e en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut et s'aper�oit de si loin. Cette tour, b�tie sur le mod�le du mausol�e d'Adrien, � Rome, par les Farn�se, petits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe si�cle, est tellement �paisse, que sur l'esplanade qui la termine on a pu b�tir un palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appel�e la tour Farn�se. Cette prison, construite en l'honneur du fils a�n� de Ranuce-Ernest II, lequel �tait devenu l'amant aim� de sa belle-m�re, passe pour belle et singuli�re dans le pays. La duchesse eut la curiosit� de la voir; le jour de sa visite, la chaleur �tait accablante � Parme, et l�-haut, dans cette position �lev�e, elle trouva de l'air, ce dont elle fut tellement ravie, qu'elle y passa plusieurs heures. On s'empressa de lui ouvrir les salles de la tour Farn�se. 
 
La duchesse rencontra sur l'esplanade de la grosse tour un pauvre lib�ral prisonnier, qui �tait venu jouir de la demi-heure de promenade qu'on lui accordait tous les trois jours. Redescendue � Parme, et n'ayant pas encore la discr�tion n�cessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui avait racont� toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s'empara de ces propos de la duchesse et les r�p�ta beaucoup, esp�rant fort qu'ils choqueraient le prince. En effet, Ernest IV r�p�tait souvent que l'essentiel �tait surtout de frapper les imaginations. Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie qu'ailleurs: en cons�quence, de sa vie il n'avait accord� de gr�ce. Huit jours apr�s sa visite � la forteresse, la duchesse re�ut une lettre de commutation de peine sign�e du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle �crirait le nom devait obtenir la restitution de ses biens, et la permission d'aller passer en Am�rique le reste de ses jours. La duchesse �crivit le nom de l'homme qui lui avait parl�. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une �me faible; c'�tait sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait �t� condamn� � mort. 
 
La singularit� de cette gr�ce mit le comble � l'agr�ment de la position de Mme Sanseverina. Le comte Mosca �tait fou de bonheur, ce fut une belle �poque de sa vie, et elle eut une influence d�cisive sur les destin�es de Fabrice. Celui-ci �tait toujours � Romagnan pr�s de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour � une femme noble comme le portaient ses instructions. La duchesse �tait toujours un peu choqu�e de cette derni�re n�cessit�. Un autre signe qui ne valait rien pour le comte, c'est qu'�tant avec lui de la derni�re franchise sur tout au monde, et pensant tout haut en sa pr�sence, elle ne lui parlait jamais de Fabrice qu'apr�s avoir song� � la tournure de sa phrase. 
 
-- Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j'�crirai � cet aimable fr�re que vous avez sur le lac de C�me, et je forcerai bien ce marquis del Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de *, � demander la gr�ce de votre aimable Fabrice. S'il est vrai, comme je me garderais bien d'en douter, que Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui prom�nent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que celle qui � dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de ne jamais rien faire! Si le ciel lui avait accord� une vraie passion pour quoi que ce soit, f�t-ce pour la p�che � la ligne, je la respecterais; mais que fera-t-il � Milan m�me apr�s sa gr�ce obtenue? Il montera un cheval qu'il aurait fait venir d'Angleterre � une certaine heure, � une autre le d�soeuvrement le conduira chez sa ma�tresse qu'il aimera moins que son cheval... Mais si vous m'en donnez l'ordre, je t�cherai de procurer ce genre de vie � votre neveu. 
 
-- Je le voudrais officier, dit la duchesse. 
 
-- Conseilleriez-vous � un souverain de confier un poste qui, dans un jour donn�, peut �tre de quelque importance � un jeune homme 1� susceptible d'enthousiasme, 2� qui a montr� de l'enthousiasme pour Napol�on, au point d'aller le rejoindre � Waterloo? Songez � ce que nous serions tous si Napol�on e�t vaincu � Waterloo! Nous n'aurions point de lib�raux � craindre, il est vrai, mais les souverains des anciennes familles ne pourraient r�gner qu'en �pousant les filles de ses mar�chaux. Ainsi la carri�re militaire pour Fabrice, c'est la vie de l'�cureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n'avancer en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les d�vouements pl�b�iens. La premi�re qualit� chez un jeune homme aujourd'hui, c'est-�-dire pendant cinquante ans peut-�tre, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera point r�tablie, c'est de n'�tre pas susceptible d'enthousiasme et de n'avoir pas d'esprit. 
 
J'ai pens� � une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d'abord, et qui me donnera � moi des peines infinies et pendant plus d'un jour, c'est une folie que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire. 
 
-- Eh bien? dit la duchesse. 
 
-- Eh bien! nous avons eu pour archev�ques � Parme trois membres de votre famille: Ascagne del Dongo qui a �crit, en 16..., Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la pr�lature et marquer par des vertus du premier ordre, je le fais �v�que quelque part, puis archev�que ici, si toutefois mon influence dure. L'objection r�elle est celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour r�aliser ce beau plan qui exige plusieurs ann�es? Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais go�t de me renvoyer. Mais enfin c'est le seul moyen que j'aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous. 
 
On discuta longtemps: cette id�e r�pugnait fort � la duchesse. 
 
-- R�prouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carri�re est impossible pour Fabrice. Le comte prouva.-- Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais � cela je ne sais que faire. 
 
Apr�s un mois que la duchesse avait demand� pour r�fl�chir, elle se rendit en soupirant aux vues sages du ministre.-- Monter d'un air empes� un cheval anglais dans quelque grande ville, r�p�tait le comte, ou prendre un �tat qui ne jure pas avec sa naissance; je ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentilhomme ne peut se faire ni m�decin, ni avocat, et le si�cle est aux avocats. 
 
Rappelez-vous toujours, madame, r�p�tait le comte, que vous faites � votre neveu, sur le pav� de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son �ge qui passent pour les plus fortun�s. Sa gr�ce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne pr�tendons faire des �conomies. 
 
La duchesse �tait sensible � la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice f�t un simple mangeur d'argent; elle revint au plan de son amant. 
 
-- Remarquez, lui disait le comte, que je ne pr�tends pas faire de Fabrice un pr�tre exemplaire comme vous en voyez tant. Non; c'est un grand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n'en deviendra pas moins �v�que et archev�que, si le prince continue � me regarder comme un homme utile. 
 
Si vos ordres daignent changer ma proposition en d�cret immuable, ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre prot�g� dans une petite fortune. La sienne choquera, si on l'a vu ici simple pr�tre: il ne doit para�tre � Parme qu'avec les bas violets [En Italie les jeunes gens prot�g�s ou savants deviennent monsignore et pr�lat, ce qui ne veut pas dire �v�que; on porte alors des bas violets. On ne fait pas de voeux pour �tre monsignore. On peut quitter les bas violets et se marier.] et dans un �quipage convenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit �tre �v�que, et personne ne sera choqu�. 
 
Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa th�ologie, et passer trois ann�es � Naples. Pendant les vacances de l'Acad�mie eccl�siastique, il ira, s'il veut, voir Paris et Londres; mais il ne se montrera jamais � Parme. Ce mot donna comme un frisson � la duchesse. 
 
Elle envoya un courrier � son neveu, et lui donna rendez-vous � Plaisance. Faut-il dire que ce courrier �tait porteur de tous les moyens d'argent et de tous les passeports n�cessaires? 
 
Arriv� le premier � Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et l'embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte ne f�t pas pr�sent; depuis leurs amours, c'�tait la premi�re fois qu'elle �prouvait cette sensation. 
 
Fabrice fut profond�ment touch�, et ensuite afflig� des plans que la duchesse avait faits pour lui; son espoir avait toujours �t� que, son affaire de Waterloo arrang�e, il finirait par �tre militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l'opinion romanesque qu'elle s'�tait form�e de son neveu; il refusa absolument de mener la vie de caf� dans une des grandes villes d'Italie. 
 
-- Te vois-tu au Corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc. Elle insistait avec d�lices sur la description de ce bonheur vulgaire qu'elle voyait Fabrice repousser avec d�dain. C'est un h�ros, pensait-elle. 
 
-- Et apr�s dix ans de cette vie agr�able, qu'aurai-je fait? disait Fabrice; que serai- je? Un jeune homme m�r qui doit c�der le haut du pav� au premier bel adolescent qui d�bute dans le monde, lui aussi sur un cheval anglais. 
 
Fabrice rejeta d'abord bien loin le parti de l'Eglise; il parlait d'aller � New York, de se faire citoyen et soldat r�publicain en Am�rique. 
 
-- Quelle erreur est la tienne! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de caf�, seulement sans �l�gance, sans musique, sans amours, r�pliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle d'Am�rique. Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu'il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes d�cident de tout. On revint au parti de l'Eglise. 
 
-- Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le comte te demande: il ne s'agit pas du tout d'�tre un pauvre pr�tre plus ou moins exemplaire et vertueux, comme l'abb� Blan�s. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les archev�ques de Parme; relis les notices sur leurs vies, dans le suppl�ment � la g�n�alogie. Avant tout il convient � un homme de ton nom d'�tre un grand seigneur, noble g�n�reux, protecteur de la justice, destin� d'avance � se trouver � la t�te de son ordre... et dans toute sa vie ne faisant qu'une coquinerie, mais celle- l� fort utile. 
 
-- Ainsi voil� toutes mes illusions � vau-l'eau, disait Fabrice en soupirant profond�ment; le sacrifice est cruel! je l'avoue, je n'avais pas r�fl�chi � cette horreur pour l'enthousiasme et l'esprit, m�me exerc�s � leur profit, qui d�sormais va r�gner parmi les souverains absolus. 
 
-- Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du coeur pr�cipite l'homme enthousiaste dans le parti contraire � celui qu'il a servi toute la vie! 
 
-- Moi enthousiaste! r�p�ta Fabrice; �trange accusation! je ne puis pas m�me �tre amoureux! 
 
-- Comment? s'�cria la duchesse. 
 
-- Quand j'ai l'honneur de faire la cour � une beaut�, m�me de bonne naissance, et d�vote, je ne puis penser � elle que quand je la vois. 
 
Cet aveu fit une �trange impression sur la duchesse. 
 
-- Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre cong� de madame C. de Novare et, ce qui est encore plus difficile, des ch�teaux en Espagne de toute ma vie. J'�crirai � ma m�re, qui sera assez bonne pour venir me voir � Belgirate, sur la rive pi�montaise du lac Majeur, et le trente et uni�me jour apr�s celui-ci, je serai incognito dans Parme. 
 
-- Garde-t'en bien! s'�cria la duchesse. Elle ne voulait pas que le comte Mosca la v�t parler � Fabrice. 
 
Les m�mes personnages se revirent � Plaisance; la duchesse cette fois �tait fort agit�e; un orage s'�tait �lev� � la cour, le parti de la marquise Raversi touchait au triomphe; il �tait possible que le comte Mosca f�t remplac� par le g�n�ral Fabio Conti, chef de ce qu'on appelait � Parme le parti lib�ral. Except� le nom du rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit tout � Fabrice. Elle discuta de nouveau les chances de son avenir, m�me avec la perspective de manquer de la toute-puissante protection du comte. 
 
-- Je vais passer trois ans � l'Acad�mie eccl�siastique de Naples, s'�cria Fabrice; mais puisque je dois �tre avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne m'astreins pas � mener la vie s�v�re d'un s�minariste vertueux, ce s�jour � Naples ne m'effraie nullement, cette vie-l� vaudra bien celle de Romagnano; la bonne compagnie de l'endroit commen�ait � me trouver jacobin. Dans mon exil j'ai d�couvert que je ne sais rien, pas m�me le latin, pas m�me l'orthographe. J'avais le projet de refaire mon �ducation � Novare, j'�tudierai volontiers la th�ologie � Naples: c'est une science compliqu�e. La duchesse fut ravie; si nous sommes chass�s, lui dit-elle, nous irons te voir � Naples. Mais puisque tu acceptes jusqu'� nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui conna�t bien l'Italie actuelle, m'a charg� d'une id�e pour toi. Crois ou ne crois pas � ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les r�gles du jeu de whist; est-ce que tu ferais des objections aux r�gles du whist? J'ai dit au comte que tu croyais, et il s'en est f�licit�; cela est utile dans ce monde et dans l'autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans la vulgarit� de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous ces �cervel�s de Fran�ais pr�curseurs des deux chambres. Que ces noms-l� se trouvent rarement dans ta bouche; mais enfin quand il le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce sont gens depuis longtemps r�fut�s, et dont les attaques ne sont plus d'aucune cons�quence. Crois aveugl�ment tout ce que l'on te dira � l'Acad�mie. Songe qu'il y a des gens qui tiendront note fid�le de tes moindres objections; on te pardonnera une petite intrigue galante si elle est bien men�e, et non pas un doute; l'�ge supprime l'intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la p�nitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un �v�que factotum du cardinal archev�que de Naples; � lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta pr�sence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abr�ge beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne puisse pas te reprocher de l'avoir cach�e; tu �tais si jeune alors! 
 
La seconde id�e que le comte t'envoie est celle-ci: S'il te vient une raison brillante, une r�plique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne c�de point � la tentation de briller, garde le silence; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'avoir de l'esprit quand tu seras �v�que. 
 
Fabrice d�buta � Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques, bons Milanais, que sa tante lui avait envoy�s. Apr�s une ann�e d'�tude personne ne disait que c'�tait un homme d'esprit, on le regardait comme un grand seigneur appliqu�, fort g�n�reux, mais un peu libertin. 
 
Cette ann�e, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le comte fut trois ou quatre fois � deux doigts de sa perte; le prince, plus peureux que jamais parce qu'il �tait malade cette ann�e-l�, croyait, en le renvoyant, se d�barrasser de l'odieux des ex�cutions faites avant l'entr�e du comte au minist�re. Le Rassi �tait le favori du coeur qu'on voulait garder avant tout. Les p�rils du comte lui attach�rent passionn�ment la duchesse, elle ne songeait plus � Fabrice. Pour donner une couleur � leur retraite possible, il se trouva que l'air de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie, ne convenait nullement � sa sant�. Enfin apr�s des intervalles de disgr�ce, qui all�rent pour le comte, premier ministre, jusqu'� passer quelquefois vingt jours entiers sans voir son ma�tre en particulier, Mosca l'emporta; il fit nommer le g�n�ral Fabio Conti, le pr�tendu lib�ral, gouverneur de la citadelle o� l'on enfermait les lib�raux jug�s par Rassi. Si Conti use d'indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca � son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses id�es politiques font oublier ses devoirs de g�n�ral; s'il se montre s�v�re et impitoyable, et c'est ce me semble de ce c�t�-l� qu'il inclinera, il cesse d'�tre le chef de son propre parti, et s'ali�ne toutes les familles qui ont un des leurs � la citadelle. Ce pauvre homme sait prendre un air tout confit de respect � l'approche du prince; au besoin il change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une question d'�tiquette, mais ce n'est point une t�te capable de suivre le chemin difficile par lequel seulement il peut se sauver; et dans tous les cas je suis l�. 
 
Le lendemain de la nomination du g�n�ral Fabio Conti, qui terminait la crise minist�rielle, on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique. 
 
-- Que de querelles ce journal va faire na�tre! disait la duchesse. 
 
-- Ce journal, dont l'id�e est peut-�tre mon chef-d'oeuvre, r�pondait le comte en riant, peu � peu je m'en laisserai bien malgr� moi �ter la direction par les ultra- furibonds. J'ai fait attacher de beaux appointements aux places de r�dacteur. De tous c�t�s on va solliciter ces places: cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et l'on oubliera les p�rils que je viens de courir. Les graves personnages P. et D. sont d�j� sur les rangs. 
 
-- Mais ce journal sera d'une absurdit� r�voltante. 
 
-- J'y compte bien, r�pliquait le comte. Le prince le lira tous les matins et admirera ma doctrine � moi qui l'ai fond�. Pour les d�tails, il approuvera ou sera choqu�; des heures qu'il consacre au travail en voil� deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais � l'�poque o� arriveront les plaintes s�rieuses, dans huit ou dix mois, il sera enti�rement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui me g�ne qui devra r�pondre, moi j'�l�verai des objections contre le journal; au fond, j'aime mieux cent absurdit�s atroces qu'un seul pendu. Qui se souvient d'une absurdit� deux ans apr�s le num�ro du journal officiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu me vouent une haine qui durera autant que moi et qui peut- �tre abr�gera ma vie. 
 
La duchesse, toujours passionn�e pour quelque chose, toujours agissante, jamais oisive, avait plus d'esprit que toute la cour de Parme; mais elle manquait de patience et d'impassibilit� pour r�ussir dans les intrigues. Toutefois, elle �tait parvenue � suivre avec passion les int�r�ts des diverses coteries, elle commen�ait m�me � avoir un cr�dit personnel aupr�s du prince. Clara-Paolina, la princesse r�gnante, environn�e d'honneurs, mais emprisonn�e dans l'�tiquette la plus surann�e, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina lui fit la cour, et entreprit de lui prouver qu'elle n'�tait point si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu'� d�ner: ce repas durait trente minutes et le prince passait des semaines enti�res sans adresser la parole � Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya de changer tout cela; elle amusait le prince, et d'autant plus qu'elle avait su conserver toute son ind�pendance. Quand elle l'e�t voulu, elle n'e�t pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui pullulaient � cette cour. C'�tait cette parfaite inhabilet� de sa part qui la faisait ex�crer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissant en g�n�ral de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur d�s les premiers jours, et s'attacha exclusivement � plaire au souverain et � sa femme, laquelle dominait absolument le prince h�r�ditaire. La duchesse savait amuser le souverain et profitait de l'extr�me attention qu'il accordait � ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la ha�ssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et les sottises de sang ne se r�parent pas, le prince avait peur quelquefois, et s'ennuyait souvent, ce qui l'avait conduit � la triste envie; il sentait qu'il ne s'amusait gu�re, et devenait sombre quand il croyait voir que d'autres s'amusaient; l'aspect du bonheur le rendait furieux. Il faut cacher nos amours, dit la duchesse � son ami; et elle laissa deviner au prince qu'elle n'�tait plus que fort m�diocrement �prise du comte, homme d'ailleurs si estimable. 
 
Cette d�couverte avait donn� un jour heureux � Son Altesse. De temps � autre, la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle aurait de se donner chaque ann�e un cong� de quelques mois qu'elle emploierait � voir l'Italie qu'elle ne connaissait point: elle irait visiter Naples, Florence Rome. Or, rien au monde ne pouvait faire plus de peine au prince qu'une telle apparence de d�sertion: c'�tait l� une de ses faiblesses les plus marqu�es, les d�marches qui pouvaient �tre imput�es � m�pris pour sa ville capitale lui per�aient le coeur. Il sentait qu'il n'avait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme Sanseverina �tait de bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes environnantes pour assister � ses jeudis ; c'�taient de v�ritables f�tes; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le prince mourait d'envie de voir un de ces jeudis mais comment s'y prendre? Allez chez un simple particulier! c'�tait une chose que ni son p�re ni lui n'avaient jamais faite! 
 
Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; � chaque instant de la soir�e le duc entendait des voitures qui �branlaient le pav� de la place du palais, en allant chez Mme Sanseverina. Il eut un mouvement d'impatience: d'autres s'amusaient, et lui, prince souverain, ma�tre absolu, qui devait s'amuser plus que personne au monde, il connaissait l'ennui! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une douzaine de gens affid�s dans la rue qui conduisait du palais de Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, apr�s une heure qui parut un si�cle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tent� de braver les poignards et de sortir � l'�tourdie et sans nulle pr�caution, il parut dans le premier salon de Mme Sanseverina. La foudre serait tomb�e dans ce salon qu'elle n'e�t pas produit une pareille surprise. En un clin d'oeil, et � mesure que le prince s'avan�ait, s'�tablissait dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur; tous les yeux, fix�s sur le prince, s'ouvraient outre mesure. Les courtisans paraissaient d�concert�s; la duchesse elle seule n'eut point l'air �tonn�. Quand enfin l'on eut retrouv� la force de parler, la grande pr�occupation de toutes les personnes pr�sentes fut de d�cider cette importante question: la duchesse avait-elle �t� avertie de cette visite, ou bien a-t-elle �t� surprise comme tout le monde? 
 
Le prince s'amusa, et l'on va juger du caract�re tout de premier mouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que les id�es vagues de d�part adroitement jet�es lui avaient laiss� prendre. 
 
En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui vint une id�e singuli�re et qu'elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une chose des plus ordinaires. 
 
-- Si Votre Altesse S�r�nissime voulait adresser � la princesse trois ou quatre de ces phrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus s�rement qu'en me disant ici que je suis jolie. C'est que je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse p�t voir de mauvais oeil l'insigne marque de faveur dont Votre Altesse vient de m'honorer. Le prince la regarda fixement et r�pliqua d'un air sec: 
 
-- Apparemment que je suis le ma�tre d'aller o� il me pla�t. 
 
La duchesse rougit. 
 
-- Je voulais seulement, reprit-elle � l'instant, ne pas exposer Son Altesse � faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je vais aller passer quelques jours � Bologne ou � Florence. 
 
Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la faveur, et elle venait de hasarder ce que de m�moire d'homme personne n'avait os� � Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa table de whist et la suivit dans un petit salon �clair�, mais solitaire. 
 
-- Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l'aurais pas conseill�; mais dans les coeurs bien �pris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l'amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai retard� que par cette corv�e du minist�re des finances dont j'ai eu la sottise de me charger, mais en quatre heures de temps bien employ�es on peut faire la remise de bien des caisses. Rentrons, ch�re amie, et faisons de la fatuit� minist�rielle en toute libert�, et sans nulle retenue, c'est peut-�tre la derni�re repr�sentation que nous donnons en cette ville. S'il se croit brav�, l'homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour cette nuit; le mieux serait peut-�tre de partir sans d�lai pour votre maison de Sacca, pr�s du P�, qui a l'avantage de n'�tre qu'� une demi-heure de distance des Etats autrichiens. 
 
L'amour et l'amour-propre de la duchesse eurent un moment d�licieux; elle regarda le comte, et ses yeux se mouill�rent de larmes. Un ministre si puissant, environn� de cette foule de courtisans qui l'accablaient d'hommages �gaux � ceux qu'ils adressaient au prince lui-m�me, tout quitter pour elle et avec cette aisance! 
 
En rentrant dans les salons, elle �tait folle de joie. Tout le monde se prosternait devant elle. 
 
Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans, c'est � ne pas la reconna�tre. Enfin cette �me romaine et au-dessus de tout daigne pourtant appr�cier la faveur exorbitante dont elle vient d'�tre l'objet de la part du souverain. 
 
Vers la fin de la soir�e, le comte vint � elle:-- Il faut que je vous dise des nouvelles. Aussit�t les personnes qui se trouvaient aupr�s de la duchesse s'�loign�rent. 
 
-- Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s'est fait annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit, d'une soir�e fort aimable, en v�rit�, que j'ai pass�e chez la Sanseverina. C'est elle qui m'a pri� de vous faire le d�tail de la fa�on dont elle a arrang� ce vieux palais enfum�. Alors le prince, apr�s s'�tre assis, s'est mis � faire la description de chacun de vos salons. 
 
Il a pass� plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de joie; malgr� son esprit, elle n'a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton l�ger que Son Altesse voulait bien lui donner. 
 
Ce prince n'�tait point un m�chant homme, quoi qu'en pussent dire les lib�raux d'Italie. A la v�rit�, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d'entre eux, mais c'�tait par peur, et il r�p�tait quelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soir�e dont nous venons de parler, il �tait tout joyeux, il avait fait deux belles actions: aller au jeudi et parler � sa femme. A d�ner, il lui adressa la parole; en un mot, cejeudide Mme Sanseverina amena une r�volution d'int�rieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut constern�e, et la duchesse eut une double joie: elle avait pu �tre utile � son amant et l'avait trouv� plus �pris que jamais. 
 
Tout cela � cause d'une id�e bien imprudente qui m'est venue! disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute � Rome ou � Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant? Non, en v�rit�, mon cher comte, et vous faites mon bonheur. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre VII. 
 
C'est de petits d�tails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons de raconter qu'il faudrait remplir l'histoire des quatre ann�es qui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais Sanseverina ou � la terre de Sacca, aux bords du P�, il y avait des moments bien doux, et l'on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite � Parme. La duchesse et le ministre eurent bien � r�parer quelques �tourderies, mais en g�n�ral Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite qu'on lui avait indiqu�e: un grand seigneur qui �tudie la th�ologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A Naples, il s'�tait pris d'un go�t tr�s vif pour l'�tude de l'antiquit�, il faisait des fouilles; cette passion avait presque remplac� celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles � Mis�ne, o� il avait trouv� un buste de Tib�re, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l'antiquit�. La d�couverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu'il e�t rencontr� � Naples. Il avait l'�me trop haute pour chercher � imiter les autres jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain s�rieux le r�le d'amoureux. Sans doute il ne manquait point de ma�tresses, mais elles n'�taient pour lui d'aucune cons�quence, et, malgr� son �ge, on pouvait dire de lui qu'il ne connaissait point l'amour; il n'en �tait que plus aim�. Rien ne l'emp�chait d'agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie �tait toujours l'�gale d'une autre femme jeune et jolie; seulement la derni�re connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admir�es � Naples avait fait des folies en son honneur pendant la derni�re ann�e de son s�jour, ce qui d'abord l'avait amus�, et avait fini par l'exc�der d'ennui, tellement qu'un des bonheurs de son d�part fut d'�tre d�livr� des attentions de la charmante duchesse d'A... Ce fut en 1821, qu'ayant subi passablement tous ses examens, son directeur d'�tudes ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, � laquelle il songeait souvent. Il �tait Monsignore, et il avait quatre chevaux � sa voiture; � la poste avant Parme, il n'en prit que deux, et dans la ville fit arr�ter devant l'�glise de Saint-Jean. L� se trouvait le riche tombeau de l'archev�que Ascagne del Dongo, son arri�re-grand-oncle, l'auteur de la G�n�alogie latine. Il pria aupr�s du tombeau, puis arriva au pied au palais de la duchesse qui ne l'attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bient�t on la laissa seule. 
 
-- Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras: gr�ce � toi, j'ai pass� quatre ann�es assez heureuses � Naples, au lieu de m'ennuyer � Novare avec ma ma�tresse autoris�e par la police. 
 
La duchesse ne revenait pas de son �tonnement, elle ne l'e�t pas reconnu � le voir passer dans la rue; elle le trouvait ce qu'il �tait en effet, l'un des plus jolis hommes de l'Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l'avait envoy� � Naples avec la tournure d'un hardi casse-cou; la cravache qu'il portait toujours alors semblait faire partie inh�rente de son �tre: maintenant il avait l'air le plus noble et le plus mesur� devant les �trangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa premi�re jeunesse. C'�tait un diamant qui n'avait rien perdu � �tre poli. Il n'y avait pas une heure que Fabrice �tait arriv�, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un peu trop t�t. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accord�e � son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d'autres bienfaits dont il n'osait parler d'une fa�on aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d'oeil le ministre le jugea favorablement. Ce neveu, dit-il tout bas � la duchesse, est fait pour orner toutes les dignit�s auxquelles vous voudrez l'�lever par la suite. Tout allait � merveille jusque-l�, mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-l� attentif uniquement � ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. Ce jeune homme fait ici une �trange impression, se dit-il. Cette r�flexion fut am�re; le comte avait atteint la cinquantaine, c'est un mot bien cruel et dont peut-�tre un homme �perdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il �tait fort bon, fort digne d'�tre aim�, � ses s�v�rit�s pr�s comme ministre. Mais, � ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et e�t �t� capable de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq ann�es qu'il avait d�cid� la duchesse � venir � Parme, elle avait souvent excit� sa jalousie surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donn� de sujet de plainte r�el. Il croyait m�me, et il avait raison, que c'�tait dans le dessein de mieux s'assurer de son coeur que la duchesse avait eu recours � ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il �tait s�r, par exemple, qu'elle avait refus� les hommages du prince, qui m�me, � cette occasion, avait dit un mot instructif. 
 
-- Mais si j'acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en riant, de quel front oser repara�tre devant le comte? 
 
-- Je serais presque aussi d�contenanc� que vous. Le cher comte! mon ami! Mais c'est un embarras bien facile � tourner et auquel j'ai song�: le comte serait mis � la citadelle pour le reste de ses jours. 
 
Au moment de l'arriv�e de Fabrice, la duchesse fut tellement transport�e de bonheur, qu'elle ne songea pas du tout aux id�es que ses yeux pourraient donner au comte. L'effet fut profond et les soup�ons sans rem�de. 
 
Fabrice fut re�u par le prince deux heures apr�s son arriv�e; la duchesse, pr�voyant le bon effet que cette audience impromptue devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur mettait Fabrice hors de pair d�s le premier instant; le pr�texte avait �t� qu'il ne faisait que passer � Parme pour aller voir sa m�re en Pi�mont. Au moment o� un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s'ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise. Le commandant de la place avait d�j� rendu compte de la premi�re visite au tombeau de l'oncle archev�que. Le prince vit entrer un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il e�t pris pour quelque jeune officier. 
 
Cette petite surprise chassa l'ennui: voil� un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doit �tre �mu: je m'en vais faire de la politique jacobine; nous verrons un peu comment il r�pondra. 
 
Apr�s les premiers mots gracieux de la part du prince: 
 
-- Eh bien! Monsignore, dit-il � Fabrice, les peuples de Naples sont-ils heureux? Le roi est-il aim�? 
 
-- Altesse S�r�nissime, r�pondit Fabrice sans h�siter un instant, j'admirais, en passant dans la rue, l'excellente tenue des soldats des divers r�giments de S.M. le Roi; la bonne compagnie est respectueuse envers ses ma�tres comme elle doit l'�tre; mais j'avouerai que de la vie je n'ai souffert que les gens des basses classes me parlassent d'autre chose que du travail pour lequel je les paie. 
 
-- Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien styl�, c'est l'esprit de la Sanseverina. Piqu� au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse � faire parler Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, anim� par le danger, eut le bonheur de trouver des r�ponses admirables: c'est presque de l'insolence que d'afficher de l'amour pour son roi, disait-il, c'est de l'ob�issance aveugle qu'on lui doit. A la vue de tant de prudence le prince eut presque de l'humeur; il para�t que voici un homme d'esprit qui nous arrive de Naples, et je n'aime pas cette engeance ; un homme d'esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et m�me de bonne foi, toujours par quelque c�t� il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau. 
 
Le prince se trouvait comme brav� par les mani�res si convenables et les r�ponses tellement inattaquables du jeune �chapp� de coll�ge; ce qu'il avait pr�vu n'arrivait point: en un clin d'oeil il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu'aux grands principes des soci�t�s et du gouvernement, il d�bita, en les adaptant � la circonstance, quelques phrases de F�nelon qu'on lui avait fait apprendre par coeur d�s l'enfance pour les audiences publiques. 
 
-- Ces principes vous �tonnent, jeune homme, dit-il � Fabrice (il l'avait appel� monsignore au commencement de l'audience, et il comptait lui donner du monsignore en le cong�diant, mais dans le courant de la conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures path�tiques, de l'interpeller par un petit nom d'amiti�); ces principes vous �tonnent, jeune homme, j'avoue qu'ils ne ressemblent gu�re aux tartines d'absolutisme (ce fut le mot) que l'on peut lire tous les jours dans mon journal officiel... Mais, grand Dieu! qu'est-ce que je vais vous citer l�? ces �crivains du journal sont pour vous bien inconnus. 
 
-- Je demande pardon � Votre Altesse S�r�nissime; non seulement je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien �crit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a �t� fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est � la fois un crime et une sottise. Le plus grand int�r�t de l'homme, c'est son salut, il ne peut pas y avoir deux fa�ons de voir � ce sujet, et ce bonheur-l� doit durer une �ternit�. Les mots libert�, justice, bonheur du plus grand nombre, sont inf�mes et criminels: ils donnent aux esprits l'habitude de la discussion et de la m�fiance. Une chambre des d�put�s se d�fie de ce que ces gens-l� appellent le minist�re. Cette fatale habitude de la m�fiance une fois contract�e, la faiblesse humaine l'applique � tout, l'homme arrive � se m�fier de la Bible, des ordres de l'Eglise, de la tradition, etc., etc.; d�s lors il est perdu. Quand bien m�me, ce qui est horriblement faux et criminel � dire, cette m�fiance envers l'autorit� des princes �tablis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou trente ann�es de vie que chacun de nous peut pr�tendre, qu'est-ce qu'un demi- si�cle ou un si�cle tout entier, compar� � une �ternit� de supplices? etc. 
 
On voyait, � l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait � arranger ses id�es de fa�on � les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il �tait clair qu'il ne r�citait pas une le�on. 
 
Bient�t le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les mani�res simples et graves le g�naient. 
 
-- Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une excellente �ducation dans l'Acad�mie eccl�siastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons pr�ceptes tombent sur un esprit aussi distingu�, on obtienne des r�sultats brillants. Adieu; et il lui tourna le dos. 
 
Je n'ai point plu � cet animal-l�, se dit Fabrice. 
 
Maintenant il nous reste � voir, dit le prince d�s qu'il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose; en ce cas il serait complet... Peut-on r�p�ter avec plus d'esprit les le�ons de la tante? Il me semblait l'entendre parler; s'il y avait une r�volution chez moi, ce serait elle qui r�digerait le Moniteur, comme jadis la San Felice � Naples! Mais la San Felice, malgr� ses vingt-cinq ans et sa beaut�, fut un peu pendue! Avis aux femmes de trop d'esprit. En croyant Fabrice l'�l�ve de sa tante, le prince se trompait: les gens d'esprit qui naissent sur le tr�ne ou � c�t� perdent bient�t toute finesse de tact; ils proscrivent, autour d'eux, la libert� de conversation qui leur para�t grossi�ret�; ils ne veulent voir que des masques et pr�tendent juger de la beaut� du teint; le plaisant c'est qu'ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait � peu pr�s tout ce que nous lui avons entendu dire; il est vrai qu'il ne songeait pas deux fois par mois � tous ces grands principes. Il avait des go�ts vifs, il avait de l'esprit, mais il avait la foi. 
 
Le go�t de la libert�, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le XIXe si�cle s'est entich�, n'�taient � ses yeux qu'une h�r�sie qui passera comme les autres, mais apr�s avoir tu� beaucoup d'�mes, comme la peste tandis qu'elle r�gne dans une contr�e tue beaucoup de corps. Et malgr� tout cela Fabrice lisait avec d�lices les journaux fran�ais, et faisait m�me des imprudences pour s'en procurer. 
 
Comme Fabrice revenait tout �bouriff� de son audience au palais, et racontait � sa tante les diverses attaques du prince: 
 
-- Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout pr�sentement chez le p�re Landriani, notre excellent archev�que; vas-y � pied, monte doucement l'escalier, fais peu de bruit dans les antichambres; si l'on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot, sois apostolique! 
 
-- J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe. 
 
-- Pas le moins du monde, c'est la vertu m�me. 
 
-- M�me apr�s ce qu'il a fait, reprit Fabrice �tonn�, lors du supplice du comte Palanza? 
 
-- Oui, mon ami, apr�s ce qu'il a fait: le p�re de notre archev�que �tait un commis au minist�re des finances, un petit bourgeois, voil� qui explique tout. Monseigneur Landriani est un homme d'un esprit vif �tendu, profond; il est sinc�re, il aime la vertu: je suis convaincue que si un empereur D�cius revenait au monde, il subirait le martyre comme le Polyeucte de l'Op�ra, qu'on nous donnait la semaine pass�e. Voil� le beau c�t� de la m�daille, voici le revers: d�s qu'il est en pr�sence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est �bloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est mat�riellement impossible de dire non. De l� les choses qu'il a faites, et qui lui ont valu cette cruelle r�putation dans toute l'Italie; mais ce qu'on ne sait pas, c'est que, lorsque l'opinion publique vint l'�clairer sur le proc�s du comte Palanza, il s'imposa pour p�nitence de vivre au pain et � l'eau pendant treize semaines, autant de semaines qu'il y a de lettres dans les noms Davide Palanza. Nous avons � cette cour un coquin d'infiniment d'esprit, nomm� Rassi, grand juge ou fiscal g�n�ral, qui, lors de la mort du comte Palanza, ensorcela le p�re Landriani. A l'�poque de la p�nitence des treize semaines, le comte Mosca, par piti� et un peu par malice, l'invitait � d�ner une et m�me deux fois par semaine; le bon archev�que, pour faire sa cour, d�nait comme tout le monde. Il e�t cru qu'il y avait r�bellion et jacobinisme � afficher une p�nitence pour une action approuv�e du souverain. Mais l'on savait que, pour chaque d�ner, o� son devoir de fid�le sujet l'avait oblig� � manger comme tout le monde, il s'imposait une p�nitence de deux journ�es de nourriture au pain et � l'eau. 
 
Monseigneur Landriani, esprit sup�rieur, savant du premier ordre, n'a qu'un faible, il veut �tre aim� : ainsi, attendris-toi en le regardant, et, � la troisi�me visite, aime-le tout � fait. Cela, joint � ta naissance, te fera adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise s'il te reconduit jusque sur l'escalier, aie l'air d'�tre accoutum� � ces fa�ons; c'est un homme n� � genoux devant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas d'esprit, pas de brillant, pas de repartie prompte; si tu ne l'effarouches point, il se plaira avec toi; songe qu'il faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire. Le comte et moi nous serons surpris et m�me f�ch�s de ce trop rapide avancement, cela est essentiel vis-�-vis du souverain. 
 
Fabrice courut � l'archev�ch�: par un bonheur singulier, le valet de chambre du bon pr�lat, un peu sourd, n'entendit pas le nom del Dongo ; il annon�a un jeune pr�tre, nomm� Fabrice; l'archev�que se trouvait avec un cur� de moeurs peu exemplaires, et qu'il avait fait venir pour le gronder. Il �tait en train de faire une r�primande, chose tr�s p�nible pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le coeur plus longtemps; il fit donc attendre trois quarts d'heure le petit neveu du grand archev�que Ascanio del Dongo. 
 
Comment peindre ses excuses et son d�sespoir quand, apr�s avoir reconduit le cur� jusqu'� la seconde antichambre, et lorsqu'il demandait en repassant � cet homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir, il aper�ut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dengo? La chose parut si plaisante � notre h�ros, que, d�s cette premi�re visite, il hasarda de baiser la main du saint pr�lat, dans un transport de tendresse. Il fallait entendre l'archev�que r�p�ter avec d�sespoir: Un del Dongo attendre dans mon antichambre! Il se crut oblig�, en forme d'excuse, de lui raconter toute l'anecdote du cur�, ses torts, ses r�ponses, etc. 
 
Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que ce soit l� l'homme qui a fait h�ter le supplice de ce pauvre comte Palanza! 
 
-- Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le voyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l'appel�t Excellence). 
 
-- Je tombe des nues; je ne connais rien au caract�re des hommes: j'aurais pari�, si je n'avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un poulet. 
 
-- Et vous auriez gagn�, reprit le comte; mais quand il est devant le prince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la v�rit�, pour que je produise tout mon effet, il faut que j'aie le grand cordon jaune pass� par-dessus l'habit; en frac il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le recevoir. Ce n'est pas � nous � d�truire le prestige du pouvoir, les journaux fran�ais le d�molissent bien assez vite; � peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme! 
 
Fabrice se plaisait fort dans la soci�t� du comte: c'�tait le premier homme sup�rieur qui e�t daign� lui parler sans com�die; d'ailleurs ils avaient un go�t commun, celui des antiquit�s et des fouilles. Le comte, de son c�t�, �tait flatt� de l'extr�me attention avec laquelle le jeune homme l'�coutait; mais il y avait une objection capitale: Fabrice occupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimit� faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d'une fra�cheur d�sesp�rante. 
 
De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles, �tait piqu� de ce que la vertu de la duchesse, bien connue � la cour, n'avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit et la pr�sence d'esprit de Fabrice l'avaient choqu� d�s le premier jour. Il prit mal l'extr�me amiti� que sa tante et lui se montraient � l'�tourdie; il pr�ta l'oreille avec une extr�me attention aux propos de ses courtisans, qui furent infinis. L'arriv�e de ce jeune homme et l'audience si extraordinaire qu'il avait obtenue firent pendant un mois � la cour la nouvelle et l'�tonnement; sur quoi le prince eut une id�e. 
 
Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d'une admirable fa�on; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l'esprit du militaire directement au souverain. Carlone manquait d'�ducation, sans quoi depuis longtemps il e�t obtenu de l'avancement. Or, sa consigne �tait de se trouver devant le palais tous les jours quand midi sonnait � la grande horloge. Le prince alla lui-m�me un peu avant midi disposer d'une certaine fa�on la persienne d'un entre-sol tenant � la pi�ce o� Son Altesse s'habillait. Il retourna dans cet entre-sol un peu apr�s que midi eut sonn�, il y trouva le soldat; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une �critoire, il dicta au soldat le billet que voici: 
 
�Votre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est gr�ce � sa profonde sagacit� que nous voyons cet Etat si bien gouvern�. Mais, mon cher comte, de si grands succ�s ne marchent point sans un peu d'envie, et je crains fort qu'on ne rie un peu � vos d�pens, si votre sagacit� ne devine pas qu'un certain beau jeune homme a eu le bonheur d'inspirer, malgr� lui peut-�tre, un amour des plus singuliers. Cet heureux mortel n'a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce qui complique la question, c'est que vous et moi nous avons beaucoup plus que le double de cet �ge. Le soir, � une certaine distance, le comte est charmant, s�millant, homme d'esprit, aimable au possible; mais le matin, dans l'intimit�, � bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-�tre plus d'agr�ments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette fra�cheur de la jeunesse, surtout quand nous avons pass� la trentaine. Ne parle-t-on pas d�j� de fixer cet aimable adolescent � notre cour, par quelque belle place? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus souvent � votre Excellence? � 
 
Le prince prit la lettre et donna deux �cus au soldat. 
 
-- Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne; le silence absolu envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses � la citadelle. Le prince avait dans son bureau une collection d'enveloppes avec les adresses de la plupart des gens de la cour, de la main de ce m�me soldat qui passait pour ne pas savoir �crire, et n'�crivait jamais m�me ses rapports de police: le prince choisit celle qu'il fallait. 
 
Quelques heures plus tard, le comte Mosca re�ut une lettre par la poste; on avait calcul� l'heure o� elle pourrait arriver, et au moment o� le facteur, qu'on avait vu entrer tenant une petite lettre � la main, sortit du palais du minist�re, Mosca fut appel� chez Son Altesse. Jamais le favori n'avait paru domin� par une plus noire tristesse; pour en jouir plus � l'aise, le prince lui cria en le voyant: 
 
-- J'ai besoin de me d�lasser en jasant au hasard avec l'ami, et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal � la t�te fou, et de plus il me vient des id�es noires. 
 
Faut-il parler de l'humeur abominable qui agitait le Premier ministre, comte Mosca de la Rov�re, � l'instant o� il lui fut permis de quitter son auguste ma�tre? Ranuce-Ernest IV �tait parfaitement habile dans l'art de torturer un coeur, et je pourrais faire ici sans trop d'injustice la comparaison du tigre qui aime � jouer avec sa proie. 
 
Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on ne laiss�t monter �me qui vive, fit dire � l'auditeur de service qu'il lui rendait la libert� (savoir un �tre humain � port�e de sa voix lui �tait odieux), et courut s'enfermer dans la grande galerie de tableaux. L� enfin il put se livrer � toute sa fureur; l� il passa la soir�e sans lumi�res � se promener au hasard, comme un homme hors de lui. Il cherchait � imposer silence � son coeur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti � prendre. Plong� dans des angoisses qui eussent fait piti� � son plus cruel ennemi, il se disait: L'homme que j'abhorre loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes? Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien! elle en est ador�e! (Et de qui, grand Dieu, n'est-elle pas ador�e!) Voici la question, reprenait-il avec rage: 
 
Faut-il laisser deviner la jalousie qui me d�vore, ou ne pas en parler? 
 
Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c'est une femme toute de premier mouvement; sa conduite est impr�vue m�me pour elle; si elle veut se tracer un r�le d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment de l'action, il lui vient une nouvelle id�e qu'elle suit avec transport comme �tant ce qu'il y a de mieux au monde, et qui g�te tout. 
 
Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce qui peut se passer... 
 
Oui, mais en parlant, je fais na�tre d'autres circonstances; je fais faire des r�flexions; je pr�viens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver... Peut-�tre on l'�loigne (le comte respira), alors j'ai presque partie gagn�e; quand m�me on aurait un peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette humeur quoi de plus naturel?... elle l'aime comme un fils depuis quinze ans. L� g�t tout mon espoir: comme un fils... mais elle a cess� de le voir depuis sa fuite pour Waterloo; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c'est un autre homme. Un autre homme, r�p�ta-t-il avec rage, et cet homme est charmant; il a surtout cet air na�f et tendre et cet oeil souriant qui promettent tant de bonheur! et ces yeux-l� la duchesse ne doit pas �tre accoutum�e � les trouver � notre cour!... Ils y sont remplac�s par le regard morne et sardonique. Moi-m�me, poursuivi par les affaires, ne r�gnant que par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c'est surtout mon regard qui doit �tre vieux en moi! Ma gaiet� n'est-elle pas toujours voisine de l'ironie?... Je dirai plus, ici il faut �tre sinc�re, ma gaiet� ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu... et la m�chancet�? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas � moi-m�me, surtout quand on m'irrite: Je puis ce que je veux? et m�me j'ajoute une sottise: je dois �tre plus heureux qu'un autre, puisque je poss�de ce que les autres n'ont pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses. Eh bien! soyons juste; l'habitude de cette pens�e doit g�ter mon sourire... doit me donner un air d'�go�sme... content... Et, comme son sourire � lui est charmant! il respire le bonheur facile de la premi�re jeunesse, et il le fait na�tre. 
 
Par malheur pour le comte, ce soir-l� le temps �tait chaud, �touff�, annon�ant la temp�te; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-l�, portent aux r�solutions extr�mes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les fa�ons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent � la torture cet homme passionn�? Enfin le parti de la prudence l'emporta, uniquement par suite de cette r�flexion: Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne raisonne pas; je me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir � c�t� de quelque raison d�cisive. Puisque je suis aveugl� par l'excessive douleur, suivons cette r�gle, approuv�e de tous les gens sages, qu'on appelle prudence. 
 
D'ailleurs, une fois que j'ai prononc� le mot fatal jalousie, mon r�le est trac� � tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis parler demain, je reste ma�tre de tout. La crise �tait trop forte, le comte serait devenu fou, si elle e�t dur�. Il fut soulag� pour quelques instants, son attention vint � s'arr�ter sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut l� une recherche de noms, et un jugement � propos de chacun d'eux, qui fit diversion. A la fin le comte se rappela un �clair de malice qui avait jailli de l'oeil du souverain quand il en �tait venu � dire vers la fin de l'audience: Oui, cher ami convenons-en, les plaisirs et les soins de l'ambition la plus heureuse, m�me du pouvoir sans bornes, ne sont rien aupr�s du bonheur intime que donnent les relations de tendresse et d'amour. Je suis homme avant d'�tre prince, et, quand j'ai le bonheur d'aimer, ma ma�tresse s'adresse � l'homme et non au prince. Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la lettre: C'est gr�ce � votre profonde sagacit� que nous voyons cet �tat si bien gouvern�. Cette phrase est du prince, s'�cria-t-il, chez un courtisan elle serait d'une imprudence gratuite; la lettre vient de Son Altesse. 
 
Ce probl�me r�solu, la petite joie caus�e par le plaisir de deviner fut bient�t effac�e par la cruelle apparition des gr�ces charmantes de Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids �norme qui retomba sur le coeur du malheureux. Qu'importe de qui soit la lettre anonyme! s'�cria-t-il avec fureur, le fait qu'elle me d�nonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il comme pour s'excuser d'�tre tellement fou. Au premier moment, si elle l'aime d'une certaine fa�on, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d'ailleurs, d�t-elle vivre avec quelques louis chaque ann�e, que lui importe? Ne m'avouait-elle pas, il n'y a pas huit jours, que son palais, si bien arrang�, si magnifique, l'ennuie? Il faut du nouveau � cette �me si jeune! Et avec quelle simplicit� se pr�sente cette f�licit� nouvelle! elle sera entra�n�e avant d'avoir song� au danger, avant d'avoir song� � me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! s'�cria le comte fondant en larmes. 
 
Il s'�tait jur� de ne pas aller chez la duchesse ce soir-l�, mais il n'y put tenir; jamais ses yeux n'avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se pr�senta chez elle; il la trouva seule avec son neveu, � dix heures elle avait renvoy� tout le monde et fait fermer sa porte. 
 
A l'aspect de l'intimit� tendre qui r�gnait entre ces deux �tres, et de la joie na�ve de la duchesse, une affreuse difficult� s'�leva devant les yeux du comte, et � l'improviste! il n'y avait pas song� durant la longue d�lib�ration dans la galerie de tableaux: comment cacher sa jalousie? 
 
Ne sachant � quel pr�texte avoir recours, il pr�tendit que ce soir-l�, il avait trouv� le prince excessivement pr�venu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc., etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l'�couter � peine, et ne faire aucune attention � ces circonstances qui, l'avant-veille encore, l'auraient jet�e dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus d'attention que la duchesse aux embarras qu'il racontait. 
 
R�ellement, se dit-il, cette t�te joint l'extr�me bont� � l'expression d'une certaine joie na�ve et tendre qui est irr�sistible. Elle semble dire: il n'y a que l'amour et le bonheur qu'il donne qui soient choses s�rieuses en ce monde. Et pourtant arrive- t-on � quelque d�tail o� l'esprit soit n�cessaire, son regard se r�veille et vous �tonne, et l'on reste confondu. 
 
Tout est simple � ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment combattre un tel ennemi? Et apr�s tout, qu'est-ce que la vie sans l'amour de Gina? Avec quel ravissement elle semble �couter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde! 
 
Une id�e atroce saisit le comte comme une crampe: le poignarder l� devant elle, et me tuer apr�s? 
 
Il fit un tour dans la chambre se soutenant � peine sur ses jambes, mais la main serr�e convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention � ce qu'il pouvait faire. Il dit qu'il allait donner un ordre � son laquais, on ne l'entendit m�me pas; la duchesse riait tendrement d'un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s'approcha d'une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard �tait bien affil�e. Il faut �tre gracieux et de mani�res parfaites envers ce jeune homme, se disait-il en revenant et se rapprochant d'eux. 
 
Il devenait fou; il lui sembla qu'en se penchant ils se donnaient des baisers, l�, sous ses yeux. Cela est impossible en ma pr�sence, se dit-il; ma raison s'�gare. Il faut se calmer; si j'ai des mani�res rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanit�, de le suivre � Belgirate; et l�, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom � ce qu'ils sentent l'un pour l'autre; et apr�s, en un instant, toutes les cons�quences. 
 
La solitude rendra ce mot d�cisif, et d'ailleurs, une fois la duchesse loin de moi, que devenir? et si, apr�s beaucoup de difficult�s surmont�es du c�t� du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse � Belgirate, quel r�le jouerais-je au milieu de ces gens fous de bonheur? 
 
Ici m�me que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l'amour)! Terzo incomodo (un tiers pr�sent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on joue ce r�le ex�crable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller! 
 
Le comte allait �clater ou du moins trahir sa douleur par la d�composition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait pr�s de la porte, il prit la fuite en criant d'un air bon et intime: Adieu vous autres! il faut �viter le sang, se dit-il. 
 
Le lendemain de cette horrible soir�e, apr�s une nuit pass�e tant�t � se d�tailler les avantages de Fabrice, tant�t dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l'id�e de faire appeler un jeune valet de chambre � lui; cet homme faisait la cour � une jeune fille nomm�e Ch�kina, l'une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique �tait fort rang� dans sa conduite, avare m�me, et il d�sirait une place de concierge dans l'un des �tablissements publics de Parme. Le comte ordonna � cet homme de faire venir � l'instant Ch�kina, sa ma�tresse. L'homme ob�it, et une heure plus tard le comte parut � l'improviste dans la chambre o� cette fille se trouvait avec son pr�tendu. Le comte les effraya tous deux par la quantit� d'or qu'il leur donna puis il adressa ce peu de mots � la tremblante Ch�kina en la regardant entre les deux yeux. 
 
-- La duchesse fait-elle l'amour avec Monsignore? 
 
-- Non, dit cette fille prenant sa r�solution apr�s un moment de silence;... non, pas encore, mais il baise souvent les mains de madame, en riant il est vrai, mais avec transport. 
 
Ce t�moignage fut compl�t� par cent r�ponses � autant de questions furibondes du comte; sa passion inqui�te fit bien gagner � ces pauvres gens l'argent qu'il leur avait jet�: il finit par croire � ce qu'on lui disait, et fut moins malheureux. -- Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il � Ch�kina, j'enverrai votre pr�tendu passer vingt ans � la forteresse, et vous ne le reverrez qu'en cheveux blancs. 
 
Quelques jours se pass�rent pendant lesquels Fabrice � son tour perdit toute sa gaiet�. 
 
-- Je t'assure, disait-il � la duchesse, que le comte Mosca a de l'antipathie pour moi. 
 
-- Tant pis pour Son Excellence, r�pondait-elle avec une sorte d'humeur. 
 
Ce n'�tait point l� le v�ritable sujet d'inqui�tude qui avait fait dispara�tre la gaiet� de Fabrice. La position o� le hasard me place n'est pas tenable, se disait-il. Je suis bien s�r qu'elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d'un mot trop significatif comme d'un inceste. Mais si un soir, apr�s une journ�e imprudente et folle elle vient � faire l'examen de sa conscience, si elle croit que j'ai pu deviner le go�t qu'elle semble prendre pour moi, quel r�le jouerais-je � ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au r�le ridicule de Joseph avec la femme de l'eunuque Putiphar). 
 
Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d'amour s�rieux? je n'ai pas assez de tenue dans l'esprit pour �noncer ce fait de fa�on � ce qu'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau � une impertinence. Il ne me reste que la ressource d'une grande passion laiss�e � Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c'est bien de la peine! Resterait un petit amour de bas �tage � Parme, ce qui peut d�plaire; mais tout est pr�f�rable au r�le affreux de l'homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, � force de prudence et en achetant la discr�tion, diminuer le danger. Ce qu'il y avait de cruel au milieu de toutes ces pens�es, c'est que r�ellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu'aucun �tre au monde. Il faut �tre bien maladroit, se disait-il avec col�re, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai! Manquant d'habilet� pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul �tre au monde pour qui j'aie un attachement passionn�? D'un autre c�t�, Fabrice ne pouvait se r�soudre � g�ter un bonheur si d�licieux par un mot indiscret. Sa position �tait si remplie de charmes! l'amiti� intime d'une femme si aimable et si jolie �tait si douce! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si agr�able � cette cour, dont les grandes intrigues, gr�ce � elle qui les lui expliquait, l'amusaient comme une com�die! Mais au premier moment je puis �tre r�veill� par un coup de foudre! se disait-il. Ces soir�es si gaies, si tendres, pass�es presque en t�te � t�te avec une femme si piquante, si elles conduisent � quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie, et je n'aurai toujours � lui offrir que l'amiti� la plus vive, mais sans amour; la nature m'a priv� de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n'ai-je pas eu � essuyer � cet �gard! Je crois encore entendre la duchesse d'A *, et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque d'amour pour elle, tandis que c'est l'amour qui manque en moi; jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent � la suite d'une anecdote sur la cour cont�e par elle avec cette gr�ce, cette folie qu'elle seule au monde poss�de, et d'ailleurs n�cessaire � mon instruction ion, je lui baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d'une certaine fa�on? 
 
Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus consid�r�es et les moins gaies de Parme. Dirig� par les conseils habiles de la duchesse, il faisait une cour savante aux deux princes p�re et fils, � la princesse Clara-Paolina et � monseigneur l'archev�que. Il avait des succ�s, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre VIII. 
 
Ainsi moins d'un mois seulement apr�s son arriv�e � la cour, Fabrice avait tous les chagrins d'un courtisan, et l'amiti� intime qui faisait le bonheur de sa vie �tait empoisonn�e. Un soir, tourment� par ces id�es, il sortit de ce salon de la duchesse o� il avait trop l'air d'un amant r�gnant; errant au hasard dans la ville, il passa devant le th��tre qu'il vit �clair�; il entra. C'�tait une imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu'il s'�tait bien promis d'�viter � Parme, qui apr�s tout n'est qu'une petite ville de quarante mille habitants. Il est vrai que d�s les premiers jours il s'�tait affranchi de son costume officiel; le soir, quand il n'allait pas dans le tr�s grand monde, il �tait simplement v�tu de noir comme un homme en deuil. 
 
Au th��tre il prit une loge du troisi�me rang pour n'�tre pas vu; l'on donnait la Jeune H�tesse, de Goldoni. Il regardait l'architecture de la salle: � peine tournait-il les yeux vers la sc�ne. Mais le public nombreux �clatait de rire � chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le r�le de l'h�tesse, il la trouva dr�le. Il regarda avec plus d'attention, elle lui sembla tout � fait gentille et surtout remplie de naturel: c'�tait une jeune fille na�ve qui riait la premi�re des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu'elle avait l'air tout �tonn�e de prononcer. Il demanda comment elle s'appelait, on lui dit: Marietta Valserra. 
 
Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier; malgr� ses projets il ne quitta le th��tre qu'� la fin de la pi�ce. Le lendemain il revint; trois jours apr�s il savait l'adresse de la Marietta Valserra. 
 
Le soir m�me du jour o� il s'�tait procur� cette adresse avec assez de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde � se tenir dans les bornes de la prudence, avait mis des espions � la suite du jeune homme, et son �quip�e du th��tre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du jour o� il avait pu prendre sur lui d'�tre aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, � la v�rit� � demi d�guis� par une longue redingote bleue, avait mont� jusqu'au mis�rable appartement que la Marietta Valserra occupait au quatri�me �tage d'une vieille maison derri�re le th��tre? Sa joie redoubla lorsqu'il sut que Fabrice s'�tait pr�sent� sous un faux nom, et avait eu l'honneur d'exciter la jalousie d'un mauvais garnement nomm� Giletti, lequel � la ville jouait les troisi�mes r�les de valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se r�pandait en injures contre Fabrice et disait qu'il voulait le tuer. 
 
Les troupes d'op�ra sont form�es par un impresario qui engage de c�t� et d'autre les sujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe amass�e au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n'en est pas de m�me des compagnies comiques ; tout en courant de ville en ville et changeant de r�sidence tous les deux ou trois mois, elle n'en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s'aiment ou se ha�ssent. Il y a dans ces compagnies des m�nages �tablis que les beaux des villes o� la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficult�s � d�sunir. C'est pr�cis�ment ce qui arrivait � notre h�ros: la petite Marietta l'aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui pr�tendait �tre son ma�tre unique et la surveillait de pr�s. Il protestait partout qu'il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et �tait parvenu � d�couvrir son nom. Ce Giletti �tait bien l'�tre le plus laid et le moins fait pour l'amour: d�mesur�ment grand, il �tait horriblement maigre, fort marqu� de la petite v�role et un peu louche. Du reste, plein des gr�ces de son m�tier, il entrait ordinairement dans les coulisses o� ses camarades �taient r�unis, en faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les r�les o� l'acteur doit para�tre la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre infini de coups de b�ton. Ce digne rival de Fabrice avait 32 francs d'appointements par mois et se trouvait fort riche. 
 
Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donn�rent la certitude de tous ces d�tails. L'esprit aimable reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait � la vie. Il prit m�me des pr�cautions pour qu'elle f�t inform�e de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d'�couter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le m�rite d'un amant p�lit, cet amant doit voyager. 
 
Une affaire importante l'appela � Bologne, et deux fois par jour des courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la col�re du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice. 
 
Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et p�t�, l'un des triomphes de Giletti (il sort du p�t� au moment o� son rival Brighella l'entame et le b�tonne); ce fut un pr�texte pour lui faire passer cent francs. Giletti, cribl� de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais devint d'une fiert� �tonnante. 
 
La fantaisie de Fabrice se changea en pique d'amour-propre (� son �ge, les soucis l'avaient d�j� r�duit � avoir des fantaisies )! La vanit� le conduisait au spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et l'amusait; au sortir du th��tre il �tait amoureux pour une heure. Le comte revint � Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers r�els; le Giletti, qui avait �t� dragon dans le beau r�giment des dragons Napol�on, parlait s�rieusement de tuer Fabrice et prenait des mesures pour s'enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est tr�s jeune, il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d'h�ro�sme de la part du comte que celui de revenir de Bologne; car enfin, souvent, le matin, il avait le teint fatigu�, et Fabrice avait tant de fra�cheur, tant de s�r�nit�! Qui e�t song� � lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arriv�e en son absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une de ces �mes rares qui se font un remords �ternel d'une action g�n�reuse qu'elles pouvaient faire et qu'elles n'ont pas faite; d'ailleurs il ne put supporter l'id�e de voir la duchesse triste, et par sa faute. 
 
Il la trouva, � son arriv�e, silencieuse et morne; voici ce qui s'�tait pass�: la petite femme de chambre, Ch�kina, tourment�e par les remords, et jugeant de l'importance de sa faute par l'�normit� de la somme qu'elle avait re�ue pour la commettre, �tait tomb�e malade. Un soir, la duchesse qui l'aimait monta jusqu'� sa chambre. La petite fille ne put r�sister � cette marque de bont�, elle fondit en larmes, voulut remettre � sa ma�tresse ce qu'elle poss�dait encore sur l'argent qu'elle avait re�u, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites par le comte et ses r�ponses. La duchesse courut vers la lampe qu'elle �teignit, puis dit � la petite Ch�kina qu'elle lui pardonnait, mais � condition qu'elle ne dirait jamais un mot de cette �trange sc�ne � qui que ce f�t; le pauvre comte, ajouta-t-elle d'un air l�ger, craint le ridicule; tous les hommes sont ainsi. 
 
La duchesse se h�ta de descendre chez elle. A peine enferm�e dans sa chambre, elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose d'horrible dans l'id�e de faire l'amour avec ce Fabrice qu'elle avait vu na�tre, et pourtant que voulait dire sa conduite? 
 
Telle avait �t� la premi�re cause de la noire m�lancolie dans laquelle le comte la trouva plong�e; lui arriv�, elle eut des acc�s d'impatience contre lui, et presque contre Fabrice; elle e�t voulu ne plus les revoir ni l'un ni l'autre; elle �tait d�pit�e du r�le ridicule � ses yeux que Fabrice jouait aupr�s de la petite Marietta; car le comte lui avait tout dit en v�ritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne pouvait s'accoutumer � ce malheur: son idole avait un d�faut; enfin dans un moment de bonne amiti� elle demanda conseil au comte, ce fut pour celui-ci un instant d�licieux et une belle r�compense du mouvement honn�te qui l'avait fait revenir � Parme. 
 
-- Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent avoir toutes les femmes, puis le lendemain, ils n'y pensent plus. Ne doit-il pas aller � Belgirate, voir la marquise del Dongo? Eh bien! qu'il parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter ailleurs ses talents, je paierai les frais de route; mais bient�t nous le verrons amoureux de la premi�re jolie femme que le hasard conduira sur ses pas: c'est dans l'ordre, et je ne voudrais pas le voir autrement... S'il est n�cessaire, faites �crire par la marquise. 
 
Cette id�e, donn�e avec l'air d'une compl�te indiff�rence, fut un trait de lumi�re pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le comte annon�a, comme par hasard, qu'il y avait un courrier qui, allant � Vienne passait par Milan; trois jours apr�s Fabrice recevait une lettre de sa m�re. Il partit fort piqu� de n'avoir pu encore, gr�ce � la jalousie de Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite Marietta lui faisait porter l'assurance par une mammacia, vieille femme qui lui servait de m�re. 
 
Fabrice trouva sa m�re et une des ses soeurs � Belgirate, gros village pi�montais, sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient au Milanais, et par cons�quent � l'Autriche. Ce lac, parall�le au lac de C�me, et qui court aussi du nord au midi, est situ� � une vingtaine de lieues plus au couchant. L'air des montagnes, l'aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui pr�s duquel il avait pass� son enfance, tout contribua � changer en douce m�lancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la col�re. C'�tait avec une tendresse infinie que le souvenir de la duchesse se pr�sentait maintenant � lui; il lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour qu'il n'avait jamais �prouv� pour aucune femme; rien ne lui e�t �t� plus p�nible que d'en �tre � jamais s�par�, et dans ces dispositions, si la duchesse e�t daign� avoir recours � la moindre coquetterie, elle e�t conquis ce coeur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre un parti aussi d�cisif, ce n'�tait pas sans se faire de vifs reproches qu'elle trouvait sa pens�e toujours attach�e aux pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, comme si c'e�t �t� une horreur; elle redoubla d'attentions et de pr�venances pour le comte qui, s�duit par tant de gr�ces, n'�coutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage � Bologne. 
 
La marquise del Dongo, press�e par les noces de sa fille a�n�e qu'elle mariait � un duc milanais, ne put donner que trois jours � son fils bien-aim�; jamais elle n'avait trouv� en lui une si tendre amiti�. Au milieu de la m�lancolie qui s'emparait de plus en plus de l'�me de Fabrice, une id�e bizarre et m�me ridicule s'�tait pr�sent�e et tout � coup s'�tait fait suivre. Oserons-nous dire qu'il voulait consulter l'abb� Blan�s? Cet excellent vieillard �tait parfaitement incapable de comprendre les chagrins d'un coeur tiraill� par des passions pu�riles et presque �gales en force; d'ailleurs il e�t fallu huit jours pour lui faire entrevoir seulement tous les int�r�ts que Fabrice devait m�nager � Parme; mais en songeant � le consulter Fabrice retrouvait la fra�cheur de ses sensations de seize ans. Le croira- t-on? ce n'�tait pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement dou�, que Fabrice voulait lui parler; l'objet de cette course et les sentiments qui agit�rent notre h�ros pendant les cinquante heures qu'elle dura, sont tellement absurdes que sans doute, dans l'int�r�t du r�cit, il e�t mieux valu les supprimer. Je crains que la cr�dulit� de Fabrice ne le prive de la sympathie du lecteur; mais enfin, il �tait ainsi, pourquoi le flatter lui plut�t qu'un autre? Je n'ai point flatt� le comte Mosca ni le prince. 
 
Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa m�re jusqu'au portde Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, o� elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est consid�r� comme un pays neutre, et l'on ne demande point de passeport � qui ne descend point � terre.) Mais � peine la nuit fut-elle venue qu'il se fit d�barquer sur cette m�me rive autrichienne, au milieu d'un petit bois qui avance dans les flots. Il avait lou� une sediola, sorte de tilbury champ�tre et rapide, � l'aide duquel il put suivre, � cinq cents pas de distance, la voiture de sa m�re; il �tait d�guis� en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux employ�s de la police ou de la douane n'eut l'id�e de lui demander son passeport. A un quart de lieue de C�me, o� la marquise et sa fille devaient s'arr�ter pour passer la nuit, il prit un sentier � gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se r�unit ensuite � un petit chemin r�cemment �tabli sur l'extr�me bord du lac. Il �tait minuit, et Fabrice pouvait esp�rer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait � chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel �toil�, mais voil� par une brume l�g�re. Les eaux et le ciel �taient d'une tranquillit� profonde; l'�me de Fabrice ne put r�sister � cette beaut� sublime; il s'arr�ta, puis s'assit sur un rocher qui s'avan�ait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence universel n'�tait troubl�, � intervalles �gaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la gr�ve. Fabrice avait un coeur italien; j'en demande pardon pour lui: ce d�faut, qui le rendra moins aimable, consistait surtout en ceci: il n'avait de vanit� que par acc�s, et l'aspect seul de la beaut� sublime le portait � l'attendrissement, et �tait � ses chagrins leur pointe �pre et dure. Assis sur son rocher isol�, n'ayant plus � se tenir en garde contre les agents de la police, prot�g� par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes mouill�rent ses yeux, et il trouva l�, � peu de frais, les moments les plus heureux qu'il e�t go�t�s depuis longtemps. 
 
Il r�solut de ne jamais dire de mensonges � la duchesse, et c'est parce qu'il l'aimait � l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais lui dire qu'il l'aimait ; jamais il ne prononcerait aupr�s d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi �tait �trang�re � son coeur. Dans l'enthousiasme de g�n�rosit� et de vertu qui faisait sa f�licit� en ce moment, il prit la r�solution de lui tout dire � la premi�re occasion: son coeur n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce parti courageux bien adopt�, il se sentit comme d�livr� d'un poids �norme. Elle me dira peut-�tre quelques mots sur Marietta: eh bien! je ne reverrai jamais la petite Marietta, se r�pondit-il � lui-m�me avec gaiet�. 
 
La chaleur accablante qui avait r�gn� pendant la journ�e commen�ait � �tre temp�r�e par la brise du matin. D�j� l'aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s'�l�vent au nord et � l'orient du lac de C�me. Leurs masses, blanchies par les neiges, m�me au mois de juin, se dessinent sur l'azur clair d'un ciel toujours pur � ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s'avan�ant au midi vers l'heureuse Italie s�pare les versants du lac de C�me de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l'oeil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l'aube en s'�claircissant venait marquer les vall�es qui les s�parent en �clairant la brume l�g�re qui s'�levait du fond des gorges. 
 
Depuis quelques instants Fabrice s'�tait remis en marche; il passa la colline qui forme la presqu'�le de Durini, et enfin parut � ses yeux ce clocher du village de Grianta, o� si souvent il avait fait des observations d'�toiles avec l'abb� Blan�s. Quelle n'�tait pas mon ignorance en ce temps-l�! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, m�me le latin ridicule de ces trait�s d'astrologie que feuilletait mon ma�tre, et je crois que je les respectais surtout parce que, n'y entendant que quelques mots par-ci par-l�, mon imagination se chargeait de leur pr�ter un sens, et le plus romanesque possible. 
 
Peu � peu sa r�verie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose de r�el dans cette science? Pourquoi serait-elle diff�rente des autres? Un certain nombre d'imb�ciles et de gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le mexicain , par exemple; ils s'imposent en cette qualit� � la soci�t� qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs pr�cis�ment parce qu'ils n'ont point d'esprit, et que le pouvoir n'a pas � craindre qu'ils soul�vent les peuples et fassent du pathos � l'aide des sentiments g�n�reux! Par exemple le p�re Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder quatre mille francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitu� dix-neuf vers d'un dithyrambe grec! 
 
Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-l� ridicules? Est-ce bien � moi de me plaindre? se dit-il tout � coup en s'arr�tant, est-ce que cette m�me croix ne vient pas d'�tre donn�e � mon gouverneur de Naples? Fabrice �prouva un sentiment de malaise profond; le bel enthousiasme de vertu qui nagu�re venait de faire battre son coeur se changeait dans le vil plaisir d'avoir une bonne part dans un vol. Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux �teints d'un homme m�content de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d'une insigne duperie � moi de n'en pas prendre ma part; mais il ne faut point m'aviser de les maudire en public. Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice �tait bien tomb� de cette �l�vation de bonheur sublime o� il s'�tait trouv� transport� une heure auparavant. La pens�e du privil�ge avait dess�ch� cette plante toujours si d�licate qu'on nomme le bonheur. 
 
S'il ne faut pas croire � l'astrologie, reprit-il en cherchant � s'�tourdir, si cette science est, comme les trois quarts des sciences non math�matiques, une r�union de nigauds enthousiastes et d'hypocrites adroits et pay�s par qui ils servent, d'o� vient que je pense si souvent et avec �motion � cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti de la prison de B*, mais avec l'habit et la feuille de route d'un soldat jet� en prison pour de justes causes. 
 
Le raisonnement de Fabrice ne put jamais p�n�trer plus loin; il tournait de cent fa�ons, autour de la difficult� sans parvenir � la surmonter. Il �tait trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son �me s'occupait avec ravissement � go�ter les sensations produites par des circonstances romanesques que son imagination �tait toujours pr�te � lui fournir. Il �tait bien loin d'employer son temps � regarder avec patience les particularit�s r�elles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le r�el lui semblait encore plat et fangeux; je con�ois qu'on n'aime pas � le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses pi�ces de son ignorance. 
 
C'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put parvenir � voir que sa demi- croyance dans les pr�sages �tait pour lui une religion, une impression profonde re�ue � son entr�e dans la vie. Penser � cette croyance c'�tait sentir, c'�tait un bonheur. Et il s'obstinait � chercher comment ce pouvait �tre une scienceprouv�e, r�elle, dans le genre de la g�om�trie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa m�moire, toutes les circonstances o� des pr�sages observ�s par lui n'avaient pas �t� suivis de l'�v�nement heureux ou malheureux qu'ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et marcher � la v�rit�, son attention s'arr�tait avec bonheur sur le souvenir des cas o� le pr�sage avait �t� largement suivi par l'accident heureux ou malheureux qu'il lui semblait pr�dire, et son �me �tait frapp�e de respect et attendrie; et il e�t �prouv� une r�pugnance invincible pour l'�tre qui e�t ni� les pr�sages, et surtout s'il e�t employ� l'ironie. 
 
Fabrice marchait sans s'apercevoir des distances, et il en �tait l� de ses raisonnements impuissants, lorsqu'en levant la t�te il vit le mur du jardin de son p�re. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s'�levait � plus de quarante pieds au-dessus du chemin, � droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut, pr�s de la balustrade, lui donnait un air monumental. Il n'est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d'une bonne architecture, presque dans le go�t romain; il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquit�s. Puis il d�tourna la t�te avec d�go�t; les s�v�rit�s de son p�re, et surtout la d�nonciation de son fr�re Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent � l'esprit. 
 
Cette d�nonciation d�natur�e a �t� l'origine de ma vie actuelle; je puis la ha�r, je puis la m�priser, mais enfin elle a chang� ma destin�e. Que devenais-je une fois rel�gu� � Novare et n'�tant presque que souffert chez l'homme d'affaires de mon p�re, si ma tante n'avait fait l'amour avec un ministre puissant? si cette tante se f�t trouv�e n'avoir qu'une �me s�che et commune au lieu de cette �me tendre et passionn�e et qui m'aime avec une sorte d'enthousiasme qui m'�tonne? o� en serais-je maintenant si la duchesse avait eu l'�me de son fr�re le marquis del Dongo? 
 
Accabl� par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un pas incertain; il parvint au bord du foss� pr�cis�ment vis-�-vis la magnifique fa�ade du ch�teau. Ce fut � peine s'il jeta un regard sur ce grand �difice noirci par le temps. Le noble langage de l'architecture le trouva insensible; le souvenir de son fr�re et de son p�re fermait son �me � toute sensation de beaut�, il n'�tait attentif qu'� se tenir sur ses gardes en pr�sence d'ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un d�go�t marqu�, la petite fen�tre de la chambre qu'il occupait avant 1815 au troisi�me �tage. Le caract�re de son p�re avait d�pouill� de tout charme les souvenirs de la premi�re enfance. Je n'y suis pas rentr�, pensa-t-il, depuis le 7 mars � 8 heures du soir. J'en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain, la crainte des espions me fit pr�cipiter mon d�part. Quand je repassai apr�s le voyage en France, je n'eus pas le temps d'y monter, m�me pour revoir mes gravures, et cela gr�ce � la d�nonciation de mon fr�re. 
 
Fabrice d�tourna la t�te avec horreur. L'abb� Blan�s a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au ch�teau, � ce que m'a racont� ma soeur; les infirmit�s de la vieillesse ont produit leur effet. Ce coeur si ferme et si noble est glac� par l'�ge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus � son clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu'au moment de son r�veil; je n'irai pas troubler le sommeil du bon vieillard; probablement il aura oubli� jusqu'� mes traits; six ans font beaucoup � cet �ge! je ne trouverai plus que le tombeau d'un ami! Et c'est un v�ritable enfantillage, ajouta-t-il, d'�tre venu ici affronter le d�go�t que me cause le ch�teau de mon p�re. 
 
Fabrice entrait alors sur la petite place de l'�glise; ce fut avec un �tonnement allant jusqu'au d�lire qu'il vit, au second �tage de l'antique clocher, la fen�tre �troite et longue �clair�e par la petite lanterne de l'abb� Blan�s. L'abb� avait coutume de l'y d�poser, en montant � la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la clart� ne l'emp�ch�t pas de lire sur son planisph�re. Cette carte du ciel �tait tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis � un oranger du ch�teau. Dans l'ouverture, au fond du vase, br�lait la plus exigu� des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fum�e hors du vase, et l'ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inond�rent d'�motions l'�me de Fabrice et la remplirent de bonheur. 
 
Presque sans y songer, il fit avec l'aide de ses deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois �tait le signal de son admission. Aussit�t il entendit tirer � plusieurs reprises la corde qui, du haut de l'observatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se pr�cipita dans l'escalier, �mu jusqu'au transport; iltrouva l'abb� sur son fauteuil de bois � sa place accoutum�e; son oeil �tait fix� sur la petite lunette d'un quart de cercle mural. De la main gauche, l'abb� lui fit signe de ne pas l'interrompre dans son observation; un instant apr�s il �crivit un chiffre sur une carte � jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras � notre h�ros qui s'y pr�cipita en fondant en larmes. L'abb� Blan�s �tait son v�ritable p�re. 
 
-- Je t'attendais, dit Blan�s, apr�s les premiers mots d'�panchement et de tendresse. L'abb� faisait-il son m�tier de savant; ou bien, comme il pensait souvent � Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard annonc� son retour? 
 
-- Voici ma mort qui arrive, dit l'abb� Blan�s. 
 
-- Comment! s'�cria Fabrice tout �mu. 
 
-- Oui, reprit l'abb� d'un ton s�rieux, mais point triste: cinq mois et demi ou six mois et demi apr�s que je t'aurai revu, ma vie ayant trouv� son compl�ment de bonheur, s'�teindra, 
 
 Come face al mancar dell alimento 
 
(comme la petite lampe quand l'huile vient � manquer). Avant le moment supr�me, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, apr�s quoi je serai re�u dans le sein de notre p�re; si toutefois il trouve que j'ai rempli mon devoir dans le poste o� il m'avait plac� en sentinelle. 
 
Toi tu es exc�d� de fatigue, ton �motion te dispose au sommeil. Depuis que je t'attends, j'ai cach� un pain et une bouteille d'eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens � ta vie et t�che de prendre assez de forces pour m'�couter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout � fait remplac�e par le jour; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-�tre je ne les verrai demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-�tre le vieil homme, l'homme terrestre sera occup� en moi des pr�paratifs de ma mort, et demain soir � 9 heures, il faut que tu me quittes. 
 
Fabrice lui ayant ob�i en silence comme c'�tait sa coutume: 
 
-- Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essay� de voir Waterloo, tu n'as trouv� d'abord qu'une prison. 
 
-- Oui, mon p�re, r�pliqua Fabrice �tonn�. 
 
-- Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton �me peut se pr�parer � une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible! Probablement tu n'en sortiras que par un crime, mais, gr�ce au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois tent�; je crois voir qu'il sera question de tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits; si tu r�sistes � la violente tentation qui semblera justifi�e par les lois de l'honneur, ta vie sera tr�s heureuse aux yeux des hommes..., et raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, apr�s un instant de r�flexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un si�ge de bois, loin de tout luxe, et d�tromp� du luxe, et comme moi n'ayant � te faire aucun reproche grave. 
 
Maintenant, les choses de l'�tat futur sont termin�es entre nous, je ne pourrais ajouter rien de bien important. C'est en vain que j'ai cherch� � voir de quelle dur�e sera cette prison; s'agit-il de six mois, d'un an, de dix ans? Je n'ai rien pu d�couvrir; apparemment j'ai commis quelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette incertitude. J'ai vu seulement qu'apr�s la prison, mais je ne sais si c'est au moment m�me de la sortie, il y aura ce que j'appelle un crime, mais par bonheur je crois �tre s�r qu'il ne sera pas commis par toi. Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes calculs n'est qu'une longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la paix de l'�me, sur un si�ge de bois et v�tu de blanc. En disant ces mots, l'abb� Blan�s voulut se lever; ce fut alors que Fabrice s'aper�ut des ravages du temps; il mit pr�s d'une minute � se lever et � se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux. L'abb� se jeta dans ses bras � diverses reprises; il le serra avec une extr�me tendresse. Apr�s quoi il reprit avec toute sa gaiet� d'autrefois: T�che de t'arranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu commod�ment, prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs de grand prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans. Elle me demanda une pr�diction sur ton compte, que je me gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de cercle. Toute l'annonce de l'avenir est une infraction � la r�gle, et a ce danger qu'elle peut changer l'�v�nement, auquel cas toute la science tombe par terre comme un v�ritable jeu d'enfant; et d'ailleurs il y avait des choses dures � dire � cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point effray� dans ton sommeil par les cloches qui vont faire un tapage effroyable � c�t� de ton oreille, lorsque l'on va sonner la messe de sept heures; plus tard, � l'�tage inf�rieur, ils vont mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C'est aujourd'hui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village de Grianta a le m�me patron que la grande ville de Brescia, ce qui, par parenth�se, trompa d'une fa�on bien plaisante mon illustre ma�tre Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m'annon�a que je ferais une assez belle fortune eccl�siastique, il croyait que je serais cur� de la magnifique �glise de Saint-Giovita, � Brescia; j'ai �t� cur� d'un petit village de sept cent cinquante feux! Mais tout a �t� pour le mieux. J'ai vu, il n'y a pas dix ans de cela, que si j'eusse �t� cur� � Brescia, ma destin�e �tait d'�tre mis en prison sur une colline de la Moravie, au Spielberg. Demain je t'apporterai toutes sortes de mets d�licats vol�s au grand d�ner que je donne � tous les cur�s des environs qui viennent chanter � ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche point � me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes choses que lorsque tu m'auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain � sept heures et vingt-sept minutes, je ne viendrai t'embrasser que vers les huit heures, et il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf, c'est-�-dire avant que l'horloge ait sonn� dix heures. Prends garde que l'on ne te voie aux fen�tres du clocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton fr�re qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s'affaiblit, ajouta Blan�s d'un air triste, et s'il te revoyait, peut-�tre te donnerait-il quelque chose de la main � la main. Mais de tels avantages entach�s de fraude ne conviennent point � un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c'est � ce fils qu'�choiront les cinq ou six millions qu'il poss�de. C'est justice. Toi, � sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre IX. 
 
L'�me de Fabrice �tait exalt�e par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l'extr�me fatigue. Il eut grand-peine � s'endormir, et son sommeil fut agit� de songes, peut-�tre pr�sages de l'avenir; le matin, � dix heures, il fut r�veill� par le tremblement g�n�ral du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva �perdu, et se crut � la fin du monde, puis il pensa qu'il �tait en prison; il lui fallut du temps pour reconna�tre le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l'honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi. 
 
Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans �tre vu; il s'aper�ut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et m�me sur la cour int�rieure du ch�teau de son p�re. Il l'avait oubli�. L'id�e de ce p�re arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle � manger. Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais apprivois�s, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, �tait charg� d'un grand nombre d'orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l'attendrit; l'aspect de cette cour int�rieure, ainsi orn�e avec ses ombres bien tranch�es et marqu�es par un soleil �clatant, �tait vraiment grandiose. 
 
L'affaiblissement de son p�re lui revenait � l'esprit. Mais c'est vraiment singulier, se disait-il, mon p�re n'a que trente-cinq ans de plus que moi; trente-cinq et vingt- trois ne font que cinquante-huit! Ses yeux, fix�s sur les fen�tres de la chambre de cet homme s�v�re et qui ne l'avait jamais aim�, se remplirent de larmes. Il fr�mit, et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu'il crut reconna�tre son p�re traversant une terrasse garnie d'orangers, qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre; mais ce n'�tait qu'un valet de chambre. Tout � fait sous le clocher, une quantit� de jeunes filles v�tues de blanc et divis�es en diff�rentes troupes �taient occup�es � tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues o� devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement � l'�me de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac � une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bient�t oublier toutes les autres; elle r�veillait chez lui les sentiments les plus �lev�s. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assi�ger sa pens�e; et cette journ�e pass�e en prison dans un clocher fut peut-�tre l'une des plus heureuses de sa vie. 
 
Le bonheur le porta � une hauteur de pens�es assez �trang�re � son caract�re; il consid�rait les �v�nements de la vie, lui, si jeune, comme si d�j� il f�t arriv� � sa derni�re limite. Il faut en convenir, depuis mon arriv�e � Parme, se dit-il enfin, apr�s plusieurs heures de r�veries d�licieuses, je n'ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais � Naples en galopant dans les chemins de Vomero ou en courant les rives de Mis�ne. Tous les int�r�ts si compliqu�s de cette petite cour m�chante m'ont rendu m�chant... Je n'ai point du tout de plaisir � ha�r, je crois m�me que ce serait un triste bonheur pour moi que celui d'humilier mes ennemis si j'en avais; mais je n'ai point d'ennemi... Halte-l�! se dit-il tout � coup, j'ai pour ennemi Giletti... Voil� qui est singulier, se dit-il; le plaisir que j'�prouverais � voir cet homme si laid aller � tous les diables, survit au go�t fort l�ger que j'avais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, � beaucoup pr�s, la duchesse d'A * que j'�tais oblig� d'aimer � Naples puisque je lui avais dit que j'�tais amoureux d'elle. Grand Dieu! que de fois je me suis ennuy� durant les longs rendez-vous que m'accordait cette belle duchesse; jamais rien de pareil dans la chambre d�labr�e et servant de cuisine o� la petite Marietta m'a re�u deux fois, et pendant deux minutes chaque fois. 
 
Eh, grand Dieu! qu'est-ce que ces gens-l� mangent? C'est � faire piti�! J'aurais d� faire � elle et � la mammacia une pension de trois beefsteacks payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des pens�es m�chantes que me donnait le voisinage de cette cour. 
 
J'aurais peut-�tre bien fait de prendre la vie de caf�, comme dit la duchesse; elle semblait pencher de ce c�t�-l�, et elle a bien plus de g�nie que moi. Gr�ce � ses bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de quatre mille francs et ce fonds de quarante mille plac�s � Lyon et que ma m�re me destine, j'aurais toujours un cheval et quelques �cus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu'il semble que je ne dois pas conna�tre l'amour, ce seront toujours l� pour moi les grandes sources de f�licit�; je voudrais, avant de mourir, aller revoir le champ de bataille de Waterloo, et t�cher de reconna�tre la prairie o� je fus si gaiement enlev� de mon cheval et assis par terre. Ce p�lerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien d'aussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon coeur. A quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est l� sous mes yeux! 
 
Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de C�me, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de duchesse d'A *, mais je trouverais une de ces petites filles l�-bas qui arrangent des fleurs sur le pav� et, en v�rit�, je l'aimerais tout autant: l'hypocrisie me glace m�me en amour, et nos grandes dames visent � des effets trop sublimes. Napol�on leur a donn� des id�es de moeurs et de constance. 
 
Diable! se dit-il tout � coup, en retirant la t�te de la fen�tre comme s'il e�t craint d'�tre reconnu malgr� l'ombre de l'�norme jalousie de bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entr�e de gendarmes en grande tenue. En effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village. Le mar�chal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long du trajet que devait parcourir la procession. Tout le monde me conna�t ici; si l'on me voit, je ne fais qu'un saut des bords du lac de C�me au Spielberg, o� l'on m'attachera � chaque jambe une cha�ne pesant cent dix livres: et quelle douleur pour la duchesse! 
 
Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d'abord il �tait plac� � plus de quatre-vingts pieds d'�l�vation, que le lieu o� il se trouvait �tait comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le regarder �taient frapp�s par un soleil �clatant, et qu'enfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans des rues dont toutes les maisons venaient d'�tre blanchies au lait de chaux, en l'honneur de la f�te de saint Giovita. Malgr� d�s raisonnements si clairs, l'�me italienne de Fabrice e�t �t� d�sormais hors d'�tat de go�ter aucun plaisir, s'il n'e�t interpos� entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile qu'il cloua contre la fen�tre et auquel il fit deux trous pour les yeux. 
 
Les cloches �branlaient l'air depuis dix minutes, la procession sortait de l'�glise, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la t�te et reconnut cette petite esplanade garnie d'un parapet et dominant le lac, o� si souvent, dans sa jeunesse, il s'�tait expos� � voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des jours de f�te sa m�re voulait le voir aupr�s d'elle. 
 
Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que des canons de fusil que l'on scie de fa�on � ne leur laisser que quatre pouces de longueur; c'est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique de l'Europe a sem�s � foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois r�duits � quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu'� la gueule, on les place � terre dans une position verticale, et une tra�n�e de poudre va de l'un � l'autre; ils sont rang�s sur trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le Saint-Sacrement approche, on met le feu � la tra�n�e de poudre, et alors commence un feu de file de coups secs, le plus in�gal du monde et le plus ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien n'est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les id�es un peu trop s�rieuses dont notre h�ros �tait assi�g�; il alla chercher la grande lunette astronomique de l'abb�, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait laiss�es � l'�ge de onze et douze ans �taient maintenant des femmes superbes dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse; elles firent rena�tre le courage de notre h�ros, et pour leur parler il e�t fort bien brav� les gendarmes. 
 
La procession pass�e et rentr�e dans l'�glise par une porte lat�rale que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bient�t extr�me m�me au haut du clocher; les habitants rentr�rent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieurs barques se charg�rent de paysans retournant � Belagio, � Menagio et autres villages situ�s sur le lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame: ce d�tail si simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la g�ne qu'il trouvait dans la vie compliqu�e des cours. Qu'il e�t �t� heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui r�fl�chissait si bien la profondeur des cieux! Il entendit ouvrir la porte d'en bas du clocher: c'�tait la vieille servante de l'abb� Blan�s, qui apportait un grand panier; il eut toutes les peines du monde � s'emp�cher de lui parler. Elle a pour moi presque autant d'amiti� que son ma�tre, se disait-il, et d'ailleurs je pars ce soir � neuf heures; est-ce qu'elle ne garderait pas le secret qu'elle m'aurait jur�, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je d�plairais � mon ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes! et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent d�ner, puis s'arrangea pour dormir quelques minutes: il ne se r�veilla qu'� huit heures et demie du soir, l'abb� Blan�s lui secouait le bras, et il �tait nuit. 
 
Blan�s �tait extr�mement fatigu�, il avait cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla plus de choses s�rieuses; assis sur son fauteuil de bois, embrasse-moi, dit-il � Fabrice. Il le reprit plusieurs fois dans ses bras. La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n'aura rien d'aussi p�nible que cette s�paration. J'ai une bourse que je laisserai en d�p�t � la Ghita, avec ordre d'y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la connais; apr�s cette recommandation, elle est capable, par �conomie pour toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien pr�cis. Tu peux toi-m�me �tre r�duit � la mis�re, et l'obole du vieil ami te servira. N'attends rien de ton fr�re que des proc�d�s atroces, et t�che de gagner de l'argent par un travail qui te rende utile � la soci�t�. Je pr�vois des orages �tranges; peut- �tre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs. Ta m�re et ta tante peuvent te manquer, tes soeurs devront ob�ir � leurs maris... Va-t'en, va-t'en! fuis! s'�cria Blan�s avec empressement: il venait d'entendre un petit bruit dans l'horloge qui annon�ait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas m�me permettre � Fabrice de l'embrasser une derni�re fois. 
 
-- D�p�che! d�p�che! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute � descendre l'escalier; prends garde de tomber, ce serait d'un affreux pr�sage. 
 
Fabrice se pr�cipita dans l'escalier, et, arriv� sur la place, se mit � courir. Il �tait � peine arriv� devant le ch�teau de son p�re, que la cloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il s'arr�ta pour r�fl�chir, ou plut�t pour se livrer aux sentiments passionn�s que lui inspirait la contemplation de cet �difice majestueux qu'il jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa r�verie, des pas d'homme vinrent le r�veiller; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en d�nant, le petit bruit qu'il fit en les armant attira l'attention d'un des gendarmes, et fut sur le point de le faire arr�ter. Il s'aper�ut du danger qu'il courait et pensa � faire feu le premier; c'�tait son droit, car c'�tait la seule mani�re qu'il e�t de r�sister � quatre hommes bien arm�s. Par bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire �vacuer les cabarets, ne s'�taient point montr�s tout � fait insensibles aux politesses qu'ils avaient re�ues dans plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se d�cid�rent pas assez rapidement � faire leur devoir. Fabrice prit la fuite en courant � toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant: Arr�te! arr�te! puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de l�, Fabrice s'arr�ta pour reprendre haleine. Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre; c'est bien pour le coup que la duchesse m'e�t dit, si jamais il m'e�t �t� donn� de revoir ses beaux yeux, que mon �me trouve du plaisir � contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement � mes c�t�s. 
 
Fabrice fr�mit en pensant au danger qu'il venait d'�viter; il doubla le pas, mais bient�t il ne put s'emp�cher de courir, ce qui n'�tait pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s'arr�ter que dans la montagne, � plus d'une lieue de Grianta et, m�me arr�t�, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg. 
 
Voil� une belle peur! se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut presque tent� d'avoir honte. Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j'ai le plus besoin c'est d'apprendre � me pardonner? Je me compare toujours � un mod�le parfait, et qui ne peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car, d'un autre c�t�, j'�tais bien dispos� � d�fendre ma libert�, et certainement tous les quatre ne seraient pas rest�s debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n'est pas militaire; au lieu de me retirer rapidement, apr�s avoir rempli mon objet, et peut-�tre donn� l'�veil � mes ennemis, je m'amuse � une fantaisie plus ridicule peut-�tre que toutes les pr�dictions du bon abb�. 
 
En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur, o� sa barque l'attendait, il faisait un �norme d�tour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-�tre de l'amour que Fabrice portait � un marronnier plant� par sa m�re vingt-trois ans auparavant. Il serait digne de mon fr�re, se dit-il, d'avoir fait couper cet arbre; mais ces �tres-l� ne sentent pas les choses d�licates; il n'y aura pas song�. Et d'ailleurs, ce ne serait pas d'un mauvais augure, ajouta-t-il avec fermet�. Deux heures plus tard son regard fut constern�; des m�chants ou un orage avaient rompu l'une des principales branches du jeune arbre, qui pendait dess�ch�e; Fabrice la coupa avec respect, � l'aide de son poignard, et tailla bien net la coupure, afin que l'eau ne p�t pas s'introduire dans le tronc. Ensuite, quoique le temps f�t bien pr�cieux pour lui, car le jour allait para�tre, il passa une bonne heure � b�cher la terre autour de l'arbre ch�ri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au total, il n'�tait point triste, l'arbre �tait d'une belle venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doubl�. La branche n'�tait qu'un accident sans cons�quence; une fois coup�e, elle ne nuisait plus � l'arbre, et m�me il serait plus �lanc�, sa membrure commen�ant plus haut. 
 
Fabrice n'avait pas fait une lieue, qu'une bande �clatante de blancheur dessinait � l'orient les pics du Resegon di Lek, montagne c�l�bre dans le pays. La route qu'il suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu d'avoir des id�es militaires, Fabrice se laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants de ces for�ts des environs du lac de C�me. Ce sont peut-�tre les plus belles du monde; je ne veux pas dire celles qui rendent le plus d'�cus neufs, comme on dirait en Suisse, mais celles qui parlent le plus � l'�me. Ecouter ce langage dans la position o� se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes lombardo-v�nitiens c'�tait un v�ritable enfantillage. Je suis � une demi-lieue de la fronti�re, se dit-il enfin, je vais rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin: cet habit de drap fin va leur �tre suspect, ils vont me demander mon passeport; or, ce passeport porte en toutes lettres un nom promis � la prison; me voici dans l'agr�able n�cessit� de commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour faire feu que l'un des deux cherche � me prendre au collet; pour peu qu'en tombant il me retienne un instant, me voil� au Spielberg. Fabrice, saisi d'horreur surtout de cette n�cessit� de faire feu le premier, peut-�tre sur un ancien soldat de son oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d'un �norme ch�taignier; il renouvelait l'amorce de ses pistolets, lorsqu'il entendit un homme qui s'avan�ait dans le bois en chantant tr�s bien un air d�licieux de Mercadante, alors � la mode en Lombardie. 
 
Voil� qui est d'un bon augure! se dit Fabrice. Cet air qu'il �coutait religieusement lui �ta la petite pointe de col�re qui commen�ait � se m�ler � ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des deux c�t�s, il n'y vit personne; le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse, se dit-il. Presque au m�me instant, il vit un valet de chambre tr�s proprement v�tu � l'anglaise, et mont� sur un cheval de suite, qui s'avan�ait au petit pas en tenant en main un beau cheval de race, peut-�tre un peu trop maigre. 
 
Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu'il me r�p�te que les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin, je casserais la t�te d'un coup de pistolet � ce valet de chambre, et, une fois mont� sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du monde. A peine de retour � Parme, j'enverrais de l'argent � cet homme ou � sa veuve... mais ce serait une horreur! 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre X. 
 
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien � quatre ou cinq pieds en contrebas de la for�t. Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d'un temps de galop, et je reste plant� l� faisant la vraie figure d'un nigaud. En ce moment, il se trouvait � dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu'il avait peur; il allait peut-�tre retourner ses chevaux. Sans �tre encore d�cid� � rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre. 
 
-- Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis oblig� de vous emprunter votre cheval; je vais �tre tu� si je ne f... pas le camp rapidement. J'ai sur les talons les quatre fr�res Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur soeur, j'ai saut� par la fen�tre et me voici. Ils sont sortis dans la for�t avec leurs chiens et leurs fusils. Je m'�tais cach� dans ce gros ch�taignier creux, parce que j'ai vu l'un d'eux traverser la route, leurs chiens vont me d�pister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu'� une lieue au-del� de C�me; je vais � Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval � la poste avec deux napol�ons pour vous, si vous consentez de bonne gr�ce. Si vous faites la moindre r�sistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes � mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, �cuyer de l'empereur, aura soin de vous faire casser les os. 
 
Fabrice inventait ce discours � mesure qu'il le pronon�ait d'un air tout pacifique. 
 
-- Au reste, dit-il en riant, mon nom n'est point un secret; je suis le Marchesino Ascanio del Dongo, mon ch�teau est tout pr�s d'ici, � Grianta. F..., dit-il, en �levant la voix, l�chez donc le cheval! Le valet de chambre, stup�fait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que l'autre l�cha, sauta � cheval et partit au galop. Quand il fut � trois cents pas, il s'aper�ut qu'il avait oubli� de donner les vingt francs promis; il s'arr�ta: il n'y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d'avancer, et quand il le vit � cinquante pas, il jeta sur la route une poign�e de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pi�ces d'argent. Voil� un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile. Il fila rapidement vers le midi, s'arr�ta dans une maison �cart�e, et se remit en route quelques heures plus tard. A deux heures du matin il �tait sur le bord du lac Majeur; bient�t il aper�ut sa barque qui battait l'eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan � qui remettre le cheval; il rendit la libert� au noble animal, trois heures apr�s il �tait � Belgirate. L�, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il �tait fort joyeux, il avait r�ussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les v�ritables causes de sa joie? Son arbre �tait d'une venue superbe, et son �me avait �t� rafra�chie par l'attendrissement profond qu'il avait trouv� dans les bras de l'abb� Blan�s. Croit-il r�ellement, se disait-il, � toutes les pr�dictions qu'il m'a faites; ou bien comme mon fr�re m'a fait la r�putation d'un jacobin, d'un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m'engager � ne pas c�der � la tentation de casser la t�te � quelque animal qui m'aura jou� un mauvais tour? Le surlendemain Fabrice �tait � Parme o� il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la derni�re exactitude, comme il faisait toujours, toute l'histoire de son voyage. 
 
A son arriv�e, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina charg�s des insignes du plus grand deuil. 
 
-- Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il � la duchesse. 
 
-- Cet excellent homme qu'on appelait mon mari vient de mourir � Baden. Il me laisse ce palais; c'�tait une chose convenue, mais en signe de bonne amiti�, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui m'embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa ni�ce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur; j'�l�verai au duc un tombeau de trois cent mille francs. Le comte se mit � dire des anecdotes sur la Raversi. 
 
-- C'est en vain que j'ai cherch� � l'amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou g�n�raux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu'ils ne m'adressent quelque lettre anonyme abominable, j'ai �t� oblig�e de prendre un secr�taire pour lire les lettres de ce genre. 
 
-- Et ces lettres anonymes sont leurs moindres p�ch�s, reprit le comte Mosca; ils tiennent manufacture de d�nonciations inf�mes. Vingt fois j'aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s'adressant � Fabrice, si mes bons juges les eussent condamn�s. 
 
-- Eh bien! voil� qui me g�te tout le reste, r�pliqua Fabrice avec une na�vet� bien plaisante � la cour, j'aurais mieux aim� les voir condamn�s par des magistrats jugeant en conscience. 
 
-- Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l'adresse de tels magistrats, je leur �crirai avant de me mettre au lit. 
 
-- Si j'�tais ministre, cette absence de juges honn�tes gens blesserait mon amour- propre. 
 
-- Mais il me semble, r�pliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime tant les Fran�ais, et qui m�me jadis leur pr�ta secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces �mes ardentes, et qui lisent toute la journ�e l'histoire de la R�volution de France avec des juges qui renverraient acquitt�s les gens que j'accuse. Ils arriveraient � ne pas condamner les coquins le plus �videmment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle; votre �me si d�licate n'a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d'abandonner sur les rives du lac Majeur? 
 
-- Je compte bien, dit Fabrice d'un grand s�rieux, faire remettre ce qu'il faudra au ma�tre du cheval pour le rembourser des frais d'affiches et autres, � la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l'auront trouv�; je vais lire assid�ment le journal de Milan, afin d'y chercher l'annonce d'un cheval perdu; je connais fort bien le signalement de celui-ci. 
 
-- Il est vraiment primitif, dit le comte � la duchesse. Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu'elle galopait ventre � terre sur ce cheval emprunt�, il se f�t avis� de faire un faux pas? Vous �tiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon cr�dit e�t � peine pu parvenir � faire diminuer d'une trentaine de livres le poids de la cha�ne attach�e � chacune de vos jambes. Vous auriez pass� en ce lieu de plaisance une dizaine d'ann�es; peut-�tre vos jambes se fussent-elles enfl�es et gangren�es, alors on les e�t fait couper proprement... 
 
-- Ah! de gr�ce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s'�cria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour... 
 
-- Et j'en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, r�pliqua le ministre, d'un grand s�rieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m'a-t-il pas demand� un passeport sous un nom convenable, puisqu'il voulait p�n�trer en Lombardie? A la premi�re nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j'ai dans ce pays-l� auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arr�t� un sujet du prince de Parme. Le r�cit de votre course est gracieux, amusant, j'en conviens volontiers, r�pliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande route me pla�t assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne. Nous allons faire � Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici madame qui me l'ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m'accuser d'avoir jamais d�sob�i � ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette esp�ce de course au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il e�t fait un faux pas. Il e�t presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous cass�t le cou. 
 
-- Vous �tes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout �mue. 
 
-- C'est que nous sommes environn�s d'�v�nements tragiques, r�pliqua le comte aussi avec �motion; nous ne sommes pas ici en France, o� tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d'un an ou deux, et j'ai r�ellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah ��! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour � vous faire �v�que, car bonnement je ne puis pas commencer par l'archev�ch� de Parme, ainsi que le veut, tr�s raisonnablement, Mme la Duchesse ici pr�sente; dans cet �v�ch� o� vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique? 
 
-- Tuer le diable plut�t qu'il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Fran�ais, r�pliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m'aurez faite. J'ai lu dans la g�n�alogie des del Dongo l'histoire de celui de nos anc�tres qui b�tit le ch�teau de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Gal�as, duc de Milan, l'envoie visiter un ch�teau fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses.-- Il faut pourtant que j'�crive un mot de politesse au commandant, lui dit le duc de Milan en le cong�diant; il �crit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter, ce sera plus poli, dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac, il se souvient d'un vieux conte grec, car il �tait savant; il ouvre la lettre de son bon ma�tre et y trouve l'ordre adress� au commandant du ch�teau, de le mettre � mort aussit�t son arriv�e. Le Sforce, trop attentif � la com�die qu'il jouait avec notre a�eul, avait laiss� un intervalle entre la derni�re ligne du billet et sa signature; Vespasien del Dongo y �crit l'ordre de le reconna�tre pour gouverneur g�n�ral de tous les ch�teaux sur le lac, et supprime la t�te de la lettre. Arriv� et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, d�clare la guerre au Sforce, et au bout de quelques ann�es il �change sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront � moi quatre mille livres de rente. 
 
-- Vous parlez comme un acad�micien, s'�cria le comte en riant; c'est un beau coup de t�te que vous nous racontez l�, mais ce n'est que tous les dix ans que l'on a l'occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un �tre � demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, go�te tr�s souvent le plaisir de triompher des hommes � imagination. C'est par une folie d'imagination que Napol�on s'est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher � gagner l'Am�rique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre o� il cite Th�mistocle. De tous temps les vils Sancho Pan�a l'emporteront � la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir � ne rien faire d'extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un �v�que tr�s respect�, si ce n'est tr�s respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence s'est conduite avec l�g�ret� dans l'affaire du cheval, elle a �t� � deux doigts d'une prison �ternelle. 
 
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plong� dans un profond �tonnement. Etait-ce l�, se disait-il, cette prison dont je suis menac�? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre? Les pr�dictions de Blan�s, dont il se moquait fort en tant que proph�ties, prenaient � ses yeux toute l'importance de pr�sages v�ritables. 
 
-- Eh bien! qu'as-tu donc? lui dit la duchesse �tonn�e; le comte t'a plong� dans les noires images. 
 
-- Je suis illumin� par une v�rit� nouvelle, et au lieu de me r�volter contre elle, mon esprit l'adopte. Il est vrai, j'ai pass� bien pr�s d'une prison sans fin! Mais ce valet de chambre �tait si joli dans son habit � l'anglaise! quel dommage de le tuer! 
 
Le ministre fut enchant� de son petit air sage. 
 
-- Il est fort bien de toutes fa�ons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conqu�te, et la plus d�sirable de toutes, peut- �tre. 
 
Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se trompait; le comte ajouta: 
 
-- Votre simplicit� �vang�lique a gagn� le coeur de notre v�n�rable archev�que, le p�re Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c'est que les trois grands vicaires actuels, gens de m�rite, travailleurs, et dont deux, je pense, �taient grands vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adress�e � leur archev�que, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d'abord, et ensuite sur ce que vous �tes petit-neveu du c�l�bre archev�que Ascagne del Dongo. Quand j'ai appris le respect qu'on avait pour vos vertus, j'ai sur-le-champ nomm� capitaine le neveu du plus ancien des vicaires g�n�raux; il �tait lieutenant depuis le si�ge de Tarragone par le mar�chal Suchet. 
 
-- Va-t'en tout de suite en n�glig�, comme tu es, faire une visite de tendresse � ton archev�que, s'�cria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta soeur; quand il saura qu'elle va �tre duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination. 
 
Fabrice courut au palais archi�piscopal; il y fut simple et modeste, c'�tait un ton qu'il prenait avec trop de facilit�; au contraire, il avait besoin d'efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en �coutant les r�cits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait: Aurais-je d� tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre? Sa raison lui disait oui, mais son coeur ne pouvait s'accoutumer � l'image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval d�figur�. 
 
Cette prison o� j'allais m'engloutir, si le cheval e�t bronch�, �tait-elle la prison dont je suis menac� par tant de pr�sages? 
 
Cette question �tait de la derni�re importance pour lui, et l'archev�que fut content de son air de profonde attention. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre XI. 
 
Au sortir de l'archev�ch�, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se r�galait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait fonctions de m�re, r�pondit seule � son signal. 
 
-- Il y a du nouveau depuis toi, s'�cria-t-elle; deux ou trois de nos acteurs sont accus�s d'avoir c�l�br� par une orgie la f�te du grand Napol�on, et notre pauvre troupe, qu'on appelle jacobine, a re�u l'ordre de vider les Etats de Parme, et vive Napol�on! Mais le ministre a, dit-on, crach� au bassinet. Ce qu'il y a de s�r, c'est que Giletti a de l'argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poign�e d'�cus. Marietta a re�u cinq �cus de notre directeur pour frais de voyage jusqu'� Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, � la derni�re repr�sentation que nous avons donn�e, il voulait absolument la tuer; il lui a lanc� deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a d�chir� son ch�le bleu. Si tu voulais lui donner un ch�le bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l'avons gagn� � une loterie. Le tambour-ma�tre des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l'heure affich�e � tous les coins de rues. Viens nous voir; s'il est parti pour l'assaut, de fa�on � nous faire esp�rer qu'il restera dehors un peu longtemps, je serai � la fen�tre et je te ferai signe de monter. T�che de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t'aime � la passion. 
 
En descendant l'escalier tournant de ce taudis inf�me, Fabrice �tait plein de componction: je ne suis point chang�, se disait-il; toutes mes belles r�solutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d'un oeil si philosophique se sont envol�es. Mon �me �tait hors de son assiette ordinaire, tout cela �tait un r�ve et dispara�t devant l'aust�re r�alit�. Ce serait le moment d'agir, se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu'il chercha dans son coeur le courage de parler avec cette sinc�rit� sublime qui lui semblait si facile la nuit qu'il passa aux rives du lac de C�me. Je vais f�cher la personne que j'aime le mieux au monde; si je parle, j'aurai l'air d'un mauvais com�dien; je ne vaux r�ellement quelque chose que dans de certains moments d'exaltation. 
 
-- Le comte est admirable pour moi, dit-il � la duchesse, apr�s lui avoir rendu compte de la visite � l'archev�ch�; j'appr�cie d'autant plus sa conduite que je crois m'apercevoir que je ne lui plais que fort m�diocrement; ma fa�on d'agir doit donc �tre correcte � son �gard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, � en juger du moins par son voyage d'avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l'on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de d�couvrir les fondations, il craint qu'on ne les lui vole; j'ai envie de lui proposer d'aller passer trente-six heures � Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois revoir l'archev�que, je pourrai partir dans la soir�e et profiter de la fra�cheur de la nuit pour faire la route. 
 
La duchesse ne r�pondit pas d'abord. 
 
-- On dirait que tu cherches des pr�textes pour t'�loigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une extr�me tendresse; � peine de retour de Belgirate, tu trouves une raison pour partir. 
 
Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j'�tais un peu fou, je ne me suis pas aper�u dans mon enthousiasme de sinc�rit� que mon compliment finit par une impertinence; il s'agirait de dire: Je t'aime de l'amiti� la plus d�vou�e, etc. etc., mais mon �me n'est pas susceptible d'amour. N'est-ce pas dire: Je vois que vous avez de l'amour pour moi; mais prenez garde, je ne puis vous payer en m�me monnaie? Si elle a de l'amour, la duchesse peut se f�cher d'�tre devin�e, et elle sera r�volt�e de mon impudence si elle n'a pour moi qu'une amiti� toute simple... et ce sont de ces offenses qu'on ne pardonne point. 
 
Pendant qu'il pesait ces id�es importantes, Fabrice sans s'en apercevoir, se promenait dans le salon, d'un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur � dix pas de lui. 
 
La duchesse le regardait avec admiration; ce n'�tait plus l'enfant qu'elle avait vu na�tre, ce n'�tait plus le neveu toujours pr�t � lui ob�ir: c'�tait un homme grave et duquel il serait d�licieux de se faire aimer. Elle se leva de l'ottomane o� elle �tait assise, et, se jetant dans ses bras avec transport: 
 
-- Tu veux donc me fuir? lui dit-elle. 
 
-- Non, r�pondit-il de l'air d'un empereur romain, mais je voudrais �tre sage. 
 
Ce mot �tait susceptible de diverses interpr�tations; Fabrice ne se sentit pas le courage d'aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il �tait trop jeune, trop susceptible de prendre de l'�motion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu'il voulait dire. Par un transport naturel et malgr� tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au m�me instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en m�me temps lui-m�me parut dans le salon; il avait l'air tout �mu. 
 
-- Vous inspirez des passions bien singuli�res, dit-il � Fabrice, qui resta presque confondu du mot. 
 
L'archev�que avait ce soir l'audience que Son Altesse S�r�nissime lui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l'archev�que, d'un air tout troubl�, a d�but� par un discours appris par coeur et fort savant, auquel d'abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par d�clarer qu'il �tait important pour l'�glise de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo f�t nomm� son premier vicaire g�n�ral, et, par la suite, d�s qu'il aurait vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession. 
 
Ce mot m'a effray�, je l'avoue, dit le comte; c'est aller un peu bien vite, et je craignais une boutade d'humeur chez le prince. Mais il m'a regard� en riant et m'a dit en fran�ais: Ce sont l� de vos coups, monsieur! 
 
-- Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je �cri� avec toute l'onction possible, que j'ignorais parfaitement le mot de future succession. Alors j'ai dit la v�rit�, ce que nous r�p�tions ici m�me il y a quelques heures; j'ai ajout�, avec entra�nement, que, par la suite, je me serais regard� comme combl� des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m'accorder un petit �v�ch� pour commencer. Il faut que le prince m'ait cru, car il a jug� � propos de faire le gracieux; il m'a dit, avec toute la simplicit� possible: Ceci est une affaire officielle entre l'archev�que et moi, vous n'y entrez pour rien; le bonhomme m'adresse une sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, � la suite duquel il arrive � une proposition officielle; je lui ai r�pondu tr�s froidement que le sujet �tait bien jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j'aurais presque l'air de payer une lettre de change tir�e sur moi par l'Empereur, en donnant la perspective d'une si haute dignit� au fils d'un des grands officiers de son royaume lombardo- v�nitien. L'archev�que a protest� qu'aucune recommandation de ce genre n'avait eu lieu. C'�tait une bonne sottise � me dire� moi; j'en ai �t� surpris de la part d'un homme aussi entendu; mais il est toujours d�sorient� quand il m'adresse la parole, et ce soir il �tait plus troubl� que jamais, ce qui m'a donn� l'id�e qu'il d�sirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu'il n'y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne � ma cour ne lui refusait de la capacit�, qu'on ne parlait point trop mal de ses moeurs, mais que je craignais qu'il ne f�t susceptible d'enthousiasme, et que je m'�tais promis de ne jamais �lever aux places consid�rables les fous de cette esp�ce avec lesquels un prince n'est s�r de rien. Alors, a continu� Son Altesse, j'ai d� subir un pathos presque aussi long que le premier: l'archev�que me faisait l'�loge de l'enthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je, tu t'�gares, tu compromets la nomination qui �tait presque accord�e; il fallait couper court et me remercier avec effusion. Point: il continuait son hom�lie avec une intr�pidit� ridicule, je cherchais une r�ponse qui ne f�t point trop d�favorable au petit del Dongo; je l'ai trouv�e, et assez heureuse, comme vous allez en juger: Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l'Europe � ses pieds! eh bien! il �tait susceptible d'enthousiasme, ce qui l'a port�, lorsqu'il �tait �v�que d'Imola, � �crire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la r�publique cisalpine. 
 
Mon pauvre archev�que est rest� stup�fait, et, pour achever de le stup�fier, je lui ai dit d'un air fort s�rieux: Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pour r�fl�chir � votre proposition. Le pauvre homme a ajout� quelques supplications assez mal tourn�es et assez inopportunes apr�s le mot adieu prononc� par moi. Maintenant, comte Mosca della Rov�re, je vous charge de dire � la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui �tre agr�able; asseyez-vous l� et �crivez � l'archev�que le billet d'approbation qui termine toute cette affaire. J'ai �crit le billet, il l'a sign�, il m'a dit: Portez-le � l'instant m�me � la duchesse. Voici le billet, madame, et c'est ce qui m'a donn� un pr�texte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir. 
 
La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long r�cit du comte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n'eut point l'air �tonn� de cet incident, il prit la chose en v�ritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu'il avait droit � ces avancements extraordinaires, � ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte: 
 
-- Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous t�moigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues antiques qu'ils pourraient d�couvrir; j'aime beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, j'irai voir les ouvriers. Demain soir, apr�s les remerciements convenables au palais et chez l'archev�que, je partirai pour Sanguigna. 
 
-- Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d'o� vient cette passion subite du bon archev�que pour Fabrice? 
 
-- Je n'ai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le fr�re est capitaine me disait hier: Le p�re Landriani part de ce principe certain, que le titulaire est sup�rieur au coadjuteur, et il ne se sent pas de joie d'avoir sous ses ordres un del Dongo et de l'avoir oblig�. Tout ce qui met en lumi�re la haute naissance de Fabrice ajoute � son bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu monseigneur Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionn�e pour l'�v�que de Plaisance, qui affiche hautement la pr�tention de lui succ�der sur le si�ge de Parme, et qui de plus est fils d'un meunier. C'est dans ce but de succession future que l'�v�que de Plaisance a pris des relations fort �troites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l'archev�que pour le succ�s de son dessein favori, avoir un del Dongo � son �tat-major, et lui donner des ordres. 
 
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna, vis-�-vis Colorno (c'est le Versailles des princes de Parme); ces fouilles s'�tendaient dans la plaine tout pr�s de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, premi�re ville de l'Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue tranch�e profonde de huit pieds et aussi �troite que possible; on �tait occup� � rechercher, le long de l'ancienne voie romaine, les ruines d'un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au Moyen Age. Malgr� les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs foss�s traversant leurs propri�t�s. Quoi qu'on p�t leur dire, ils s'imaginaient qu'on �tait � la recherche d'un tr�sor, et la pr�sence de Fabrice �tait surtout convenable pour emp�cher quelque petite �meute. Il ne s'ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; de temps � autre on trouvait quelque m�daille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s'accorder entre eux pour l'escamoter. 
 
La journ�e �tait belle, il pouvait �tre six heures du matin: il avait emprunt� un vieux fusil � un coup, il tira quelques alouettes; l'une d'elles bless�e alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aper�ut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la fronti�re de Casal-Maggiore. Il venait de recharger son fusil lorsque la voiture fort d�labr�e s'approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta; elle avait � ses c�t�s le grand escogriffe Giletti, et cette femme �g�e qu'elle faisait passer pour sa m�re. 
 
Giletti s'imagina que Fabrice s'�tait plac� ainsi au milieu de la route, et un fusil � la main, pour l'insulter et peut-�tre m�me pour lui enlever la petite Marietta. En homme de coeur il sauta � bas de la voiture; il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouill�, et tenait de la droite une �p�e encore dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe for�aient de lui confier quelque r�le de marquis. 
 
-- Ah! brigand! s'�cria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici � une lieue de la fronti�re; je vais te faire ton affaire; tu n'es plus prot�g� ici par tes bas violets. 
 
Fabrice faisait des mines � la petite Marietta et ne s'occupait gu�re des cris jaloux du Giletti, lorsque tout � coup il vit � trois pieds de sa poitrine le bout du pistolet rouill�; il n'eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d'un b�ton: le pistolet partit, mais ne blessa personne. 
 
-- Arr�tez donc, f..., cria Giletti au vetturino : en m�me temps il eut l'adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir �loign� de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, pla�ant une main devant l'autre, avan�ait toujours vers la batterie, et �tait sur le point de s'emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l'emp�cher d'en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observ� auparavant que l'extr�mit� du fusil �tait � plus de trois pouces au-dessus de l'�paule de Giletti: la d�tonation eut lieu tout pr�s de l'oreille de ce dernier. Il resta un peu �tonn�, mais se remit en un clin d'oeil. 
 
-- Ah! tu veux me faire sauter le cr�ne, canaille! je vais te faire ton compte. Giletti jeta le fourreau de son �p�e de marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapidit� admirable. Celui-ci n'avait point d'arme et se vit perdu. 
 
Il se sauva vers la voiture, qui �tait arr�t�e � une dizaine de pas derri�re Giletti; il passa � gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout pr�s de la porti�re droite qui �tait ouverte. Giletti, lanc� avec ses grandes jambes et qui n'avait pas eu l'id�e de se retenir au ressort de la voiture fit plusieurs pas dans sa premi�re direction avant de pouvoir s'arr�ter. Au moment o� Fabrice passait aupr�s de la porti�re ouverte, il entendit Marietta qui lui disait � demi-voix: 
 
-- Prends garde � toi; il te tuera. Tiens! 
 
Au m�me instant, Fabrice vit tomber de la porti�re une sorte de grand couteau de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au m�me instant il fut touch� � l'�paule par un coup d'�p�e que lui lan�ait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva � six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son �p�e; ce coup �tait lanc� avec une telle force qu'il �branla tout � fait la raison de Fabrice; en ce moment il fut sur le point d'�tre tu�. Heureusement pour lui, Giletti �tait encore trop pr�s pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint � soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva � trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti �tait lanc�, Fabrice lui porta un coup de pointe; Giletti avec son �p�e eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il re�ut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout pr�s de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c'�tait le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d'ouvrir. Fabrice fit un saut � droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouv�rent � une juste distance de combat. 
 
Giletti jurait comme un damn�. Ah! je vais te couper la gorge, gredin de pr�tre, r�p�tait-il � chaque instant. Fabrice �tait tout essouffl� et ne pouvait parler; le coup de pommeau d'�p�e dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu'il faisait; il lui semblait vaguement �tre � un assaut public. Cette id�e lui avait �t� sugg�r�e par la pr�sence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais � distance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci courir � tout moment et s'�lancer l'un sur l'autre. 
 
Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la m�me rapidit�, lorsque Fabrice se dit: � la douleur que je ressens au visage, il faut qu'il m'ait d�figur�. Saisi de rage � cette id�e, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le c�t� droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l'�paule gauche; au m�me instant l'�p�e de Giletti p�n�trait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l'�p�e glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante. 
 
Giletti �tait tomb�; au moment o� Fabrice s'avan�ait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s'ouvrait machinalement et laissait �chapper son arme. 
 
Le gredin est mort, se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut � la voiture. 
 
-- Avez-vous un miroir? cria-t-il � Marietta. Marietta le regardait tr�s p�le et ne r�pondait pas. La vieille femme ouvrit d'un grand sang-froid un sac � ouvrage vert, et pr�senta � Fabrice un petit miroir � manche grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: Les yeux sont sains, se disait-il, c'est d�j� beaucoup; il regarda les dents, elles n'�taient point cass�es. D'o� vient donc que je souffre tant? se disait-il � demi-voix. 
 
La vieille femme lui r�pondit: 
 
-- C'est que le haut de votre joue a �t� pil� entre le pommeau de l'�p�e de Giletti et l'os que nous avons l�. Votre joue est horriblement enfl�e et bleue: mettez-y des sangsues � l'instant, et ce ne sera rien. 
 
-- Ah! des sangsues � l'instant, dit Fabrice en riant et il reprit tout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher. 
 
-- Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; �tez-lui son habit... Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes � trois cents pas sur la grande route qui s'avan�aient � pied et d'un pas mesur� vers le lieu de la sc�ne. 
 
Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tu�, ils vont m'arr�ter, et j'aurai l'honneur de faire une entr�e solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui d�testent ma tante! 
 
Aussit�t, et avec la rapidit� de l'�clair, il jette aux ouvriers �bahis tout l'argent qu'il avait dans ses poches, il s'�lance dans la voiture. 
 
-- Emp�chez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il � ses ouvriers, et je fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m'a attaqu� et voulait me tuer. 
 
-- Et toi, dit-il au vetturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napol�ons d'or si tu passes le P� avant que ces gens l�-bas puissent m'atteindre. 
 
-- Ca va! dit le vetturino; mais n'ayez donc pas peur, ces hommes l�-bas sont � pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement derri�re. Disant ces paroles il les mit au galop. 
 
Notre h�ros fut choqu� de ce mot peur employ� par le cocher: c'est que r�ellement il avait eu une peur extr�me apr�s le coup de pommeau d'�p�e qu'il avait re�u dans la figure. 
 
-- Nous pouvons contre-passer des gens � cheval venant vers nous, dit le vetturino prudent et qui songeait aux quatre napol�ons, et les hommes qui nous suivent peuvent crier qu'on nous arr�te. Ceci voulait dire: Rechargez vos armes... 
 
-- Ah! que tu es brave, mon petit abb�! s'�criait la Marietta en embrassant Fabrice. La vieille femme regardait hors de la voiture par la porti�re: au bout d'un peu de temps elle rentra la t�te. 
 
-- Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle � Fabrice d'un grand sang-froid; et il n'y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien les employ�s de la police autrichienne sont formalistes: s'ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du P�, ils vous arr�teront, n'en ayez aucun doute. 
 
Fabrice regarda par la porti�re. 
 
-- Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il � la vieille femme. 
 
-- Trois au lieu d'un, r�pondit-elle, et qui nous ont co�t� chacun quatre francs: n'est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l'ann�e! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous; voici nos deux passeports � la Mariettina et � moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu'allons-nous devenir? 
 
-- Combien avait-il? dit Fabrice. 
 
-- Quarante beaux �cus de cinq francs, dit la vielle femme. 
 
-- C'est-�-dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l'on trompe mon petit abb�. 
 
-- N'est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d'un grand sang-froid, que je cherche � vous accrocher trente-quatre �cus? Qu'est-ce que trente-quatre �cus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de d�battre les prix avec les vetturini quand nous voyageons, et de faire peur � tout le monde? Giletti n'�tait pas beau, mais il �tait bien commode, et si la petite que voil� n'�tait pas une sotte, qui d'abord s'est amourach�e de vous, jamais Giletti ne se f�t aper�u de rien, et vous nous auriez donn� de beaux �cus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres. 
 
Fabrice fut touch�; il tira sa bourse et donna quelques napol�ons � la vieille femme. 
 
-- Vous voyez, lui dit-il, qu'il ne m'en reste que quinze, ainsi il est inutile dor�navant de me tirer aux jambes. 
 
La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La voiture avan�ait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barri�res jaunes ray�es de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit � Fabrice: 
 
-- Vous feriez mieux d'entrer � pied avec le passeport de Giletti dans votre poche; nous, nous allons nous arr�ter un instant, sous pr�texte de faire un peu de toilette. Et d'ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m'en croyez, traversez Casal-Maggiore d'un pas nonchalant; entrez m�me au caf� et buvez le verre d'eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en pays autrichien: elle saura bient�t qu'il y a eu un homme de tu�: vous voyagez avec un passeport qui n'est pas le v�tre, il n'en faut pas tant pour passer deux ans en prison. Gagnez le P� � droite en sortant de la ville, louez une barque et r�fugiez-vous � Ravenne ou � Ferrare; sortez au plus vite des �tats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous que vous avez tu� l'homme. 
 
En approchant � pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement le passeport de Giletti. Notre h�ros avait grand'peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu'il y avait pour lui � rentrer dans les �tats autrichiens; or, il voyait � deux cents pas devant lui le pont terrible qui allait lui donner acc�s en ce pays, dont la capitale � ses yeux �tait le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duch� de Mod�ne qui borne au midi l'�tat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d'une convention expresse; la fronti�re de l'�tat qui s'�tend dans les montagnes du c�t� de G�nes �tait trop �loign�e; sa m�saventure serait connue � Parme bien avant qu'il p�t atteindre ces montagnes; il ne restait donc que les �tats de l'Autriche sur la rive gauche du P�. Avant qu'on e�t le temps d'�crire aux autorit�s autrichiennes pour les engager � l'arr�ter, il se passerait peut-�tre trente-six heures ou deux jours. Toutes r�flexions faites, Fabrice br�la avec le feu de son cigare son propre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichien �tre un vagabond que d'�tre Fabrice del Dongo, et il �tait possible qu'on le fouill�t. 
 
Ind�pendamment de la r�pugnance bien naturelle qu'il avait � confier sa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document pr�sentait des difficult�s mat�rielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus � cinq pieds cinq pouces, et non pas � cinq pieds dix pouces comme l'�non�ait le passeport; il avait pr�s de vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre h�ros se promena une grande demi-heure sur une contre- digue du P� voisine du pont de barques, avant de se d�cider � y descendre. Que conseillerais-je � un autre qui se trouverait � ma place? se dit-il enfin. Evidemment de passer: il y a p�ril � rester dans l'�tat de Parme; un gendarme peut �tre envoy� � la poursuite de l'homme qui en a tu� un autre, f�t-ce m�me � son corps d�fendant. Fabrice fit la revue de ses poches, d�chira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa bo�te � cigares; il lui importait d'abr�ger l'examen qu'il allait subir. Il pensa � une terrible objection qu'on pourrait lui faire et � laquelle il ne trouvait que de mauvaises r�ponses: il allait dire qu'il s'appelait Giletti et tout son linge �tait marqu� F.D. 
 
Comme on voit, Fabrice �tait un de ces malheureux tourment�s par leur imagination; c'est assez le d�faut des gens d'esprit en Italie. Un soldat fran�ais d'un courage �gal ou m�me inf�rieur se serait pr�sent� pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d'avance � aucune difficult�; mais aussi il y aurait port� tout son sang-froid, et Fabrice �tait bien loin d'�tre de sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme, v�tu de gris, lui dit: Entrez au bureau de police pour votre passeport. 
 
Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les chapeaux sales des employ�s �taient suspendus. Le grand bureau de sapin derri�re lequel ils �taient retranch�s �tait tout tach� d'encre et de vin; deux ou trois gros registres reli�s en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages �tait noircie par les mains. Sur les registres plac�s en pile l'un sur l'autre il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi l'avant-veille pour une des f�tes de l'Empereur. 
 
Fabrice fut frapp� de tous ces d�tails, ils lui serr�rent le coeur; il paya ainsi le luxe magnifique et plein de fra�cheur qui �clatait dans son joli appartement du palais Sanseverina. Il �tait oblig� d'entrer dans ce sale bureau et d'y para�tre comme inf�rieur; il allait subir un interrogatoire. 
 
L'employ� qui tendit une main jaune pour prendre son passeport �tait petit et noir, il portait un bijou de laiton � sa cravate. Ceci est un bourgeois de mauvaise humeur, se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes. 
 
-- Vous avez eu un accident, dit-il � l'�tranger en indiquant sa joue du regard. 
 
-- Le vetturino nous a jet�s en bas de la digue du P�. Puis le silence recommen�a et l'employ� lan�ait des regards farouches sur le voyageur. 
 
J'y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu'il est f�ch� d'avoir une mauvaise nouvelle � m'apprendre et que je suis arr�t�. Toutes sortes d'id�es folles arriv�rent � la t�te de notre h�ros, qui dans ce moment n'�tait pas fort logique. Par exemple, il songea � s'enfuir par la porte du bureau qui �tait rest�e ouverte; je me d�fais de mon habit; je me jette dans le P�, et sans doute je pourrai le traverser � la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg. L'employ� de police le regardait fixement au moment o� il calculait les chances de succ�s de cette �quip�e, cela faisait deux bonnes physionomies. La pr�sence du danger donne du g�nie � l'homme raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-m�me; � l'homme d'imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai mais souvent absurdes. 
 
Il fallait voir l'oeil indign� de notre h�ros sous l'oeil scrutateur de ce commis de police orn� de ses bijoux de cuivre. Si je le tuais, se disait Fabrice, je serai condamn� pour meurtre � vingt ans de gal�re ou � la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une cha�ne de cent vingt livres � chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n'en sortirais qu'� quarante-quatre ans. La logique de Fabrice oubliait que, puisqu'il avait br�l� son passeport, rien n'indiquait � l'employ� de police qu'il f�t le rebelle Fabrice del Dongo. 
 
Notre h�ros �tait suffisamment effray�, comme on le voit, il l'e�t �t� bien davantage s'il e�t connu les pens�es qui agitaient le commis de police. Cet homme �tait ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu'il vit son passeport entre les mains d'un autre; son premier mouvement fut de faire arr�ter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport � ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup � Parme. Si je l'arr�te, se dit-il, Giletti sera compromis; on d�couvrira facilement qu'il a vendu son passeport; d'un autre c�t�, que diront mes chefs si l'on vient � v�rifier que moi, ami de Giletti, j'ai vis� son passeport port� par un autre? L'employ� se leva en b�illant et dit � Fabrice: -- Attendez, monsieur; puis, par une habitude de police, il ajouta: il s'�l�ve une difficult�. Fabrice dit � part soi: Il va s'�lever ma fuite. 
 
En effet, l'employ� quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeport �tait rest� sur la table de sapin. Le danger est �vident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s'il m'interroge, que j'ai oubli� de faire viser mon passeport par le commissaire de police du dernier village des �tats de Parme. Fabrice avait d�j� son passeport � la main, lorsque, � son inexprimable �tonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait: 
 
-- Ma foi je n'en puis plus; la chaleur m'�touffe; je vais au caf� prendre la demi- tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport � viser; l'�tranger est l�. 
 
Fabrice, qui sortait � pas de loup, se trouva face � face avec un beau jeune homme qui se disait en chantonnant: Eh bien, visons donc ce passeport, je vais leur faire mon paraphe. 
 
-- O� monsieur veut-il aller? 
 
-- A Mantoue, Venise et Ferrare. 
 
-- Ferrare soit, r�pondit l'employ� en sifflant; il prit une griffe, imprima le visa en encre bleue sur le passeport, �crivit rapidement les mots: Mantoue, Venise et Ferrare dans l'espace laiss� en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l'air avec la main, signa et reprit de l'encre pour son paraphe qu'il ex�cuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette plume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passeport � Fabrice en disant d'un air l�ger: bon voyage, monsieur. 
 
Fabrice s'�loignait d'un pas dont il cherchait � dissimuler la rapidit�, lorsqu'il se sentit arr�ter par le bras gauche: instinctivement il mit la main sur le manche de son poignard, et s'il ne se f�t vu entour� de maisons, il f�t peut-�tre tomb� dans une �tourderie. L'homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l'air tout effar�, lui dit en forme d'excuse: 
 
-- Mais j'ai appel� monsieur trois fois, sans qu'il r�pond�t; monsieur a-t-il quelque chose � d�clarer � la douane? 
 
-- Je n'ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout pr�s chasser chez un de mes parents. 
 
Il e�t �t� bien embarrass� si on l'e�t pri� de nommer ce parent. Par la grande chaleur qu'il faisait et avec ces �motions Fabrice �tait mouill� comme s'il f�t tomb� dans le P�. Je ne manque pas de courage entre les com�diens, mais les commis orn�s de bijoux de cuivre me mettent hors de moi; avec cette id�e je ferai un sonnet comique pour la duchesse. 
 
A peine entr� dans Casal-Maggiore, Fabrice prit � droite une mauvaise rue qui descend vers le P�. J'ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de C�r�s, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle pendait un torchon gris attach� � un b�ton; sur le torchon �tait �crit le mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant jusqu'� trois pieds de terre, mettait la porte de la Trattoria � l'abri des rayons directs du soleil. L�, une femme � demi nue et fort jolie re�ut notre h�ros avec respect, ce qui lui fit le plus vif plaisir; il se h�ta de lui dire qu'il mourait de faim. Pendant que la femme pr�parait le d�jeuner, entra un homme d'une trentaine d'ann�es, il n'avait pas salu� en entrant; tout � coup il se releva du banc o� il s'�tait jet� d'un air familier, et dit � Fabrice: Eccellenza, la riverisco (je salue Votre Excellence). Fabrice �tait tr�s gai en ce moment, et au lieu de former des projets sinistres, il r�pondit en riant: 
 
-- Et d'o� diable connais-tu mon Excellence? 
 
-- Comment! Votre Excellence ne reconna�t pas Ludovic, l'un des cochers de Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne o� nous allions tous les ans, je prenais toujours la fi�vre; j'ai demand� la pension � madame et me suis retir�. Me voici riche; au lieu de la pension de douze �cus par an � laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, madame m'a dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets, car je suis po�te en langue vulgaire, elle m'accordait vingt-quatre �cus, et M. le comte m'a dit que si jamais j'�tais malheureux, je n'avais qu'� venir lui parler. J'ai eu l'honneur de mener Monsignore pendant un relais lorsqu'il est all� faire sa retraite comme un bon chr�tien � la chartreuse de Velleja. 
 
Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C'�tait un des cochers les plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu'il �tait riche, disait-il, il avait pour tout v�tement une grosse chemise d�chir�e et une culotte de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait � peine aux genoux; une paire de souliers et un mauvais chapeau compl�taient l'�quipage. De plus, il ne s'�tait pas fait la barbe depuis quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui absolument comme d'�gal � �gal; il crut voir que Ludovic �tait l'amant de l'h�tesse. Il termina rapidement son d�jeuner, puis dit � demi-voix � Ludovic: J'ai un mot pour vous. 
 
-- Votre Excellence peut parler librement devant elle, c'est une femme r�ellement bonne, dit Ludovic d'un air tendre. 
 
-- Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans h�siter, je suis malheureux et j'ai besoin de votre secours. D'abord il n'y a rien de politique dans mon affaire; j'ai tout simplement tu� un homme qui voulait m'assassiner parce que je parlais � sa ma�tresse. 
 
-- Pauvre jeune homme! dit l'h�tesse. 
 
-- Que Votre Excellence compte sur moi! s'�cria le cocher avec des yeux enflamm�s par le d�vouement le plus vif; o� Son Excellence veut-elle aller? 
 
-- A Ferrare. J'ai un passeport, mais j'aimerais mieux ne pas parler aux gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait. 
 
-- Quand avez-vous exp�di� cet autre? 
 
-- Ce matin � six heures. 
 
-- Votre Excellence n'a-t-elle point de sang sur ses v�tements? dit l'h�tesse. 
 
-- J'y pensais, reprit le cocher, et d'ailleurs le drap de ces v�tements est trop fin; on n'en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes, cela nous attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le juif. Votre Excellence est � peu pr�s de ma taille, mais plus mince. 
 
-- De gr�ce, ne m'appelez plus Excellence, cela peut attirer l'attention. 
 
-- Oui, Excellence, r�pondit le cocher en sortant de la boutique. 
 
-- Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l'argent! revenez donc! 
 
-- Que parlez-vous d'argent! dit l'h�tesse, il a soixante-sept �cus qui sont fort � votre service. Moi-m�me, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'ai une quarantaine d'�cus que je vous offre de bien bon coeur; on n'a pas toujours de l'argent sur soi lorsqu'il arrive de ces accidents. 
 
Fabrice avait �t� son habit � cause de la chaleur en entrant dans la Trattoria. 
 
-- Vous avez l� un gilet qui pourrait nous causer de l'embarras s'il entrait quelqu'un: cette belle toile anglaise attirerait l'attention. Elle donna � notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant � son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte int�rieure, il �tait mis avec une certaine �l�gance. 
 
-- C'est mon mari, dit l'h�tesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, monsieur est un ami de Ludovic; il lui est arriv� un accident ce matin de l'autre c�t� du fleuve, il d�sire se sauver � Ferrare. 
 
-- Eh! nous le passerons, dit le mari d'un air fort poli, nous avons la barque de Charles-Joseph. 
 
Par une autre faiblesse de notre h�ros, que nous avouerons aussi naturellement que nous avons racont� sa peur dans le bureau de police au bout du pont, il avait les larmes aux yeux; il �tait profond�ment attendri par le d�vouement parfait qu'il rencontrait chez ces paysans: il pensait aussi � la bont� caract�ristique de sa tante; il e�t voulu pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra charg� d'un paquet. 
 
-- Adieu cet autre, lui dit le mari d'un air de bonne amiti�. 
 
--. Il ne s'agit pas de �a, reprit Ludovic d'un ton fort alarm�, on commence � parler de vous, on a remarqu� que vous avez h�sit� en entrant dans notre vicolo , et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait � se cacher. 
 
-- Montez vite � la chambre, dit le mari. 
 
Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu de vitres aux deux fen�tres, on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et hauts de cinq. 
 
-- Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement arriv� qui voulait faire la cour � la jolie femme d'en bas, et auquel j'ai pr�dit que quand il va en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une balle; si ce chien-l� entend parler de Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera � vous arr�ter ici afin de faire mal noter laTrattoria de la Th�odolinde. 
 
Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tach�e de sang et des blessures serr�es avec des mouchoirs, le porco s'est donc d�fendu? En voil� cent fois plus qu'il n'en faut pour vous faire arr�ter: je n'ai point achet� de chemise. Il ouvrit sans fa�on l'armoire du mari et donna une de ses chemises � Fabrice qui bient�t fut habill� en riche bourgeois de campagne. Ludovic d�crocha un filet suspendu � la muraille, pla�a les habits de Fabrice dans le panier o� l'on met le poisson, descendit en courant et sortit rapidement par une porte de derri�re; Fabrice le suivait. 
 
-- Th�odolinde, cria-t-il en passant pr�s de la boutique, cache ce qui est en haut, nous allons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paie bien. 
 
Ludovic fit passer plus de vingt foss�s � Fabrice. Il y avait des planches fort longues et fort �lastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de ces foss�s; Ludovic retirait ces planches apr�s avoir pass�. Arriv� au dernier canal, il tira la planche avec empressement. 
 
-- Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux lieues � faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voil� tout p�le, dit-il � Fabrice, je n'ai point oubli� la petite bouteille d'eau-de-vie. 
 
-- Elle vient fort � propos: la blessure � la cuisse commence � se faire sentir; et d'ailleurs j'ai eu une fi�re peur dans le bureau de la police au bout du pont. 
 
-- Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme �tait la v�tre, je ne con�ois pas seulement comment vous avez os� entrer en un tel lieu. Quant aux blessures, je m'y connais: je vais vous mettre dans un endroit bien frais o� vous pourrez dormir une heure; la barque viendra nous y chercher s'il y a moyen d'obtenir une barque; sinon, quand vous serez un peu repos� nous ferons encore deux petites lieues, et je vous m�nerai � un moulin o� je prendrai moi- m�me une barque. Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi: madame va �tre au d�sespoir quand elle apprendra l'accident; on lui dira que vous �tes bless� � mort, peut-�tre m�me que vous avez tu� l'autre en tra�tre. La marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits qui peuvent chagriner madame. Votre Excellence pourrait �crire. 
 
-- Et comment faire parvenir la lettre? 
 
-- Les gar�ons du moulin o� nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour et demi ils sont � Parme, donc quatre francs pour le voyage; deux francs pour l'usure des souliers: si la course �tait faite pour un pauvre homme tel que moi, ce serait six francs; comme elle est pour le service d'un seigneur, j'en donnerai douze. 
 
Quand on fut arriv� au lieu du repos dans un bois de vernes et de saules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla � plus d'une heure de l� chercher de l'encre et du papier. Grand Dieu, que je suis bien ici! s'�cria Fabrice. Fortune! adieu, je ne serai jamais archev�que! 
 
A son retour, Ludovic le trouva profond�ment endormi et ne voulut pas l'�veiller. La barque n'arriva que vers le coucher du soleil; aussit�t que Ludovic la vit para�tre au loin, il appela Fabrice qui �crivit deux lettres. 
 
-- Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d'un air pein�, et je crains bien de lui d�plaire au fond du coeur, quoi qu'elle en dise, si j'ajoute une certaine chose. 
 
-- Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, r�pondit Fabrice, et, quoi que vous puissiez dire, vous serez toujours � mes yeux un serviteur fid�le de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d'un fort vilain pas. 
 
Il fallut bien d'autres protestations encore pour d�cider Ludovic � parler, et quand enfin il en eut pris la r�solution, il commen�a par une pr�face qui dura bien cinq minutes. Fabrice s'impatienta, puis il se dit: A qui la faute? � notre vanit� que cet homme a fort bien vue du haut de son si�ge. Le d�vouement de Ludovic le porta enfin � courir le risque de parler net. 
 
-- Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au pi�ton que vous allez exp�dier � Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre �criture, et par cons�quent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle aura peut-�tre honte de mettre sous les yeux de madame la duchesse ma pauvre �criture de cocher; mais enfin votre s�ret� m'ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m'�tes apparu au milieu d'un champ avec une �critoire de corne dans une main et un pistolet dans l'autre, et que vous m'avez ordonn� d'�crire. 
 
-- Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s'�cria Fabrice, et pour vous prouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux lettres telles qu'elles sont. Ludovic comprit toute l'�tendue de cette marque de confiance et y fut extr�mement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait la barque s'avancer rapidement sur le fleuve: 
 
-- Les lettres seront plus t�t termin�es, dit-il � Fabrice, si Votre Excellence veut prendre la peine de me les dicter. Les lettres finies, Fabrice �crivit un A et un B � la derni�re ligne, et, sur une petite rognure de papier qu'ensuite il chiffonna, il mit en fran�ais: Croyez A et B. Le pi�ton devait cacher ce papier froiss� dans ses v�tements. 
 
La barque arrivant � port�e de la voix, Ludovic appela les bateliers par des noms qui n'�taient pas les leurs; ils ne r�pondirent point et abord�rent cinq cents toises plus bas, regardant de tous les c�t�s pour voir s'ils n'�taient point aper�us par quelque douanier. 
 
-- Je suis � vos ordres, dit Ludovic � Fabrice, voulez-vous que je porte moi-m�me les lettres � Parme? Voulez-vous que je vous accompagne � Ferrare? 
 
-- M'accompagner � Ferrare est un service que je n'osais presque vous demander. Il faudra d�barquer et t�cher d'entrer dans la ville sans montrer le passeport. Je vous dirai que j'ai la plus grande r�pugnance � voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez m'acheter un autre passeport. 
 
-- Que ne parliez-vous � Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m'aurait vendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs. 
 
L'un des deux mariniers qui �tait n� sur la rive droite du P�, et par cons�quent n'avait pas besoin de passeport � l'�tranger pour aller � Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de conduire la barque avec l'autre. 
 
-- Nous allons trouver sur le bas P�, dit-il, plusieurs barques arm�es appartenant � la police, et je saurai les �viter. Plus de dix fois on fut oblig� de se cacher au milieu de petites �les � fleur d'eau, charg�es de saules. Trois fois on mit pied � terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour r�citer � Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments �taient assez justes, mais comme �mouss�s par l'expression, et ne valaient pas la peine d'�tre �crits; le singulier, c'est que cet ex- cocher avait des passions et des fa�ons de voir vives et pittoresques; il devenait froid et commun d�s qu'il �crivait. C'est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; l'on sait maintenant tout exprimer avec gr�ce, mais les coeurs n'ont rien � dire. Il comprit que le plus grand plaisir qu'il p�t faire � ce serviteur fid�le ce serait de corriger les fautes d'orthographe de ses sonnets. 
 
-- On se moque de moi quand je pr�te mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre Excellence daignait me dicter l'orthographe des mots lettre � lettre, les envieux ne sauraient plus que dire: l'orthographe ne fait pas le g�nie. Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put d�barquer en toute s�ret� dans un bois de vernes, une lieue avant que d'arriver � Ponte Lago Oscuro. Toute la journ�e il resta cach� dans une ch�nevi�re, et Ludovic le pr�c�da � Ferrare; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu'il y avait de l'argent � gagner si l'on savait se taire. Le soir, � la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare mont� sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l'avait frapp� sur le fleuve; le coup de couteau qu'il avait � la cuisse et le coup d'�p�e que Giletti lui avait donn� dans l'�paule, au commencement du combat, s'�taient enflamm�s et lui donnaient de la fi�vre. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre XII. 
 
Le juif, ma�tre du logement, avait procur� un chirurgien discret, lequel, comprenant � son tour qu'il y avait de l'argent dans la bourse, dit � Ludovic que sa conscience l'obligeait � faire son rapport � la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son fr�re. 
 
-- La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop �vident que votre fr�re ne s'est point bless� lui-m�me, comme il le raconte, en tombant d'une �chelle, au moment o� il tenait � la main un couteau tout ouvert. 
 
Ludovic r�pondit froidement � cet honn�te chirurgien que, s'il s'avisait de c�der aux inspirations de sa conscience, il aurait l'honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui pr�cis�ment avec un couteau ouvert � la main. Quand il rendit compte de cet incident � Fabrice, celui-ci le bl�ma fort, mais il n'y avait plus un instant � perdre pour d�camper. Ludovic dit au juif qu'il voulait essayer de faire prendre l'air � son fr�re; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison pour n'y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les r�cits de toutes ces d�marches que rend n�cessaires l'absence d'un passeport: ce genre de pr�occupation n'existe plus en France; mais en Italie, et surtout aux environs du P�, tout le monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu'il avait lou�e pour faire douze lieues. Arriv�s pr�s de Bologne, nos amis se firent conduire � travers champs sur la route qui de Florence conduit � Bologne; ils pass�rent la nuit dans la plus mis�rable auberge qu'ils purent d�couvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entr�rent � Bologne comme des promeneurs. On avait br�l� le passeport de Giletti: la mort du com�dien devait �tre connue, et il y avait moins de p�ril � �tre arr�t�s comme gens sans passeports que comme porteurs de passeport d'un homme tu�. 
 
Ludovic connaissait � Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il fut convenu qu'il irait prendre langue aupr�s d'eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune fr�re, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l'avait laiss� partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village o� lui, Ludovic, s'arr�terait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son fr�re, s'�tait d�termin� � retourner sur ses pas; il l'avait retrouv� bless� d'un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, vol� par des gens qui lui avaient cherch� dispute. Ce fr�re �tait joli gar�on, savait panser et conduire les chevaux, lire et �crire, et il voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se r�serva d'ajouter, quand l'occasion s'en pr�senterait, que, Fabrice tomb�, les voleurs s'�taient enfuis emportant le petit sac dans lequel �taient leur linge et leurs passeports. 
 
En arrivant � Bologne, Fabrice, se sentant tr�s fatigu�, et n'osant, sans passeport, se pr�senter dans une auberge, �tait entr� dans l'immense �glise de Saint-P�trone. Il y trouva une fra�cheur d�licieuse; bient�t il se sentit tout ranim�. Ingrat que je suis, se dit-il tout � coup, j'entre dans une �glise, et c'est pour m'y asseoir, comme dans un caf�! Il se jeta � genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection �vidente dont il �tait entour� depuis qu'il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore fr�mir, c'�tait d'�tre reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soup�ons et qui a relu mon passeport jusqu'� trois fois, ne s'est-il pas aper�u que je n'ai pas cinq pieds dix pouces, que je n'ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqu� de la petite v�role? Que de gr�ces je vous dois, � mon Dieu! Et j'ai pu tarder jusqu'� ce moment de mettre mon n�ant � vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c'�tait � une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d'�chapper au Spielberg qui d�j� s'ouvrait pour m'engloutir! 
 
Fabrice passa plus d'une heure dans cet extr�me attendrissement, en pr�sence de l'immense bont� de Dieu, Ludovic s'approcha sans qu'il l'entend�t venir, et se pla�a en face de lui. Fabrice, qui avait le front cach� dans ses mains, releva la t�te, et son fid�le serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues. 
 
-- Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement. 
 
Ludovic pardonna ce ton � cause de la pi�t�. Fabrice r�cita plusieurs fois les sept psaumes de la p�nitence, qu'il savait par coeur; il s'arr�tait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa situation pr�sente. 
 
Fabrice demandait pardon � Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est remarquable, c'est qu'il ne lui vint pas � l'esprit de compter parmi ses fautes le projet de devenir archev�que, uniquement parce que le comte Mosca �tait premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu'elle donne convenables pour le neveu de la duchesse. Il l'avait d�sir�e sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait song�, exactement comme � une place de ministre ou de g�n�ral. Il ne lui �tait point venu � la pens�e que sa conscience p�t �tre int�ress�e dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion qu'il devait aux enseignements des j�suites milanais. Cette religion �te le courage de penser aux choses inaccoutum�es, et d�fend surtout l'examen personnel, comme le plus �norme des p�ch�s; c'est un pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l'on est coupable, il faut interroger son cur�, ou lire la liste des p�ch�s, telle qu'elle se trouve imprim�e dans les livres intitul�s: Pr�paration au sacrement de la P�nitence. Fabrice savait par coeur la liste des p�ch�s r�dig�e en langue latine, qu'il avait apprise � l'Acad�mie eccl�siastique de Naples. Ainsi, en r�citant cette liste, parvenu � l'article du meurtre, il s'�tait fort bien accus� devant Dieu d'avoir tu� un homme, mais en d�fendant sa vie. Il avait pass� rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au p�ch� de simonie (se procurer par de l'argent les dignit�s eccl�siastiques). Si on lui e�t propos� de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l'archev�que de Parme, il e�t repouss� cette id�e avec horreur; mais quoiqu'il ne manqu�t ni d'esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois � l'esprit que le cr�dit du comte Mosca, employ� en sa faveur, f�t une simonie. Tel est le triomphe de l'�ducation j�suitique: donner l'habitude de ne pas faire attention � des choses plus claires que le jour. Un Fran�ais, �lev� au milieu des traits d'int�r�t personnel et de l'ironie de Paris, e�t pu, sans �tre de mauvaise foi, accuser Fabrice d'hypocrisie au moment m�me o� notre h�ros ouvrait son �me � Dieu avec la plus extr�me sinc�rit� et l'attendrissement le plus profond. 
 
Fabrice ne sortit de l'�glise qu'apr�s avoir pr�par� la confession qu'il se proposait de faire d�s le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste p�ristyle en pierre qui s'�l�ve sur la grande place en avant de la fa�ade de Saint- P�trone. Comme apr�s un grand orage l'air est plus pur, ainsi l'�me de Fabrice �tait tranquille, heureuse et comme rafra�chie. 
 
-- Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il � Ludovic en l'abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai r�pondu avec humeur lorsque vous �tes venu me parler dans l'�glise; je faisais mon examen de conscience. Eh bien! o� en sont nos affaires? 
 
-- Elles vont au mieux: j'ai arr�t� un logement, � la v�rit� bien peu digne de Votre Excellence, chez la femme d'un de mes amis, qui est fort jolie et de plus intimement li�e avec l'un des principaux agents de la police. Demain j'irai d�clarer comme quoi nos passeports nous ont �t� vol�s; cette d�claration sera prise en bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police �crira � Casal- Maggiore, pour savoir s'il existe dans cette commune un nomm� Ludovic San- Micheli, lequel a un fr�re, nomm� Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, � Parme. Tout est fini, siamo a cavallo (Proverbe italien: nous sommes sauv�s). 
 
Fabrice avait pris tout � coup un air fort s�rieux: il pria Ludovic de l'attendre un instant, rentra dans l'�glise presque en courant, et � peine y fut-il que de nouveau il se pr�cipita � genoux; il baisait humblement les dalles de pierre. C'est un miracle, Seigneur, s'�criait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon �me dispos�e � rentrer dans le devoir, vous m'avez sauv�. Grand Dieu! il est possible qu'un jour je sois tu� dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de ma mort de l'�tat o� mon �me se trouve en ce moment. Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice r�cita de nouveau les sept psaumes de la p�nitence. Avant que de sortir il s'approcha d'une vieille femme qui �tait assise devant une grande madone et � c�t� d'un triangle de fer plac� verticalement sur un pied de m�me m�tal. Les bords de ce triangle �taient h�riss�s d'un grand nombre de pointes destin�es � porter les petits cierges que la pi�t� des fid�les allume devant la c�l�bre madone de Cimabu�. Sept cierges seulement �taient allum�s quand Fabrice s'approcha; il pla�a cette circonstance dans sa m�moire avec l'intention d'y r�fl�chir ensuite plus � loisir. 
 
-- Combien co�tent les cierges? dit-il � la femme. 
 
-- Deux bajocs pi�ces. 
 
En effet ils n'�taient gu�re plus gros qu'un tuyau de plume, et n'avaient pas un pied de long. 
 
-- Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle? 
 
-- Soixante-trois, puisqu'il y en a sept d'allum�s. 
 
Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore est � noter. Il paya les cierges, pla�a lui-m�me et alluma les sept premiers, puis se mit � genoux pour faire son offrande, et dit � la vieille femme en se relevant: 
 
-- C'est pour gr�ce re�ue. 
 
-- Je meurs de faim, dit Fabrice � Ludovic, en le rejoignant. 
 
-- N'entrons point dans un cabaret, allons au logement; la ma�tresse de la maison ira vous acheter ce qu'il faut pour d�jeuner; elle volera une vingtaine de sous et en sera d'autant plus attach�e au nouvel arrivant. 
 
-- Ceci ne tend � rien moins qu'� me faire mourir de faim une grande heure de plus, dit Fabrice en riant avec la s�r�nit� d'un enfant, et il entra dans un cabaret voisin de Saint-P�trone. A son extr�me surprise, il vit � une table voisine de celle o� il �tait plac�, P�p�, le premier valet de chambre de sa tante, celui-l� m�me qui autrefois �tait venu � sa rencontre jusqu'� Gen�ve. Fabrice lui fit signe de se taire; puis, apr�s avoir d�jeun� rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses l�vres, il se leva; P�p� le suivit, et, pour la troisi�me fois notre h�ros entra dans Saint- P�trone. Par discr�tion, Ludovic resta � se promener sur la place. 
 
-- H�, mon Dieu monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse est horriblement inqui�te: un jour entier elle vous a cru mort abandonn� dans quelque �le du P�, je vais lui exp�dier un courrier � l'instant m�me. Je vous cherche depuis six jours, j'en ai pass� trois � Ferrare, courant toutes les auberges. 
 
-- Avez-vous un passeport pour moi? 
 
-- J'en ai trois diff�rents: l'un avec les noms et les titres de Votre Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisi�me sous un nom suppos�, Joseph Bossi; chaque passeport est en double exp�dition, selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de Mod�ne. Il ne s'agit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec plaisir � l'auberge del Pelegrino, dont le ma�tre est son ami. 
 
Fabrice, ayant l'air de marcher au hasard, s'avan�a dans la nef droite de l'�glise jusqu'au lieu o� ses cierges �taient allum�s; ses yeux se fix�rent sur la madone de Cimabu�, puis il dit � P�p� en s'agenouillant: Il faut que je rende gr�ce un instant; P�p� l'imita. Au sortir de l'�glise, P�p� remarqua que Fabrice donnait une pi�ce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l'aum�ne; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attir�rent sur les pas de l'�tre charitable les nu�es de pauvres de tout genre qui ornent d'ordinaire la place de Saint-P�trone. Tous voulaient avoir leur part du napol�on. Les femmes, d�sesp�rant de p�n�trer dans la m�l�e qui l'entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s'il n'�tait pas vrai qu'il avait voulu donner son napol�on pour �tre divis� parmi tous les pauvres du bon Dieu. P�p�, brandissant sa canne � pomme d'or, leur ordonna de laisser Son Excellence tranquille. 
 
-- Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d'une voix plus per�ante, donnez aussi un napol�on d'or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres m�les, accourant par toutes les rues, firent comme une sorte de petite s�dition. Toute cette foule horriblement sale et �nergique criait: Excellence. Fabrice eut beaucoup de peine � se d�livrer de la cohue; cette sc�ne rappela son imagination sur la terre. Je n'ai que ce que je m�rite, se dit-il, je me suis frott� � la canaille. 
 
Deux femmes le suivirent jusqu'� la porte de Saragosse par laquelle il sortait de la ville; P�p� les arr�ta en les mena�ant s�rieusement de sa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San-Michele in Bosco, fit le tour d'une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier, arriva � cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de la police un passeport o� son signalement �tait not� d'une fa�on fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, �tudiant en th�ologie. Fabrice y remarqua une petite tache d'encre rouge jet�e, comme par hasard, au bas de la feuille vers l'angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion � ses trousses, � cause du titre d'Excellence que son compagnon lui avait donn� devant les pauvres de Saint-P�trone, quoique son passeport ne port�t aucun des titres qui donnent � un homme le droit de se faire appeler Excellence par ses domestiques. 
 
Fabrice vit l'espion, et s'en moqua fort; il ne songeait plus ni aux passeports ni � la police, et s'amusait de tout comme un enfant. P�p�, qui avait ordre de rester aupr�s de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller porter lui- m�me de si bonnes nouvelles � la duchesse. Fabrice �crivit deux tr�s longues lettres aux personnes qui lui �taient ch�res; puis il eut l'id�e d'en �crire une troisi�me au v�n�rable archev�que Landriani. Cette lettre produisit un effet merveilleux, elle contenait un r�cit fort exact du combat avec Giletti. Le bon archev�que, tout attendri, ne manqua pas d'aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l'�couter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s'y prenait pour excuser un meurtre aussi �pouvantable. Gr�ce aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince ainsi que toute la ville de Parme croyait que Fabrice s'�tait fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais com�dien qui avait l'insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la v�rit�, comme la mode en dispose � Paris. 
 
-- Mais, que diable! disait le prince � l'archev�que, on fait faire ces choses-l� par un autre; mais les faire soi-m�me, ce n'est pas l'usage; et puis on ne tue pas un com�dien tel que Giletti, on l'ach�te. 
 
Fabrice ne se doutait en aucune fa�on de ce qui se passait � Parme. Dans le fait, il s'agissait de savoir si la mort de ce com�dien, qui de son vivant gagnait trente- deux francs par mois, am�nerait la chute du minist�re ultra et de son chef le comte Mosca. 
 
En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqu� des airs d'ind�pendance que se donnait la duchesse, avait ordonn� au fiscal g�n�ral Rassi de traiter tout ce proc�s comme s'il se f�t agi d'un lib�ral. Fabrice, de son c�t�, croyait qu'un homme de son rang �tait au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays o� les grands noms ne sont jamais punis, l'intrigue peut tout, m�me contre eux. Il parlait souvent � Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite proclam�e; sa grande raison c'est qu'il n'�tait pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour: 
 
-- Je ne con�ois pas comment Votre Excellence, qui a tant d'esprit et d'instruction, prend la peine de dire de ces choses-l� � moi qui suis son serviteur d�vou�; Votre Excellence use de trop de pr�cautions, ces choses-l� sont bonnes � dire en public ou devant un tribunal. Cet homme me croit un assassin et ne m'en aime pas moins, se dit Fabrice, tombant de son haut. 
 
Trois jours apr�s le d�part de P�p�, il fut bien �tonn� de recevoir une lettre �norme ferm�e avec une tresse de soie comme du temps de Louis XIV, et adress�e � Son Excellence r�v�rendissime monseigneur Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du dioc�se de Parme, chanoine, etc. 
 
Mais, est-ce que je suis encore tout cela? se dit-il en riant. L'�p�tre de l'archev�que Landriani �tait un chef-d'oeuvre de logique et de clart�; elle n'avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s'�tait pass� � Parme � l'occasion de la mort de Giletti. 
 
�Une arm�e fran�aise command�e par le mar�chal Ney et marchant sur la ville n'aurait pas produit plus d'effet, lui disait le bon archev�que; � l'exception de la duchesse et de moi, mon tr�s cher fils, tout le monde croit que vous vous �tes donn� le plaisir de tuer l'histrion Giletti. Ce malheur vous f�t-il arriv�, ce sont de ces choses qu'on assoupit avec deux cents louis et une absence de six mois; mais la Raversi veut renverser le comte Mosca � l'aide de cet incident. Ce n'est point l'affreux p�ch� du meurtre que le public bl�me en vous, c'est uniquement la maladresse ou plut�t l'insolence de ne pas avoir daign� recourir � un bulo (sorte de fier-�-bras, subalterne). Je vous traduis ici en termes clairs les discours qui m'environnent, car depuis ce malheur � jamais d�plorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus consid�rables de la ville pour avoir l'occasion de vous justifier. Et jamais je n'ai cru faire un plus saint usage du peu d'�loquence que le Ciel a daign� m'accorder. � 
 
Les �cailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de la duchesse, remplies de transports d'amiti�, ne daignaient jamais raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme � jamais, si bient�t il n'y rentrait triomphant. Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait celle de l'archev�que, tout ce qui est humainement possible. Quant � moi, tu as chang� mon caract�re avec cette belle �quip�e; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone; j'ai renvoy� tous mes ouvriers, j'ai fait plus, j'ai dict� au comte l'inventaire de ma fortune, qui s'est trouv�e bien moins consid�rable que je ne le pensais. Apr�s la mort de l'excellent comte Pietranera, que, par parenth�se, tu aurais bien plut�t d� venger, au lieu de t'exposer contre un �tre de l'esp�ce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et cinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres choses, que j'avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque d�cid�e � prendre les trois cent mille francs que me laisse le duc, et que je voulais employer en entier � lui �lever un tombeau magnifique. Au reste, c'est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c'est-�-dire la mienne; si tu t'ennuies seul � Bologne, tu n'as qu'� dire un mot, j'irai te joindre. Voici quatre nouvelles lettres de change, etc., etc. 
 
La duchesse ne disait mot � Fabrice de l'opinion qu'on avait � Parme sur son affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort d'un �tre ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature � �tre reproch�e s�rieusement � del Dongo. Combien de Giletti nos anc�tres n'ont-ils pas envoy�s dans l'autre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en t�te de leur en faire un reproche! 
 
Fabrice tout �tonn�, et qui entrevoyait pour la premi�re fois le v�ritable �tat des choses, se mit � �tudier la lettre de l'archev�que. Par malheur l'archev�que lui- m�me le croyait plus au fait qu'il ne l'�tait r�ellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c'est qu'il �tait impossible de trouver des t�moins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apport� la nouvelle � Parme �tait � l'auberge du village Sanguigna lorsqu'il avait eu lieu; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait de m�re avaient disparu, et la marquise avait achet� le vetturino qui conduisait la voiture et qui faisait maintenant une d�position abominable. � Quoique la proc�dure soit environn�e du plus profond myst�re, �crivait le bon archev�que avec son style cic�ronien, et dirig�e par le fiscal g�n�ral Rassi, dont la seule charit� chr�tienne peut m'emp�cher de dire du mal, mais qui a fait sa fortune en s'acharnant apr�s les malheureux accus�s comme le chien de chasse apr�s le li�vre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait s'exag�rer la turpitude et la v�nalit�, ait �t� charg� de la direction du proc�s par un prince irrit�, j'ai pu lire les trois d�positions du vetturino. Par un insigne bonheur, ce malheureux se contredit. Et j'ajouterai, parce que je parle � mon vicaire g�n�ral, � celui qui, apr�s moi, doit avoir la direction de ce dioc�se, que j'ai mand� le cur� de la paroisse qu'habite ce p�cheur �gar�. Je vous dirai, mon tr�s cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce cur� conna�t d�j�, par la femme duvetturino, le nombre d'�cus qu'il a re�u de la marquise Raversi; je n'oserai dire que la marquise a exig� de lui de vous calomnier, mais le fait est probable. Les �cus ont �t� remis par un malheureux pr�tre qui remplit des fonctions peu relev�es aupr�s de cette marquise, et auquel j'ai �t� oblig� d'interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai point du r�cit de plusieurs autres d�marches que vous deviez attendre de moi, et qui d'ailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre coll�gue � la cath�drale, et qui d'ailleurs se souvient un peu trop quelquefois de l'influence que lui donnent les biens de sa famille dont, par la permission divine, il est rest� le seul h�ritier, s'�tant permis de dire chez M. le comte Zurla, ministre de l'int�rieur, qu'il regardait cette bagatelle comme prouv�e contre vous (il parlait de l'assassinat du malheureux Giletti), je l'ai fait appeler devant moi, et l�, en pr�sence de mes trois autres vicaires g�n�raux, de mon aum�nier et de deux cur�s qui se trouvaient dans la salle d'attente, je l'ai pri� de nous communiquer, � nous ses fr�res, les �l�ments de la conviction compl�te qu'il disait avoir acquise contre un de ses coll�gues � la cath�drale; le malheureux n'a pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le monde s'est �lev� contre lui, et quoique je n'aie cru devoir ajouter que bien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus t�moins du plein aveu de son erreur compl�te, sur quoi je lui ai promis le secret en mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient assist� � cette conf�rence, sous la condition toutefois qu'il mettrait tout son z�le � rectifier les fausses impressions qu'avaient pu causer les discours par lui prof�r�s depuis quinze jours. 
 
�Je ne vous r�p�terai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir depuis longtemps, c'est-�-dire que des trente-quatre paysans employ�s � la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi pr�tend sold�s par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux �taient au fond de leur foss�, tout occup�s de leurs travaux, lorsque vous vous sais�tes du couteau de chasse et l'employ�tes � d�fendre votre vie contre l'homme qui vous attaquait � l'improviste. Deux d'entre eux, qui �taient hors du foss�, cri�rent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce cri seul montre votre innocence dans tout son �clat. Eh bien! le fiscal g�n�ral Rassi pr�tend que ces deux hommes ont disparu, bien plus, on a retrouv� huit des hommes qui �taient au fond du foss�; dans leur premier interrogatoire six ont d�clar� avoir entendu le cri on assassine Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinqui�me interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont d�clar� qu'ils ne se souvenaient pas bien s'ils avaient entendu directement ce cri ou si seulement il leur avait �t� racont� par quelqu'un de leurs camarades. Des ordres sont donn�s pour que l'on me fasse conna�tre la demeure de ces ouvriers terrassiers, et leurs cur�s leur feront comprendre qu'ils se damnent si, pour gagner quelques �cus, ils se laissent aller � alt�rer la v�rit�. � 
 
Le bon archev�que entrait dans des d�tails infinis, comme on peut en juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue latine: 
 
�Cette affaire n'est rien moins d'une tentative de changement de minist�re. Si vous �tes condamn�, ce ne peut �tre qu'aux gal�res ou � la mort, auquel cas j'interviendrais en d�clarant, du haut de ma chaire archi�piscopale, que je sais que vous �tes innocent, que vous avez tout simplement d�fendu votre vie contre un brigand, et qu'enfin je vous ai d�fendu de revenir � Parme tant que vos ennemis y triompheront; je me propose m�me de stigmatiser, comme il le m�rite, le fiscal g�n�ral; la haine contre cet homme est aussi commune que l'estime pour son caract�re est rare. Mais enfin la veille du jour o� ce fiscal prononcera cet arr�t si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-�tre m�me les �tats de Parme: dans ce cas l'on ne fait aucun doute que le comte ne donne sa d�mission. Alors, tr�s probablement, le g�n�ral Fabio Conti arrive au minist�re, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de votre affaire, c'est qu'aucun homme entendu n'est charg� en chef des d�marches n�cessaires pour mettre au jour votre innocence et d�jouer les tentatives faites pour suborner des t�moins. Le comte croit remplir ce r�le; mais il est trop grand seigneur pour descendre � de certains d�tails; de plus, en sa qualit� de ministre de la police, il a d� donner, dans le premier moment, les ordres les plus s�v�res contre vous. Enfin, oserai-je le dire? Notre souverain seigneur vous croit coupable, ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cette affaire. � (Les mots correspondant � notre souverain seigneur et � simule cette croyance �taient en grec, et Fabrice sut un gr� infini � l'archev�que d'avoir os� les �crire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre, et la d�truisit sur-le-champ.) 
 
Fabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre il �tait agit� des transports de la plus vive reconnaissance: il r�pondit � l'instant par une lettre de huit pages. Souvent il fut oblig� de relever la t�te pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. Je vais l'�crire en latin, se dit-il, elle en para�tra plus convenable au digne archev�que. Mais en cherchant � construire de belles phrases latines bien longues, bien imit�es de Cic�ron, il se rappela qu'un jour l'archev�que, lui parlant de Napol�on, affectait de l'appeler Buonaparte; � l'instant disparut toute l'�motion qui la veille le touchait jusqu'aux larmes. O roi d'Italie, s'�cria-t-il, cette fid�lit� que tant d'autres t'ont jur�e de ton vivant, je te la garderai apr�s ta mort. Il m'aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d'un bourgeois. Pour que sa belle lettre en italien ne f�t pas perdue, Fabrice y fit quelques changements n�cessaires, et l'adressa au comte Mosca. 
 
Ce jour-l� m�me, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle devint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l'aborder. Elle gagna rapidement un portique d�sert; l�, elle avan�a encore la dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la t�te, de fa�on � ce qu'elle ne p�t �tre reconnue; puis, se retournant vivement: 
 
-- Comment se fait-il, dit-elle � Fabrice, que vous marchiez ainsi librement dans la rue? Fabrice lui raconta son histoire. 
 
-- Grand Dieu! vous avez �t� � Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherch�! Vous saurez que je me suis brouill�e avec la vieille femme parce qu'elle voulait me conduire � Venise, o� je savais bien que vous n'iriez jamais, puisque vous �tes sur la liste noire de l'Autriche. J'ai vendu mon collier d'or pour venir � Bologne, un pressentiment m'annon�ait le bonheur que j'ai de vous y rencontrer; la vieille femme est arriv�e deux jours apr�s moi. Ainsi, je ne vous engagerai point � venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d'argent qui me font tant de honte. Nous avons v�cu fort convenablement depuis le jour fatal que vous savez, et nous n'avons pas d�pens� le quart de ce que vous lui donn�tes. Je ne voudrais pas aller vous voir � l'auberge du Pelegrino, ce serait une publicit�. T�chez de louer une petite chambre dans une rue d�serte, et � l'Ave Maria (la tomb�e de la nuit), je me trouverai ici, sous ce m�me portique. Ces mots dits, elle prit la fuite. 
 
 
 
 Livre Premier - Chapitre XIII. 
 
Toutes les id�es s�rieuses furent oubli�es � l'apparition impr�vue de cette aimable personne. Fabrice se mit � vivre � Bologne dans une joie et une s�curit� profondes. Cette disposition na�ve � se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie per�ait dans les lettres qu'il adressait � la duchesse; ce fut au point qu'elle en prit de l'humeur. A peine si Fabrice le remarqua; seulement il �crivit en signes abr�g�s sur le cadran de sa montre: quand j'�cris � la D. ne jamais dire quand j'�tais pr�lat, quand j'�tais homme d'�glise ; cela la f�che. Il avait achet� deux petits chevaux dont il �tait fort content: il les attelait � une cal�che de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu'un de ces sites ravissants des environs de Bologne; presque tous les soirs il la conduisait � la Chute du Reno. Au retour, il s'arr�tait chez l'aimable Crescentini, qui se croyait un peu le p�re de la Marietta. 
 
Ma foi! si c'est l� la vie de caf� qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j'ai eu tort de la repousser, se dit Fabrice. Il oubliait qu'il n'allait jamais au caf� que pour lire le Constitutionnel, et que, parfaitement inconnu � tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanit� n'entraient pour rien dans sa f�licit� pr�sente. Quand il n'�tait pas avec la petite Marietta, on le voyait � l'Observatoire, o� il suivait un cours d'astronomie; le professeur l'avait pris en grande amiti� et Fabrice lui pr�tait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola. 
 
Il avait en ex�cration de faire le malheur d'un �tre quelconque, si peu estimable qu'il f�t. La Marietta ne voulait pas absolument qu'il v�t la vieille femme; mais un jour qu'elle �tait � l'�glise, il monta chez la mammacia qui rougit de col�re en le voyant entrer. C'est le cas de faire le del Dongo, se dit Fabrice. 
 
-- Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engag�e? s'�cria-t-il de l'air dont un jeune homme qui se respecte entre � Paris au balcon des Bouffes. 
 
-- Cinquante �cus. 
 
-- Vous mentez comme toujours; dites la v�rit�, ou par Dieu vous n'aurez pas un centime. 
 
-- Eh bien, elle gagnait vingt-deux �cus dans notre compagnie � Parme, quand nous avons eu le malheur de vous conna�tre; moi je gagnais douze �cus, et nous donnions � Giletti notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois � peu pr�s, Giletti faisait un cadeau � la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux �cus. 
 
-- Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre �cus. Mais si vous �tes bonne avec la Marietta je vous engage comme si j'�tais un impresario ; tous les mois vous recevrez douze �cus pour vous et vingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute. 
 
-- Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle g�n�rosit� nous ruine, r�pondit la vieille femme d'un ton furieux; nous perdons l'avviamento (l'achalandage). Quand nous aurons l'�norme malheur d'�tre priv�es de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d'aucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas d'engagement, et par vous, nous mourrons de faim. 
 
-- Va-t'en au diable, dit Fabrice en s'en allant. 
 
-- Je n'irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous �tes un monsignore qui a jet� le froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice avait d�j� descendu quelques marches de l'escalier, il revint. 
 
-- D'abord la police sait mieux que toi quel peut �tre mon vrai nom; mais si tu t'avises de me d�noncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d'un grand s�rieux, Ludovic te parlera, et ce n'est pas six coups de couteau que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois � l'h�pital, et sans tabac. 
 
La vieille femme p�lit et se pr�cipita sur la main de Fabrice, qu'elle voulut baiser: 
 
-- J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, � la Marietta et � moi. Vous avez l'air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien, d'autres que moi pourront commettre la m�me erreur; je vous conseille d'avoir habituellement l'air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impudence admirable: Vous r�fl�chirez � ce bon conseil, et comme l'hiver n'est pas bien �loign�, vous nous ferez cadeau � la Marietta et � moi de deux bons habits de cette belle �toffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint- P�trone. 
 
L'amour de la jolie Marietta offrait � Fabrice tous les charmes de l'amiti� la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du m�me genre qu'il aurait pu trouver aupr�s de la duchesse. 
 
Mais n'est-ce pas une chose bien plaisante se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette pr�occupation exclusive et passionn�e qu'ils appellent de l'amour? Parmi les liaisons que le hasard m'a donn�es � Novare ou � Naples, ai-je jamais rencontr� de femme dont la pr�sence, m�me dans les premiers jours, f�t pour moi pr�f�rable � une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu'on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J'aime sans doute, comme j'ai bon app�tit � six heures! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l'amour d'Othello, l'amour de Tancr�de? ou bien faut-il croire que je suis organis� autrement que les autres hommes? Mon �me manquerait d'une passion, pourquoi cela? ce serait une singuli�re destin�e! 
 
A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontr� des femmes qui, fi�res de leur rang, de leur beaut� et de la position qu'occupaient dans le monde les adorateurs qu'elles lui avaient sacrifi�s, avaient pr�tendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la fa�on la plus scandaleuse et la plus rapide. Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute tr�s vif, d'�tre bien avec cette jolie femme qu'on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Fran�ais �tourdi qui tua un jour la poule aux oeufs d'or. C'est � la duchesse que je dois le seul bonheur que j'aie jamais �prouv� par les sentiments tendres; mon amiti� pour elle est ma vie, et d'ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre exil� r�duit � vivoter p�niblement dans un ch�teau d�labr� des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d'automne j'�tais oblig�, le soir, crainte d'accident, d'ajuster un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l'homme d'affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commen�ait � trouver mon s�jour un peu long; mon p�re m'avait assign� une pension de douze cents francs, et se croyait damn� de donner du pain � un jacobin. Ma pauvre m�re et mes soeurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en �tat de faire quelques petits cadeaux � mes ma�tresses. Cette fa�on d'�tre g�n�reux me per�ait le coeur. Et, de plus, on commen�ait � soup�onner ma mis�re, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en piti�. T�t ou tard, quelque fat e�t laiss� voir son m�pris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-l�, je n'�tais pas autre chose. J'aurais donn� ou re�u quelque bon coup d'�p�e qui m'e�t conduit � la forteresse de Fenestrelles, ou bien j'eusse de nouveau �t� me r�fugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J'ai le bonheur de devoir � la duchesse l'absence de tous ces maux; de plus, c'est elle qui sent pour moi les transports d'amiti� que je devrais �prouver pour elle. 
 
Au lieu de cette vie ridicule et pi�tre qui e�t fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j'ai une excellente voiture, ce qui m'a emp�ch� de conna�tre l'envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d'argent chez le banquier. Veux-je g�ter � jamais cette admirable position? Veux-je perdre l'unique amie que j'aie au monde? Il suffit de prof�rer un mensonge, il suffit de dire � une femme charmante et peut-�tre unique au monde, et pour laquelle j'ai l'amiti� la plus passionn�e: Je t'aime, moi qui ne sais pas ce que c'est qu'aimer d'amour. Elle passerait la journ�e � me faire un crime de l'absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon coeur et qui prend une caresse pour un transport de l'�me, me croit fou d'amour, et s'estime la plus heureuse des femmes. 
 
Dans le fait je n'ai connu un peu cette pr�occupation tendre qu'on appelle, je crois, l'amour, que pour cette jeune Aniken de l'auberge de Zonders, pr�s de la fronti�re de Belgique. 
 
C'est avec regret que nous allons placer ici l'une des plus mauvaises actions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une mis�rable pique de vanit� s'empara de ce coeur rebelle � l'amour, et le conduisit fort loin. En m�me temps que lui se trouvait � Bologne la fameuse Fausta F *, sans contredit l'une des premi�res chanteuses de notre �poque, et peut-�tre la femme la plus capricieuse que l'on ait jamais vue. L'excellent po�te Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours. 
 
�Vouloir et ne pas vouloir, adorer et d�tester en un jour, n'�tre contente que dans l'inconstance, m�priser ce que le monde adore, tandis que le monde l'adore, la Fausta a ces d�fauts et bien d'autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l'entendre, tu t'oublies toi-m�me, et l'amour fait de toi, en un moment, ce que Circ� fit jadis des compagnons d'Ulysse. � 
 
Pour le moment ce miracle de beaut� �tait sous le charme des �normes favoris et de la haute insolence du jeune comte M *, au point de n'�tre pas r�volt�e de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choqu� de l'air de sup�riorit� avec lequel il occupait le pav�, et daignait montrer ses gr�ces au public. Ce jeune homme �tait fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui avaient attir� des menaces, il ne se montrait gu�re qu'environn� de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), rev�tus de sa livr�e, et qu'il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontr� une ou deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut �tonn� de l'ang�lique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur supr�me, qui faisaient un beau contraste avec la placidit� de sa vie pr�sente. Serait-ce enfin l� de l'amour? se dit-il. Fort curieux d'�prouver ce sentiment, et d'ailleurs amus� par l'action de braver ce comte M *, dont la mine �tait plus terrible que celle d'aucun tambour-major, notre h�ros se livra � l'enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M * avait lou� pour la Fausta. 
 
Un jour, vers la tomb�e de la nuit, Fabrice, cherchant � se faire apercevoir de la Fausta, fut salu� par des �clats de rire fort marqu�s lanc�s par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cach�e derri�re ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M *, jaloux de toute la terre, devint sp�cialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s'emporta en propos ridicules; sur quoi tous les matins notre h�ros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots: 
 
�M. Joseph Bossi d�truit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via Larga, n� 79. � 
 
Le comte M *, accoutum� aux respects que lui assuraient en tous lieux son �norme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet. 
 
Fabrice en �crivait d'autres � la Fausta; M * mit des espions autour de ce rival, qui peut-�tre ne d�plaisait pas; d'abord il apprit son v�ritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer � Parme. Peu de jours apr�s, le comte M *, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme. 
 
Fabrice, piqu� au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances path�tiques; Fabrice l'envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-m�me, l'admira; d'ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie ma�tresse qu'il avait � Casal-Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des r�giments de Napol�on entr�rent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n'aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n'expose que moi. Je dirai plus tard � ma tante que j'allais � la recherche de l'amour, cette belle chose que je n'ai jamais rencontr�e. Le fait est que je pense � la Fausta, m�me quand je ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j'aime, ou sa personne? Ne songeant plus � la carri�re eccl�siastique, Fabrice avait arbor� des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M *, ce qui le d�guisait un peu. Il �tablit son quartier g�n�ral non � Parme, c'e�t �t� trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca o� �tait le ch�teau de sa tante. D'apr�s les conseils de Ludovic, il s'annon�a dans ce village comme le valet de chambre d'un grand seigneur anglais fort original qui d�pensait cent mille francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de C�me, o� il �tait retenu par la p�che des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M * avait lou� pour la belle Fausta �tait situ� � l'extr�mit� m�ridionale de la ville de Parme, pr�cis�ment sur la route de Sacca, et les fen�tres de la Fausta donnaient sur les belles all�es de grands arbres qui s'�tendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n'�tait point connu dans ce quartier d�sert; il ne manqua pas de faire suivre le comte M *, et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l'admirable cantatrice, il eut l'audace de para�tre dans la rue en plein jour; � la v�rit�, il �tait mont� sur un excellent cheval, et bien arm�. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fen�tres de la Fausta: apr�s avoir pr�lud�, ils chant�rent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit � la fen�tre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arr�t� � cheval au milieu de la rue, la salua d'abord, puis se mit � lui adresser des regards fort peu �quivoques. Malgr� le costume anglais exag�r� adopt� par Fabrice, elle eut bient�t reconnu l'auteur des lettres passionn�es qui avaient amen� son d�part de Bologne. Voil� un �tre singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l'aimer. J'ai cent louis devant moi, je puis fort bien planter l� ce terrible comte M *. Au fait, il manque d'esprit et d'impr�vu, et n'est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens. 
 
Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette m�me �glise de Saint-Jean o� se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l'archev�que Ascanio del Dongo, il osa l'y suivre. A la v�rit�, Ludovic lui avait procur� une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui �tait celle des flammes qui br�laient son coeur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice trouvait que, malgr� ses d�marches de tout genre, il ne faisait pas de progr�s r�els; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularit�; elle a dit depuis qu'elle avait peur de lui. Fabrice n'�tait plus retenu que par un reste d'espoir d'arriver � sentir ce qu'on appelle de l'amour, mais souvent il s'ennuyait. 
 
-- Monsieur, allons-nous-en, lui r�p�tait Ludovic, vous n'�tes point amoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens d�sesp�rants. D'ailleurs vous n'avancez point; par pure vergogne, d�campons. Fabrice allait partir au premier moment d'humeur, lorsqu'il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina; peut-�tre que cette voix sublime ach�vera d'enflammer mon coeur, se dit-il; et il osa bien s'introduire d�guis� dans ce palais o� tous les yeux le connaissaient. Qu'on juge de l'�motion de la duchesse, lorsque tout � fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livr�e de chasseur, debout pr�s de la porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu'un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l'insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait tr�s bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort, le comte, parfaitement galant homme hors de la politique, agissait d'apr�s cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheur qu'autant que la duchesse serait heureuse. Je le sauverai de lui-m�me, dit-il � son amie; jugez de la joie de nos ennemis si on l'arr�tait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus de cent hommes � moi, et c'est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand ch�teau d'eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et jusqu'ici ne peut l'enlever au comte M * qui donne � cette folle une existence de reine. La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice n'�tait donc qu'un libertin tout � fait incapable d'un sentiment tendre et s�rieux. 
 
-- Et ne pas nous voir! c'est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner! dit-elle enfin; et moi qui lui �cris tous les jours � Bologne! 
 
-- J'estime fort sa retenue, r�pliqua le comte, il ne veut pas nous compromettre par son �quip�e, et il sera plaisant de la lui entendre raconter. 
 
La Fausta �tait trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait: le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adress� tous les airs � ce grand jeune homme habill� en chasseur, elle parla au comte M * d'un attentif inconnu. -- O� le voyez-vous? dit le comte furieux.-- Dans les rues, � l'�glise, r�pondit la Fausta interdite. Aussit�t elle voulut r�parer son imprudence ou du moins �loigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie d'un grand jeune homme � cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans doute c'�tait quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M *, qui ne brillait pas par la justesse des aper�us, alla se figurer, chose d�licieuse pour sa vanit�, que ce rival n'�tait autre que le prince h�r�ditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme m�lancolique, gard� par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, pr�cepteurs, etc., etc., qui ne le laissaient sortir qu'apr�s avoir tenu conseil, lan�ait d'�tranges regards sur toutes les femmes passables qu'il lui �tait permis d'approcher. Au concert de la duchesse, son rang l'avait plac� en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isol�, � trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqu� le comte M *. Cette folie d'exquise vanit�: avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par cent d�tails na�vement donn�s. 
 
-- Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farn�se � laquelle appartient ce jeune homme? 
 
-- Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n'ai point de b�tardise dans ma famille. [ Pierre-Louis, le premier souverain de la famille Farn�se, si c�l�bre par ses vertus, fut, comme on sait, fils naturel du saint pape Paul III. ] 
 
Le hasard voulut que jamais le comte M * ne d�t voir � son aise ce rival pr�tendu; ce qui le confirma dans l'id�e flatteuse d'avoir un prince pour antagoniste. En effet, quand les int�r�ts de son entreprise n'appelaient point Fabrice � Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du P�. Le comte M * �tait bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu'il se croyait en passe de disputer le coeur de la Fausta � un prince; il la pria fort s�rieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses d�marches. Apr�s s'�tre jet� � ses genoux en amant jaloux et passionn�, il lui d�clara fort net que son honneur �tait int�ress� � ce qu'elle ne f�t pas la dupe du jeune prince. 
 
-- Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais; moi, je n'ai jamais vu de prince � mes pieds. 
 
-- Si vous c�dez, reprit-il avec un regard hautain, peut-�tre ne pourrai-je pas me venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les portes � tour de bras. Si Fabrice se f�t pr�sent� en ce moment, il gagnait son proc�s. 
 
-- Si vous tenez � la vie, lui dit-il le soir, en prenant cong� d'elle apr�s le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a p�n�tr� dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous! 
 
-- Ah! mon petit Fabrice, s'�cria la Fausta; si je savais o� te prendre! 
 
La vanit� piqu�e peut mener loin un jeune homme riche et d�s le berceau toujours environn� de flatteurs. La passion tr�s v�ritable que le comte M * avait eue pour la Fausta se r�veilla avec fureur: il ne fut point arr�t� par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trouvait; de m�me qu'il n'eut point l'esprit de chercher � voir ce prince, ou du moins � le faire suivre. Ne pouvant autrement l'attaquer, M * osa songer � lui donner un ridicule. Je serai banni pour toujours des �tats de Parme, se dit-il, eh! que m'importe? S'il e�t cherch� � reconna�tre la position de l'ennemi, le comte M * e�t appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans �tre suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de l'�tiquette, et que le seul plaisir de son choix qu'on lui perm�t au monde, �tait la min�ralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occup� par la Fausta et o� la bonne compagnie de Parme faisait foule, �tait environn� d'observateurs; M * savait heure par heure ce qu'elle faisait et surtout ce qu'on fait autour d'elle. L'on peut louer ceci dans les pr�cautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse n'eut d'abord aucune id�e de ce redoublement de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M * qu'un homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous les fen�tres de la Fausta, mais toujours avec un d�guisement nouveau. Evidemment, c'est le jeune prince, se dit M *, autrement pourquoi se d�guiser? et parbleu! un homme comme moi n'est pas fait pour lui c�der. Sans les usurpations de la r�publique de Venise, je serais prince souverain, moi aussi. 
 
Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus sombre; ils semblaient indiquer que la Fausta commen�ait � r�pondre aux empressements de l'inconnu. Je puis partir � l'instant avec cette femme, se dit M *! Mais quoi! � Bologne, j'ai fui devant del Dongo; ici je fuirais devant un prince! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu'il a r�ussi � me faire peur! Et pardieu! je suis d'aussi bonne maison que lui. M * �tait furieux, mais, pour comble de mis�re, tenait avant tout � ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu'il savait moqueuse, le ridicule d'�tre jaloux. Le jour de San Stefano donc, apr�s avoir pass� une heure avec elle, et en avoir �t� accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la fausset�, il la laissa sur les onze heures, s'habillant pour aller entendre la messe � l'�glise de Saint-Jean. Le comte M * revint chez lui, prit l'habit noir r�p� d'un jeune �l�ve en th�ologie, et courut � Saint-Jean; il choisit sa place derri�re un des tombeaux que ornent la troisi�me chapelle � droite; il voyait tout ce qui se passait dans l'�glise par- dessous le bras d'un cardinal que l'on a repr�sent� � genoux sur sa tombe; cette statue �tait la lumi�re au fond de la chapelle et le cachait suffisamment. Bient�t il vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle �tait en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant � la plus haute soci�t� lui faisaient cort�ge. Le sourire et la joie �clataient dans ses yeux et sur ses l�vres; il est �vident, se dit le malheureux jaloux, qu'elle compte rencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que depuis longtemps peut-�tre, gr�ce � moi, elle n'a pu voir. Tout � coup, le bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta; mon rival est pr�sent, se dit M *, et sa fureur de vanit� n'eut plus de bornes. Quelle figure est-ce que je fais ici, servant de pendant � un jeune prince qui se d�guise? Mais quelques efforts qu'il p�t faire, jamais il ne parvint � d�couvrir ce rival que ses regards affam�s cherchaient de toutes parts. 
 
A chaque instant la Fausta, apr�s avoir promen� les yeux dans toutes les parties de l'�glise, finissait par arr�ter des regards charg�s d'amour et de bonheur, sur le coin obscur o� M * s'�tait cach�. Dans un coeur passionn�, l'amour est sujet � exag�rer les nuances les plus l�g�res, il en tire les cons�quences les plus ridicules, le pauvre M * ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l'avait vu, que malgr� ses efforts s'�tant aper�ue de ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en m�me temps l'en consoler par ces regards si tendres. 
 
Le tombeau du cardinal, derri�re lequel M * s'�tait plac� en observation, �tait �lev� de quatre ou cinq pieds sur le pav� de marbre de Saint-Jean. La messe � la mode finie vers les une heure, la plupart des fid�les s'en all�rent, et la Fausta cong�dia les beaux de la villes sous un pr�texte de d�votion; rest�e agenouill�e sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus brillants, �taient fix�s sur M *; depuis qu'il n'y avait plus que peu de personnes dans l'�glise, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout enti�re, avant de s'arr�ter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de d�licatesse, se disait le comte M * se croyant regard�! Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement, apr�s avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers. 
 
M *, ivre d'amour et presque tout � fait d�sabus� de sa folle jalousie, quittait sa place pour voler au palais de sa ma�tresse et la remercier mille et mille fois, lorsqu'en passant devant le tombeau du cardinal il aper�ut un jeune homme tout en noir; cet �tre funeste s'�tait tenu jusque-l� agenouill� tout contre l'�pitaphe du tombeau, et de fa�on � ce que les regards de l'amant jaloux qui le cherchaient dussent passer par-dessus sa t�te et ne point le voir. 
 
Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut � l'instant m�me environn� par sept � huit personnages assez gauches, d'un aspect singulier et qui semblaient lui appartenir. M * se pr�cipita sur ses pas, mais, sans qu'il y e�t rien de trop marqu�, il fut arr�t� dans le d�fil� que forme le tambour de bois de la porte d'entr�e, par ces hommes gauches qui prot�geaient son rival; enfin, lorsque apr�s eux il arriva � la rue, il ne put que voir fermer la porti�re d'une voiture de ch�tive apparence, laquelle, par un contraste bizarre �tait attel�e de deux excellents chevaux, et en un moment fut hors de sa vue. 
 
Il rentra chez lui haletant de fureur; bient�t arriv�rent ses observateurs, qui lui rapport�rent froidement que ce jour-l�, l'amant myst�rieux, d�guis� en pr�tre, s'�tait agenouill� fort d�votement, tout contre un tombeau plac� � l'entr�e d'une chapelle obscure de l'�glise de Saint-Jean. La Fausta �tait rest�e dans l'�glise jusqu'� ce qu'elle f�t � peu pr�s d�serte, et alors elle avait �chang� rapidement certains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle faisait comme des croix. M * courut chez l'infid�le; pour la premi�re fois elle ne put cacher son trouble; elle raconta avec la na�vet� menteuse d'une femme passionn�e, que comme de coutume elle �tait all�e � Saint-Jean, mais qu'elle n'y avait pas aper�u cet homme qui la pers�cutait. A ces mots, M *, hors de lui, la traita comme la derni�re des cr�atures, lui dit tout ce qu'il avait vu lui-m�me, et la hardiesse des mensonges croissant avec la vivacit� des accusations, il prit son poignard et se pr�cipita sur elle. D'un grand sang-froid la Fausta lui dit: 
 
-- Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure v�rit�, mais j'ai essay� de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance insens�s et qui peuvent nous perdre tous les deux; car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures, l'homme qui me pers�cute de ses soins est fait pour ne pas trouver d'obstacles � ses volont�s, du moins en ce pays. Apr�s avoir rappel� fort adroitement qu'apr�s tout M * n'avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n'irait plus � l'�glise de Saint-Jean. M * �tait �perdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se joindre � la prudence dans le coeur de cette jeune femme, il se sentit d�sarmer. Il eut l'id�e de quitter Parme; le jeune prince, si puissant qu'il f�t, ne pourrait le suivre, ou s'il le suivait ne serait plus que son �gal. Mais l'orgueil repr�senta de nouveau que ce d�part aurait toujours l'air d'une fuite, et le comte M * se d�fendit d'y songer. 
 
Il ne se doute pas de la pr�sence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d'une fa�on pr�cieuse! 
 
Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fen�tres de la cantatrice soigneusement ferm�es, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie commen�a � lui sembler longue. Il avait des remords. Dans quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou � sa fortune! Mais si j'abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d'amour? 
 
Un soir que pr�t � quitter la partie il se faisait ainsi la morale en r�dant sous les grands arbres qui s�parent le palais de la Fausta de la citadelle, il remarqua qu'il �tait suivi par un espion de fort petite taille; ce fut en vain que pour s'en d�barrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet �tre microscopique semblait attach� � ses pas. Impatient�, il courut dans une rue solitaire situ�e le long de la Parma, et o� ses gens �taient en embuscade; sur un signe qu'il fit ils saut�rent sur le pauvre petit espion qui se pr�cipita � leurs genoux: c'�tait la Bettina, femme de chambre de la Fausta; apr�s trois jours d'ennui et de r�clusion, d�guis�e en homme pour �chapper au poignard du comte M *, dont sa ma�tresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris de venir dire � Fabrice qu'on l'aimait � la passion et qu'on br�lait de le voir; mais on ne pouvait plus para�tre � l'�glise de Saint-Jean. Il �tait temps, se dit Fabrice, vive l'insistance! 
 
La petite femme de chambre �tait fort jolie, ce qui enleva Fabrice � ses r�veries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues o� il avait pass� ce soir-l� �taient soigneusement gard�es, sans qu'il y par�t, par des espions de M *. Ils avaient lou� des chambres au rez-de-chauss�e ou au premier �tage, cach�s derri�re les persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu'on y disait. 
 
-- Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j'�tais poignard�e sans r�mission � ma rentr�e au logis, et peut-�tre ma pauvre ma�tresse avec moi. 
 
Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice. 
 
-- Le comte M *, continua-t-elle, est furieux, et madame sait qu'il est capable de tout... Elle m'a charg�e de vous dire qu'elle voudrait �tre � cent lieues d'ici avec vous! 
 
Alors elle raconta la sc�ne du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de M *, qui n'avait perdu aucun des regards et des signes d'amour que la Fausta, ce jour-l� folle de Fabrice, lui avait adress�s. Le comte avait tir� son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa pr�sence d'esprit, elle �tait perdue. 
 
Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il avait pr�s de l�. Il lui raconta qu'il �tait de Turin, fils d'un grand personnage qui pour le moment se trouvait � Parme, ce qui l'obligeait � garder beaucoup de m�nagements. La Bettina lui r�pondit en riant qu'il �tait bien plus grand seigneur qu'il ne voulait para�tre. Notre h�ros eut besoin d'un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince h�r�ditaire lui-m�me. La Fausta commen�ait � avoir peur et � aimer Fabrice; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom � sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer � la jolie fille qu'elle avait devin� juste: Mais si mon nom est �bruit�, ajouta-t-il, malgr� la grande passion dont j'ai donn� tant de preuves � ta ma�tresse, je serai oblig� de cesser de la voir, et aussit�t les ministres de mon p�re, ces m�chants dr�les que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l'ordre de vider le pays, que jusqu'ici elle a embelli de sa pr�sence. 
 
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite cam�riste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver � la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s'entendirent avec la Bettina, pendant qu'il �crivait � la Fausta la lettre la plus extravagante; la situation comportait toutes les exag�rations de la trag�die et Fabrice ne s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'� la pointe du jour qu'il se s�para de la petite cam�riste, fort contente des fa�ons du jeune prince. 
 
Il avait �t� cent fois r�p�t� que, maintenant que la Fausta �tait d'accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fen�tres du petit palais que lorsqu'on pourrait l'y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant pr�s du d�nouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village � deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint � cheval, et bien accompagn�, chanter sous les fen�tres de la Fausta un air alors � la mode et dont il changeait les paroles. N'est-ce pas ainsi qu'en agissent messieurs les amants? se disait-il. 
 
Depuis que la Fausta avait t�moign� le d�sir d'un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue � Fabrice. Non, je n'aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fen�tres du petit palais; la Bettina me semble cent fois pr�f�rable � la Fausta, et c'est par elle que je voudrais �tre re�u en ce moment. Fabrice, s'ennuyant assez, retournait � son village, lorsque � cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jet�rent sur lui, quatre d'entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s'empar�rent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais purent se sauver; ils tir�rent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l'affaire d'un instant: cinquante flambeaux allum�s parurent dans la rue en un clin d'oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes �taient bien arm�s. Fabrice avait saut� � bas de son cheval, malgr� les gens qui le retenaient; il chercha � se faire jour; il blessa m�me un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables � des �taux; mais il fut bien �tonn� d'entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux: 
 
-- Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de l�se-majest�, en tirant l'�p�e contre mon prince. 
 
Voici justement le ch�timent de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damn� pour un p�ch� qui ne me semblait point aimable. 
 
A peine la petite tentative de combat fut-elle termin�e, que plusieurs laquais en grande livr�e parurent avec une chaise � porteurs dor�e et peinte d'une fa�on bizarre: c'�tait une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard � la main, pri�rent Son Altesse d'y entrer, lui disant que l'air frais de la nuit pourrait nuire � sa voix; on affectait les formes les plus respectueuses, le nom de prince �tait r�p�t� � chaque instant, et presque en criant. Le cort�ge commen�a � d�filer. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allum�es. Il pouvait �tre une heure du matin, tout le monde s'�tait mis aux fen�tres, la chose se passait avec une certaine gravit�. Je craignais des coups de poignard de la part du comte M *, se dit Fabrice; il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de go�t. Mais pense-t-il r�ellement avoir affaire au prince? s'il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague! 
 
Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes arm�s, apr�s s'�tre longtemps arr�t�s sous les fen�tres de la Fausta, all�rent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes plac�s aux deux c�t�s de la chaise � porteurs demandaient de temps � autre � Son Altesse si elle avait quelque ordre � leur donner. Fabrice ne perdit point la t�te: � l'aide de la clart� que r�pandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cort�ge autant que possible. Fabrice se disait: Ludovic n'a que huit ou dix hommes et n'ose attaquer. De l'int�rieur de sa chaise � porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens charg�s de la mauvaise plaisanterie �taient arm�s jusqu'aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes charg�s de le soigner. Apr�s plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l'on allait passer � l'extr�mit� de la rue o� �tait situ� le palais Sanseverina. 
 
Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidit� la porte de la chaise pratiqu�e sur le devant, saute par-dessus l'un des b�tons, renverse d'un coup de poignard l'un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il re�oit un coup de dague dans l'�paule, un second estafier lui br�le la barbe avec sa torche allum�e, et enfin Fabrice arrive � Ludovic auquel il crie: Tue! tue tout ce qui porte des torches! Ludovic donne des coups d'�p�e et le d�livre de deux hommes qui s'attachaient � le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu'� la porte du palais Sanseverina; par curiosit�, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiqu�e dans la grande, et regardait tout �bahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d'un saut et ferme derri�re lui cette porte en miniature; il court au jardin et s'�chappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure apr�s, il �tait hors de la ville, au jour il passait la fronti�re des �tats de Mod�ne et se trouvait en s�ret�. Le soir il entra dans Bologne. Voici une belle exp�dition, se dit-il; je n'ai pas m�me pu parler � ma belle. Il se h�ta d'�crire des lettres d'excuses au comte et � la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son coeur, ne pouvaient rien apprendre � un ennemi. J'�tais amoureux de l'amour, disait-il � la duchesse; j'ai fait tout au monde pour le conna�tre, mais il para�t que la nature m'a refus� un coeur pour aimer et �tre m�lancolique; je ne puis m'�lever plus haut que le vulgaire plaisir, etc., etc. 
 
On ne saurait donner l'id�e du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le myst�re excitait la curiosit�: une infinit� de gens avaient vu les flambeaux et la chaise � porteurs. Mais quel �tait cet homme enlev� et envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville. 
 
Le petit peuple qui habitait la rue d'o� le prisonnier s'�tait �chapp� disait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants os�rent sortir de leurs maisons, ils ne trouv�rent d'autres traces du combat que beaucoup de sang r�pandu sur le pav�. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journ�e. Les villes d'Italie sont accoutum�es � des spectacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que m�me un mois apr�s, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, gr�ce � la prudence du comte Mosca, n'avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M *. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite d�s le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise � la citadelle. La duchesse rit beaucoup d'une petite injustice que le comte dut se permettre pour arr�ter tout � fait la curiosit� du prince, qui autrement e�t pu arriver jusqu'au nom de Fabrice. 
 
On voyait � Parme un savant homme arriv� du nord pour �crire une histoire du moyen �ge; il cherchait des manuscrits dans les biblioth�ques, et le comte lui avait donn� toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde � Parme cherchait � se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois � cause d'une immense chevelure rouge clair �tal�e avec orgueil. Ce savant croyait qu'� l'auberge on lui demandait des prix exag�r�s de toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d'une Mme Starke qui est arriv� � une vingti�me �dition, parce qu'il indique � l'Anglais prudent le prix d'un dindon, d'une pomme, d'un verre de lait, etc., etc... 
 
Le savant � la crini�re rouge, le soir m�me du jour o� Fabrice fit cette promenade forc�e, devint furieux � son auberge, et sortit de sa poche de petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d'une p�che m�diocre. On l'arr�ta, car porter de petits pistolets est un grand crime! 
 
Comme ce savant irascible �tait long et maigre, le comte eut l'id�e, le lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le t�m�raire qui, ayant pr�tendu enlever la Fausta au comte M *, avait �t� mystifi�. Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de gal�re � Parme; mais cette peine n'est jamais appliqu�e. Apr�s quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n'avait vu qu'un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces dirig�es par la pusillanimit� des gens au pouvoir contre les porteurs d'armes cach�es, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade inflig�e par le comte M * � un rival qui �tait rest� inconnu. La police ne veut pas avouer au prince qu'elle n'a pu savoir quel est ce rival: Avouez que vous vouliez plaire � la Fausta, que cinquante brigands vous ont enlev� comme vous chantiez sous sa fen�tre, que pendant une heure on vous a promen� en chaise � porteurs sans vous adresser autre chose que des honn�tet�s. Cet aveu n'a rien d'humiliant, on ne vous demande qu'un mot. Aussit�t apr�s qu'en le pronon�ant vous aurez tir� la police d'embarras, elle vous embarque sur une chaise de poste et vous conduit � la fronti�re o� l'on vous souhaite le bonsoir. 
 
Le savant r�sista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut sur le point de le faire amener au minist�re de l'int�rieur, et de se trouver pr�sent � l'interrogatoire. Mais enfin il n'y songeait plus quand l'historien, ennuy�, se d�termina � tout avouer et fut conduit � la fronti�re. Le prince resta convaincu que le rival du comte M * avait une for�t de cheveux rouges. 
 
Trois jours apr�s la promenade, comme Fabrice qui se cachait � Bologne organisait avec le fid�le Ludovic les moyens de trouver le comte M *, il apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne sur la route de Florence. Le comte n'avait que trois de ses buli avec lui; le lendemain, au moment o� il rentrait de la promenade, il fut enlev� par huit hommes masqu�s qui se donn�rent � lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, apr�s lui avoir band� les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, o� il trouva tous les �gards possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins d'Italie et d'Espagne. 
 
-- Suis-je donc prisonnier d'�tat? dit le comte. 
 
-- Pas le moins du monde! lui r�pondit fort poliment Ludovic masqu�. Vous avez offens� un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en chaise � porteurs; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de l'argent et des relais pr�par�s sur la route de G�nes. 
 
-- Quel est le nom du fier-�-bras? dit le comte irrit�. 
 
-- Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons t�moins, bien loyaux, mais il faut que l'un des deux meure! 
 
-- C'est donc un assassinat! dit le comte M *, effray�. 
 
-- A Dieu ne plaise! c'est tout simplement un duel � mort avec le jeune homme que vous avez promen� dans les rues de Parme au milieu de la nuit, et qui resterait d�shonor� si vous restiez en vie. L'un de vous deux est de trop sur la terre, ainsi t�chez de le tuer; vous aurez des �p�es, des pistolets, des sabres, toutes les armes qu'on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se presser; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu'elle emp�che ce duel n�cessaire � l'honneur du jeune homme dont vous vous �tes moqu�. 
 
-- Mais si ce jeune homme est un prince... 
 
-- C'est un simple particulier comme vous, et m�me beaucoup moins riche que vous, mais il veut se battre � mort, et il vous forcera � vous battre, je vous en avertis. 
 
-- Je ne crains rien au monde! s'�cria M *. 
 
-- C'est ce que votre adversaire d�sire avec le plus de passion, r�pliqua Ludovic. Demain, de grand matin, pr�parez-vous � d�fendre votre vie; elle sera attaqu�e par un homme qui a raison d'�tre fort en col�re et qui ne vous m�nagera pas; je vous r�p�te que vous aurez le choix des armes; et faites votre testament. 
 
Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit � d�jeuner au comte M *, puis on ouvrit une porte de la chambre o� il �tait gard�, et on l'engagea � passer dans la cour d'une auberge de campagne; cette cour �tait environn�e de haies et de murs assez hauts, et les portes en �taient soigneusement ferm�es. 
 
Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M * � s'approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie, deux pistolets, deux �p�es, deux sabres, du papier et de l'encre; une vingtaine de paysans �taient aux fen�tres de l'auberge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur piti�.-- On veut m'assassiner! s'�criait-il; sauvez-moi la vie! 
 
-- Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui �tait � l'angle oppos� de la cour, � c�t� d'une table charg�e d'armes; il avait mis habit bas, et sa figure �tait cach�e par un de ces masques en fils de fer qu'on trouve dans les salles d'armes. 
 
-- Je vous engage, ajouta Fabrice, � prendre le masque en fil de fer qui est pr�s de vous, ensuite avancez vers moi avec une �p�e ou des pistolets; comme on vous l'a dit hier soir, vous avez le choix des armes. 
 
Le comte M * �levait des difficult�s sans nombre, et semblait fort contrari� de se battre; Fabrice, de son c�t�, redoutait l'arriv�e de la police, quoique l'on f�t dans la montagne � cinq grandes lieues de Bologne; il finit par adresser � son rival les injures les plus atroces; enfin il eut le bonheur de mettre en col�re le comte M *, qui saisit une �p�e et marcha sur Fabrice; le combat s'engagea assez mollement. 
 
Apr�s quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre h�ros avait bien senti qu'il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie, pourrait �tre pour lui un sujet de reproches ou du moins d'imputations calomnieuses. Il avait exp�di� Ludovic dans la campagne pour lui recruter des t�moins. Ludovic donna de l'argent � des �trangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant des cris, pensant qu'il s'agissait de tuer un ennemi de l'homme qui payait. Arriv�s � l'auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux, et de voir si l'un de ces deux jeunes gens qui se battaient, agissait en tra�tre et prenait sur l'autre des avantages illicites. 
 
Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait � recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuit� du comte.-- Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut �tre brave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves. Le comte, de nouveau piqu�, se mit � lui crier qu'il avait longtemps fr�quent� la salle d'armes du fameux Battistin � Naples, et qu'il allait ch�tier son insolence; la col�re du comte M * ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermet�, ce qui n'emp�cha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d'�p�e dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au bless�, lui dit � l'oreille: Si vous d�noncez ce duel � la police, je vous ferai poignarder dans votre lit. 
 
Fabrice se sauva dans Florence; comme il s'�tait tenu cach� � Bologne, ce fut � Florence seulement qu'il re�ut toutes les lettres de reproches de la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner d'�tre venu � son concert et de ne pas avoir cherch� � lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une franche amiti� et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait �crit � Bologne, de fa�on � �carter les soup�ons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel; la police fut d'une justice parfaite: elle constata que deux �trangers, dont l'un seulement, le bless�, �tait connu (le comte M *) s'�taient battus � l'�p�e, devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le cur� du village qui avait fait de vains efforts pour s�parer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n'avait point �t� prononc�, moins de deux mois apr�s, Fabrice osa revenir � Bologne, plus convaincu que jamais que sa destin�e le condamnait � ne jamais conna�tre la partie noble et intellectuelle de l'amour. C'est ce qu'il se donna le plaisir d'expliquer fort au long � la duchesse; il �tait bien las de sa vie solitaire et d�sirait passionn�ment alors retrouver les charmantes soir�es qu'il passait entre le comte et sa tante. Il n'avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagnie. 
 
�Je me suis tant ennuy� � propos de l'amour que je voulais me donner et de la Fausta, �crivait-il � la duchesse, que maintenant son caprice me f�t-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que j'aille jusqu'� Paris o� je vois qu'elle d�bute avec un succ�s fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une soir�e avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis. � 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XIV. 
 
Pendant que Fabrice �tait � la chasse de l'amour dans un village voisin de Parme, le fiscal g�n�ral Rassi, qui ne le savait pas si pr�s de lui, continuait � traiter son affaire comme s'il e�t �t� un lib�ral: il feignit de ne pouvoir trouver, ou plut�t intimida les t�moins � d�charge; et enfin, apr�s un travail fort savant de pr�s d'une ann�e, et environ deux mois apr�s le dernier retour de Fabrice � Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d'�tre rendue depuis une heure contre le petit del Dongo serait pr�sent�e � la signature du prince et approuv�e par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie. 
 
Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait �tre rendue avant huit jours. Peut-�tre ne serait-il pas f�ch� d'�loigner de Parme mon jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archev�que. La duchesse sonna: 
 
-- R�unissez tous les domestiques dans la salle d'attente, dit-elle � son valet de chambre, m�me les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place le permis n�cessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu'avant une demi-heure ces chevaux soient attel�s � mon landau. Toutes les femmes de la maison furent occup�es � faire des malles, la duchesse prit � la h�te un habit de voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l'id�e de se moquer un peu de lui la transportait de joie. 
 
�Mes amis, dit-elle aux domestiques rassembl�s, j'apprends que mon pauvre neveu va �tre condamn� par contumace pour avoir eu l'audace de d�fendre sa a vie contre un furieux; c'�tait Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu voir combien le caract�re de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indign�e de cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse � chacun de vous ses gages pendant dix ans; si vous �tes malheureux, �crivez-moi, et tant que j'aurai un sequin, il y aura quelque chose pour vous. � 
 
La duchesse pensait exactement ce qu'elle disait, et, � ses derniers mots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta d'une voix �mue: -- �Priez Dieu pour moi et pour monseigneur Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du dioc�se, qui demain matin va �tre condamn� aux gal�res, ou, ce qui serait moins b�te, � la peine de mort. � 
 
Les larmes des domestiques redoubl�rent et peu � peu se chang�rent en cris � peu pr�s s�ditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Malgr� l'heure indue, elle fit solliciter une audience par le g�n�ral Fontana, aide de camp de service; elle n'�tait point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins f�ch� de cette demande d'audience. Nous allons voir des larmes r�pandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander gr�ce; enfin cette fi�re beaut� va s'humilier! elle �tait aussi trop insupportable avec ses petits airs d'ind�pendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, � la moindre chose qui la choquait: Naples ou Milan seraient un s�jour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la v�rit� je ne r�gne pas sur Naples ou sur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui d�pend de moi uniquement et qu'elle br�le d'obtenir; j'ai toujours pens� que l'arriv� de ce neveu m'en ferait tirer pied ou aile. 
 
Pendant que le prince souriait � ces pens�es et se livrait � toutes ces pr�visions agr�ables, il se promenait dans son grand cabinet, � la porte duquel le g�n�ral Fontana �tait rest� debout et raide comme un soldat au port d'armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l'habit de voyage de la duchesse, il crut � la dissolution de la monarchie. Son �bahissement n'eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire:-- Priez Mme la duchesse d'attendre un petit quart d'heure. Le g�n�ral aide de camp fit son demi-tour comme un soldat � la parade; le prince sourit encore: Fontana n'est pas accoutum�, se dit-il, � voir attendre cette fi�re duchesse: la figure �tonn�e avec laquelle il va lui parler du petit quart d'heure d'attente pr�parera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir r�pandre. Ce petit quart d'heure fut d�licieux pour le prince, il se promenait d'un pas ferme et �gal, il r�gnait. Il s'agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement � sa place; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c'est une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d'en �tre m�content? et ses yeux s'arr�t�rent sur le portrait du grand roi. 
 
Le plaisant de la chose c'est que le prince ne songea point � se demander s'il ferait gr�ce � Fabrice et quelle serait cette gr�ce. Enfin, au bout de vingt minutes, le fid�le Fontana se pr�senta de nouveau � la porte, mais sans rien dire.-- La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d'un air th��tral. Les larmes vont commencer, se dit-il, et, comme pour se pr�parer � un tel spectacle, il tira son mouchoir. 
 
Jamais la duchesse n'avait �t� aussi leste et aussi jolie; elle n'avait pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas l�ger et rapide effleurer � peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout � fait la raison. 
 
-- J'ai bien des pardons � demander � Votre Altesse S�r�nissime, dit la duchesse de sa petite voix l�g�re et gaie, j'ai pris la libert� de me pr�senter devant elle avec un habit qui n'est pas pr�cis�ment convenable, mais Votre Altesse m'a tellement accoutum�e � ses bont�s que j'ai os� esp�rer qu'elle voudrait bien m'accorder encore cette gr�ce. 
 
La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la figure du prince; elle �tait d�licieuse � cause de l'�tonnement profond et du reste de grands airs que la position de la t�te et des bras accusait encore. Le prince �tait rest� comme frapp� de la foudre; de sa petite voix aigre et troubl�e, il s'�criait de temps � autre en articulant � peine: Comment! comment! La duchesse, comme par respect, apr�s avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de r�pondre; puis elle ajouta: 
 
-- J'ose esp�rer que Votre Altesse S�r�nissime daigne me pardonner l'incongruit� de mon costume; mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d'un si vif �clat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez lui �tait le dernier signe du plus extr�me embarras. 
 
-- Comment! comment! dit-il encore; puis il eut le bonheur de trouver une phrase: -- Madame la duchesse asseyez-vous donc; il avan�a lui-m�me un fauteuil et avec assez de gr�ce. La duchesse ne fut point insensible � cette politesse, elle mod�ra la p�tulance de son regard. 
 
-- Comment! comment! r�p�ta encore le prince en s'agitant dans son fauteuil, sur lequel on e�t dit qu'il ne pouvait trouver de position solide. 
 
-- Je vais profiter de la fra�cheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut �tre de quelque dur�e, je n'ai point voulu sortir des �tats de Son Altesse S�r�nissime sans la remercier de toutes les bont�s que depuis cinq ann�es elle a daign� avoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin; il devint p�le: c'�tait l'homme du monde qui souffrait le plus de se voir tromp� dans ses pr�visions; puis il prit un air de grandeur tout � fait digne du portrait de Louis XIV qui �tait sous ses yeux. A la bonne heure, se dit la duchesse, voil� un homme. 
 
-- Et quel est le motif de ce d�part subit? dit le prince d'un ton assez ferme. 
 
-- J'avais ce projet depuis longtemps, r�pondit la duchesse, et une petite insulte que l'on fait � Monsignore del Dongo que demain l'on va condamner � mort ou aux gal�res, me fait h�ter mon d�part. 
 
-- Et dans quel ville allez-vous? 
 
-- A Naples, je pense. Elle ajouta en se levant: Il ne me reste plus qu'� prendre cong� de Votre Altesse S�r�nissime et � la remercier tr�s humblement de ses anciennes bont�s. A son tour, elle partait d'un air si ferme que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l'�clat du d�part ayant eu lieu, il savait que tout arrangement �tait impossible; elle n'�tait pas femme � revenir sur ses d�marches. Il courut apr�s elle. 
 
-- Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aim�e, et d'une amiti� � laquelle il ne tenait qu'� vous de donner un autre nom. Un meurtre a �t� commis, c'est ce qu'on ne saurait nier; j'ai confi� l'instruction du proc�s � mes meilleurs juges... 
 
A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de respect et m�me d'urbanit� disparut en un clin d'oeil: la femme outrag�e parut clairement, et la femme outrag�e s'adressant � un �tre qu'elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l'expression de la col�re la plus vive et m�me du m�pris, qu'elle dit au prince en pesant sur tous les mots: 
 
-- Je quitte � jamais les �tats de Votre Altesse S�r�nissime, pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres inf�mes assassins qui ont condamn� � mort mon neveu et tant d'autres; si Votre Altesse S�r�nissime ne veut pas m�ler un sentiment d'amertume aux derniers instants que je passe aupr�s d'un prince poli et spirituel quand il n'est pas tromp�, je la prie tr�s humblement de ne pas me rappeler l'id�e de ces juges inf�mes qui se vendent pour mille �cus ou une croix. 
 
L'accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononc�es ces paroles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignit� compromise par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bient�t par �tre de plaisir: il admirait la duchesse; l'ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beaut� sublime. Grand Dieu! qu'elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque chose � une femme unique et telle que peut-�tre il n'en existe pas une seconde dans toute l'Italie... Eh bien! avec un peu de bonne politique il ne serait peut-�tre pas impossible d'en faire un jour ma ma�tresse; il y a loin d'un tel �tre � cette poup�e de marquise Balbi, et qui encore chaque ann�e vole au moins trois cent mille francs � mes pauvres sujets... Mais l'ai-je bien entendu? pensa-t-il tout � coup; elle a dit: condamn� mon neveu et tant d'autres; alors la col�re surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang supr�me que le prince dit, apr�s un silence:-- Et que faudrait-il faire pour que madame ne part�t point? 
 
-- Quelque chose dont vous n'�tes pas capable, r�pliqua la duchesse avec l'accent de l'ironie la plus am�re et du m�pris le moins d�guis�. 
 
Le prince �tait hors de lui, mais il devait � l'habitude de son m�tier de souverain absolu la force de r�sister � un premier mouvement. Il faut avoir cette femme, se dit-il, c'est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le m�pris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais. Mais, ivre de col�re et de haine comme il l'�tait en ce moment, o� trouver un mot qui p�t satisfaire � la fois � ce qu'il se devait � lui-m�me et porter la duchesse � ne pas d�serter sa cour � l'instant? On ne peut, se dit-il, ni r�p�ter ni tourner en ridicule un geste, et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu apr�s il entendit gratter � cette porte. 
 
-- Quel est le jean-sucre, s'�cria-t-il en jurant de toute la force de ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m'apporter sa sotte pr�sence? Le pauvre g�n�ral Fontana montra sa figure p�le et totalement renvers�e, et ce fut avec l'air d'un homme � l'agonie qu'il pronon�a ces mots mal articul�s: Son Excellence le comte Mosca sollicite l'honneur d'�tre introduit. 
 
-- Qu'il entre! dit le prince en criant; et comme Mosca saluait: 
 
-- Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui pr�tend quitter Parme � l'instant pour aller s'�tablir � Naples, et qui par-dessus le march� me dit des impertinences. 
 
-- Comment! dit Mosca p�lissant. 
 
-- Quoi! vous ne saviez pas ce projet de d�part? 
 
-- Pas la premi�re parole; j'ai quitt� madame � six heures, joyeuse et contente. 
 
Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D'abord il regarda Mosca; sa p�leur croissante lui montra qu'il disait vrai et n'�tait point complice du coup de t�te de la duchesse. En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance tout s'envole en m�me temps. A Naples elle fera des �pigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande col�re du petit prince de Parme. Il regarda la duchesse; le plus violent m�pris et la col�re se disputaient son coeur; ses yeux �taient fix�s en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le d�dain le plus amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! Ainsi, pensa le prince, apr�s l'avoir examin�e, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu'elle dira de mes juges � Naples... Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donn�s, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la r�putation d'un tyran ridicule qui se l�ve la nuit pour regarder sous son lit... Alors, par une manoeuvre adroite et comme cherchant � se promener pour diminuer son agitation, le prince se pla�a de nouveau devant la porte du cabinet; le comte �tait � sa droite � trois pas de distance, p�le, d�fait et tellement tremblant qu'il fut oblig� de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occup� au commencement de l'audience, et que le prince dans un mouvement de col�re avait pouss� au loin. Le comte �tait amoureux. Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi � sa suite? voil� la question. 
 
A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras crois�s et serr�s contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une p�leur compl�te et profonde avait succ�d� aux vives couleurs qui nagu�re animaient cette t�te sublime. 
 
Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l'air inquiet; sa main gauche jouait d'une fa�on convulsive avec la croix attach�e au grand cordon de son ordre qu'il portait sous l'habit; de la main droite il se caressait le menton. 
 
-- Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu'il faisait lui-m�me et entra�n� par l'habitude de le consulter sur tout. 
 
-- Je n'en sais rien en v�rit�, Altesse S�r�nissime, r�pondit le comte de l'air d'un homme qui rend le dernier soupir. Il pouvait � peine prononcer les mots de sa r�ponse. Le ton de cette voix donna au prince la premi�re consolation que son orgueil bless� e�t trouv�e dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre. 
 
-- Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire abstraction compl�te de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami, et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imit� des temps heureux de Louis XIV, comme on ami parlant � des amis : Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une r�solution intempestive? 
 
-- En v�rit�, je n'en sais rien, r�pondit la duchesse avec un grand soupir, en v�rit� je n'en sais rien, tant j'ai Parme en horreur. Il n'y avait nulle intention d'�pigramme dans ce mot, on voyait que la sinc�rit� m�me parlait par sa bouche. 
 
Le comte se tourna vivement de son c�t�; l'�me du courtisan �tait scandalis�e: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignit� et de sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s'adressant au comte: 
 
-- Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout � fait hors d'elle-m�me; c'est tout simple, elle adore son neveu. Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus galant et en m�me temps de l'air que l'on prend pour citer le mot d'une com�die: Que faut-il faire pour plaire � ces beaux yeux? 
 
La duchesse avait eu le temps de r�fl�chir; d'un ton ferme et lent, et comme si elle e�t dict� son ultimatum, elle r�pondit: 
 
-- Son Altesse m'�crirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire; elle me dirait que, n'�tant point convaincue de la culpabilit� de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l'archev�que, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui pr�senter, et que cette proc�dure injuste n'aura aucune suite � l'avenir. 
 
-- Comment injuste! s'�cria le prince en rougissant jusqu'au blanc des yeux, et reprenant sa col�re. 
 
-- Ce n'est pas tout! r�pliqua la duchesse avec une fiert� romaine; d�s ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est d�j� onze heures et un quart; d�s ce soir Son Altesse S�r�nissime enverra dire � la marquise Raversi qu'elle lui conseille d'aller � la campagne pour se d�lasser des fatigues qu'a d� lui causer un certain proc�s dont elle parlait dans son salon au commencement de la soir�e. Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux. 
 
-- Vit-on jamais une telle femme?... s'�criait-il; elle me manque de respect. 
 
La duchesse r�pondit avec une gr�ce parfaite: 
 
-- De la vie je n'ai eu l'id�e de manquer de respect � Son Altesse S�r�nissime: Son Altesse a eu l'extr�me condescendance de dire qu'elle parlait comme un ami � des amis. Je n'ai, du reste, aucune envie de rester � Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier m�pris. Ce regard d�cida le prince, jusqu'ici fort incertain, quoique ces paroles eussent sembl� annoncer un engagement; il se moquait fort des paroles. 
 
Il y eut encore quelques mots d'�chang�s, mais enfin le comte Mosca re�ut l'ordre d'�crire le billet gracieux sollicit� par la duchesse. Il omit la phrase: cette proc�dure injuste n'aura aucune suite a l'avenir. Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera pr�sent�e. Le prince le remercia d'un coup d'oeil en signant. 
 
Le comte eut grand tort, le prince �tait fatigu� et e�t tout sign�; il croyait se bien tirer de la sc�ne, et toute l'affaire �tait domin�e � ses yeux par ces mots: �Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours. � Le comte remarqua que le ma�tre corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait pr�s de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrig�e que l'envie p�dantesque de faire preuve d'exactitude et de bon gouvernement. Quant � l'exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier � exiler les gens. 
 
-- G�n�ral Fontana, s'�cria-t-il en entrouvrant la porte. 
 
Le g�n�ral parut avec une figure tellement �tonn�e et tellement curieuse, qu'il y eut �change d'un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit la paix. 
 
-- G�n�ral Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et, arriv� dans sa chambre, vous direz ces pr�cises paroles, et non d'autres: �Madame la marquise Raversi, Son Altesse S�r�nissime vous engage � partir demain, avant huit heures du matin, pour votre ch�teau de Velleja; Son Altesse vous fera conna�tre quand vous pourrez revenir � Parme. � 
 
Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier comme il s'y attendait, lui fit une r�v�rence extr�mement respectueuse et sortit rapidement. 
 
-- Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca. 
 
Celui-ci, ravi de l'exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consomm�; il voulait consoler l'amour-propre du souverain, et ne prit cong� que lorsqu'il le vit bien convaincu que l'histoire anecdotique de Louis XIV n'avait pas de page plus belle que celle qu'il venait de fournir � ses historiens futurs. 
 
En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu'on n'adm�t personne, pas m�me le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-m�me, et voir un peu quelle id�e elle devait se former de la sc�ne qui venait d'avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment m�me; mais � quelque d�marche qu'elle se f�t laiss� entra�ner elle y e�t tenu avec fermet�. Elle ne se f�t point bl�m�e en revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel �tait le caract�re auquel elle devait d'�tre encore � trente-six ans la plus jolie femme de la cour. 
 
Elle r�vait en ce moment � ce que Parme pouvait offrir d'agr�able, comme elle e�t fait au retour d'un long voyage, tant de neuf heures � onze elle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours. 
 
Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu'il a connu mon d�part en pr�sence du prince... Au fait, c'est un homme aimable et d'un coeur bien rare! Il e�t quitt� ses minist�res pour me suivre... Mais aussi pendant cinq ann�es enti�res il n'a pas eu une distraction � me reprocher. Quelles femmes mari�es � l'autel pourraient en dire autant � leur seigneur et ma�tre? Il faut convenir qu'il n'est point important, point p�dant, il ne donne nullement l'envie de le tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une dr�le de figure en pr�sence de son seigneur et ma�tre; s'il �tait l� je l'embrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais d'amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c'est une maladie dont on ne gu�rit qu'� la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait d'�tre ministre jeune! Il faut que je le lui �crive, c'est une de ces choses qu'il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son prince... Mais j'oubliais mes bons domestiques. 
 
La duchesse sonna. Ses femmes �taient toujours occup�es � faire des malles; la voiture �tait avanc�e sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques qui n'avaient pas de travail � faire entouraient cette voiture, les larmes aux yeux. La Ch�kina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces d�tails. 
 
-- Fais-les monter, dit la duchesse; un instant apr�s elle passa dans la salle d'attente. 
 
-- On m'a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas sign�e par lesouverain (c'est ainsi qu'on parle en Italie); je suspens mon d�part; nous verrons si mes ennemis auront le cr�dit de faire changer cette r�solution. 
 
Apr�s un petit silence, les domestiques se mirent � crier: Vive madame la duchesse! et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui �tait d�j� dans la pi�ce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite r�v�rence pleine de gr�ce � ses gens et leur dit: Mes amis, je vous remercie. Si elle e�t dit un mot, tous, en ce moment, eussent march� contre le palais pour l'attaquer. Elle fit un signe � un postillon, ancien contrebandier et homme d�vou�, qui la suivit. 
 
-- Tu vas t'habiller en paysan ais�, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible � Bologne. Tu entreras � Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras � Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que Ch�kina va te donner. Fabrice se cache et s'appelle l�-bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par �tourderie, n'aie pas l'air de le conna�tre; mes ennemis mettront peut-�tre des espions � tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c'est surtout en revenant qu'il faut redoubler de pr�cautions pour ne pas le trahir. 
 
-- Ah! les gens de la marquise Raversi! s'�cria le postillon; nous les attendons, et si madame voulait ils seraient bient�t extermin�s. 
 
-- Un jour peut-�tre! mais gardez-vous sur votre t�te de rien faire sans mon ordre. 
 
C'�tait la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer � Fabrice; elle ne put r�sister au plaisir de l'amuser, et ajouta un mot sur la sc�ne qui avait amen� le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler le postillon. 
 
-- Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu'� quatre heures, � porte ouvrante. 
 
-- Je comptais passer par le grand �gout, j'aurais de l'eau jusqu'au menton, mais je passerais. 
 
-- Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer � prendre la fi�vre un de mes plus fid�les serviteurs. Connais-tu quelqu'un chez monseigneur l'archev�que? 
 
-- Le second cocher est mon ami. 
 
-- Voici une lettre pour ce saint pr�lat: introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu'on r�veill�t monseigneur. S'il est d�j� renferm� dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans l'usage de se lever avec le jour, demain matin, � quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa b�n�diction au saint archev�que, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu'il te donnera peut-�tre pour Bologne. 
 
La duchesse adressait � l'archev�que l'original m�me du billet du prince; comme ce billet �tait relatif � son premier grand vicaire, elle le priait de le d�poser aux archives de l'archev�ch�, o� elle esp�rait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, coll�gues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la condition du plus profond secret. 
 
La duchesse �crivait � monseigneur Landriani avec une familiarit� qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre, fort amicale, �tait suivie de ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valsera del Dongo, duchesse Sanseverina. 
 
Je n'en ai pas tant �crit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne m�ne ces gens-l� que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beaut�. Elle ne put pas finir la soir�e sans c�der � la tentation d'�crire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annon�ait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les t�tes couronn�es, qu'elle ne se sentait pas capable d'amuser un ministre disgraci�. �Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc � moi � vous faire peur? � Elle fit porter sur-le-champ cette lettre. 
 
De son c�t�, le lendemain d�s sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l'int�rieur.-- De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus s�v�res � tous les podestats pour qu'ils fassent arr�ter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-�tre il osera repara�tre dans nos �tats. Ce fugitif se trouvant � Bologne, o� il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1� dans les villages sur la route de Bologne � Parme; 2� aux environs du ch�teau de la duchesse Sanseverina, � Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3� autour du ch�teau du comte Mosca. J'ose esp�rer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez d�rober la connaissance de ces ordres de votre souverain � la p�n�tration du comte Mosca. Sachez que je veux que l'on arr�te le sieur Fabrice del Dongo. 
 
D�s que ce ministre fut sorti, une porte secr�te introduisit chez le prince le fiscal g�n�ral Rassi, qui s'avan�a pli� en deux et saluant � chaque pas. La mine de ce coquin-l� �tait � peindre; elle rendait justice � toute l'infamie de son r�le, et, tandis que les mouvements rapides et d�sordonn�s de ses yeux trahissaient la connaissance qu'il avait de ses m�rites, l'assurance arrogante et grima�ante de sa bouche montrait qu'il savait lutter contre le m�pris. 
 
Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destin�e de Fabrice, on peut en dire un mot. Il �tait grand, il avait de beaux yeux fort intelligents, mais un visage ab�m� par la petite v�role; pour de l'esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de poss�der parfaitement la science du droit, mais c'�tait surtout par l'esprit de ressource qu'il brillait. De quelque sens que p�t se pr�senter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d'instants, les moyens fort bien fond�s en droit d'arriver � une condamnation ou � un acquittement; il �tait surtout le roi des finesses de procureur. 
 
A cet homme, que de grandes monarchies eussent envi� au prince de Parme, on ne connaissait qu'une passion: �tre en conversation intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l'homme puissant r�t de ce qu'il disait, ou de sa propre personne, ou f�t des plaisanteries r�voltantes sur Mme Rassi; pourvu qu'il le v�t rire et qu'on le trait�t avec familiarit�, il �tait content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignit� de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait � pleurer. Mais l'instinct de bouffonnerie �tait si puissant chez lui, qu'on le voyait tous les jours pr�f�rer le salon d'un ministre qui le bafouait, � son propre salon o� il r�gnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s'�tait surtout fait une position � part, en ce qu'il �tait impossible au noble le plus insolent de pouvoir l'humilier; sa fa�on de se venger des injures qu'il essuyait toute la journ�e �tait de les raconter au prince, auquel il s'�tait acquis le privil�ge de tout dire; il est vrai que souvent la r�ponse �tait un soufflet bien appliqu� et qui faisait mal, mais il ne s'en formalisait aucunement. La pr�sence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s'amusait � l'outrager. On voit que Rassi �tait � peu pr�s l'homme parfait � la cour: sans honneur et sans humeur. 
 
-- Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout � fait comme un cuistre, lui qui �tait si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle dat�e? 
 
-- Altesse S�r�nissime, d'hier matin. 
 
-- De combien de juges est-elle sign�e? 
 
-- De tous les cinq. 
 
-- Et la peine? 
 
-- Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse S�r�nissime me l'avait dit. 
 
-- La peine de mort e�t r�volt�, dit le prince comme se parlant � soi-m�me, c'est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c'est un del Dongo, et ce nom est r�v�r� dans Parme, � cause des trois archev�ques presque successifs... Vous me dites vingt ans de forteresse? 
 
-- Oui, Altesse S�r�nissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et pli� en deux, avec, au pr�alable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse S�r�nissime; de plus, je�ne au pain et � l'eau tous les vendredis et toutes les veilles des f�tes principales, le sujet �tant d'une impi�t� notoire. Ceci pour l'avenir et pour casser le cou � sa fortune. 
 
-- Ecrivez, dit le prince: �Son Altesse S�r�nissime ayant daign� �couter avec bont� les tr�s humbles supplications de la marquise del Dongo, m�re du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont repr�sent� qu'� l'�poque du crime leur fils et neveu �tait fort jeune et d'ailleurs �gar� par une folle passion con�ue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgr� l'horreur inspir�e par un tel meurtre, commuer la peine � laquelle Fabrice del Dongo a �t� condamn�, en celle de douze ann�es de forteresse. � 
 
-- Donnez que je signe. 
 
-- Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence � Rassi, il lui dit: Ecrivez imm�diatement au-dessous de ma signature: �La duchesse Sanseverina s'�tant derechef jet�e aux genoux de Son Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carr�e vulgairement appel�e tour Farn�se. � 
 
-- Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller D� Capitani, qui a vot� pour deux ans de forteresse et qui a m�me p�ror� en faveur de cette opinion ridicule, que je l'engage � relire les lois et r�glements. Derechef, silence, et bonsoir. Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes r�v�rences que le prince ne regarda pas. 
 
Ceci se passait � sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l'exil de la marquise Raversi se r�pandait dans la ville et dans les caf�s, tout le monde parlait � la fois de ce grand �v�nement. L'exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l'ennui. Le g�n�ral Fabio Conti, qui s'�tait cru ministre, pr�texta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait, qu'il �tait clair que le prince avait r�solu de donner l'archev�ch� de Parme � Monsignore del Dongo. Les fins politiques de caf� all�rent m�me jusqu'� pr�tendre qu'on avait engag� le p�re Landriani, l'archev�que actuel, � feindre une maladie et � pr�senter sa d�mission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en �taient s�rs: ce bruit vint jusqu'� l'archev�que qui s'en alarma fort, et pendant quelques jours son z�le pour notre h�ros en fut grandement paralys�. Deux mois apr�s, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c'�tait le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait �tre fait archev�que. 
 
La marquise Raversi �tait furibonde dans son ch�teau de Velleja ; ce n'�tait point une femmelette, de celles qui croient se venger en lan�ant des propos outrageants contre leurs ennemis. D�s le lendemain de sa disgr�ce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se pr�sent�rent au prince par son ordre, et lui demand�rent la permission d'aller la voir � son ch�teau. L'Altesse re�ut ces messieurs avec une gr�ce parfaite, et leur arriv�e � Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente personnes dans son ch�teau, tous ceux que le minist�re lib�ral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil r�gulier avec les mieux inform�s de ses amis. Un jour qu'elle avait re�u beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite introduisit d'abord l'amant r�gnant, le comte Baldi, jeune homme d'une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son pr�d�cesseur: celui-ci �tait un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commenc� par �tre r�p�titeur de g�om�trie au coll�ge des nobles � Parme, se voyait maintenant conseiller d'�tat et chevalier de plusieurs ordres. 
 
-- J'ai la bonne habitude, dit la marquise � ces deux hommes, de ne d�truire jamais aucun papier, et bien m'en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m'a �crites en diff�rentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour G�nes, vous chercherez parmi les gal�riens un ex-notaire nomm� Burati, comme le grand po�te de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous � mon bureau et �crivez ce que je vais vous dicter. �Une id�e me vient et je t'�cris ce mot. Je vais � ma chaumi�re pr�s de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: il n'y a, ce me semble, pas grand danger apr�s ce qui vient de se passer; les nuages s'�claircissent. Cependant arr�te-toi avant d'entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t'aiment tous � la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l'on ne t'a vu � Parme qu'avec la figure d�cente d'un grand vicaire. � 
 
-- Comprends-tu, Riscara? 
 
-- Parfaitement; mais le voyage � G�nes est un luxe inutile; je connais un homme dans Parme qui, � la v�rit�, n'est pas encore aux gal�res, mais qui ne peut manquer d'y arriver. Il contrefera admirablement l'�criture de la Sanseverina. 
 
A ces mots, le comte Baldi ouvrit d�mesur�ment ses yeux si beaux; il comprenait seulement. 
 
-- Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu esp�res de l'avancement, dit la marquise � Riscara, apparemment qu'il te conna�t aussi; sa ma�tresse, son confesseur, son ami peuvent �tre vendus � la Sanseverina; j'aime mieux diff�rer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m'exposer � aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez �me qui vive � G�nes et revenez bien vite. Le chevalier Riscara s'enfuit en riant, et parlant du nez comme Polichinelle: Il faut pr�parer les paquets, disait-il en courant d'une fa�on burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours apr�s, Riscara ramena � la marquise son comte Baldi tout �corch�: pour abr�ger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne � dos de mulet; il jurait qu'on ne le reprendrait plus � faire de grands voyages. Baldi remit � la marquise trois exemplaires de la lettre qu'elle lui avait dict�e, et cinq ou six autres lettres de la m�me �criture, compos�es par Riscara, et dont on pourrait peut-�tre tirer parti par la suite. L'une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la d�plorable maigreur de la marquise Baldi, sa ma�tresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d'une pincette sur le coussin des berg�res apr�s s'y �tre assise un instant. On e�t jur� que toutes ces lettres �taient �crites de la main de Mme Sanseverina. 
 
-- Maintenant je sais � n'en pas douter, dit la marquise, que l'ami du coeur, que le Fabrice est � Bologne ou dans les environs... 
 
-- Je suis trop malade, s'�cria le comte Baldi en l'interrompant; je demande en gr�ce d'�tre dispens� de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma sant�. 
 
-- Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas � la marquise. 
 
-- Eh bien! soit, j'y consens, r�pondit-elle en souriant. 
 
-- Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise � Baldi d'un air assez d�daigneux. 
 
-- Merci, s'�cria celui-ci avec l'accent du coeur. En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il �tait � peine � Bologne depuis deux jours, lorsqu'il aper�ut dans une cal�che Fabrice et la petite Marietta. Diable! se dit-il, il para�t que notre futur archev�que ne se g�ne point; il faudra faire conna�tre ceci � la duchesse, qui en sera charm�e. Riscara n'eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci re�ut par un courrier la lettre de fabrique g�noise; il la trouva un peu courte, mais du reste n'eut aucun soup�on. L'id�e de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que p�t dire Ludovic, il prit un cheval � la poste et partit au galop. Sans s'en douter, il �tait suivi � peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, � six lieues de Parme, � la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d'y conduire notre h�ros, reconnu � la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoy�s par le comte Zurla. 
 
Les petits yeux du chevalier Riscara brill�rent de joie; il v�rifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d'arriver dans ce petit village, puis exp�dia un courrier � la marquise Raversi. Apr�s quoi, courant les rues comme pour voir l'�glise fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan qu'on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s'empressa de rendre ses hommages � un conseiller d'�tat. Riscara eut l'air �tonn� qu'il n'e�t pas envoy� sur-le-champ � la citadelle de Parme le conspirateur qu'il avait eu le bonheur de faire arr�ter. 
 
-- On pourrait craindre, ajouta Riscara d'un air froid que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage � travers les �tats de Son Altesse S�r�nissime, ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles �taient bien douze ou quinze � cheval. 
 
-- Intelligenti pauca! s'�cria le podestat d'un air malin. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XV. 
 
Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attach� par une longue cha�ne � la sediola m�me dans laquelle on l'avait fait monter, partait pour la citadelle de Parme, escort� par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l'ordre d'emmener avec eux tous les gendarmes stationn�s dans les villages que le cort�ge devait traverser; le podestat lui-m�me suivait ce prisonnier d'importance. Sur les sept heures apr�s midi, la sediola, escort�e par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu'habitait la Fausta quelques mois auparavant et enfin se pr�senta � la porte ext�rieure de la citadelle � l'instant o� le g�n�ral Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s'arr�ta avant d'arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola � laquelle Fabrice �tait attach�; le g�n�ral cria aussit�t que l'on ferm�t les portes de la citadelle, et se h�ta de descendre au bureau d'entr�e pour voir un peu ce dont il s'agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier, lequel �tait devenu tout raide, attach� � sa sediola pendant une aussi longue route; quatre gendarmes l'avaient enlev� et le portaient au bureau d'�crou. J'ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis pr�s d'un an la haute soci�t� de Parme a jur� de s'occuper exclusivement! 
 
Vingt fois le g�n�ral l'avait rencontr� � la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il se garda bien de t�moigner qu'il le connaissait; il e�t craint de se compromettre. 
 
-- Que l'on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un proc�s-verbal fort circonstanci� de la remise qui m'est faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo. 
 
Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on e�t dit un ge�lier allemand. Croyant savoir que c'�tait surtout la duchesse Sanseverina qui avait emp�ch� son ma�tre, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, il fut d'une insolence plus qu'ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en l'appelant voi, ce qui est en Italie la fa�on de parler aux domestiques. 
 
-- Je suis pr�lat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermet�, et grand vicaire de ce dioc�se; ma naissance seule me donne droit aux �gards. 
 
-- Je n'en sais rien! r�pliqua le commis avec impertinence; prouvez vos assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit � ces titres fort respectables. Fabrice n'avait point de brevets et ne r�pondit pas. Le g�n�ral Fabio Conti, debout � c�t� de son commis, le regardait �crire sans lever les yeux sur le prisonnier afin de n'�tre pas oblig� de dire qu'il �tait r�ellement Fabrice del Dongo. 
 
Tout � coup Cl�lia Conti, qui attendait en voiture entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d'ouvrir ses v�tements, afin que l'on p�t v�rifier et constater le nombre et l'�tat des �gratignures re�ues lors de l'affaire Giletti. 
 
-- Je ne puis, dit Fabrice souriant am�rement; je me trouve hors d'�tat d'ob�ir aux ordres de monsieur, les menottes m'en emp�chent! 
 
-- Quoi! s'�cria le g�n�ral d'un air na�f, le prisonnier a des menottes! dans l'int�rieur de la forteresse! cela est contre les r�glements, il faut un ordre ad hoc ; �tez-lui les menottes. 
 
Fabrice le regarda. Voil� un plaisant j�suite! pensa-t-il; il y a une heure qu'il me voit ces menottes qui me g�nent horriblement, et il fait l'�tonn�! 
 
Les menottes furent �t�es par les gendarmes; ils venaient d'apprendre que Fabrice �tait neveu de la duchesse Sanseverina, et se h�t�rent de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossi�ret� du commis; celui-ci en parut piqu� et dit � Fabrice qui restait immobile: 
 
-- Allons donc! d�p�chons! montrez-nous ces �gratignures que vous avez re�ues du pauvre Giletti, lors de l'assassinat. D'un saut, Fabrice s'�lan�a sur le commis, et lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du g�n�ral. Les gendarmes s'empar�rent des bras de Fabrice qui restait immobile; le g�n�ral lui-m�me et deux gendarmes qui �taient � ses c�t�s se h�t�rent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus �loign�s coururent fermer la porte du bureau, dans l'id�e que le prisonnier cherchait � s'�vader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien s�rieuse, puisque enfin il se trouvait dans l'int�rieur de la citadelle; toutefois il s'approcha de la fen�tre pour emp�cher le d�sordre, et par un instinct de gendarme. Vis-�-vis de cette fen�tre ouverte, et � deux pas, se trouvait arr�t�e la voiture du g�n�ral: Cl�lia s'�tait blottie dans le fond, afin de ne pas �tre t�moin de la triste sc�ne qui se passait au bureau; lorsqu'elle entendit tout ce bruit, elle regarda. 
 
-- Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier. 
 
-- Mademoiselle, c'est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d'appliquer un fier soufflet � cet insolent de Barbone! 
 
-- Quoi! c'est M. del Dongo qu'on am�ne en prison? 
 
-- Eh sans doute, dit le brigadier; c'est � cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que l'on fait tant de c�r�monies; je croyais que mademoiselle �tait au fait. Cl�lia ne quitta plus la porti�re; quand les gendarmes qui entouraient la table s'�cartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. Qui m'e�t dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la premi�re fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de C�me?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa m�re... Il se trouvait d�j� avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commenc� � cette �poque? 
 
Il faut apprendre au lecteur que dans le parti lib�ral dirig� par la marquise Raversi et le g�n�ral Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu'on abhorrait, �tait pour sa duperie l'objet d'�ternelles plaisanteries. 
 
Ainsi, pensa Cl�lia, le voil� prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de cette capture. 
 
Un acc�s de gros rire �clata dans le corps de garde. 
 
-- Jacopo, dit-elle au brigadier d'une voix �mue que se passe-t-il donc? 
 
-- Le g�n�ral a demand� avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frapp� Barbone: Monsignore Fabrice a r�pondu froidement: il m'a appel�assassin, qu'il montre les titres et brevets qui l'autorisent � me donner ce titre; et l'on rit. 
 
Un ge�lier qui savait �crire rempla�a Barbone; Cl�lia vit sortir celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse figure: il jurait comme un pa�en: Ce f... Fabrice, disait-il � tr�s haute voix, ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc., etc. Il s'�tait arr�t� entre la fen�tre du bureau et la voiture du g�n�ral pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient. 
 
-- Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant mademoiselle. 
 
Barbone leva la t�te pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontr�rent ceux de Cl�lia � laquelle un cri d'horreur �chappa; jamais elle n'avait vu d'aussi pr�s une expression de figure tellement atroce. Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je pr�vienne don Cesare. C'�tait son oncle, l'un des pr�tres les plus respectables de la ville; le g�n�ral Conti, son fr�re, lui avait fait avoir la place d'�conome et de premier aum�nier de la prison. 
 
Le g�n�ral remonta en voiture. 
 
-- Veux-tu rentrer chez toi, dit-il � sa fille, ou m'attendre peut-�tre longtemps dans la cour du palais? il faut que j'aille rendre compte de tout ceci au souverain. 
 
Fabrice sortait du bureau escort� par trois gendarmes; on le conduisait � la chambre qu'on lui avait destin�e: Cl�lia regardait par la porti�re, le prisonnier �tait fort pr�s d'elle. En ce moment elle r�pondit � la question de son p�re par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout pr�s de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frapp� surtout de l'expression de m�lancolie de sa figure. Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre pr�s de C�me! quelle expression de pens�e profonde!... On a raison de la comparer � la duchesse, quelle physionomie ang�lique! Barbone, le commis sanglant, qui ne s'�tait pas plac� pr�s de la voiture sans intention, arr�ta d'un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derri�re, pour arriver � la porti�re pr�s de laquelle �tait le g�n�ral: 
 
-- Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l'int�rieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu de l'article 157 du r�glement, n'y aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours? 
 
-- Allez au diable! s'�cria le g�n�ral, que cette arrestation ne laissait pas d'embarrasser. Il s'agissait pour lui de ne pousser � bout ni la duchesse ni le comte Mosca: et d'ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette affaire? au fond, le meurtre d'un Giletti �tait une bagatelle, et l'intrigue seule �tait parvenue � en faire quelque chose. 
 
Durant ce court dialogue, Fabrice �tait superbe au milieu de ces gendarmes, c'�tait bien la mine la plus fi�re et la plus noble; ses traits fins et d�licats, et le sourire de m�pris qui errait sur ses l�vres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossi�res des gendarmes qui l'entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie ext�rieure de sa physionomie; il �tait ravi de la c�leste beaut� de Cl�lia, et son oeil trahissait toute sa surprise. Elle, profond�ment pensive, n'avait pas song� � retirer la t�te de la porti�re; il la salua avec le demi- sourire le plus respectueux; puis, apr�s un instant: 
 
-- Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu'autrefois, pr�s d'un lac, j'ai d�j� eu l'honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes. 
 
Cl�lia rougit et fut tellement interdite qu'elle ne trouva aucune parole pour r�pondre. Quel air noble au milieu de ces �tres grossiers! se disait-elle au moment o� Fabrice lui adressa la parole. La profonde piti�, et nous dirons presque l'attendrissement o� elle �tait plong�e, lui �t�rent la pr�sence d'esprit n�cessaire pour trouver un mot quelconque, elle s'aper�ut de son silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence n'attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette vo�te, que, quand m�me Cl�lia aurait trouv� quelque mot pour r�pondre, Fabrice n'aurait pu entendre ses paroles. 
 
Emport�e par les chevaux qui avaient pris le galop aussit�t apr�s le pont-levis, Cl�lia se disait: Il m'aura trouv�e bien ridicule! Puis tout � coup elle ajouta: non pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une �me basse, il aura pens� que je ne r�pondais pas � son salut parce qu'il est prisonnier et moi fille du gouverneur. 
 
Cette id�e fut du d�sespoir pour cette jeune fille qui avait l'�me �lev�e. Ce qui rend mon proc�d� tout � fait avilissant, ajouta-t-elle, c'est que jadis, quand nous nous rencontr�mes pour la premi�re fois, aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c'�tait moi qui me trouvais prisonni�re, et lui me rendait service et me tirait d'un fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon proc�d� est complet, c'est � la fois de la grossi�ret� et de l'ingratitude. H�las! le pauvre jeune homme! maintenant qu'il est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m'avait bien dit alors: Vous souviendrez-vous de mon nom � Parme? Combien il me m�prise � l'heure qu'il est! Un mot poli �tait si facile � dire! Il faut l'avouer, oui, ma conduite a �t� atroce avec lui. Jadis, sans l'offre g�n�reuse de la voiture de sa m�re, j'aurais d� suivre les gendarmes � pied dans la poussi�re, ou, ce qui est bien pis monter en croupe derri�re un de ces gens-l�; c'�tait alors mon p�re qui �tait arr�t� et moi sans d�fense! Oui, mon proc�d� est complet. Et combien un �tre comme lui a d� le sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon proc�d�! Quelle noblesse! quelle s�r�nit�! Comme il avait l'air d'un h�ros entour� de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de la duchesse: puisqu'il est ainsi au milieu d'un �v�nement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas para�tre lorsque son �me est heureuse! 
 
Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d'une heure et demi dans la cour du palais, et toutefois lorsque le g�n�ral descendit de chez le prince, Cl�lia ne trouva point qu'il y f�t rest� trop longtemps. 
 
-- Quelle est la volont� de Son Altesse? demanda Cl�lia. 
 
-- Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort! 
 
-- La mort! Grand Dieu! s'�cria Cl�lia. 
 
-- Allons, tais-toi! reprit le g�n�ral avec humeur; que je suis sot de r�pondre � un enfant! 
 
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui conduisaient � la tour Farn�se, nouvelle prison b�tie sur la plate-forme de la grosse tour, � une �l�vation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s'op�rer dans son sort. Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle profonde piti�! Elle avait l'air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour �tre infortun�s? Comme ses yeux si beaux restaient attach�s sur moi, m�me quand les chevaux s'avan�aient avec tant de bruit sous la vo�te! 
 
Fabrice oubliait compl�tement d'�tre malheureux. 
 
Cl�lia suivit son p�re dans plusieurs salons; au commencement de la soir�e, personne ne savait encore la nouvelle de l'arrestation du grand coupable, car ce fut le nom que les courtisans donn�rent deux heures plus tard � ce pauvre jeune homme imprudent. 
 
On remarqua ce soir-l� plus d'animation que de coutume dans la figure de Cl�lia; or, l'animation, l'air de prendre part � ce qui l'environnait, �taient surtout ce qui manquait � cette belle personne. Quand on comparait sa beaut� � celle de la duchesse, c'�tait surtout cet air de n'�tre �mue par rien, cette fa�on d'�tre comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanit�, on e�t �t� probablement d'un avis tout oppos�. Cl�lia Conti �tait une jeune fille encore un peu trop svelte que l'on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point que, suivant les donn�es de la beaut� grecque, on e�t pu reprocher � cette t�te des traits un peu marqu�s, par exemple, les l�vres remplies de la gr�ce la plus touchante �taient un peu fortes. 
 
L'admirable singularit� de cette figure dans laquelle �clataient les gr�ces na�ves et l'empreinte c�leste de l'�me la plus noble, c'est que, bien que de la plus rare et de la plus singuli�re beaut�, elle ne ressemblait en aucune fa�on aux t�tes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beaut� connue de l'id�al, et sa t�te vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre m�lancolie des belles H�rodiades de L�onard de Vinci. Autant la duchesse �tait s�millante, p�tillante d'esprit et de malice, s'attachant avec passion, si l'on peut parler ainsi, � tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son �me, autant Cl�lia se montrait calme et lente � s'�mouvoir, soit par m�pris de ce qui l'entourait, soit par regret de quelque chim�re absente. Longtemps on avait cru qu'elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la r�pugnance � aller au bal, et si elle y suivait son p�re, ce n'�tait que par ob�issance et pour ne pas nuire aux int�r�ts de son ambition. 
 
Il me sera donc impossible, r�p�tait trop souvent l'�me vulgaire du g�n�ral, le ciel m'ayant donn� pour fille la plus belle personne des �tats de notre souverain, et la plus vertueuse, d'en tirer quelque parti pour l'avancement de ma fortune! Ma vie est trop isol�e, je n'ai qu'elle au monde, et il me faut de toute n�cessit� une famille qui m'�taie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, o� mon m�rite et surtout mon aptitude au minist�re soient pos�s comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l'humeur d�s qu'un jeune homme bien �tabli � la cour entreprend de lui faire agr�er ses hommages. Ce pr�tendant est-il �conduit, son caract�re devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu'� ce qu'un autre �pouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s'est pr�sent� et a d�plu: l'homme le plus riche des �tats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succ�d�, elle pr�tend qu'il ferait son malheur. 
 
D�cid�ment, disait d'autres fois le g�n�ral, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu'en de rares occasions ils sont susceptibles d'une expression plus profonde; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu'on la lui voit? Jamais dans un salon o� elle pourrait lui faire honneur, mais bien � la promenade, seule avec moi, o� elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons o� nous para�trons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l'expression assez hautaine et peu encourageante de l'ob�issance passive. Le g�n�ral n'�pargnait aucune d�marche, comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai. 
 
Les courtisans, qui n'ont rien � regarder dans leur �me, sont attentifs � tout: ils avaient remarqu� que c'�tait surtout dans ces jours o� Cl�lia ne pouvait prendre sur elle de s'�lancer hors de ses ch�res r�veries et de feindre de l'int�r�t pour quelque chose que la duchesse aimait � s'arr�ter aupr�s d'elle et cherchait � la faire parler. Cl�lia avait des cheveux blonds cendr�s, se d�tachant, par un effet tr�s doux, sur des joues d'un coloris fin, mais en g�n�ral un peu trop p�le. La forme seule du front e�t pu annoncer � un observateur attentif que cet air si noble, cette d�marche tellement au-dessus des gr�ces vulgaires, tenaient � une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C'�tait l'absence et non pas l'impossibilit� de l'int�r�t pour quelque chose. Depuis que son p�re �tait gouverneur de la citadelle, Cl�lia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si �lev�. Le nombre effroyable de marches qu'il fallait monter pour arriver � ce palais du gouverneur, situ� sur l'esplanade de la grosse tour, �loignait les visites ennuyeuses, et Cl�lia, par cette raison mat�rielle, jouissait de la libert� du couvent; c'�tait presque l� tout l'id�al de bonheur que, dans un temps, elle avait song� � demander � la vie religieuse. Elle �tait saisie d'une sorte d'horreur � la seule pens�e de mettre sa ch�re solitude et ses pens�es intimes � la disposition d'un jeune homme, que le titre de mari autoriserait � troubler toute cette vie int�rieure. Si par la solitude elle n'atteignait pas au bonheur, du moins elle �tait parvenue � �viter les sensations trop douloureuses. 
 
Le jour o� Fabrice fut conduit � la forteresse, la duchesse rencontra Cl�lia � la soir�e du ministre de l'int�rieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle autour d'elles: ce soir-l�, la beaut� de Cl�lia l'emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singuli�re et si profonde qu'ils en �taient presque indiscrets: il y avait de la piti�, il y avait aussi de l'indignation et de la col�re dans ses regards. La gaiet� et les id�es brillantes de la duchesse semblaient jeter Cl�lia dans des moments de douleur allant jusqu'� l'horreur. Quels vont �tre les cris et les g�missements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu'elle va savoir que son amant, ce jeune homme d'un si grand coeur et d'une physionomie si noble, vient d'�tre jet� en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent � mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l'Italie! O �mes v�nales et basses! Et je suis fille d'un ge�lier! et je n'ai point d�menti ce noble caract�re en ne daignant pas r�pondre � Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi � cette heure, seul dans sa chambre et en t�te � t�te avec sa petite lampe? R�volt�e par cette id�e, Cl�lia jetait des regards d'horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l'int�rieur. 
 
Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beaut�s � la mode, et qui cherchait � se m�ler � leur conversation, jamais elles ne se sont parl� d'un air si anim� et en m�me temps si intime. La duchesse, toujours attentive � conjurer les haines excit�es par le premier ministre, aurait-elle song� � quelque grand mariage en faveur de la Cl�lia? Cette conjecture �tait appuy�e sur une circonstance qui jusque-l� ne s'�tait jamais pr�sent�e � l'observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et m�me, si l'on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son c�t�, �tait �tonn�e, et, l'on peut dire � sa gloire, ravie des gr�ces si nouvelles qu'elle d�couvrait dans la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti � la vue d'une rivale. Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais Cl�lia n'a �t� aussi belle, et l'on peut dire aussi touchante: son coeur aurait- il parl�?... Mais en ce cas-l�, certes, c'est de l'amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle... Mais l'amour malheureux se tait! S'agirait-il de ramener un inconstant par un succ�s dans le monde? Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d'expression singuli�re, c'�tait toujours de la fatuit� plus ou moins contente. Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, piqu�e de ne pas deviner. O� est le comte Mosca, cet �tre si fin? Non, je ne me trompe point, Cl�lia me regarde avec attention et comme si j'�tais pour elle l'objet d'un int�r�t tout nouveau. Est-ce l'effet de quelque ordre donn� par son p�re, ce vil courtisan? Je croyais cette �me noble et jeune incapable de se ravaler � des int�r�ts d'argent. Le g�n�ral Fabio Conti aurait-il quelque demande d�cisive � faire au comte? 
 
Vers les dix heures, un ami de la duchesse s'approcha et lui dit deux mots � voix basse; elle p�lit excessivement; Cl�lia lui prit la main et osa la lui serrer. 
 
-- Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une belle �me! dit la duchesse, faisant effort sur elle-m�me; elle eut � peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires � la ma�tresse de la maison qui se leva pour l'accompagner jusqu'� la porte du dernier salon: ces honneurs n'�taient dus qu'� des princesses de sang et faisaient pour la duchesse un cruel contresens avec sa position pr�sente. Aussi elle sourit beaucoup � la comtesse Zurla, mais malgr� des efforts inou�s ne put jamais lui adresser un seul mot. 
 
Les yeux de Cl�lia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au milieu de ces salons peupl�s alors de ce qu'il y avait de plus brillant dans la soci�t�. Que va devenir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une indiscr�tion � moi de m'offrir pour l'accompagner! je n'ose... Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, t�te � t�te avec sa petite lampe, serait consol� pourtant s'il savait qu'il est aim� � ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on l'a plong�! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants! quelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand Dieu! ce serait trahir mon p�re; sa situation est si d�licate entre les deux partis! Que devient-il s'il s'expose � la haine passionn�e de la duchesse qui dispose de la volont� du premier ministre, lequel est le ma�tre dans les trois quarts des affaires! D'un autre c�t� le prince s'occupe sans cesse de ce qui se passe � la forteresse, et il n'entend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les cas, Fabrice (Cl�lia ne disait plus M. del Dongo) est bien autrement � plaindre!... il s'agit pour lui de bien autre chose que du danger de perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle horrible passion que l'amour!... et cependant tous ces menteurs du monde en parlent comme d'une source de bonheur! On plaint les femmes �g�es parce qu'elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l'amour!... Jamais je n'oublierai ce que je viens de voir; quel changement subit! Comme les yeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont devenus mornes, �teints, apr�s le mot fatal que le marquis N... est venu lui dire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d'�tre aim�!... 
 
Au milieu de ces r�flexions fort s�rieuses et qui occupaient toute l'�me de Cl�lia, les propos complimenteurs qui l'entouraient toujours lui sembl�rent plus d�sagr�ables encore que de coutume. Pour s'en d�livrer, elle s'approcha d'une fen�tre ouverte et � demi voil�e par un rideau de taffetas; elle esp�rait que personne n'aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite. Cette fen�tre donnait sur un petit bois d'orangers en pleine terre: � la v�rit�, chaque hiver on �tait oblig� de les recouvrir d'un toit. Cl�lia respirait avec d�lices le parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme � son �me... Je lui ai trouv� l'air fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle passion � une femme si distingu�e!... Elle a eu la gloire de refuser les hommages du prince, et si elle e�t daign� le vouloir, elle e�t �t� la reine de ces �tats... Mon p�re dit que la passion du souverain allait jusqu'� l'�pouser si jamais il f�t devenu libre!... Et cet amour pour Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous les rencontr�mes pr�s du lac de C�me!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle apr�s un instant de r�flexion. J'en fus frapp�e m�me alors, o� tant de choses passaient inaper�ues devant mes yeux d'enfant! Comme ces deux dames semblaient admirer Fabrice!... 
 
Cl�lia remarqua avec joie qu'aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant d'empressement n'avait os� se rapprocher du balcon. L'un d'eux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s'�tait arr�t� aupr�s d'une table de jeu. Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fen�tre du palais de la forteresse, la seule qui ait de l'ombre, j'avais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes id�es seraient moins tristes! mais pour toute perspective les �normes pierres de taille de la tour Farn�se... Ah! s'�cria-t-elle en faisant un mouvement, c'est peut-�tre l� qu'on l'aura plac�! Qu'il me tarde de pouvoir parler � don Cesare! il sera moins s�v�re que le g�n�ral. Mon p�re ne me dira rien certainement en rentrant � la forteresse, mais je saurai tout par don Cesare... J'ai de l'argent, je pourrais acheter quelques orangers qui, plac�s sous la fen�tre de ma voli�re, m'emp�cheraient de voir ce gros mur de la tour Farn�se. Combien il va m'�tre plus odieux encore maintenant que je connais l'une des personnes qu'il cache � la lumi�re!... Oui, c'est bien la troisi�me fois que je l'ai vu; une fois � la cour, au bal du jour de naissance de la princesse; aujourd'hui, entour� de trois gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin pr�s du lac de C�me... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais garnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards singuliers sa m�re et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce jour-l� quelque secret, quelque chose de particulier entre eux; dans le temps, j'eus l'id�e que lui aussi avait peur des gendarmes... Cl�lia tressaillit; mais que j'�tais ignorante! Sans doute, d�j� dans ce temps, la duchesse avait de l'int�r�t pour lui... Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames, malgr� leur pr�occupation �vidente, se furent un peu accoutum�es � la pr�sence d'une �trang�re!... et ce soir j'ai pu ne pas r�pondre au mot qu'il m'a adress�!... O ignorance et timidit�! combien souvent vous ressemblez � ce qu'il y a de plus noir! Et je suis ainsi � vingt ans pass�s!... J'avais bien raison de songer au clo�tre; r�ellement je ne suis faite que pour la retraite! Digne fille d'un ge�lier! se sera-t-il dit. Il me m�prise, et, d�s qu'il pourra �crire � la duchesse, il parlera de mon manque d'�gard, et la duchesse me croira une petite fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de sensibilit� pour son malheur. 
 
Cl�lia s'aper�ut que quelqu'un s'approchait et apparemment dans le dessein de se placer � c�t� d'elle au balcon de fer de cette fen�tre; elle en fut contrari�e quoiqu'elle se f�t des reproches; les r�veries auxquelles on l'arrachait n'�taient point sans quelque douceur. Voila un importun que je vais joliment recevoir! pensa-t-elle. Elle tournait la t�te avec un regard altier, lorsqu'elle aper�ut la figure timide de l'archev�que qui s'approchait du balcon par de petits mouvements insensibles. Ce saint homme n'a point d'usage, pensa Cl�lia; pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillit� est tout ce que je poss�de. Elle le saluait avec respect, mais aussi d'un air hautain, lorsque le pr�lat lui dit: 
 
-- Mademoiselle, savez-vous l'horrible nouvelle? 
 
Les yeux de la jeune fille avaient d�j� pris une tout autre expression; mais, suivant les instructions cent fois r�p�t�es de son p�re, elle r�pondit avec un air d'ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement: 
 
-- Je n'ai rien appris, Monseigneur. 
 
-- Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a �t� enlev� � Bologne o� il vivait sous le nom suppos� de Joseph Bossi; on l'a renferm� dans votre citadelle; il y est arriv� encha�n� � la voiture m�me qui le portait. Une sorte de ge�lier nomm� Barbone, qui jadis eut sa gr�ce apr�s avoir assassin� un de ses fr�res, a voulu faire �prouver une violence personnelle � Fabrice; mais mon jeune ami n'est point homme � souffrir une insulte. Il a jet� � ses pieds son inf�me adversaire, sur quoi on l'a descendu dans un cachot � vingt pieds sous terre, apr�s lui avoir mis les menottes. 
 
-- Les menottes, non. 
 
-- Ah! vous savez quelque chose! s'�cria l'archev�que, et les traits du vieillard perdirent de leur profonde expression de d�couragement; mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez charitable pour remettre vous-m�me � don Cesare mon anneau pastoral que voici? 
 
La jeune fille avait pris l'anneau, mais ne savait o� le placer pour ne pas courir la chance de le perdre. 
 
-- Mettez-le au pouce, dit l'archev�que; et il le pla�a lui-m�me. Puis-je compter que vous remettrez cet anneau? 
 
-- Oui, monseigneur. 
 
-- Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, m�me dans le cas o� vous ne trouveriez pas convenable d'acc�der � ma demande? 
 
-- Mais oui, Monseigneur, r�pondit la jeune fille toute tremblante en voyant l'air sombre et s�rieux que le vieillard avait pris tout � coup... 
 
Notre respectable archev�que, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres dignes de lui et de moi. 
 
-- Dites � don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que les sbires qui l'ont enlev� ne lui ont pas donn� le temps de prendre son br�viaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut envoyer demain � l'archev�ch�, je me charge de remplacer le livre par lui donn� � Fabrice. Je prie don Cesare de faire tenir �galement l'anneau que porte cette jolie main, � M. del Dongo. L'archev�que fut interrompu par le g�n�ral Fabio Conti qui venait prendre sa fille pour la conduire � sa voiture; il y eut l� un petit moment de conversation, qui ne fut pas d�pourvu d'adresse de la part du pr�lat. Sans parler en aucune fa�on du nouveau prisonnier, il s'arrangea de fa�on � ce que le courant du discours p�t amener convenablement dans sa bouche certaines maximes morales et politiques; par exemple: Il y a des moments de crise dans la vie des cours qui d�cident pour longtemps de l'existence des plus grands personnages; il y aurait une imprudence notable � changer en haine personnelle l'�tat d'�loignement politique qui est souvent le r�sultat fort simple de positions oppos�es. L'archev�que, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui causait une arrestation si impr�vue, alla jusqu'� dire qu'il fallait assur�ment conserver les positions dont on jouissait, mais qu'il y aurait une imprudence bien gratuite � s'attirer pour la suite des haines furibondes en se pr�tant � de certaines choses que l'on n'oublie point. 
 
Quand le g�n�ral fut dans son carrosse avec sa fille: 
 
-- Ceci peut s'appeler des menaces, lui dit-il... des menaces � un homme de ma sorte! Il n'y eut pas d'autres paroles �chang�es entre le p�re et la fille pendant vingt minutes. 
 
En recevant l'anneau pastoral de l'archev�que, Cl�lia s'�tait bien promis de parler � son p�re, lorsqu'elle serait en voiture, du petit service que le pr�lat lui demandait. Mais apr�s le mot menaces prononc� avec col�re, elle se tint pour assur�e que son p�re intercepterait la commission; elle recouvrait cet anneau de la main gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l'on mit pour aller du minist�re de l'int�rieur � la citadelle, elle se demanda s'il serait criminel � elle de ne pas parler � son p�re. Elle �tait fort pieuse, fort timor�e, et son coeur, si tranquille d'ordinaire, battait avec une violence inaccoutum�e mais enfin le qui vive de la sentinelle plac�e sur le rempart au-dessus de la porte retentit � l'approche de la voiture, avant que Cl�lia e�t trouv� les termes convenables pour disposer son p�re � ne pas refuser tant elle avait peur d'�tre refus�e! En montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur, Cl�lia ne trouva rien. 
 
Elle se h�ta de parler � son oncle, qui la gronda et refusa de se pr�ter � rien. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XVI. 
 
-- Eh bien! s'�cria le g�n�ral, en apercevant son fr�re don Cesare, voil� la duchesse qui va d�penser cent mille �cus pour se moquer de moi et faire sauver le prisonnier! 
 
Mais pour le moment, nous sommes oblig�s de laisser Fabrice dans sa prison, tout au fa�te de la citadelle de Parme; on le garde bien, et nous l'y retrouverons peut-�tre un peu chang�. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, o� des intrigues fort compliqu�es, et surtout les passions d'une femme malheureuse vont d�cider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison � la tour Farn�se, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redout� ce moment, trouva qu'il n'avait pas le temps de songer au malheur. 
 
En rentrant chez elle apr�s la soir�e du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d'un geste; puis, se laissant tomber tout habill�e sur son lit: Fabrice, s'�cria-t-elle � haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-�tre � cause de moi ils lui donneront du poison! Comment peindre le moment de d�sespoir qui suivit cet expos� de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation pr�sente, et, sans se l'avouer, �perdument amoureuse du jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticul�s, des transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu'elle allait �clater en sanglots d�s qu'elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manqu�rent tout � fait. La col�re, l'indignation, le sentiment d'inf�riorit� vis-�-vis du prince, dominaient trop cette �me alti�re. 
 
-- Suis-je assez humili�e! s'�criait-elle � chaque instant; on m'outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-l�, mon prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j'aurai votre vie. H�las! pauvre Fabrice, � quoi cela te servira-t-il? Quelle diff�rence avec ce jour o� je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement! J'allais briser toutes les habitudes d'une vie agr�able: h�las! sans le savoir, je touchais � un �v�nement qui allait � jamais d�cider de mon sort. Si, par ses inf�mes habitudes de plate courtisanerie, le comte n'e�t supprim� le mot proc�dure injuste dans ce fatal billet que m'accordait la vanit� du prince, nous �tions sauv�s. J'avais eu le bonheur plus que l'adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa ch�re ville de Parme. Alors je mena�ais de partir, alors j'�tais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave! Maintenant me voici clou�e dans ce cloaque inf�me, et Fabrice encha�n� dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingu�s a �t� l'antichambre de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire! 
 
Il a trop d'esprit pour ne pas sentir que je ne m'�loignerai jamais de la tour inf�me o� mon coeur est encha�n�. Maintenant la vanit� piqu�e de cet homme peut lui sugg�rer les id�es les plus singuli�res; leur cruaut� bizarre ne ferait que piquer au jeu son �tonnante vanit�. S'il revient � ses anciens propos de fade galanterie, s'il me dit: Agr�ez les hommages de votre esclave, ou Fabrice p�rit: eh bien! la vieille histoire de Judith... Oui, mais si ce n'est qu'un suicide pour moi, c'est un assassin pour Fabrice; le ben�t de successeur, notre prince royal, et l'inf�me bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice. 
 
La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce coeur malheureux. Sa t�te troubl�e ne voyait aucune autre probabilit� dans l'avenir. Pendant dix minutes elle s'agita comme une insens�e; enfin un sommeil d'accablement rempla�a pour quelques instants cet �tat horrible, la vie �tait �puis�e. Quelques minutes apr�s, elle se r�veilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu'en sa pr�sence le prince voulait faire couper la t�te � Fabrice. Quels yeux �gar�s la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d'elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu'elle n'avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur le point de s'�vanouir. Sa faiblesse physique �tait telle qu'elle ne se sentait pas la force de changer de position. Grand Dieu! si je pouvais mourir! se dit-elle... Mais quelle l�chet�! moi abandonner Fabrice dans le malheur! Je m'�gare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de sang-froid l'ex�crable position o� je me suis plong�e comme � plaisir. Quelle funeste �tourderie! venir habiter la cour d'un prince absolu! un tyran qui conna�t toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. H�las! c'est ce que ni le comte ni moi nous ne v�mes lorsque je quittai Milan: je pensais aux gr�ces d'une cour aimable; quelque chose d'inf�rieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince Eug�ne! 
 
De loin nous ne nous faisions pas d'id�e de ce que c'est que l'autorit� d'un despote qui conna�t de vue tous ses sujets. La forme ext�rieure du despotisme est la m�me que celle des autres gouvernements: il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne trouverait rien d'extraordinaire � faire pendre son p�re si le prince le lui ordonnait... il appellerait cela son devoir... S�duire Rassi! malheureuse que je suis! je n'en poss�de aucun moyen. Que puis-je lui offrir? cent mille francs peut-�tre! et l'on pr�tend que, lors du dernier coup de poignard auquel la col�re du ciel envers ce malheureux pays l'a fait �chapper, le prince lui a envoy� dix mille sequins d'or dans une cassette! D'ailleurs quelle somme d'argent pourrait le s�duire? Cette �me de boue, qui n'a jamais vu que du m�pris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d'y voir maintenant de la crainte, et m�me du respect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement que lui-m�me tremble devant le souverain. 
 
Puisque je ne peux fuir ce lieu d�test�, il faut que j'y sois utile � Fabrice: vivre seule, solitaire, d�sesp�r�e! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le monde, feins de ne plus penser � Fabrice... Feindre de t'oublier, cher ange! 
 
A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. Apr�s une heure accord�e � la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses id�es commen�aient � s'�claircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me r�fugier avec lui dans quelque pays heureux, o� nous ne puissions �tre poursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions d'abord avec les douze cents francs que l'homme d'affaires de son p�re me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des d�bris de ma fortune! L'imagination de la duchesse passait en revue avec des moments d'inexprimables d�lices tous les d�tails de la vie qu'elle m�nerait � trois cents lieues de Parme. L�, se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom suppos�... Plac� dans un r�giment de ces braves Fran�ais, bient�t le jeune Valserra aurait une r�putation; enfin il serait heureux. 
 
Ces images fortun�es rappel�rent une seconde fois les larmes, mais celles-ci �taient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet �tat dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de revenir � la contemplation de l'affreuse r�alit�. Enfin, comme l'aube du jour commen�ait � marquer d'une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille; il sera question d'agir, et s'il m'arrive quelque chose d'irritant, si le prince s'avise de m'adresser quelque mot relatif � Fabrice, je ne suis pas assur�e de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans d�lai prendre des r�solutions. 
 
Si je suis d�clar�e criminelle d'Etat, Rassi fait saisir tout ce qui se trouve dans ce palais; le ler de ce mois, le comte et moi nous avons br�l�, suivant l'usage, tous les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre de la police, voil� le plaisant. J'ai trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien batelier de Grianta, partira pour Gen�ve o� il les mettra en s�ret�. Si jamais Fabrice s'�chappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe de croix), l'incommensurable l�chet� du marquis del Dongo trouvera qu'il y a du p�ch� � envoyer du pain � un homme poursuivi par un prince l�gitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain. 
 
Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, apr�s ce qui vient d'arriver, c'est ce qui m'est impossible. Le pauvre homme! Il n'est point m�chant, au contraire; il n'est que faible. Cette �me vulgaire n'est point � la hauteur des n�tres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu �tre ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos p�rils! 
 
La prudence m�ticuleuse du comte g�nerait tous mes projets, et d'ailleurs il ne faut point l'entra�ner dans ma perte... Car pourquoi la vanit� de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J'aurai conspir�... quoi de plus facile � prouver? Si c'�tait � sa citadelle qu'il m'envoy�t et que je pusse � force d'or parler � Fabrice, ne f�t-ce qu'un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble � la mort! Mais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi par le poison; ma pr�sence dans les rues, plac�e sur une charrette, pourrait �mouvoir la sensibilit� de ses chers Parmesans... Mais quoi! toujours le roman! H�las! l'on doit pardonner ces folies � une pauvre femme dont le sort r�el est si triste! Le vrai de tout ceci, c'est que le prince ne m'enverra point � la mort; mais rien de plus facile que de me jeter en prison et de m'y retenir; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L... Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce qu'ils appellent des pi�ces probantes, et une douzaine de faux t�moins suffisent. Je puis donc �tre condamn�e � mort comme ayant conspir�; et le prince, dans sa cl�mence infinie, consid�rant qu'autrefois j'ai eu l'honneur d'�tre admise � sa cour, commuera ma peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point d�choir de ce caract�re violent qui a fait dire tant de sottises � la marquise Raversi et � mes autres ennemis, je m'empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bont� de le croire; mais je gage que le Rassi para�tra dans mon cachot pour m'apporter galamment, de la part du prince, un petit flacon de strychnine ou de l'opium de P�rouse. 
 
Oui, il faut me brouiller tr�s ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas l'entra�ner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m'a aim�e avec tant de candeur! Ma sottise a �t� de croire qu'il restait assez d'�me dans un courtisan v�ritable pour �tre capable d'amour. Tr�s probablement le prince trouvera quelque pr�texte pour me jeter en prison; il craindra que je ne pervertisse l'opinion publique relativement � Fabrice. Le comte est plein d'honneur; � l'instant il fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur �tonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J'ai brav� l'autorit� du prince le soir du billet, je puis m'attendre � tout de la part de sa vanit� bless�e: un homme n� prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai donn�e ce soir-l�? D'ailleurs le comte brouill� avec moi est en meilleure position pour �tre utile � Fabrice. Mais si le comte, que ma r�solution va mettre au d�sespoir, se vengeait?... Voil�, par exemple, une id�e qui ne lui viendra jamais; il n'a point l'�me fonci�rement basse du prince: le comte peut, en g�missant, contresigner un d�cret inf�me, mais il a de l'honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce que, apr�s l'avoir aim� cinq ans, sans faire la moindre offense � son amour, je lui dis: Cher comte! j'avais le bonheur de vous aimer; eh bien, cette flamme s'�teint; je ne vous aime plus! mais je connais le fond de votre coeur, je garde pour vous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis. 
 
Que peut r�pondre un galant homme � une d�claration aussi sinc�re? 
 
Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai � cet amant: Au fond le prince a raison de punir l'�tourderie de Fabrice; mais le jour de sa f�te, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la libert�. Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant d�sign� par la prudence serait ce juge vendu, cet inf�me bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli et dans le fait, je lui donnerais l'entr�e de la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi au-del� du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D.! il me ferait �vanouir d'horreur en s'approchant de moi, ou plut�t je saisirais un couteau et le plongerais dans son inf�me coeur. Ne me demande pas des choses impossibles! 
 
Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l'ombre de col�re contre le prince, reprendre ma gaiet� ordinaire, qui para�tra plus aimable � ces �mes fangeuses, premi�rement, parce que j'aurai l'air de me soumettre de bonne gr�ce � leur souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d'eux, je serai attentive � faire ressortir leurs jolis petits m�rites; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beaut� de la plume blanche de son chapeau qu'il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur. 
 
Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s'en va, ce sera le parti minist�riel; l� sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui r�gnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au minist�re. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme d'esprit, accoutum� au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter d'affaires avec ce boeuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie s'est occup� de ce probl�me capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils porter sur leur habit, � la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces b�tes brutes fort jalouses de moi, et voil� ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces b�tes brutes qui vont d�cider de mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa d�mission! qu'il reste, d�t-il subir des humiliations! il s'imagine toujours que donner sa d�mission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; et toutes les fois que son miroir lui dit qu'il vieillit, il m'offre ce sacrifice: donc brouillerie compl�te, oui, et r�conciliation seulement dans le cas o� il n'y aurait que ce moyen de l'emp�cher de s'en aller. Assur�ment, je mettrai � son cong� toute la bonne amiti� possible; mais apr�s l'omission courtisanesque des mots proc�dure injuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pas le ha�r j'ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soir�e d�cisive, je n'avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu'il �criv�t sous ma dict�e, il n'avait qu'� �crire ce mot, que j'avais obtenu par mon caract�re: ses habitudes de bas courtisan l'ont emport�. Il me disait le lendemain qu'il n'avait pu faire signer une absurdit� par son prince, qu'il aurait fallu des lettres de gr�ce : eh, bon Dieu! avec de telles gens, avec des monstres de vanit� et de rancune qu'on appelle des Farn�se, on prend ce qu'on peut. 
 
A cette id�e, toute la col�re de la duchesse se ranima. Le prince m'a tromp�e, se disait-elle, et avec quelle l�chet�!... Cet homme est sans excuse: il a de l'esprit, de la finesse, du raisonnement; il n'y a de bas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous l'avons remarqu�, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu'il s'imagine qu'on a voulu l'offenser. Eh bien! le crime de Fabrice est �tranger � la politique, c'est un petit assassinat comme on en compte cent par an dans ses heureux �tats, et le comte m'a jur� qu'il a fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n'�tait point sans courage: se voyant � deux pas de la fronti�re, il eut tout � coup la tentation de se d�faire d'un rival qui plaisait. 
 
La duchesse s'arr�ta longtemps pour examiner s'il �tait possible de croire � la culpabilit� de Fabrice: non pas qu'elle trouv�t que ce f�t un bien gros p�ch�, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se d�faire de l'impertinence d'un historien; mais, dans son d�sespoir, elle commen�ait � sentir vaguement qu'elle allait �tre oblig�e de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice. Non, se dit-elle enfin, voici une preuve d�cisive; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-l�, il ne portait qu'un mauvais fusil � un coup, et encore, emprunt� � l'un des ouvriers. 
 
Je hais le prince parce qu'il m'a tromp�e, et tromp�e de la fa�on la plus l�che; apr�s son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre gar�on � Bologne, etc. Mais ce compte se r�glera. Vers les cinq heures du matin, la duchesse, an�antie par ce long acc�s de d�sespoir, sonna ses femmes; celles-ci jet�rent un cri. En l'apercevant sur son lit, toute habill�e, avec ses diamants, p�le comme ses draps et les yeux ferm�s, il leur sembla la voir expos�e sur un lit de parade apr�s sa mort. Elles l'eussent crue tout � fait �vanouie, si elles ne se fussent pas rappel� qu'elle venait de les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps � autre sur ses joues insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu'elle voulait �tre mise au lit. 
 
Deux fois apr�s la soir�e du ministre Zurla, le comte s'�tait pr�sent� chez la duchesse: toujours refus�, il lui �crivit qu'il avait un conseil � lui demander pour lui-m�me: �Devait-il garder sa position apr�s l'affront qu'on osait lui faire? � Le comte ajoutait: �Le jeune homme est innocent; mais f�t-il coupable, devait-on l'arr�ter sans m'en pr�venir; moi, son protecteur d�clar�? � La duchesse ne vit cette lettre que le lendemain. 
 
Le comte n'avait pas de vertu; l'on peut m�me ajouter que ce que les lib�raux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait une duperie; il se croyait oblig� � chercher avant tout le bonheur du comte Mosca della Rov�re; mais il �tait plein d'honneur et parfaitement sinc�re lorsqu'il parlait de sa d�mission. De la vie il n'avait dit un mensonge � la duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la moindre attention � cette lettre; son parti, et un parti bien p�nible, �tait pris, feindre d'oublier Fabrice ; apr�s cet effort, tout lui �tait indiff�rent. 
 
Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait pass� dix fois au palais Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterr� � la vue de la duchesse... Elle a quarante ans! se dit- il, et hier si brillante! si jeune!... Tout le monde me dit que, durant sa longue conversation avec la Cl�lia Conti, elle avait l'air aussi jeune et bien autrement s�duisante. 
 
La voix, le ton de la duchesse �taient aussi �tranges que l'aspect de sa personne. Ce ton, d�pouill� de toute passion, de tout int�r�t humain, de toute col�re, fit p�lir le comte; il lui rappela la fa�on d'�tre d'un de ses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant d�j� re�u les sacrements, avait voulu l'entretenir. 
 
Apr�s quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses yeux rest�rent �teints: 
 
-- S�parons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d'une voix faible, mais bien articul�e, et qu'elle s'effor�ait de rendre aimable; s�parons-nous, il le faut! Le ciel m'est t�moin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a �t� irr�prochable. Vous m'avez donn� une existence brillante, au lieu de l'ennui qui aurait �t� mon triste partage au ch�teau de Grianta; sans vous j'aurais rencontr� la vieillesse quelques ann�es plus t�t... De mon c�t�, ma seule occupation a �t� de chercher � vous faire trouver le bonheur. C'est parce que je vous aime que je vous propose cette s�paration � l'amiable, comme on dirait en France. 
 
Le comte ne comprenait pas; elle fut oblig�e de r�p�ter plusieurs fois. Il devint d'une p�leur mortelle, et, se jetant � genoux aupr�s de son lit, il dit tout ce que l'�tonnement profond, et ensuite le d�sespoir le plus vif, peuvent inspirer � un homme d'esprit passionn�ment amoureux. A chaque moment il offrait de donner sa d�mission et de suivre son amie dans quelque retraite � mille lieues de Parme. 
 
-- Vous osez me parler de d�part, et Fabrice est ici! s'�cria-t-elle enfin en se soulevant � demi. Mais comme elle aper�ut que ce nom de Fabrice faisait une impression p�nible, elle ajouta apr�s un moment de repos et en serrant l�g�rement la main du comte:-- Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aim� avec cette passion et ces transports que l'on n'�prouve plus, ce me semble, apr�s trente ans, et je suis d�j� bien loin de cet �ge. On vous aura dit que j'aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour m�chante. (Ses yeux brill�rent pour la premi�re fois dans cette conversation, en pronon�ant ce mot m�chante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s'est pass� entre lui et moi la plus petite chose que n'e�t pas pu souffrir l'oeil d'une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l'aime exactement comme ferait une soeur; je l'aime d'instinct, pour parler ainsi. J'aime en lui son courage si simple et si parfait, que l'on peut dire qu'il ne s'en aper�oit pas lui- m�me; je me souviens que ce genre d'admiration commen�a � son retour de Warterloo. Il �tait encore enfant, malgr� ses dix-sept ans; sa grande inqui�tude �tait de savoir si r�ellement il avait assist� � la bataille, et dans le cas du oui, s'il pouvait dire s'�tre battu, lui qui n'avait march� � l'attaque d'aucune batterie ni d'aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble sur ce sujet important, que je commen�ai � voir en lui une gr�ce parfaite. Sa grande �me se r�v�lait � moi; que de savants mensonges e�t �tal�s, � sa place, un jeune homme bien �lev�! Enfin, s'il n'est heureux je ne puis �tre heureuse. Tenez, voil� un mot qui peint bien l'�tat de mon coeur; si ce n'est la v�rit�, c'est au moins tout ce que j'en vois. Le comte, encourag� par ce ton de franchise et d'intimit�, voulut lui baiser la main: elle la retira avec une sorte d'horreur. Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept ans, je me trouve � la porte de la vieillesse, j'en ressens d�j� tous les d�couragements, et peut-�tre m�me suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, � ce qu'on dit, et pourtant il me semble que je le d�sire. J'�prouve le pire sympt�me de la vieillesse: mon coeur est �teint par cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, que l'ombre de quelqu'un qui me fut cher. Je dirai plus, c'est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage. 
 
-- Que vais-je devenir? lui r�p�tait le comte, moi qui sens que je vous suis attach� avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous voyais � la Scala! 
 
-- Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d'amour m'ennuie, et me semble ind�cent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain, courage! soyez homme d'esprit, homme judicieux, homme � ressources dans les occurrences. Soyez avec moi ce que vous �tes r�ellement aux yeux des indiff�rents, l'homme le plus habile et le plus grand politique que l'Italie ait produit depuis des si�cles. 
 
Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants. 
 
-- Impossible, ch�re amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux d�chirements de la passion la plus violente, et vous me demandez d'interroger ma raison! Il n'y a plus de raison pour moi! 
 
-- Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d'un ton sec; et ce fut pour la premi�re fois, apr�s deux heures d'entretien, que sa voix prit une expression quelconque. Le comte, au d�sespoir lui-m�me, chercha � la consoler. 
 
-- Il m'a tromp�e, s'�criait-elle sans r�pondre en aucune fa�on aux raisons d'esp�rer que lui exposait le comte; il m'a tromp�e de la fa�on la plus l�che! Et sa p�leur mortelle cessa pour un instant; mais, m�me dans ce moment d'excitation violente, le comte remarqua qu'elle n'avait pas la force de soulever les bras. 
 
Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu'elle ne f�t que malade? En ce cas pourtant ce serait le d�but de quelque maladie fort grave. Alors, rempli d'inqui�tude, il proposa de faire appeler le c�l�bre Rozari, le premier m�decin du pays et de l'Italie. 
 
-- Vous voulez donc donner � un �tranger le plaisir de conna�tre toute l'�tendue de mon d�sespoir?... Est-ce l� le conseil d'un tra�tre ou d'un ami? Et elle le regarda avec des yeux �tranges. 
 
C'en est fait, se dit-il avec d�sespoir, elle n'a plus d'amour pour moi, et bien plus, elle ne me place plus m�me au rang des hommes d'honneur vulgaires. 
 
-- Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j'ai voulu avant tout avoir des d�tails sur l'arrestation qui nous met au d�sespoir, et chose �trange! je ne sais encore rien de positif; j'ai fait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route de Castelnovo, et ont re�u l'ordre de suivre sa sediola. J'ai r�exp�di� aussit�t Bruno, dont vous connaissez le z�le non moins que le d�vouement; il a ordre de remonter de station en station pour savoir o� et comment Fabrice a �t� arr�t�. 
 
En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d'une l�g�re convulsion. 
 
-- Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte d�s qu'elle put parler; ces d�tails m'int�ressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus petites circonstances. 
 
-- Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de l�g�ret� pour tenter de la distraire un peu, j'ai envie d'envoyer un commis de confiance � Bruno et d'ordonner � celui-ci de pousser jusqu'� Bologne; c'est l�, peut-�tre, qu'on aura enlev� notre jeune ami. De quelle date est sa derni�re lettre? 
 
-- De mardi, il y a cinq jours. 
 
-- Avait-elle �t� ouverte � la poste? 
 
-- Aucune trace d'ouverture. Il faut vous dire qu'elle �tait �crite sur du papier horrible; l'adresse est d'une main de femme, et cette adresse porte le nom d'une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La blanchisseuse croit qu'il s'agit d'une affaire d'amour, et la Ch�kina lui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter. Le comte, qui avait pris tout � fait le ton d'un homme d'affaires, essaya de d�couvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir �t� le jour de l'enl�vement � Bologne. Il s'aper�ut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant de tact, que c'�tait l� le ton qu'il fallait prendre. Ces d�tails int�ressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le comte n'e�t pas �t� amoureux, il e�t eu cette id�e si simple d�s son entr�e dans la chambre. La duchesse le renvoya pour qu'il p�t sans d�lai exp�dier de nouveaux ordres au fid�le Bruno. Comme on s'occupait en passant de la question de savoir s'il y avait eu sentence avant le moment o� le prince avait sign� le billet adress� � la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d'empressement l'occasion de dire au comte: Je ne vous reprocherai point d'avoir omis les mots injuste proc�dure dans le billet que vous �criv�tes et qu'il signa, c'�tait l'instinct de courtisan qui vous prenait � la gorge; sans vous en douter, vous pr�f�riez l'int�r�t de votre ma�tre � celui de votre amie. Vous avez mis vos actions � mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n'est pas en votre pouvoir de changer votre nature; vous avez de grands talents pour �tre ministre, mais vous avez aussi l'instinct de ce m�tier. La suppression du mot injuste me perd; mais loin de moi de vous la reprocher en aucune fa�on, ce fut la faute de l'instinct et non pas celle de la volont�. 
 
-- Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l'air le plus imp�rieux, que je ne suis point trop afflig�e de l'enl�vement de Fabrice, que je n'ai pas eu la moindre vell�it� de m'�loigner de ce pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. Voil� ce que vous avez � dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je compte seule diriger ma conduite � l'avenir, je veux me s�parer de vous � l'amiable, c'est-�-dire en bonne et vieille amie. Comptez que j'ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus m'exag�rer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus mal heureuse que je ne le suis s'il m'arrivait de compromettre votre destin�e. Il peut entrer dans mes projets de me donner l'apparence d'avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir afflig�. Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s'arr�ta une demi-minute apr�s ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infid�lit� et cela en cinq ann�es de temps. C'est bien long, dit-elle; elle essaya de sourire; ses joues si p�les s'agit�rent, mais ses l�vres ne purent se s�parer. Je vous jure m�me que jamais je n'en ai eu le projet ni l'envie. Cela bien entendu, laissez-moi. 
 
Le comte sortit, au d�sespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la duchesse l'intention bien arr�t�e de se s�parer de lui, et jamais il n'avait �t� aussi �perdument amoureux. C'est l� une de ces choses sur lesquelles je suis oblig� de revenir souvent, parce qu'elles sont improbables hors de l'Italie. En rentrant chez lui, il exp�dia jusqu'� six personnes diff�rentes sur la route de Castelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres. Mais ce n'est pas tout, se dit le malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire ex�cuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait une limite que l'on ne doit jamais franchir, et c'est pour raccommoder les choses que j'ai eu la sottise incroyable de supprimer le mot proc�dure injuste, le seul qui li�t le souverain... Mais bah! ces gens-l� sont-ils li�s par quelque chose? C'est l� sans doute la plus grande faute de ma vie, j'ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi: il s'agit de r�parer cette �tourderie � force d'activit� et d'adresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, m�me en sacrifiant un peu de ma dignit�, je plante l� cet homme; avec ses r�ves de haute politique, avec ses id�es de se faire roi constitutionnel de la Lombardie, nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti n'est qu'un sot, le talent de Rassi se r�duit � faire pendre l�galement un homme qui d�pla�t au pouvoir. 
 
Une fois cette r�solution bien arr�t�e de renoncer au minist�re si les rigueurs � l'�gard de Fabrice d�passaient celles d'une simple d�tention, le comte se dit: Si un caprice de la vanit� de cet homme imprudemment brav�e me co�te le bonheur, du moins l'honneur me restera... A propos, puisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m'eussent sembl� hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire �vader Fabrice... Grand Dieu! s'�cria le comte en s'interrompant et ses yeux s'ouvrant � l'exc�s comme � la vue d'un bonheur impr�vu, la duchesse ne m'a pas parl� d'�vasion, aurait-elle manqu� de sinc�rit� une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le d�sir que je trahisse le prince? Ma foi, c'est fait! 
 
L'oeil du comte avait reprit toute sa finesse satirique. Cet aimable fiscal Rassi est pay� par le ma�tre pour toutes les sentences qui nous d�shonorent en Europe mais il n'est pas homme � refuser d'�tre pay� par moi pour trahir les secrets du ma�tre. Cet animal-l� a une ma�tresse et un confesseur, mais la ma�tresse est d'une trop vile esp�ce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle raconterait l'entrevue � toutes les fruiti�res du voisinage. Le comte, ressuscit� par cette lueur d'espoir, �tait d�j� sur le chemin de la cath�drale; �tonn� de la l�g�ret� de sa d�marche, il sourit malgr� son chagrin: Ce que c'est, dit-il, que de n'�tre plus ministre! Cette cath�drale, comme beaucoup d'�glises en Italie, sert de passage d'une rue � l'autre, le comte vit de loin un des grands vicaires de l'archev�que qui traversait la nef. 
 
-- Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour �pargner � ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez monseigneur l'archev�que. Je lui aurais toutes les obligations du monde s'il voulait bien descendre jusqu'� la sacristie. L'archev�que fut ravi de ce message, il avait mille choses � dire au ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses n'�taient que des phrases et ne voulut rien �couter. 
 
-- Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul? 
 
-- Un petit esprit et une grande ambition, r�pondit l'archev�que, peu de scrupules et une extr�me pauvret�, car nous en avons des vices! 
 
-- Tudieu, monseigneur! s'�cria le ministre, vous peignez comme Tacite; et il prit cong� de lui en riant. A peine de retour au minist�re, il fit appeler l'abb� Dugnani. 
 
-- Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal g�n�ral Rassi, n'aurait-il rien � me dire? Et, sans autres paroles ou plus de c�r�monie, il renvoya le Dugnani. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XVII. 
 
Le comte se regardait comme hors du minist�re. Voyons un peu, se dit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux apr�s ma disgr�ce, car c'est ainsi qu'on appellera ma retraite. Le comte fit l'�tat de sa fortune: il �tait entr� au minist�re avec quatre-vingt mille francs de bien; � son grand �tonnement, il trouva que, tout compt�, son avoir actuel ne s'�levait pas � cinq cent mille francs: c'est vingt mille livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un grand �tourdi! Il n'y a pas un bourgeois � Parme qui ne me croie cent cinquante mille livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est plus bourgeois qu'un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s'�cria-t-il, si je suis encore ministre trois mois, nous la verrons doubl�e cette fortune. Il trouva dans cette id�e l'occasion d'�crire � la duchesse, et la saisit avec avidit�; mais pour se faire pardonner une lettre dans les termes o� ils en �taient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs. Nous n'aurons que vingt mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous trois � Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un cheval de selle � nous deux. Le ministre venait � peine d'envoyer sa lettre, lorsqu'on annon�a le fiscal g�n�ral Rassi; il le re�ut avec une hauteur qui frisait l'impertinence. 
 
-- Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever � Bologne un conspirateur que je prot�ge, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur? Est-ce le g�n�ral Conti, ou vous-m�me? 
 
Le Rassi fut atterr�; il avait trop peu d'habitude de la bonne compagnie pour deviner si le comte parlait s�rieusement: il rougit beaucoup, �nonna quelques mots peu intelligibles; le comte le regardait et jouissait de son embarras. Tout � coup le Rassi se secoua et s'�cria avec une aisance parfaite et de l'air de Figaro pris en flagrant d�lit par Almaviva: 
 
-- Ma foi, monsieur le comte, je n'irai point par quatre chemins avec Votre Excellence: que me donnerez-vous pour r�pondre � toutes vos questions comme je ferais � celles de mon confesseur? 
 
-- La croix de Saint-Paul (c'est l'ordre de Parme), ou de l'argent, si vous pouvez me fournir un pr�texte pour vous en accorder. 
 
-- J'aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu'elle m'anoblit. 
 
-- Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre noblesse? 
 
-- Si j'�tais n� noble, r�pondit le Rassi avec toute l'impudence de son m�tier, les parents des gens que j'ai fait pendre me ha�raient, mais ils ne me m�priseraient pas. 
 
-- Eh bien! je vous sauverai du m�pris, dit le comte, gu�rissez-moi de mon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice? 
 
-- Ma foi, le prince est fort embarrass�: il craint que, s�duit par les beaux yeux d'Armide, pardonnez � ce langage un peu vif, ce sont les termes pr�cis du souverain; il craint que, s�duit par de fort beaux yeux qui l'ont un peu touch� lui- m�me, vous ne le plantiez l�, et il n'y a que vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai m�me, ajouta Rassi en baissant la voix, qu'il y a l� une fi�re occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous accorderait, comme r�compense nationale, une jolie terre valant six cent mille francs qu'il distrairait de son domaine, ou une gratification de trois cent mille francs �cus, si vous vouliez consentir � ne pas vous m�ler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins � ne lui en parler qu'en public. 
 
-- Je m'attendais � mieux que �a, dit le comte; ne pas me m�ler de Fabrice c'est me brouiller avec la duchesse. 
 
-- Eh bien! c'est encore ce que dit le prince: le fait est qu'il est horriblement mont� contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il craint que, pour d�dommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous voil� veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n'est �g�e que de cinquante ans. 
 
-- Il a devin� juste, s'�cria le comte, notre ma�tre est l'homme le plus fin de ses �tats. 
 
Jamais le comte n'avait eu l'id�e baroque d'�pouser cette vieille princesse; rien ne f�t all� plus mal � un homme que les c�r�monies de cour ennuyaient � la mort. 
 
Il se mit � jouer avec sa tabati�re sur le marbre d'une petite table voisine de son fauteuil. Rassi vit dans ce geste d'embarras la possibilit� d'une bonne aubaine; son oeil brilla. 
 
-- De gr�ce, monsieur le comte, s'�cria-t-il si Votre Excellence veut accepter, ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie de ne point choisir d'autre n�gociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmenter la gratification en argent ou m�me de faire joindre une for�t assez importante � la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un peu de douceur et de m�nagement dans sa fa�on de parler au prince de ce morveux qu'on a coffr�, on pourrait peut-�tre �riger en duch� la terre que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le r�p�te � Votre Excellence; le prince, pour le quart d'heure, ex�cre la duchesse, mais il est fort embarrass�, et m�me au point que j'ai cru parfois qu'il y avait quelque circonstance secr�te qu'il n'osait pas m'avouer. Au fond on peut trouver ici une mine d'or, moi vous vendant ses secrets les plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi jur�. Au fond, s'il est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que vous seul au monde pouvez conduire � bien toutes les d�marches secr�tes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui r�p�ter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en s'�chauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots, qu'aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que je n'y vois. 
 
-- Je permets tout, dit le comte en continuant, d'un air distrait, � frapper la table de marbre avec sa tabati�re d'or, je permets tout et je serai reconnaissant. 
 
-- Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, ind�pendamment de la croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d'anoblissement au prince, il me r�pond: Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer boutique d�s le lendemain; personne � Parme ne voudrait plus se faire anoblir. Pour en revenir � l'affaire du Milanais, le prince me disait, il n'y a pas trois jours: Il n'y a que ce fripon-l� pour suivre le fil de nos intrigues; si je le chasse ou s'il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce � l'espoir de me voir un jour le chef lib�ral et ador� de toute l'Italie. 
 
A ce mot le comte respira: Fabrice ne mourra pas, se dit-il. 
 
De sa vie le Rassi n'avait pu arriver � une conversation intime avec le premier ministre: il �tait hors de lui de bonheur; il se voyait � la veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu'il y a de bas et de vil; le petit peuple donnait le nom deRassiaux chiens enrag�s; depuis peu des soldats s'�taient battus en duel parce qu'un de leurs camarades les avait appel�s Rassi. Enfin il ne se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne v�nt s'ench�sser dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent �colier de seize ans, �tait chass� des caf�s, sur son nom. 
 
C'est le souvenir br�lant de tous ces agr�ments de sa position qui lui fit commettre une imprudence. 
 
-- J'ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du ministre, elle s'appelle Riva, je voudrais �tre baron Riva. 
 
-- Pourquoi pas? dit le ministre. Rassi �tait hors de lui. 
 
-- Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d'�tre indiscret, j'oserai deviner le but de vos d�sirs, vous aspirez � la main de la princesse Isota, et c'est une noble ambition. Une fois parent, vous �tes � l'abri de la disgr�ce, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai pas qu'il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur; mais si vos affaires �taient confi�es � quelqu'un d'adroit et de bien pay�, on pourrait ne pas d�sesp�rer du succ�s. 
 
-- Moi, mon cher baron, j'en d�sesp�rais; je d�savoue d'avance toutes les paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour o� cette alliance illustre viendra enfin combler mes voeux et me donner une si haute position dans l'�tat, je vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder une marque de faveur que vous-m�me vous pr�f�rerez � cette somme d'argent. 
 
Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons gr�ce de plus de la moiti�; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de grandes esp�rances de sauver Fabrice, et plus r�solu que jamais � donner sa d�mission. Il trouvait que son cr�dit avait raison d'�tre renouvel� par la pr�sence au pouvoir de gens tels que Rassi et le g�n�ral Conti; il jouissait avec d�lices d'une possibilit� qu'il venait d'entrevoir de se venger du prince: Il peut faire partir la duchesse, s'�criait-il, mais parbleu il renoncera � l'espoir d'�tre roi constitutionnel de la Lombardie. (Cette chim�re �tait ridicule: le prince avait beaucoup d'esprit, mais, � force d'y r�ver, il en �tait devenu amoureux fou.) 
 
Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte ferm�e pour lui; le portier n'osait presque pas lui avouer cet ordre re�u de la bouche m�me de sa ma�tresse. Le comte regagna tristement le palais du minist�re, le malheur qu'il venait d'essuyer �clipsait en entier la joie que lui avait donn�e sa conversation avec le confident du prince. N'ayant plus le coeur de s'occuper de rien, le comte errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d'heure apr�s, il re�ut un billet ainsi con�u: 
 
�Puisqu'il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu'amis, il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous r�duirons ces visites, toujours si ch�res � mon coeur, � deux par mois. Si vous voulez me plaire, donnez de la publicit� � cette sorte de rupture; si vous vouliez me rendre presque tout l'amour que jadis j'eus pour vous, vous feriez choix d'une nouvelle amie. Quant � moi, j'ai de grands projets de dissipation: je compte aller beaucoup dans le monde, peut-�tre m�me trouverai-je un homme d'esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sans doute en qualit� d'ami la premi�re place dans mon coeur vous sera toujours r�serv�e; mais je ne veux plus que l'on dise que mes d�marches ont �t� dict�es par votre sagesse; je veux surtout que l'on sache bien que j'ai perdu toute influence sur vos d�terminations. En un mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher, mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie, aucune id�e de retour, tout est bien fini. Comptez � jamais sur mon amiti�. � 
 
Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une belle lettre au prince pour donner sa d�mission de tous ses emplois, et il l'adressa � la duchesse avec pri�re de la faire parvenir au palais. Un instant apr�s, il re�ut sa d�mission, d�chir�e en quatre, et, sur un des blancs du papier, la duchesse avait daign� �crire: Non, mille fois non! 
 
Il serait difficile de d�crire le d�sespoir du pauvre ministre. Elle a raison, j'en conviens, se disait-il � chaque instant; mon omission du mot proc�dure injuste est un affreux malheur; elle entra�nera peut-�tre la mort de Fabrice, et celle-ci am�nera la mienne. Ce fut avec la mort dans l'�me que le comte, qui ne voulait pas para�tre au palais du souverain avant d'y �tre appel�, �crivit de sa main le motu proprio qui nommait Rassi chevalier de l'ordre de Saint-Paul et lui conf�rait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport d'une demi- pause qui exposait au prince les raisons d'�tat qui conseillaient cette mesure. Il trouva une sorte de joie m�lancolique � faire de ces pi�ces deux belles copies qu'il adressa � la duchesse. 
 
Il se perdait en suppositions; il cherchait � deviner quel serait � l'avenir le plan de conduite de la femme qu'il aimait. Elle n'en sait rien elle-m�me, se disait-il; une seule chose reste certaine, c'est que, pour rien au monde, elle ne manquerait aux r�solutions qu'elle m'aurait une fois annonc�es. Ce qui ajoutait encore � son malheur, c'est qu'il ne pouvait parvenir � trouver la duchesse bl�mable. Elle m'a fait une gr�ce en m'aimant, elle cesse de m'aimer apr�s une faute involontaire, il est vrai, mais qui peut entra�ner une cons�quence horrible; je n'ai aucun droit de me plaindre. Le lendemain matin, le comte sut que la duchesse avait recommenc� � aller dans le monde; elle avait paru la veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que f�t-il devenu s'il se f�t rencontr� avec elle dans le m�me salon? Comment lui parler? De quel ton lui adresser la parole? Et comment ne pas lui parler? 
 
Le lendemain fut un jour fun�bre; le bruit se r�pandait g�n�ralement que Fabrice allait �tre mis � mort, la ville fut �mue. On ajoutait que le prince, ayant �gard � sa haute naissance, avait daign� d�cider qu'il aurait la t�te tranch�e. 
 
-- C'est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus pr�tendre � revoir jamais la duchesse. Malgr� ce raisonnement assez simple, il ne put s'emp�cher de passer trois fois � sa porte; � la v�rit�, pour n'�tre pas remarqu�, il alla chez elle � pied. Dans son d�sespoir, il eut m�me le courage de lui �crire. Il avait fait appeler Rassi deux fois; le fiscal ne s'�tait point pr�sent�. Le coquin me trahit, se dit le comte. 
 
Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute soci�t� de Parme, et m�me la bourgeoisie. La mise � mort de Fabrice �tait plus que jamais certaine; et, compl�ment bien �trange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop au d�sespoir. Selon les apparences, elle n'accordait que des regrets assez mod�r�s � son jeune amant; toutefois elle profitait avec un art infini de la p�leur que venait de lui donner une indisposition assez grave, qui �tait survenue en m�me temps que l'arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien � ces d�tails le coeur sec d'une grande dame de la cour. Par d�cence cependant, et comme sacrifice aux m�nes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le comte Mosca. Quelle immoralit�! s'�criaient les jans�nistes de Parme. Mais d�j� la duchesse, chose incroyable! paraissait dispos�e � �couter les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait, entre autres singularit�s, qu'elle avait �t� fort gaie dans une conversation avec le comte Baldi, l'amant actuel de la Raversi, et l'avait beaucoup plaisant� sur ses courses fr�quentes au ch�teau de Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple �taient indign�s de la mort de Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient � la jalousie du comte Mosca. La soci�t� de la cour s'occupait aussi beaucoup du comte, mais c'�tait pour s'en moquer. La troisi�me des grandes nouvelles que nous avons annonc�es n'�tait autre en effet que la d�mission du comte; tout le monde se moquait d'un amant ridicule qui, � l'�ge de cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d'�tre quitt� par une femme sans coeur et qui, depuis longtemps, lui pr�f�rait un jeune homme. Le seul archev�que eut l'esprit, ou plut�t le coeur, de deviner que l'honneur d�fendait au comte de rester premier ministre dans un pays o� l'on allait couper la t�te, et sans le consulter, � un jeune homme, son prot�g�. La nouvelle de la d�mission du comte eut l'effet de gu�rir de sa goutte le g�n�ral Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la fa�on dont le pauvre Fabrice passait son temps � la citadelle, pendant que toute la ville s'enqu�rait de l'heure de son supplice. 
 
Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fid�le qu'il avait exp�di� sur Bologne; le comte s'attendrit au moment o� cet homme entrait dans son cabinet; sa vue lui rappelait l'�tat heureux o� il se trouvait lorsqu'il l'avait envoy� � Bologne, presque d'accord avec la duchesse. Bruno arrivait de Bologne o� il n'avait rien d�couvert; il n'avait pu trouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gard� dans la prison de son village. 
 
-- Je vais vous renvoyer � Bologne, dit le comte � Bruno: la duchesse tiendra au triste plaisir de conna�tre les d�tails du malheur de Fabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo... 
 
-- Mais non! s'�cria le comte en s'interrompant; partez � l'instant m�me pour la Lombardie, et distribuez de l'argent et en grande quantit� � tous nos correspondants. Mon but est d'obtenir de tous ces gens-l� des rapports de la nature la plus encourageante. Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit � �crire ses lettres de cr�ance; comme le comte lui donnait ses derni�res instructions, il re�ut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien �crite; on e�t dit un ami �crivant � son ami pour lui demander un service. L'ami qui �crivait n'�tait autre que le prince. Ayant ou� parler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte Mosca, de garder le minist�re; il le lui demandait au nom de l'amiti� et des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son ma�tre. Il ajoutait que le roi de M * venant de mettre � sa disposition deux cordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait l'autre � son cher comte Mosca. 
 
Cet animal-l� fait mon malheur! s'�cria le comte furieux, devant Bruno stup�fait, et croit me s�duire par ces m�mes phrases hypocrites que tant de fois nous avons arrang�es ensemble pour prendre � la glu quelque sot. Il refusa l'ordre qu'on lui offrait, et dans sa r�ponse parla de l'�tat de sa sant� comme ne lui laissant que bien peu d'esp�rance de pouvoir s'acquitter longtemps encore des p�nibles travaux du minist�re. Le comte �tait furieux. Un instant apr�s on annon�a le fiscal Rassi, qu'il traita comme un n�gre. 
 
-- Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez � faire l'insolent! Pourquoi n'�tre pas venu hier pour me remercier, comme c'�tait votre devoir �troit, monsieur le cuistre? 
 
Le Rassi �tait bien au-dessus des injures; c'�tait sur ce ton-l� qu'il �tait journellement re�u par le prince; mais il voulait �tre baron et se justifia avec esprit. Rien n'�tait plus facile. 
 
-- Le prince m'a tenu clou� � une table hier toute la journ�e; je n'ai pu sortir du palais. Son Altesse m'a fait copier de ma mauvaise �criture de procureur une quantit� de pi�ces diplomatiques tellement niaises et tellement bavardes que je crois, en v�rit�, que son but unique �tait de me retenir prisonnier. Quand enfin j'ai pu prendre cong�, vers les cinq heures, mourant de faim, il m'a donn� l'ordre d'aller chez moi directement, et de n'en pas sortir de la soir�e. En effet, j'ai vu deux de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin, d�s que je l'ai pu, j'ai fait venir une voiture qui m'a conduit jusqu'� la porte de la cath�drale. Je suis descendu de voiture tr�s lentement, puis, prenant le pas de course, j'ai travers� l'�glise et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci l'homme du monde auquel je d�sire plaire avec le plus de passion. 
 
-- Et moi, monsieur le dr�le, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou moins bien b�tis! Vous avez refus� de me parler de Fabrice avant-hier; j'ai respect� vos scrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les serments pour un �tre tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de d�faite. Aujourd'hui, je veux la v�rit�: Qu'est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner � mort ce jeune homme comme assassin du com�dien Giletti! 
 
-- Personne ne peut mieux rendre compte � Votre Excellence de ces bruits, puisque c'est moi-m�me qui les ai fait courir par ordre du souverain; et, j'y pense! c'est peut-�tre pour m'emp�cher de vous faire part de cet incident qu'hier, toute la journ�e, il m'a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et vous supplier de l'attacher � ma boutonni�re. 
 
-- Au fait! s'�cria le ministre, et pas de phrases. 
 
-- Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del Dongo, mais il n'a, comme vous le savez sans doute, qu'une condamnation en vingt ann�es de fers, commu�e par lui, le lendemain m�me de la sentence, en douze ann�es de forteresse avec je�ne au pain et � l'eau tous les vendredis, et autres bamboches religieuses. 
 
-- C'est parce que je savais cette condamnation � la prison seulement, que j'�tais effray� des bruits d'ex�cution prochaine qui se r�pandent par la ville; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamot�e par vous. 
 
-- C'est alors que j'aurais d� avoir la croix! s'�cria Rassi sans se d�concerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et que l'homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et c'est arm� de cette exp�rience que j'ose vous conseiller de ne pas m'imiter aujourd'hui. (Cette comparaison parut du plus mauvais go�t � l'interlocuteur, qui fut oblig� de se retenir pour ne pas donner des coups de pied � Rassi.) 
 
-- D'abord, reprit celui-ci avec la logique d'un jurisconsulte et l'assurance parfaite d'un homme qu'aucune insulte ne peut offenser, d'abord il ne peut �tre question de l'ex�cution du dit del Dongo; le prince n'oserait! les temps sont bien chang�s! et enfin, moi, noble et esp�rant par vous de devenir baron, je n'y donnerais pas les mains. Or, ce n'est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que l'ex�cuteur des hautes oeuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le chevalier Rassi n'en donnera jamais contre le sieur del Dongo. 
 
-- Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d'un air s�v�re. 
 
-- Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si M. del Dongo vient � mourir d'une colique, n'allez pas me l'attribuer! Le prince est outr�, et je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi e�t dit la duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le premier ministre); le comte fut frapp� de la suppression du titre dans une telle bouche, et l'on peut juger du plaisir qu'elle lui fit; il lan�a au Rassi un regard charg� de la plus vive haine. Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne puis te montrer mon amour qu'en ob�issant aveugl�ment � tes ordres. 
 
-- Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un int�r�t bien passionn� aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme elle m'avait pr�sent� ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien d� rester � Naples, et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens � ce qu'il ne soit pas mis � mort de mon temps, et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront sa sortie de prison. 
 
-- En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze ann�es r�volues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement vive, qu'il cherche � la cacher. 
 
-- Son Altesse est bien bonne! qu'a-t-elle besoin de cacher sa haine, puisque son premier ministre ne prot�ge plus la duchesse? Seulement je ne veux pas qu'on puisse m'accuser de vilenie, ni surtout de jalousie: c'est moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-�tre poignard�. Mais laissons cette bagatelle: le fait est que j'ai fait le compte de ma fortune; � peine si j'ai trouv� vingt mille livres de rente, sur quoi j'ai le projet d'adresser tr�s humblement ma d�mission au souverain. J'ai quelque espoir d'�tre employ� par le roi de Naples: cette grande ville m'offrira les distractions dont j'ai besoin en ce moment, et que je ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais qu'autant que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc., etc.; la conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le comte lui dit d'un air fort indiff�rent: 
 
-- Vous savez qu'on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu'il �tait un des amants de la duchesse; je n'accepte point ce bruit, et pour le d�mentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse � Fabrice. 
 
-- Mais monsieur le comte, dit Rassi effray�, et regardant la bourse, il y a l� une somme �norme, et les r�glements... 
 
-- Pour vous, mon cher, elle peut �tre �norme, reprit le comte de l'air du plus souverain m�pris: un bourgeois tel que vous, envoyant de l'argent � son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins: moi, je veuxque Fabrice re�oive ces six mille francs, et surtout que le ch�teau ne sache rien de cet envoi. 
 
Comme le Rassi effray� voulait r�pliquer, le comte ferma la porte sur lui avec impatience. Ces gens-l�, se dit-il, ne voient le pouvoir que derri�re l'insolence. Cela dit, ce grand ministre se livra � une action tellement ridicule, que nous avons quelque peine � la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionn�s. Pardon, mon cher ange, s'�criait-il, si je n'ai pas jet� par la fen�tre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarit�, mais, si j'agis avec cet exc�s de patience, c'est pour t'ob�ir! et il ne perdra rien pour attendre! 
 
Apr�s une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le coeur mort dans la poitrine, eut l'id�e d'une action ridicule et s'y livra avec un empressement d'enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut faire une visite � la vieille princesse Isota; de la vie il ne s'�tait pr�sent� chez elle qu'� l'occasion du jour de l'an. Il la trouva entour�e d'une quantit� de chiens, et par�e de tous ses atours, et m�me avec des diamants comme si elle allait � la cour. Le comte, ayant t�moign� quelque crainte de d�ranger les projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l'Altesse r�pondit au ministre qu'une princesse de Parme se devait � elle-m�me d'�tre toujours ainsi. Pour la premi�re fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaiet�; j'ai bien fait de para�tre ici, se dit-il, et d�s aujourd'hui il faut faire ma d�claration. La princesse avait �t� ravie de voir arriver chez elle un homme aussi renomm� par son esprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille n'�tait gu�re accoutum�e � de semblables visites. Le comte commen�a par une pr�face adroite, relative � l'immense distance qui s�parera toujours d'un simple gentilhomme les membres d'une famille r�gnante. 
 
-- Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d'un roi de France, par exemple, n'a aucun espoir d'arriver jamais � la couronne; mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C'est pourquoi nous autres Farn�se nous devons toujours conserver une certaine dignit� dans notre ext�rieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu'il soit absolument impossible qu'un jour vous soyez mon premier ministre. 
 
Cette id�e par son impr�vu baroque donna au pauvre comte un second instant de gaiet� parfaite. 
 
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en recevant l'aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute h�te. 
 
-- Je suis malade, r�pondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonn�tet� � son prince. Ah! ah! vous me poussez � bout, s'�cria-t-il avec fureur, et puis vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu'avoir re�u le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce si�cle-ci, il faut beaucoup d'esprit et un grand caract�re pour r�ussir � �tre despote. 
 
Apr�s avoir renvoy� le fourrier du palais fort scandalis� de la parfaite sant� de ce malade, le comte trouva plaisant d'aller voir les deux hommes de la cour qui avaient le plus d'influence sur le g�n�ral Fabio Conti. Ce qui surtout faisait fr�mir le ministre et lui �tait tout courage, c'est que le gouverneur de la citadelle �tait accus� de s'�tre d�fait jadis d'un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l'aquetta de P�rouse. 
 
Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait r�pandu des sommes folles pour se m�nager des intelligences � la citadelle; mais, suivant lui, il y avait peu d'espoir de succ�s, tous les yeux �taient encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essay�es par cette femme malheureuse: elle �tait au d�sespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement d�vou�s la secondaient. Mais il n'est peut-�tre qu'un seul genre d'affaires dont on s'acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques, c'est la garde des prisonniers politiques. L'or de la duchesse ne produisit d'autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XVIII. 
 
Ainsi, avec un d�vouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier ministre n'avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince �tait en col�re, la cour ainsi que le public �taient piqu�s contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait �t� trop heureux. Malgr� l'or jet� � pleines mains, la duchesse n'avait pu faire un pas dans le si�ge de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis � communiquer au g�n�ral Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse. 
 
Comme nous l'avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit d'abord au palais du gouverneur: C'est un joli petit b�timent construit dans le si�cle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le pla�a � cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l'immense tour ronde. Des fen�tres de ce petit palais, isol� sur le dos de l'�norme tour comme la bosse d'un chameau, Fabrice d�couvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l'oeil, au pied de la citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant � droite � quatre lieues de la ville, va se jeter dans le P�. Par-del� la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d'immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son oeil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de l'immense mur que les Alpes forment au nord de l'Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, m�me au mois d'ao�t o� l'on �tait alors, donnent comme une sorte de fra�cheur par souvenir au milieu de ces campagnes br�lantes; l'oeil en peut suivre les moindres d�tails, et pourtant ils sont � plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La vue si �tendue du joli palais du gouverneur est intercept�e vers un angle au midi par la tour Farn�se, dans laquelle on pr�parait � la h�te une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour comme le lecteur s'en souvient peut-�tre, fut �lev�e sur la plate-forme de la grosse tour, en l'honneur d'un prince h�r�ditaire qui, fort diff�rent de l'Hippolyte fils de Th�s�e, n'avait point repouss� les politesses d'une jeune belle-m�re. La princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa libert� que dix-sept ans plus tard en montant sur le tr�ne � la mort de son p�re. Cette tour Farn�se o�, apr�s trois quarts d'heure, l'on fit monter Fabrice, fort laide � l'ext�rieur, est �lev�e d'une cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de la grosse tour et garnie d'une quantit� de paratonnerres. Le prince m�content de sa femme, qui fit b�tir cette prison aper�ue de toutes parts, eut la singuli�re pr�tention de persuader � ses sujets qu'elle existait depuis longues ann�es: c'est pourquoi il lui imposa le nom de tour Farn�se. Il �tait d�fendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les ma�ons placer chacune des pierres qui composent cet �difice pentagone. Afin de prouver qu'elle �tait ancienne, on pla�a au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui repr�sente Alexandre Farn�se, le g�n�ral c�l�bre, for�ant Henri IV � s'�loigner de Paris. Cette tour Farn�se plac�e en si belle vue se compose d'un rez-de-chauss�e long de quarante pas au moins, large � proportion et tout rempli de colonnes fort trapues, car cette pi�ce si d�mesur�ment vaste n'a pas plus de quinze pieds d'�l�vation. Elle est occup�e par le corps de garde, et, du centre, l'escalier s'�l�ve en tournant autour d'une des colonnes: c'est un petit escalier en fer, fort l�ger, large de deux pieds � peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des ge�liers qui l'escortaient, Fabrice arriva � de vastes pi�ces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier �tage. Elles furent jadis meubl�es avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix- sept plus belles ann�es de sa vie. A l'une des extr�mit�s de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la vo�te sont enti�rement rev�tus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la plus noble proportion sont plac�es en lignes le long des murs noirs, sans les toucher, et ces murs sont orn�s d'une quantit� de t�tes de morts en marbre blanc, de proportions colossales, �l�gamment sculpt�es et plac�es sur deux os en sautoir. Voil� bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d'id�e de me montrer cela! 
 
Un escalier en fer et en filigrane fort l�ger, �galement dispos� autour d'une colonne, donne acc�s au second �tage de cette prison, et c'est dans les chambres de ce second �tage, hautes de quinze pieds environ que depuis un an le g�n�ral Fabio Conti faisait preuve de g�nie. D'abord, sous sa direction, l'on avait solidement grill� les fen�tres de ces chambres jadis occup�es par les domestiques du prince et qui sont � plus de trente pieds des dalles de pierre formant la plate- forme de la grosse tour ronde. C'est par un corridor obscur plac� au centre du b�timent que l'on arrive � ces chambres, qui toutes ont deux fen�tres; et dans ce corridor fort �troit, Fabrice remarqua trois portes de fer successives form�es de barreaux �normes et s'�levant jusqu'� la vo�te. Ce sont les plans, coupes et �l�vations de toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans avaient valu au g�n�ral une audience de son ma�tre chaque semaine. Un conspirateur plac� dans l'une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre � l'opinion d'�tre trait� d'une fa�on inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu'on l'entend�t. Le g�n�ral avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de ch�ne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c'�tait l� son invention capitale, celle qui lui donnait des droits au minist�re de la police. Sur ces bancs il avait fait �tablir une cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du c�t� des fen�tres. Des trois autres c�t�s il r�gnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le mur primitif de la prison, compos� d'�normes pierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois, form�es de quatre doubles de planches de noyer, ch�ne et sapin, �taient solidement reli�es par des boulons de fer et par des clous sans nombre. 
 
Ce fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef-d'oeuvre du g�n�ral Fabio Conti, laquelle avait re�u le beau nom d'Ob�issance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fen�tres; la vue qu'on avait de ces fen�tres grill�es �tait sublime: un seul petit coin de l'horizon �tait cach�, vers le nord-est, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n'avait que deux �tages; le rez-de-chauss�e �tait occup� par les bureaux de l'�tat-major; et d'abord les yeux de Fabrice furent attir�s vers une des fen�tres du second �tage, o� se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantit� d'oiseaux de toute sorte. Fabrice s'amusait � les entendre chanter, et � les voir saluer les derniers rayons du cr�puscule du soir, tandis que les ge�liers s'agitaient autour de lui. Cette fen�tre de la voli�re n'�tait pas � plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, et se trouvait � cinq ou six pieds en contrebas, de fa�on qu'il plongeait sur les oiseaux. 
 
Il y avait lune ce jour-l�, et au moment o� Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement � l'horizon � droite, au-dessus de la cha�ne des Alpes, vers Tr�vise. Il n'�tait que huit heures et demie du soir, et � l'autre extr�mit� de l'horizon, au couchant, un brillant cr�puscule rouge orang� dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le mont Cenis et Turin; sans songer autrement � son malheur, Fabrice fut �mu et ravi par ce spectacle sublime. C'est donc dans ce monde ravissant que vit Cl�lia Conti! avec son �me pensive et s�rieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu'un autre; on est ici comme dans des montagnes solitaires � cent lieues de Parme. Ce ne fut qu'apr�s avoir pass� plus de deux heures � la fen�tre, admirant cet horizon qui parlait � son �me, et souvent aussi arr�tant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s'�cria tout � coup: Mais ceci est-il une prison? est-ce l� ce que j'ai tant redout�? Au lieu d'apercevoir � chaque pas des d�sagr�ments et des motifs d'aigreur, notre h�ros se laissait charmer par les douceurs de la prison. 
 
Tout � coup son attention fut violemment rappel�e � la r�alit� par un tapage �pouvantable: sa chambre de bois, assez semblable � une cage et surtout fort sonore, �tait violemment �branl�e: des aboiements de chien et de petits cris aigus compl�taient le bruit le plus singulier. Quoi donc si t�t pourrais-je m'�chapper! pensa Fabrice. Un instant apr�s, il riait comme jamais peut-�tre on n'a ri dans une prison. Par ordre du g�n�ral, on avait fait monter en m�me temps que les ge�liers un chien anglais, fort m�chant, pr�pos� � la garde des prisonniers d'importance, et qui devait passer la nuit dans l'espace si ing�nieusement m�nag� tout autour de la cage de Fabrice. Le chien et le ge�lier devaient coucher dans l'intervalle de trois pieds m�nag� entre les dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le prisonnier ne pouvait faire un pas sans �tre entendu. 
 
Or, � l'arriv�e de Fabrice, la chambre de l'Ob�issance passive se trouvait occup�e par une centaine de rats �normes qui prirent la fuite dans tous les sens. Le chien, sorte d'�pagneul crois� avec un fox anglais, n'�tait point beau, mais en revanche, il se montra fort alerte. On l'avait attach� sur le pav� en dalles de pierre au-dessous du plancher de la chambre de bois; mais lorsqu'il sentit passer les rats tout pr�s de lui il fit des efforts si extraordinaires qu'il parvint � retirer la t�te de son collier; alors advint cette bataille admirable et dont le tapage r�veilla Fabrice lanc� dans les r�veries des moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se r�fugiant dans la chambre de bois, le chien monta apr�s eux les six marches qui conduisaient du pav� en pierre � la cabane de Fabrice. Alors commen�a un tapage bien autrement �pouvantable: la cabane �tait �branl�e jusqu'en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait � force de rire: le ge�lier Grillo, non moins riant, avait ferm� la porte; le chien, courant apr�s les rats, n'�tait g�n� par aucun meuble, car la chambre �tait absolument nue; il n'y avait pour g�ner les bonds du chien chasseur qu'un po�le de fer dans un coin. Quand le chien eut triomph� de tous ses ennemis, Fabrice l'appela, le caressa, r�ussit � lui plaire: Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque mur, se dit-il, il n'aboiera pas. Mais cette politique raffin�e �tait une pr�tention de sa part: dans la situation d'esprit o� il �tait, il trouvait son bonheur � jouer avec ce chien. Par une bizarrerie � laquelle il ne r�fl�chissait point, une secr�te joie r�gnait au fond de son �me. 
 
Apr�s qu'il se fut bien essouffl� � courir avec le chien: 
 
-- Comment vous appelez-vous, dit Fabrice au ge�lier. 
 
-- Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le r�glement. 
 
-- Eh bien! mon cher Grillo, un nomm� Giletti a voulu m'assassiner au milieu d'un grand chemin, je me suis d�fendu et l'ai tu�; je le tuerais encore si c'�tait � faire: mais je n'en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai votre h�te. Sollicitez l'autorisation de vos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina; de plus, achetez-moi force n�bieu d'Asti. 
 
C'est un assez bon vin mousseux qu'on fabrique en Pi�mont dans la patrie d'Alfieri et qui est fort estim� surtout de la classe d'amateurs � laquelle appartiennent les ge�liers. Huit ou dix de ces messieurs �taient occup�s � transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et fort dor�s que l'on enlevait au premier �tage dans l'appartement du prince; tous recueillirent religieusement dans leur pens�e le mot en faveur du vin d'Asti. Quoi qu'on p�t faire, l'�tablissement de Fabrice pour cette premi�re nuit fut pitoyable; mais il n'eut l'air choqu� que de l'absence d'une bouteille de bon n�bieu. -- Celui-l� a l'air d'un bon enfant... dirent les ge�liers en s'en allant... et il n'y a qu'une chose � d�sirer, c'est que nos messieurs lui laissent passer de l'argent. 
 
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: Est-il possible que ce soit l� la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Tr�vise au mont Viso, la cha�ne si �tendue des Alpes, les pics couverts de neige, les �toiles, etc., et une premi�re nuit en prison encore! Je con�ois que Cl�lia Conti se plaise dans cette solitude a�rienne; on est ici � mille lieues au-dessus des petitesses et des m�chancet�s qui nous occupent l�-bas. Si ces oiseaux qui sont l� sous ma fen�tre lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle en m'apercevant? Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil � une heure fort avanc�e de la nuit. 
 
D�s le lendemain de cette nuit, la premi�re pass�e en prison, et durant laquelle il ne s'impatienta pas une seule fois, Fabrice fut r�duit � faire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le ge�lier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n'apportait ni linge ni n�bieu. 
 
Verrai-je Cl�lia? se dit Fabrice en s'�veillant. Mais ces oiseaux sont-ils � elle? Les oiseaux commen�aient � jeter des petits cris et � chanter, et � cette �l�vation c'�tait le seul bruit qui s'entend�t dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveaut� et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui r�gnait � cette hauteur: il �coutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. S'ils lui appartiennent, elle para�tra un instant dans cette chambre, l� sous ma fen�tre; et tout en examinant les immenses cha�nes des Alpes, vis-�-vis le premier �tage desquelles la citadelle de Parme semblait s'�lever comme un ouvrage avanc�, ses regards revenaient � chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d'acajou qui, garnies de fils dor�s, s'�levaient au milieu de la chambre fort claire, servant de voli�re. Ce que Fabrice n'apprit que plus tard, c'est que cette chambre �tait la seule du second �tage du palais qui e�t de l'ombre de onze heures � quatre; elle �tait abrit�e par la tour Farn�se. 
 
Quel ne va pas �tre mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette physionomie c�leste et pensive que j'attends et qui rougira peut-�tre un peu si elle m'aper�oit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, charg�e par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois Cl�lia, daignera-t- elle m'apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscr�tions pour �tre remarqu�; ma situation doit avoir quelques privil�ges; d'ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le g�n�ral Conti et les autres mis�rables de cette esp�ce appellent un de leurs subordonn�s... Mais elle a tant d'esprit, ou pour mieux dire tant d'�me, comme le suppose le comte, que peut-�tre � ce qu'il dit, m�prise-t-elle le m�tier de son p�re; de l� viendrait sa m�lancolie! Noble cause de tristesse! Mais apr�s tout, je ne suis point pr�cis�ment un �tranger pour elle. Avec quelle gr�ce pleine de modestie elle m'a salu� hier soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre pr�s de C�me je lui dis: Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo? L'aura-t-elle oubli�? elle �tait si jeune alors! 
 
Mais � propos, se dit Fabrice �tonn� en interrompant tout � coup le cours de ses pens�es, j'oublie d'�tre en col�re! Serais-je un de ces grands courages comme l'antiquit� en a montr� quelques exemples au monde? Suis-je un h�ros sans m'en douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j'y suis, et je ne me souviens pas d'�tre triste! c'est bien le cas de dire que la peur a �t� cent fois pire que le mal. Quoi! j'ai besoin de me raisonner pour �tre afflig� de cette prison, qui, comme le dit Blan�s, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l'�tonnement de tout ce nouvel �tablissement qui me distrait de la peine que je devrais �prouver? Peut-�tre que cette bonne humeur ind�pendante de ma volont� et peu raisonnable cessera tout � coup, peut-�tre en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais �prouver. 
 
Dans tous les cas, il est bien �tonnant d'�tre en prison et de devoir se raisonner pour �tre triste! Ma foi, j'en reviens � ma supposition, peut-�tre que j'ai un grand caract�re. 
 
Les r�veries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle, lequel venait prendre mesure d'abat-jour pour ses fen�tres; c'�tait la premi�re fois que cette prison servait, et l'on avait oubli� de la compl�ter en cette partie essentielle. 
 
Ainsi, se dit Fabrice, je vais �tre priv� de cette vue sublime, et il cherchait � s'attrister de cette privation. 
 
-- Mais quoi! s'�cria-t-il tout � coup parlant au menuisier je ne verrai plus ces jolis oiseaux? 
 
-- Ah! les oiseaux de mademoiselle! qu'elle aime tant! dit cet homme avec l'air de la bont�; cach�s, �clips�s, an�antis comme tout le reste. 
 
Parler �tait d�fendu au menuisier tout aussi strictement qu'aux ge�liers, mais cet homme avait piti� de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jour �normes, plac�s sur l'appui des deux fen�tres, et s'�loignant du mur tout en s'�levant, ne devaient laisser aux d�tenus que la vue du ciel. On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d'augmenter une tristesse salutaire et l'envie de se corriger dans l'�me des prisonniers; le g�n�ral, ajouta le menuisier, a aussi invent� de leur retirer les vitres, et de les faire remplacer � leurs fen�tres par du papier huil�. 
 
Fabrice aima beaucoup le tour �pigrammatique de cette conversation, fort rare en Italie. 
 
-- Je voudrais bien avoir un oiseau pour me d�sennuyer, je les aime � la folie; achetez-en un de la femme de chambre de mademoiselle Cl�lia Conti. 
 
-- Quoi! vous la connaissez, s'�cria le menuisier, que vous dites si bien son nom? 
 
-- Qui n'a pas ou� parler de cette beaut� si c�l�bre? Mais j'ai eu l'honneur de la rencontrer plusieurs fois � la cour. 
 
-- La pauvre demoiselle s'ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa vie l� avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers que l'on a plac�s par son ordre � la porte de la tour sous votre fen�tre; sans la corniche vous pourriez les voir. Il y avait dans cette r�ponse des mots bien pr�cieux pour Fabrice, il trouva une fa�on obligeante de donner quelque argent au menuisier. 
 
-- Je fais deux fautes � la fois, lui dit cet homme, je parle � Votre Excellence et je re�ois de l'argent. Apr�s demain, en revenant pour les abat-jour, j'aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis m�me, je vous apporterai un livre de pri�res: vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices. 
 
Ainsi, se dit Fabrice, d�s qu'il fut seul, ces oiseaux sont � elle, mais dans deux jours je ne les verrai plus! A cette pens�e, ses regards prirent une teinte de malheur. Mais enfin, � son inexprimable joie, apr�s une si longue attente et tant de regards, vers midi Cl�lia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il �tait debout contre les �normes barreaux de sa fen�tre et fort pr�s. Il remarqua qu'elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l'air g�n�, comme ceux de quelqu'un qui se sent regard�. Quand elle l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu oublier le sourire si fin qu'elle avait vu errer sur les l�vres du prisonnier, la veille, au moment o� les gendarmes l'emmenaient du corps de garde. 
 
Quoique, suivant toute apparence, elle veill�t sur ses actions avec le plus grand soin, au moment o� elle s'approcha de la fen�tre de la voli�re, elle rougit fort sensiblement. La premi�re pens�e de Fabrice, coll� contre les barreaux de fer de sa fen�tre, fut de se livrer � l'enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit; puis la seule id�e de ce manque de d�licatesse lui fit horreur. Je m�riterais que pendant huit jours elle envoy�t soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. Cette id�e d�licate ne lui f�t point venue � Naples ou � Novare. 
 
Il la suivait ardemment des yeux: Certainement, se disait-il, elle va s'en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fen�tre, et, pourtant elle est bien en face. Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice gr�ce � sa position plus �lev�e apercevait fort bien, Cl�lia ne put s'emp�cher de le regarder du haut de l'oeil, tout en marchant, et c'en fut assez pour que Fabrice se cr�t autoris� � la saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici? se dit-il pour s'en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et �videmment, en faisant effort sur elle-m�me, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put imposer silence � ses yeux; sans qu'elle le s�t probablement, ils exprim�rent un instant la piti� la plus vive. Fabrice remarqua qu'elle rougissait tellement que la teinte rose s'�tendait rapidement jusque sur le haut des �paules, dont la chaleur venait d'�loigner, en arrivant � la voli�re, un ch�le de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice r�pondit � son salut redoubla le trouble de la jeune fille. Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant � la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois! 
 
Fabrice avait eu quelque l�ger espoir de la saluer de nouveau � son d�part; mais, pour �viter cette nouvelle politesse, Cl�lia fit une savante retraite par �chelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle e�t d� soigner les oiseaux plac�s le plus pr�s de la porte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile � regarder la porte par laquelle elle venait de dispara�tre; il �tait un autre homme. 
 
D�s ce moment l'unique objet de ses pens�es fut de savoir comment il pourrait parvenir � continuer de la voir, m�me quand on aurait pos� cet horrible abat-jour devant la fen�tre qui donnait sur le palais du gouverneur. 
 
La veille au soir, avant de se coucher, il s'�tait impos� l'ennui fort long de cacher la meilleure partie de l'or qu'il avait, dans plusieurs des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N'ai-je pas entendu dire qu'avec de la patience et un ressort de montre �br�ch� on peut couper le bois et m�me le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour. Ce travail de cacher la montre, qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux diff�rents moyens de parvenir � son but, et � ce qu'il savait faire en travaux de menuiserie. Si je sais m'y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carr�ment un compartiment de la planche de ch�ne qui formera l'abat-jour, vers la partie qui reposera sur l'appui de la fen�tre; j'�terai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances; je donnerai tout ce que je poss�de � Grillo afin qu'il veuille bien ne pas s'apercevoir de ce petit man�ge. Tout le bonheur de Fabrice �tait d�sormais attach� � la possibilit� d'ex�cuter ce travail, et il ne songeait � rien autre. Si je parviens seulement � la voir, je suis heureux... Non pas, se dit-il; il faut aussi qu'elle voie que je la vois. Pendant toute la nuit, il eut la t�te remplie d'inventions de menuiserie, et ne songea peut-�tre pas une seule fois � la cour de Parme, � la col�re du prince, etc., etc. Nous avouerons qu'il ne songea pas davantage � la douleur dans laquelle la duchesse devait �tre plong�e. Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu'il passait pour lib�ral dans la prison; on eut soin d'en envoyer un autre � mine r�barbative, lequel ne r�pondit jamais que par un grognement de mauvais augure � toutes les choses agr�ables que l'esprit de Fabrice cherchait � lui adresser. Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice avaient �t� d�pist�es par les nombreux agents de la marquise Raversi, et, par elle, le g�n�ral Fabio Conti �tait journellement averti, effray�, piqu� d'amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes du rez-de-chauss�e; de plus, le gouverneur �tablit un ge�lier de garde � chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui v�t le prisonnier, fut condamn� � ne sortir de la tour Farn�se que tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrari�. Il fit sentir son humeur � Fabrice qui eut le bon esprit de ne r�pondre que par ces mots: Force n�bieu d'Asti, mon ami, et il lui donna de l'argent. 
 
-- Eh bien! m�me cela, qui nous console de tous les maux, s'�cria Grillo indign�, d'une voix � peine assez �lev�e pour �tre entendu du prisonnier, on nous d�fend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la citadelle est sens dessus dessous � cause de vous; les belles men�es de madame la duchesse ont d�j� fait renvoyer trois d'entre nous. 
 
L'abat-jour sera-t-il pr�t avant midi? Telle fut la grande question qui fit battre le coeur de Fabrice pendant toute cette longue matin�e; il comptait tous les quarts d'heure qui sonnaient � l'horloge de la citadelle. Enfin, comme les trois quarts apr�s onze heures sonnaient, l'abat-jour n'�tait pas encore arriv�; Cl�lia reparut donnant des soins � ses oiseaux. La cruelle n�cessit� avait fait faire de si grands pas � l'audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait tellement au- dessus de tout, qu'il osa, en regardant Cl�lia, faire avec le doigt le geste de scier l'abat-jour; il est vrai qu'aussit�t apr�s avoir aper�u ce geste si s�ditieux en prison, elle salua � demi, et se retira. 
 
H� quoi! se dit Fabrice �tonn�, serait-elle assez d�raisonnable pour voir une familiarit� ridicule dans un geste dict� par la plus imp�rieuse n�cessit�? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la fen�tre de la prison, m�me quand elle la trouvera masqu�e par un �norme volet de bois; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir � la voir. Grand Dieu! est-ce qu'elle ne viendra pas demain � cause de ce geste indiscret? Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se v�rifia compl�tement; le lendemain Cl�lia n'avait pas paru � trois heures, quand on acheva de poser devant les fen�tres de Fabrice les deux �normes abat-jour; les diverses pi�ces en avaient �t� �lev�es, � partir de l'esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attach�es par-dehors aux barreaux de fer des fen�tres. Il est vrai que, cach�e derri�re une persienne de son appartement, Cl�lia avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort bien vu la mortelle inqui�tude de Fabrice, mais n'en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu'elle s'�tait faite. 
 
Cl�lia �tait une petite sectaire de lib�ralisme; dans sa premi�re jeunesse elle avait pris au s�rieux tous les propos de lib�ralisme qu'elle entendait dans la soci�t� de son p�re, lequel ne songeait qu'� se faire une position; elle �tait partie de l� pour prendre en m�pris et presque en horreur le caract�re flexible du courtisan: de l� son antipathie pour le mariage. Depuis l'arriv�e de Fabrice, elle �tait bourrel�e de remords: Voil�, se disait-elle, que mon indigne coeur se met du parti des gens qui veulent trahir mon p�re! il ose me faire le geste de scier une porte!... Mais, se dit- elle aussit�t l'�me navr�e, toute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut �tre le jour fatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde n'est pas possible! Quelle douceur, quelle s�r�nit� h�ro�que dans ces yeux qui peut-�tre vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas �tre les angoisses de la duchesse! aussi on la dit tout � fait au d�sespoir. Moi j'irais poignarder le prince, comme l'h�ro�que Charlotte Corday. 
 
Pendant toute cette troisi�me journ�e de sa prison Fabrice fut outr� de col�re, mais uniquement de ne pas avoir vu repara�tre Cl�lia. Col�re pour col�re, j'aurais d� lui dire que je l'aimais, s'�criait-il; car il en �tait arriv� � cette d�couverte. Non, ce n'est point par grandeur d'�me que je ne songe pas � la prison et que je fais mentir la proph�tie de Blan�s, tant d'honneur ne m'appartient point. Malgr� moi je songe � ce regard de douce piti� que Cl�lia laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m'emmenaient du corps de garde; ce regard a effac� toute ma vie pass�e. Qui m'e�t dit que je trouverais des yeux si doux en un tel lieu! et au moment o� j'avais les regards salis par la physionomie de Barbone et par celle de M. le g�n�ral gouverneur. 
 
Le ciel parut au milieu de ces �tres vils. Et comment faire pour ne pas aimer la beaut� et chercher � la revoir? Non, ce n'est point par grandeur d'�me que je suis indiff�rent � toutes les petites vexations dont la prison m'accable. L'imagination de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilit�s, arriva � celle d'�tre mis en libert�. Sans doute l'amiti� de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien! je ne la remercierais de la libert� que du bout des l�vres; ces lieux ne sont point de ceux o� l'on revient! une fois hors de prison, s�par�s de soci�t�s comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais Cl�lia! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Cl�lia daignait ne pas m'accabler de sa col�re, qu'aurais-je � demander au ciel? 
 
Le soir de ce jour o� il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande id�e: avec la croix de fer du chapelet que l'on distribue � tous les prisonniers � leur entr�e en prison, il commen�a, et avec succ�s, � percer l'abat-jour. C'est peut-�tre une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n'ont-ils pas dit devant moi que, d�s demain, ils seront remplac�s par les ouvriers peintres? Que diront ceux-ci s'ils trouvent l'abat-jour de la fen�tre perc�? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour sans la voir! et encore quand elle m'a quitt� f�ch�e! L'imprudence de Fabrice fut r�compens�e; apr�s quinze heures de travail, il vit Cl�lia, et, par exc�s de bonheur, comme elle ne croyait point �tre aper�ue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fix� sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la piti� la plus tendre. Sur la fin de la visite elle n�gligeait m�me �videmment les soins � donner � ses oiseaux, pour rester des minutes enti�res immobile � contempler la fen�tre. Son �me �tait profond�ment troubl�e; elle songeait � la duchesse dont l'extr�me malheur lui avait inspir� tant de piti�, et cependant elle commen�ait � la ha�r. Elle ne comprenait rien � la profonde m�lancolie qui s'emparait de son caract�re, elle avait de l'humeur contre elle-m�me. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l'impatience de chercher � �branler l'abat-jour; il lui semblait qu'il n'�tait pas heureux tant qu'il ne pouvait pas t�moigner � Cl�lia qu'il la voyait. Cependant, se disait-il, si elle savait que je l'aper�ois avec autant de facilit�, timide et r�serv�e comme elle l'est, sans doute elle se d�roberait � mes regards. 
 
Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles mis�res l'amour ne fait-il pas son bonheur!): pendant qu'elle regardait tristement l'immense abat-jour, il parvint � faire passer un petit morceau de fil de fer par l'ouverture que la croix de fer avait pratiqu�e, et il lui fit des signes qu'elle comprit �videmment, du moins dans ce sens qu'ils voulaient dire: je suis l� et je vous vois. 
 
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever � l'abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l'on pourrait remettre � volont� et qui lui permettrait de voir et d'�tre vu, c'est-�-dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son �me; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu'il avait fabriqu�e avec le ressort de sa montre �br�ch� par la croix, inqui�tait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la s�v�rit� de Cl�lia semblait diminuer � mesure qu'augmentaient les difficult�s mat�rielles qui s'opposaient � toute correspondance; Fabrice observa fort bien qu'elle n'affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de pr�sence � l'aide de son ch�tif morceau de fil de fer; il avait le plaisir de voir qu'elle ne manquait jamais � para�tre dans la voli�re au moment pr�cis o� onze heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la pr�somption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette id�e ne semble pas raisonnable; mais l'amour observe des nuances invisibles � l'oeil indiff�rent, et en tire des cons�quences infinies. Par exemple, depuis que Cl�lia ne voyait plus le prisonnier, presque imm�diatement en entrant dans la voli�re, elle levait les yeux vers sa fen�tre. C'�tait dans ces journ�es fun�bres o� personne dans Parme ne doutait que Fabrice ne f�t bient�t mis � mort: lui seul l'ignorait; mais cette affreuse id�e ne quittait plus Cl�lia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d'int�r�t qu'elle portait � Fabrice? il allait p�rir! et pour la cause de la libert�! car il �tait trop absurde de mettre � mort un del Dongo pour un coup d'�p�e � un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme �tait attach� � une autre femme! Cl�lia �tait profond�ment malheureuse, et sans s'avouer bien pr�cis�ment le genre d'int�r�t qu'elle prenait � son sort: Certes, se disait-elle, si on le conduit � la mort, je m'enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne repara�trai dans cette soci�t� de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis! 
 
Le huiti�me jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte: elle regardait fixement, et absorb�e dans ses tristes pens�es, l'abat-jour qui cachait la fen�tre du prisonnier; ce jour-l� il n'avait encore donn� aucun signe de pr�sence: tout � coup un petit morceau d'abat-jour, plus grand que la main, fut retir� par lui; il la regarda d'un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette �preuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit � les soigner; mais elle tremblait au point qu'elle versait l'eau qu'elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son �motion; elle ne put supporter cette situation, et prit le parti de se sauver en courant. 
 
Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels transports il e�t refus� la libert�, si on la lui e�t offerte en cet instant! 
 
Le lendemain fut le jour de grand d�sespoir de la duchesse. Tout le monde tenait pour s�r dans la ville que c'en �tait fait de Fabrice; Cl�lia n'eut pas le triste courage de lui montrer une duret� qui n'�tait pas dans son coeur, elle passa une heure et demie � la voli�re, regarda tous ses signes, et souvent lui r�pondit, au moins par l'expression de l'int�r�t le plus vif et le plus sinc�re; elle le quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait bien vivement l'imperfection du langage employ�: si l'on se f�t parl�, de combien de fa�ons diff�rentes n'e�t-elle pas pu chercher � deviner quelle �tait pr�cis�ment la nature des sentiments que Fabrice avait pour la duchesse! Cl�lia ne pouvait presque plus se faire d'illusion, elle avait de la haine pour Mme Sanseverina. 
 
Une nuit Fabrice vint � penser un peu s�rieusement � sa tante: il fut �tonn�, il eut peine � reconna�tre son image, le souvenir qu'il conservait d'elle avait totalement chang�; pour lui, � cette heure, elle avait cinquante ans. 
 
-- Grand Dieu! s'�cria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspir� de ne pas lui dire que je l'aimais! II en �tait au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment il l'avait trouv�e si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible: c'est que jamais il ne s'�tait figur� que son �me f�t de quelque chose dans l'amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son �me tout enti�re appartenait � la duchesse. La duchesse d'A... et la Marietta lui faisaient l'effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la faiblesse et dans l'innocence, tandis que l'image sublime de Cl�lia Conti, en s'emparant de toute son �me, allait jusqu'� lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l'�ternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu'il �tait en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout � coup, par un caprice sans appel de sa volont�, cette sorte de vie singuli�re et d�licieuse qu'il trouvait aupr�s d'elle; toutefois, elle avait d�j� rempli de f�licit� les deux premiers mois de sa prison. C'�tait le temps o�, deux fois la semaine, le g�n�ral Fabio Conti disait au prince: Je puis donner ma parole d'honneur � Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle � �me qui vive, et passe sa vie dans l'accablement du plus profond d�sespoir, ou � dormir. 
 
Cl�lia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des instants: si Fabrice ne l'e�t pas tant aim�e, il e�t bien vu qu'il �tait aim�; mais il avait des doutes mortels � cet �gard. Cl�lia avait fait placer un piano dans la voli�re. Tout en frappant les touches, pour que le son de l'instrument p�t rendre compte de sa pr�sence et occup�t les sentinelles qui se promenaient sous ses fen�tres, elle r�pondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de r�ponse, et m�me dans les grandes occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journ�e enti�re; c'�tait lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont il �tait trop difficile de ne pas comprendre l'aveu: elle �tait inexorable sur ce point. 
 
Ainsi, quoique �troitement resserr� dans une assez petite cage, Fabrice avait une vie fort occup�e; elle �tait employ�e tout enti�re � chercher la solution de ce probl�me si important: M'aime-t-elle? Le r�sultat de milliers d'observations sans cesse renouvel�es, mais aussi sans cesse mises en doute, �tait ceci: Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu'elle prend de l'amiti� pour moi. 
 
Cl�lia esp�rait bien ne jamais arriver � un aveu, et c'est pour �loigner ce p�ril qu'elle avait repouss�, avec une col�re excessive, une pri�re que Fabrice lui avait adress�e plusieurs fois. La mis�re des ressources employ�es par le pauvre prisonnier aurait d�, ce semble, inspirer � Cl�lia plus de piti�. Il voulait correspondre avec elle au moyen de caract�res qu'il tra�ait sur sa main avec un morceau de charbon dont il avait fait la pr�cieuse d�couverte dans son po�le; il aurait form� les mots lettre � lettre, successivement. Cette invention e�t doubl� les moyens de conversation en ce qu'elle e�t permis de dire des choses pr�cises. Sa fen�tre �tait �loign�e de celle de Cl�lia d'environ vingt-cinq pieds; il e�t �t� trop chanceux de se parler par-dessus la t�te des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d'�tre aim�; s'il e�t eu quelque exp�rience de l'amour, il ne lui f�t pas rest� de doutes: mais jamais femme n'avait occup� son coeur; il n'avait, du reste, aucun soup�on d'un secret qui l'e�t mis au d�sespoir s'il l'e�t connu; il �tait grandement question du mariage de Cl�lia Conti avec le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche de la cour. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XIX. 
 
L'ambition du g�n�ral Fabio Conti, exalt�e jusqu'� la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carri�re du premier ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, l'avait port� � faire des sc�nes violentes � sa fille; il lui r�p�tait sans cesse, et avec col�re, qu'elle cassait le cou � sa fortune si elle ne se d�terminait enfin � faire un choix; � vingt ans pass�s il �tait temps de prendre un parti; cet �tat d'isolement cruel, dans lequel son obstination d�raisonnable plongeait le g�n�ral, devait cesser � la fin, etc., etc. 
 
C'�tait d'abord pour se soustraire � ces acc�s d'humeur de tous les instants que Cl�lia s'�tait r�fugi�e dans la voli�re; on n'y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle s�rieux pour le gouverneur. 
 
Depuis quelques semaines, l'�me de Cl�lia �tait tellement agit�e, elle savait si peu elle-m�me ce qu'elle devait d�sirer, que, sans donner pr�cis�ment une parole � son p�re, elle s'�tait presque laiss� engager. Dans un de ses acc�s de col�re, le g�n�ral s'�tait �cri� qu'il saurait bien l'envoyer s'ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que, l�, il la laisserait se morfondre jusqu'� ce qu'elle daign�t faire un choix. 
 
-- Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne r�unit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s'�l�ve � plus de cent mille �cus par an. Tout le monde � la cour s'accorde � lui reconna�tre le caract�re le plus doux; jamais il n'a donn� de sujet de plainte � personne; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu'il faut �tre folle � lier pour repousser ses hommages. Si ce refus �tait le premier, je pourrais peut-�tre le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous �tes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j'�tais mis � la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l'on me voyait log� dans quelque second �tage, moi dont il a �t� si souvent question pour le ministre! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bont� me fait jouer le r�le d'un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bont� d'�tre amoureux de vous, de vouloir vous �pouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l'�pousez dans deux mois!... 
 
Un seul mot de tout ce discours avait frapp� Cl�lia, c'�tait la menace d'�tre mise au couvent, et par cons�quent �loign�e de la citadelle, et au moment encore o� la vie de Fabrice semblait ne tenir qu'� un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne cour�t de nouveau � la ville et � la cour. Quelque raisonnement qu'elle se f�t, elle ne put se d�terminer � courir cette chance: Etre s�par�e de Fabrice, et au moment o� elle tremblait pour sa vie! c'�tait � ses yeux le plus grand des maux, c'en �tait du moins le plus imm�diat. 
 
Ce n'est pas que, m�me en n'�tant pas �loign�e de Fabrice, son coeur trouv�t la perspective du bonheur; elle le croyait aim� de la duchesse, et son �me �tait d�chir�e par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si g�n�ralement admir�e. L'extr�me r�serve qu'elle s'imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l'avait confin�, de peur de tomber dans quelque indiscr�tion, tout semblait se r�unir pour lui �ter les moyens d'arriver � quelque �claircissement sur sa mani�re d'�tre avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l'affreux malheur d'avoir une rivale dans le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s'exposer au danger de lui donner l'occasion de dire toute la v�rit� sur ce qui se passait dans ce coeur. Mais quel charme cependant de l'entendre faire l'aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour Cl�lia de pouvoir �claircir les soup�ons affreux qui empoisonnaient sa vie! 
 
Fabrice �tait l�ger; � Naples, il avait la r�putation de changer assez facilement de ma�tresse. Malgr� toute la r�serve impos�e au r�le d'une demoiselle, depuis qu'elle �tait chanoinesse et qu'elle allait � la cour, Cl�lia, sans interroger jamais, mais en �coutant avec attention, avait appris � conna�tre la r�putation que s'�taient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherch� sa main; eh bien! Fabrice, compar� � tous ces jeunes gens, �tait celui qui portait le plus de l�g�ret� dans ses relations de coeur. Il �tait en prison, il s'ennuyait, il faisait la cour � l'unique femme � laquelle il p�t parler; quoi de plus simple? quoi m�me deplus commun? et c'�tait ce qui d�solait Cl�lia. Quand m�me, par une r�v�lation compl�te, elle e�t appris que Fabrice n'aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand m�me elle e�t cru � la sinc�rit� de ses discours, quelle confiance e�t-elle pu avoir dans la dur�e de ses sentiments? Et enfin, pour achever de porter le d�sespoir dans son coeur, Fabrice n'�tait-il pas d�j� fort avanc� dans la carri�re eccl�siastique? n'�tait-il pas � la veille de se lier par des voeux �ternels? Les plus grandes dignit�s ne l'attendaient- elles pas dans ce genre de vie? S'il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Cl�lia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon p�re de m'enfermer dans quelque couvent fort �loign�? Et pour comble de mis�re, c'est pr�cis�ment la crainte d'�tre �loign�e de la citadelle et renferm�e dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C'est cette crainte qui me force � dissimuler, qui m'oblige au hideux et d�shonorant mensonge de feindre d'accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi. 
 
Le caract�re de Cl�lia �tait profond�ment raisonnable; en toute sa vie elle n'avait pas eu � se reprocher une d�marche inconsid�r�e, et sa conduite en cette occurrence �tait le comble de la d�raison: on peut juger de ses souffrances!... Elles �taient d'autant plus cruelles qu'elle ne se faisait aucune illusion. Elle s'attachait � un homme qui �tait �perdument aim� de la plus belle femme de la cour, d'une femme qui, � tant de titres, �tait sup�rieure � elle Cl�lia! Et cet homme m�me, e�t-il �t� libre, n'�tait pas capable d'un attachement s�rieux, tandis qu'elle, comme elle le sentait trop bien, n'aurait jamais qu'un seul attachement dans la vie. 
 
C'�tait donc le coeur agit� des plus affreux remords que tous les jours Cl�lia venait � la voli�re: port�e en ce lieu comme malgr� elle, son inqui�tude changeait d'objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants; elle �piait, avec des battements de coeur indicibles, les moments o� Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqu� dans l'immense abat- jour qui masquait sa fen�tre. Souvent la pr�sence du ge�lier Grillo dans sa chambre l'emp�chait de s'entretenir par signes avec son amie. 
 
Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus �trange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la fen�tre et sortant la t�te hors du vasistas, il parvenait � distinguer les bruits un peu forts qu'on faisait dans le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel conduisait de la premi�re cour dans l'int�rieur de la tour ronde, � l'esplanade en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison Farn�se o� il se trouvait. 
 
Vers le milieu de son d�veloppement, � cent quatre-vingts marches d'�l�vation, cet escalier passait du c�t� m�ridional d'une vaste cour, au c�t� du nord; l� se trouvait un pont en fer fort l�ger et fort �troit, au milieu duquel �tait �tabli un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il �tait oblig� de se lever et d'effacer le corps pour que l'on p�t passer sur le pont qu'il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et � la tour Farn�se. Il suffisait de donner deux tours � un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour pr�cipiter ce pont de fer dans la cour, � une profondeur de plus de cent pieds; cette simple pr�caution prise, comme il n'y avait pas d'autre escalier dans toute la citadelle, et que tous les soirs � minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il restait compl�tement inaccessible dans son palais, et il e�t �t� �galement impossible � qui que ce f�t d'arriver � la tour Farn�se. C'est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqu� le jour de son entr�e � la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les ge�liers aimait � vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqu�: ainsi il n'avait gu�re d'espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d'une maxime de l'abb� Blan�s: �L'amant songe plus souvent � arriver � sa ma�tresse que le mari � garder sa femme; le prisonnier songe plus souvent � se sauver, que le ge�lier � fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, l'amant et le prisonnier doivent r�ussir. � 
 
Ce soir-l� Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d'hommes passer sur le pont en fer, dit le pont de l'esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait r�ussi � se sauver, en pr�cipitant le gardien du pont dans la cour. 
 
On vient faire ici un enl�vement, on va peut-�tre me mener pendre; mais il peut y avoir du d�sordre, il s'agit d'en profiter. Il avait pris ses armes, il retirait d�j� de l'or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout � coup il s'arr�ta. 
 
-- L'homme est un plaisant animal, s'�cria-t-il, il faut en convenir! Que dirait un spectateur invisible qui verrait mes pr�paratifs? Est-ce que par hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour o� je serais de retour � Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir aupr�s de Cl�lia? S'il y a du d�sordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur; peut-�tre je pourrai parler � Cl�lia, peut-�tre autoris� par le d�sordre j'oserai lui baiser la main. Le g�n�ral Conti, fort d�fiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles, une � chaque angle du b�timent, et une cinqui�me � la porte d'entr�e, mais par bonheur la nuit est fort noire. A pas de loup, Fabrice alla v�rifier ce que faisaient le ge�lier Grillo et son chien: le ge�lier �tait profond�ment endormi dans une peau de boeuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entour�e d'un filet grossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s'avan�a doucement vers Fabrice pour le caresser. 
 
Notre prisonnier remonta l�g�rement les six marches qui conduisaient � sa cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farn�se, et pr�cis�ment devant la porte, qu'il pensa que Grillo pourrait bien se r�veiller. Fabrice, charg� de toutes ses armes, pr�t � agir, se croyait r�serv� cette nuit-l� aux grandes aventures, quand tout � coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde: c'�tait une s�r�nade que l'on donnait au g�n�ral ou � sa fille. Il tomba dans un acc�s de rire fou: Et moi qui songeais d�j� � donner des coups de dague! comme si une s�r�nade n'�tait pas une chose infiniment plus ordinaire qu'un enl�vement n�cessitant la pr�sence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu'une r�volte! La musique �tait excellente et parut d�licieuse � Fabrice, dont l'�me n'avait eu aucune distraction depuis tant de semaines; elle lui fit verser de bien douces larmes; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irr�sistibles � la belle Cl�lia. Mais le lendemain, � midi, il la trouva d'une m�lancolie tellement sombre, elle �tait si p�le, elle dirigeait sur lui des regards o� il lisait quelquefois tant de col�re, qu'il ne se sentit pas assez autoris� pour lui adresser une question sur la s�r�nade; il craignit d'�tre impoli. 
 
Cl�lia avait grandement raison d'�tre triste, c'�tait une s�r�nade que lui donnait le marquis Crescenzi; une d�marche aussi publique �tait en quelque sorte l'annonce officielle du mariage. Jusqu'au jour m�me de la s�r�nade, et jusqu'� neuf heures du soir, Cl�lia avait fait la plus belle r�sistance, mais elle avait eu la faiblesse de c�der � la menace d'�tre envoy�e imm�diatement au couvent, qui lui avait �t� faite par son p�re. 
 
Quoi! je ne le verrais plus! s'�tait-elle dit en pleurant. C'est en vain que sa raison avait ajout�: Je ne le verrais plus cet �tre qui fera mon malheur de toutes les fa�ons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme l�ger qui a eu dix ma�tresses connues � Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s'il survit � la sentence qui p�se sur lui, va s'engager dans les ordres sacr�s! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu'il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m'en �pargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un pr�texte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journ�es de prison. Au milieu de toutes ces injures, Cl�lia vint � se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l'entouraient lorsqu'il sortait du bureau d'�crou pour monter � la tour Farn�se. Les larmes inond�rent ses yeux: Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds moi-m�me d'une mani�re atroce en assistant ce soir � cette affreuse s�r�nade mais demain, � midi, je reverrai tes yeux! 
 
Ce fut pr�cis�ment le lendemain de ce jour o� Cl�lia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier qu'elle aimait d'une passion si vive; ce fut le lendemain de ce jour o�, voyant tous ses d�fauts, elle lui avait sacrifi� sa vie, que Fabrice fut d�sesp�r� de sa froideur. Si m�me en n'employant que le langage si imparfait des signes il e�t fait la moindre violence � l'�me de Cl�lia, probablement elle n'e�t pu retenir ses larmes, et Fabrice e�t obtenu l'aveu de tout ce qu'elle sentait pour lui, mais il manquait d'audace, il avait une trop mortelle crainte d'offenser Cl�lia, elle pouvait le punir d'une peine trop s�v�re. En d'autres termes, Fabrice n'avait aucune exp�rience du genre d'�motion que donne une femme que l'on aime; c'�tait une sensation qu'il n'avait jamais �prouv�e, m�me dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, apr�s celui de la s�r�nade, pour se remettre avec Cl�lia sur le pied accoutum� de bonne amiti�. La pauvre fille s'armait de s�v�rit�, mourant de crainte de se trahir, et il semblait � Fabrice que chaque jour il �tait moins bien avec elle. 
 
Un jour, et il y avait alors pr�s de trois mois que Fabrice �tait en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux; Grillo �tait rest� fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il �tait au d�sespoir; enfin midi et demi avait d�j� sonn� lorsqu'il put ouvrir les deux petites trappes d'un pied de haut qu'il avait pratiqu�es � l'abat-jour fatal. 
 
Cl�lia �tait debout � la fen�tre de la voli�re, les yeux fix�s sur celle de Fabrice; ses traits contract�s exprimaient le plus violent d�sespoir. A peine vit-elle Fabrice, qu'elle lui fit signe que tout �tait perdu: elle se pr�cipita � son piano et, feignant de chanter un r�citatif de l'op�ra alors � la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le d�sespoir et par la crainte d'�tre comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fen�tre. 
 
�Grand Dieu! vous �tes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers le Ciel! Barbone, ce ge�lier dont vous pun�tes l'insolence le jour de votre entr�e ici, avait disparu, il n'�tait plus dans la citadelle; avant-hier soir il est rentr�, et depuis hier j'ai lieu de croire qu'il cherche � vous empoisonner. Il vient r�der dans la cuisine particuli�re du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de s�r, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous �ter la vie. Je mourais d'inqui�tude ne vous voyant point para�tre, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu'� nouvel avis, je vais faire l'impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir � neuf heures, si la bont� du Ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de votre fen�tre sur les orangers, j'y attacherai une corde que vous retirerez � vous, et � l'aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat. � 
 
Fabrice avait conserv� comme un tr�sor le morceau de charbon qu'il avait trouv� dans le po�le de sa chambre: il se h�ta de profiter de l'�motion de Cl�lia, et d'�crire sur sa main une suite de lettres dont l'apparition successive formait ces mots: 
 
�Je vous aime, et la vie ne m'est pr�cieuse que parce que je vous vois; surtout envoyez-moi du papier et un crayon. � 
 
Ainsi que Fabrice l'avait esp�r�, l'extr�me terreur qu'il lisait dans les traits de Cl�lia emp�cha la jeune fille de rompre l'entretien apr�s ce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de t�moigner beaucoup d'humeur. Fabrice eut l'esprit d'ajouter: Par le grand vent qu'il fait aujourd'hui, je n'entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu'est-ce que c'est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez? 
 
A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout enti�re; elle se mit � la h�te � tracer de grandes lettres � l'encre sur les pages d'un livre qu'elle d�chira, et Fabrice fut transport� de joie en voyant enfin �tabli, apr�s trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu'il avait si vainement sollicit�. Il n'eut garde d'abandonner la petite ruse qui lui avait si bien r�ussi, il aspirait � �crire des lettres, et feignait � chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Cl�lia exposait successivement � ses yeux toutes les lettres. 
 
Elle fut oblig�e de quitter la voli�re pour courir aupr�s de son p�re; elle craignait par-dessus tout qu'il ne v�nt l'y chercher; son g�nie soup�onneux n'e�t point �t� content du grand voisinage de la fen�tre de cette voli�re et de l'abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Cl�lia elle-m�me avait eu l'id�e quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inqui�tude, que l'on pourrait jeter une petite pierre envelopp�e d'un morceau de papier vers la partie sup�rieure de cet abat-jour; si le hasard voulait qu'en cet instant le ge�lier charg� de la garde de Fabrice ne se trouv�t pas dans sa chambre, c'�tait un moyen de correspondance certain. 
 
Notre prisonnier se h�ta de construire une sorte de ruban avec du linge; et le soir, un peu apr�s neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frapp�s sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fen�tre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, � l'aide de laquelle il retira d'abord une provision de chocolat, et ensuite, � son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu'il tendit la corde ensuite, il ne re�ut plus rien; apparemment que les sentinelles s'�taient rapproch�es des orangers. Mais il �tait ivre de joie. Il se h�ta d'�crire une lettre infinie � Cl�lia: � peine fut-elle termin�e qu'il l'attacha � sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu'on v�nt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements. Si Cl�lia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu'elle est encore �mue par ses id�es de poison, peut-�tre demain matin rejettera-t-elle bien loin l'id�e de recevoir une lettre. 
 
Le fait est que Cl�lia n'avait pu se dispenser de descendre � la ville avec son p�re: Fabrice en eut presque l'id�e en entendant, vers minuit et demi rentrer la voiture du g�n�ral; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes apr�s avoir entendu le g�n�ral traverser l'esplanade et les sentinelles lui pr�senter les armes, il sentit s'agiter la corde qu'il n'avait cess� de tenir autour du bras! On attachait un grand poids � cette corde, deux petites secousses lui donn�rent le signal de la retirer. Il eut assez de peine � faire passer au poids qu'il ramenait une corniche extr�mement saillante qui se trouvait sous sa fen�tre. 
 
Cet objet qu'il avait eu tant de peine � faire remonter, c'�tait une carafe remplie d'eau et envelopp�e dans un ch�le. Ce fut avec d�lices que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si compl�te, couvrit ce ch�le de ses baisers. Mais il faut renoncer � peindre son �motion lorsque enfin, apr�s tant de jours d'esp�rance vaine, il d�couvrit un petit morceau de papier qui �tait attach� au ch�le par une �pingle. 
 
�Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les c�t�s avec de petites croix trac�es � l'encre. C'est affreux � dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-�tre Barbone est-il charg� de vous empoisonner. Comment n'avez vous pas senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me d�plaire? Aussi je ne vous �crirais pas sans le danger extr�me qui vous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est fort maigrie; ne m'�crivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me f�cher? � 
 
Ce fut un grand effort de vertu chez Cl�lia que d'�crire l'avant-derni�re ligne de ce billet. Tout le monde pr�tendait, dans la soci�t� de la cour, que Mme Sanseverina prenait beaucoup d'amiti� pour le comte Baldi, ce si bel homme, l'ancien ami de la marquise Raversi. Ce qu'il y avait de s�r, c'est qu'il s'�tait brouill� de la fa�on la plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de m�re et l'avait �tabli dans le monde. 
 
Cl�lia avait �t� oblig�e de recommencer ce petit mot �crit � la h�te, parce que dans la premi�re r�daction il per�ait quelque chose des nouvelles amours que la malignit� publique supposait � la duchesse. 
 
-- Quelle bassesse � moi! s'�tait-elle �cri�e: dire du mal � Fabrice de la femme qu'il aime!... 
 
Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y d�posa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les c�t�s de petites croix trac�es � la plume: Fabrice les couvrit de baisers: il �tait amoureux. A c�t� du pain se trouvait un rouleau recouvert d'un grand nombre de doubles de papier; il renfermait six mille francs en sequins; enfin, Fabrice trouva un beau br�viaire tout neuf: une main qu'il commen�ait � conna�tre avait trac� ces mots � la marge: 
 
�Le poison! Prendre garde � l'eau, au vin, � tout; vivre de chocolat, t�cher de faire manger par le chien le d�ner auquel on ne touchera pas; il ne faut pas para�tre m�fiant, l'ennemi chercherait un autre moyen. Pas d'�tourderie, au nom de Dieu! pas de l�g�ret�! � 
 
Fabrice se h�ta d'enlever ces caract�res ch�ris qui pouvaient compromettre Cl�lia, et de d�chirer un grand nombre de feuillets du br�viaire, � l'aide desquels il fit plusieurs alphabets; chaque lettre �tait proprement trac�e avec du charbon �cras� d�lay� dans du vin. Ces alphabets se trouv�rent secs lorsqu'� onze heures trois quarts Cl�lia parut � deux pas en arri�re de la fen�tre de la voli�re. La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c'est qu'elle consente � en faire usage. Mais, par bonheur, il se trouva qu'elle avait beaucoup de choses � dire au jeune prisonnier sur la tentative d'empoisonnement: un chien des filles de service �tait mort pour avoir mang� un plat qui lui �tait destin�. Cl�lia, bien loin de faire des objections contre l'usage des alphabets, en avait pr�par� un magnifique avec de l'encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d'une heure et demie, c'est-�-dire tout le temps que Cl�lia put rester � la voli�re. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses d�fendues, elle ne r�pondit pas, et alla pendant un instant donner � ses oiseaux les soins n�cessaires. 
 
Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l'eau, elle lui ferait parvenir un des alphabets trac�s par elle avec de l'encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d'�crire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d'une fa�on qui p�t offenser. Ce moyen lui r�ussit; sa lettre fut accept�e. 
 
Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Cl�lia ne lui fit pas de reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone avait �t� attaqu� et presque assomm� par les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur, probablement il n'oserait plus repara�tre dans les cuisines. Cl�lia lui avoua que, pour lui, elle avait os� voler du contre-poison � son p�re; elle le lui envoyait: l'essentiel �tait de repousser � l'instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire. 
 
Cl�lia avait fait beaucoup de questions � don Cesare, sans pouvoir d�couvrir d'o� provenaient les six cents sequins re�us par Fabrice; dans tous les cas, c'�tait un signe excellent; la s�v�rit� diminuait. 
 
Cet �pisode du poison avan�a infiniment les affaires de notre prisonnier; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressembl�t � de l'amour, mais il avait le bonheur de vivre de la mani�re la plus intime avec Cl�lia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, � neuf heures, Cl�lia acceptait une longue lettre, et quelquefois y r�pondait par quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques livres; enfin, Grillo avait �t� amadou� au point d'apporter � Fabrice du pain et du vin, qui lui �taient remis journellement par la femme de chambre de Cl�lia. Le ge�lier Grillo en avait conclu que le gouverneur n'�tait pas d'accord avec les gens qui avaient charg� Barbone d'empoisonner le jeune Monsignore, et il en �tait fort aise, ainsi que tous ses camarades, car un proverbe s'�tait �tabli dans la prison: il suffit de regarder en face monsignore del Dongo pour qu'il vous donne de l'argent. 
 
Fabrice �tait devenu fort p�le; le manque absolu d'exercice nuisait � sa sant�; � cela pr�s, jamais il n'avait �t� aussi heureux. Le ton de la conversation �tait intime, et quelquefois fort gai, entre Cl�lia et lui. Les seuls moments de la vie de Cl�lia qui ne fussent pas assi�g�s de pr�visions funestes et de remords �taient ceux qu'elle passait � s'entretenir avec lui. Un jour elle eut l'imprudence de lui dire: 
 
-- J'admire votre d�licatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du d�sir de recouvrer la libert�! 
 
-- C'est que je me garde bien d'avoir un d�sir aussi absurde, lui r�pondit Fabrice; une fois de retour � Parme, comment vous reverrais-je? et la vie me serait d�sormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense... non, pas pr�cis�ment tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre; mais enfin, malgr� votre m�chancet�, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette prison! de la vie je ne fus aussi heureux!... N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison? 
 
-- Il y a bien des choses � dire sur cet article r�pondit Cl�lia d'un air qui devint tout � coup excessivement s�rieux et presque sinistre. 
 
-- Comment! s'�cria Fabrice fort alarm�, serais-je expos� � perdre cette place si petite que j'ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule joie en ce monde? 
 
-- Oui, lui dit-elle, j'ai tout lieu de croire que vous manquez de probit� envers moi, quoique passant d'ailleurs dans le monde pour fort galant homme; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd'hui. 
 
Cette ouverture singuli�re jeta beaucoup d'embarras dans leur conversation, et souvent l'un et l'autre eurent les larmes aux yeux. 
 
Le fiscal g�n�ral Rassi aspirait toujours � changer de nom; il �tait bien las de celui qu'il s'�tait fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son c�t�, travaillait, avec toute l'habilet� dont il �tait capable, � fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait � redoubler chez le prince la folle esp�rance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C'�taient les seuls moyens qu'il e�t pu inventer de retarder la mort de Fabrice. 
 
Le prince disait � Rassi: 
 
-- Quinze jours de d�sespoir et quinze jours d'esp�rance, c'est par ce r�gime patiemment suivi que nous parviendrons � vaincre le caract�re de cette femme alti�re; c'est par ces alternatives de douceur et de duret� que l'on arrive � dompter les chevaux les plus f�roces. Appliquez le caustique ferme. 
 
En effet, tous les quinze jours on voyait rena�tre dans Parme un nouveau bruit annon�ant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier d�sespoir. Fid�le � la r�solution de ne pas entra�ner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois; mais elle �tait punie de sa cruaut� envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de sombre d�sespoir o� elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduit�s du comte Baldi, ce si bel homme, �crivait � la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu'il devait au z�le du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir r�sister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice de passer sa vie avec un homme d'esprit et de coeur tel que Mosca; la nullit� du Baldi, la laissant � ses pens�es, lui donnait une fa�on d'exister affreuse, et le comte ne pouvait parvenir � lui communiquer ses raisons d'esp�rer. 
 
Au moyen de divers pr�textes assez ing�nieux, ce ministre �tait parvenu � faire consentir le prince � ce que l'on d�pos�t dans un ch�teau ami, au centre m�me de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues fort compliqu�es au moyen desquelles Ranuce-Ernest IV nourrissait l'esp�rance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays. 
 
Plus de vingt de ces pi�ces fort compromettantes �taient de la main du prince ou sign�es par lui, et dans le cas o� la vie de Fabrice serait s�rieusement menac�e, le comte avait le projet d'annoncer � Son Altesse qu'il allait livrer ces pi�ces � une grande puissance qui d'un mot pouvait l'an�antir. 
 
Le comte Mosca se croyait s�r du futur baron Riva, il ne craignait que le poison; la tentative de Barbone l'avait profond�ment alarm�, et � un tel point qu'il s'�tait d�termin� � hasarder une d�marche folle en apparence. Un matin il passa � la porte de la citadelle, et fit appeler le g�n�ral Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte; l�, se promenant amicalement avec lui, il n'h�sita pas � lui dire, apr�s une petite pr�face aigre-douce et convenable: 
 
-- Si Fabrice p�rit d'une fa�on suspecte, cette mort pourra m'�tre attribu�e, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis r�solu de ne pas accepter. Donc, et pour m'en laver, s'il p�rit de maladie, je vous tuerai de ma main ; comptez l�-dessus. Le g�n�ral Fabio Conti fit une r�ponse magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du comte resta pr�sent � sa pens�e. 
 
Peu de jours apr�s, et comme s'il se f�t concert� avec le comte, le fiscal Rassi se permit une imprudence bien singuli�re chez un tel homme. Le m�pris public attach� � son nom qui servait de proverbe � la canaille, le rendait malade depuis qu'il avait l'espoir fond� de pouvoir y �chapper. Il adressa au g�n�ral Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice � douze ann�es de citadelle. D'apr�s la loi, c'est ce qui aurait d� �tre fait d�s le lendemain m�me de l'entr�e de Fabrice en prison; mais ce qui �tait inou� � Parme, dans ce pays de mesures secr�tes, c'est que la justice se perm�t une telle d�marche sans l'ordre expr�s du souverain. En effet, comment nourrir l'espoir de redoubler tous les quinze jours l'effroi de la duchesse, et de dompter ce caract�re altier, selon le mot du prince, une fois qu'une copie officielle de la sentence �tait sortie de la chancellerie de justice? La veille du jour o� le g�n�ral Fabio Conti re�ut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait �t� rou� de coups en rentrant un peu tard � la citadelle; il en conclut qu'il n'�tait plus question en certain lieu de se d�faire de Fabrice; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites imm�diates de sa folie, il ne parla point au prince, � la premi�re audience qu'il en obtint, de la copie officielle de la sentence du prisonnier � lui transmise. Le comte avait d�couvert, heureusement pour la tranquillit� de la pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n'avait �t� qu'une vell�it� de vengeance particuli�re, et il avait fait donner � ce commis l'avis dont on a parl�. 
 
Fabrice fut bien agr�ablement surpris quand, apr�s cent trente-cinq jours de prison dans une cage assez �troite, le bon aum�nier don Cesare vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farn�se: Fabrice n'y eut pas �t� dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal. 
 
Don Cesare prit pr�texte de cet accident pour lui accorder une promenade d'une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades fr�quentes eurent bient�t rendu � notre h�ros des forces dont il abusa. 
 
Il y eut plusieurs s�r�nades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu'elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Cl�lia, dont le caract�re lui faisait peur: il sentait vaguement qu'il n'y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de t�te. Elle pouvait s'enfuir au couvent, et il restait d�sarm�. Du reste, le g�n�ral craignait que toute cette musique, dont les sons pouvaient p�n�trer jusque dans les cachots les plus profonds, r�serv�s aux plus noirs lib�raux, ne cont�nt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-m�mes; aussi, � peine la s�r�nade termin�e, on les enfermait � clef dans les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l'�tat-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C'�tait le gouverneur lui- m�me qui, plac� sur le pont de l'esclave, les faisait fouiller en sa pr�sence et leur rendait la libert�, non sans leur r�p�ter plusieurs fois qu'il ferait pendre � l'instant celui d'entre eux qui aurait l'audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et l'on savait que dans sa peur de d�plaire il �tait homme � tenir parole, de fa�on que le marquis Crescenzi �tait oblig� de payer triple ses musiciens fort choqu�s de cette nuit � passer en prison. 
 
Tout ce que la duchesse put obtenir et � grand-peine de la pusillanimit� de l'un de ces hommes, ce fut qu'il se chargerait d'une lettre pour la remettre au gouverneur. La lettre �tait adress�e � Fabrice; on y d�plorait la fatalit� qui faisait que depuis plus de cinq mois qu'il �tait en prison, ses amis du dehors n'avaient pu �tablir avec lui la moindre correspondance. 
 
En entrant � la citadelle, le musicien gagn� se jeta aux genoux du g�n�ral Fabio Conti, et lui avoua qu'un pr�tre, � lui inconnu, avait tellement insist� pour le charger d'une lettre adress�e au sieur del Dongo, qu'il n'avait os� refuser; mais, fid�le � son devoir, il se h�tait de la remettre entre les mains de Son Excellence. 
 
L'Excellence fut tr�s flatt�e: elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait, et avait grand-peur d'�tre mystifi�. Dans sa joie, le g�n�ral alla pr�senter cette lettre au prince, qui fut ravi. 
 
-- Ainsi, la fermet� de mon administration est parvenue � me venger! Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l'un de ces jours nous allons faire pr�parer un �chafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire qu'il est destin� au petit del Dongo. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XX. 
 
Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couch� sur sa fen�tre, avait pass� la t�te par le guichet pratiqu� dans l'abat-jour, et contemplait les �toiles et l'immense horizon dont on jouit du haut de la tour Farn�se. Ses yeux, errant dans la campagne du c�t� du bas P� et de Ferrare, remarqu�rent par hasard une lumi�re excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut d'une tour. Cette lumi�re ne doit pas �tre aper�ue de la plaine, se dit Fabrice, l'�paisseur de la tour l'emp�che d'�tre vue d'en bas; ce sera quelque signal pour un point �loign�. Tout � coup il remarqua que cette lueur paraissait et disparaissait � des intervalles fort rapproch�s. C'est quelque jeune fille qui parle � son amant du village voisin. Il compta neuf apparitions successives: Ceci est un I, dit-il; en effet, l'I est la neuvi�me lettre de l'alphabet. Il y eut ensuite, apr�s un repos, quatorze apparitions: Ceci est un N; puis, encore apr�s un repos, une seule apparition: C'est un A; le mot est Ina. 
 
Quelle ne fut pas sa joie et son �tonnement, quand les apparitions successives, toujours s�par�es par de petits repos, vinrent compl�ter les mots suivants: 
 
 INA PENSA A TE. 
 
Evidemment: Gina pense � toi! 
 
Il r�pondit � l'instant par des apparitions successives de sa lampe au vasistas par lui pratiqu�: 
 
 FABRICE T'AIME! 
 
La correspondance continua jusqu'au jour. Cette nuit �tait la cent soixante- treizi�me de sa captivit�, et on lui apprit que depuis quatre mois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les comprendre; on commen�a d�s cette premi�re nuit � �tablir des abr�viations: trois apparitions se suivant tr�s rapidement indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca; deux apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire �vasion. On convint de suivre � l'avenir l'ancien alphabet alla Monaca, qui, afin de n'�tre pas devin� par des indiscrets, change le num�ro ordinaire des lettres, et leur en donne d'arbitraires; A, par exemple, porte le num�ro 10; le B, le num�ro 3; c'est-�-dire que trois �clipses successives de la lampe veulent dire B, dix �clipses successives, l'A, etc.; un moment d'obscurit� fait la s�paration des mots. On prit rendez-vous pour le lendemain � une heure apr�s minuit, et le lendemain la duchesse vint � cette tour qui �tait � un quart de lieue de la ville. Ses yeux se remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu'elle avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-m�me par des apparitions de lampe: Je t'aime, bon courage, sant�, bon espoir! Exerce tes forces dans ta chambre, tu auras besoin de la force de tes bras. Je ne l'ai pas vu, se disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsqu'il parut � la porte de mon salon habill� en chasseur. Qui m'e�t dit alors le sort qui nous attendait! 
 
La duchesse fit faire des signaux qui annon�aient � Fabrice que bient�t il serait d�livr�, GR�CE A LA BONTE DU PRINCE (ces signaux pouvaient �tre compris); puis elle revint � lui dire des tendresses; elle ne pouvait s'arracher d'aupr�s de lui! Les seules repr�sentations de Ludovic, qui, parce qu'il avait �t� utile � Fabrice, �tait devenu son factotum, purent l'engager, lorsque le jour allait d�j� para�tre, � discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque m�chant. Cette annonce plusieurs fois r�p�t�e d'une d�livrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse: Cl�lia, la remarquant le lendemain, commit l'imprudence de lui en demander la caus�. 
 
-- Je me vois sur le point de donner un grave sujet de m�contentement � la duchesse. 
 
-- Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s'�cria Cl�lia transport�e de la curiosit� la plus vive. 
 
-- Elle veut que je sorte d'ici, lui r�pondit-il, et c'est � quoi je ne consentirai jamais. 
 
Cl�lia ne put r�pondre, elle le regarda et fondit en larmes. S'il e�t pu lui adresser la parole de pr�s, peut-�tre alors e�t-il obtenu l'aveu de sentiments dont l'incertitude le plongeait souvent dans un profond d�couragement; il sentait vivement que la vie, sans l'amour de Cl�lia, ne pouvait �tre pour lui qu'une suite de chagrins amers ou d'ennuis insupportables. Il lui semblait que ce n'�tait plus la peine de vivre pour retrouver ces m�mes bonheurs qui lui semblaient int�ressants avant d'avoir connu l'amour, et quoique le suicide ne soit pas encore � la mode en Italie, il y avait song� comme � une ressource, si le destin le s�parait de Cl�lia. 
 
Le lendemain il re�ut d'elle une fort longue lettre. 
 
�Il faut, mon ami, que vous sachiez la v�rit�: bien souvent, depuis que vous �tes ici, l'on a cru � Parme que votre dernier jour �tait arriv�. Il est vrai que vous n'�tes condamn� qu'� douze ann�es de forteresse; mais il est, par malheur, impossible de douter qu'une haine toute-puissante ne s'attache � vous poursuivre, et vingt fois j'ai trembl� que le poison ne v�nt mettre fin � vos jours: saisissez donc tous les moyens possibles de sortir d'ici. Vous voyez que pour vous je manque aux devoirs les plus saints; jugez de l'imminence du danger par les choses que je me hasarde � vous dire et qui sont si d�plac�es dans ma bouche. S'il le faut absolument, s'il n'est aucun autre moyen de salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus grand p�ril; songez qu'il est un parti � la cour que la perspective d'un crime n'arr�ta jamais dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse d�jou�s par l'habilet� sup�rieure du comte Mosca? Or, on a trouv� un moyen certain de l'exiler de Parme, c'est le d�sespoir de la duchesse; et n'est-on pas trop certain d'amener ce d�sespoir par la mort d'un jeune prisonnier? Ce mot seul, qui est sans r�ponse, doit vous faire juger de votre situation. Vous dites que vous avez de l'amiti� pour moi: songez d'abord que des obstacles insurmontables s'opposent � ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixit� entre nous. Nous nous serons rencontr�s dans notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une p�riode malheureuse; le destin m'aura plac�e en ce lieu de s�v�rit� pour adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches �ternels si des illusions, que rien n'autorise et n'autorisera jamais, vous portaient � ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre vie � un si affreux p�ril. J'ai perdu la paix de l'�me par la cruelle imprudence que j'ai commise en �changeant avec vous quelques signes de bonne amiti�. Si nos jeux d'enfant, avec des alphabets, vous conduisent � des illusions si peu fond�es et qui peuvent vous �tre si fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de Barbone. Je vous aurais jet� moi-m�me dans un p�ril bien plus affreux, bien plus certain, en croyant vous soustraire � un danger du moment; et mes imprudences sont � jamais impardonnables si elles ont fait na�tre des sentiments qui puissent vous porter � r�sister aux conseils de la duchesse. Voyez ce que vous m'obligez � vous r�p�ter; sauvez-vous, je vous l'ordonne... � 
 
Cette lettre �tait fort longue; certains passages, tels que le je vous l'ordonne, que nous venons de transcrire donn�rent des moments d'espoir d�licieux � l'amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments �tait assez tendre, si les expressions �taient remarquablement prudentes. Dans d'autres instants, il payait la peine de sa compl�te ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la simple amiti�, ou m�me de l'humanit� fort ordinaire, dans cette lettre de Cl�lia. 
 
Au reste, tout ce qu'elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de dessein: en supposant que les p�rils qu'elle lui peignait fussent bien r�els, �tait-ce trop que d'acheter, par quelques dangers du moment le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie m�nerait-il quand il serait de nouveau r�fugi� � Bologne ou � Florence? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas m�me esp�rer la permission de vivre � Parme. Et m�me, quand le prince changerait au point de le mettre en libert� (ce qui �tait si peu probable, puisque lui, Fabrice, �tait devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca), quelle vie m�nerait-il � Parme, s�par� de Cl�lia par toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois, peut-�tre, le hasard les placerait dans les m�mes salons; mais, m�me alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimit� parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon, compar�e � celle qu'ils faisaient avec des alphabets? Et, quand je devrais acheter cette vie de d�lices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, o� serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour? 
 
Fabrice ne vit dans la lettre de Cl�lia que l'occasion de lui demander une entrevue: c'�tait l'unique et constant objet de tous ses d�sirs; il ne lui avait parl� qu'une fois, et encore un instant, au moment de son entr�e en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours. 
 
Il se pr�sentait un moyen facile de rencontrer Cl�lia: l'excellent abb� don Cesare accordait � Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour Farn�se tous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait �tre remarqu�e par tous les habitants de Parme et des environs et compromettre gravement le gouverneur, n'avait lieu qu'� la tomb�e de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farn�se il n'y avait d'autre escalier que celui du petit clocher d�pendant de la chapelle si lugubrement d�cor�e en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-�tre. Grillo conduisait Fabrice � cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher: son devoir e�t �t� de l'y suivre, mais, comme les soir�es commen�aient � �tre fra�ches, le ge�lier le laissait monter seul, l'enfermait � clef dans ce clocher qui communiquait � la terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, Cl�lia ne pourrait-elle pas se trouver, escort�e par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir? 
 
Toute la longue lettre par laquelle Fabrice r�pondait � celle de Cl�lia �tait calcul�e pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une sinc�rit� parfaite, et comme s'il se f�t agi d'une autre personne, de toutes les raisons qui le d�cidaient � ne pas quitter la citadelle. 
 
Je m'exposerais chaque jour � la perspective de mille morts pour avoir le bonheur de vous parler � l'aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arr�tent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m'exiler � Parme, ou peut-�tre � Bologne ou m�me � Florence! Vous voulez que je marche pour m'�loigner de vous! Sachez qu'un tel effort m'est impossible; c'est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir. 
 
Le r�sultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Cl�lia, qui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint � la voli�re que dans les instants o� elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite ouverture pratiqu�e � l'abat-jour. Fabrice fut au d�sespoir; il conclut de cette absence que, malgr� certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles esp�rances, jamais il n'avait inspir� � Cl�lia d'autres sentiments que ceux d'une simple amiti�. En ce cas, se disait-il, que m'importe la vie? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas quitter la forteresse. Et c'�tait avec un profond sentiment de d�go�t que, toutes les nuits, il r�pondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout � fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots �tranges: je ne veux pas me sauver; je veux mourir ici! 
 
Pendant ces cinq journ�es, si cruelles pour Fabrice, Cl�lia �tait plus malheureuse que lui; elle avait eu cette id�e, si poignante pour une �me g�n�reuse: mon devoir est de m'enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les ge�liers, alors il se d�terminera � une tentative d'�vasion. Mais aller au couvent, c'�tait renoncer � jamais revoir Fabrice; et renoncer � le voir quand il donnait une preuve si �vidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier � la duchesse n'existaient plus maintenant! Quelle preuve d'amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Apr�s sept longs mois de prison, qui avaient gravement alt�r� sa sant�, il refusait de reprendre sa libert�. Un �tre l�ger, tel que les discours des courtisans avaient d�peint Fabrice aux yeux de Cl�lia, e�t sacrifi� vingt ma�tresses pour sortir un jour plus t�t de la citadelle; et que n'e�t-il pas fait pour sortir d'une prison o� chaque jour le poison pouvait mettre fin � sa vie! 
 
Cl�lia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en m�me temps lui e�t donn� un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise, comment r�sister � ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie � des p�rils affreux pour obtenir le simple bonheur de l'apercevoir d'une fen�tre � l'autre? Apr�s cinq jours de combats affreux, entrem�l�s de moments de m�pris pour elle-m�me, Cl�lia se d�termina � r�pondre � la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la v�rit� elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute tranquillit� fut perdue pour elle, � chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison; elle venait six ou huit fois par jour � la voli�re, elle �prouvait le besoin passionn� de s'assurer par ses yeux que Fabrice vivait. 
 
S'il est encore � la forteresse, se disait-elle, s'il est expos� � toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-�tre contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c'est uniquement parce que j'ai eu la l�chet� de ne pas m'enfuir au couvent! Quel pr�texte pour rester ici une fois qu'il e�t �t� certain que je m'en �tais �loign�e � jamais? 
 
Cette fille si timide � la fois et si hautaine en vint � courir la chance d'un refus de la part du ge�lier Grillo; bien plus, elle s'exposa � tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularit� de sa conduite. Elle descendit � ce degr� d'humiliation de le faire appeler, et de lui dire d'une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa libert�, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux d�marches les plus actives, que souvent il �tait n�cessaire d'avoir � l'instant m�me la r�ponse du prisonnier � de certaines propositions qui �taient faites, et qu'elle l'engageait, lui Grillo, � permettre � Fabrice de pratiquer une ouverture dans l'abat-jour qui masquait sa fen�tre, afin qu'elle p�t lui communiquer par signes les avis qu'elle recevait plusieurs fois la journ�e de Mme Sanseverina. 
 
Grillo sourit et lui donna l'assurance de son respect et de son ob�issance. Cl�lia lui sut un gr� infini de ce qu'il n'ajoutait aucune parole; il �tait �vident qu'il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois. 
 
A peine ce ge�lier fut-il hors de chez elle que Cl�lia fit le signal dont elle �tait convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua tout ce qu'elle venait de faire. Vous voulez p�rir par le poison, ajouta-t-elle: j'esp�re avoir le courage un de ces jours de quitter mon p�re, et de m'enfuir dans quelque couvent lointain; voil� l'obligation que je vous aurai; alors j'esp�re que vous ne r�sisterez plus aux plans qui peuvent vous �tre propos�s pour vous tirer d'ici; tant que vous y �tes, j'ai des moments affreux et d�raisonnables; de la vie je n'ai contribu� au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille id�e que j'aurais au sujet d'un parfait inconnu me mettrait au d�sespoir, jugez de ce que j'�prouve quand je viens � me figurer qu'un ami, dont la d�raison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu'enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment m�me aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-m�me que vous vivez. 
 
C'est pour me soustraire � cette affreuse douleur que je viens de m'abaisser jusqu'� demander une gr�ce � un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-�tre heureuse qu'il v�nt me d�noncer � mon p�re, � l'instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous ob�irez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c'est moi qui vous sollicite de trahir mon p�re! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau. 
 
Fabrice �tait tellement amoureux, la plus simple expression de la volont� de Cl�lia le plongeait dans une telle crainte, que m�me cette �trange communication ne fut point pour lui la certitude d'�tre aim�. Il appela Grillo auquel il paya g�n�reusement les complaisances pass�es, et quant � l'avenir, il lui dit que pour chaque jour qu'il lui permettrait de faire usage de l'ouverture pratiqu�e dans l'abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchant� de ces conditions. 
 
-- Je vais vous parler le coeur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous soumettre � manger votre d�ner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d'�viter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discr�tion, un ge�lier doit tout voir et ne rien deviner, etc., etc. Au lieu d'un chien j'en aurai plusieurs, et vous-m�me vous leur ferez go�ter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu'aux bouteilles dont j'aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre � jamais, il suffit qu'elle fasse confidence de ces d�tails m�me � Mlle Cl�lia; les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, apr�s-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention � son p�re, dont la plus douce joie serait d'avoir de quoi faire pendre un ge�lier. Apr�s Barbone, c'est peut-�tre l'�tre le plus m�chant de la forteresse, et c'est l� ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le poison, soyez-en s�r, et il ne me pardonnerait pas cette id�e d'avoir trois ou quatre petits chiens. 
 
Il y eut une nouvelle s�r�nade. Maintenant Grillo r�pondait � toutes les questions de Fabrice; il s'�tait bien promis toutefois d'�tre prudent, et de ne point trahir Mlle Cl�lia, qui, selon lui, tout en �tant sur le point d'�pouser le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche des �tats de Parme, n'en faisait pas moins l'amour, autant que les murs de la prison le permettaient, avec l'aimable monsignore del Dongo. Il r�pondait aux derni�res questions de celui-ci sur la s�r�nade, lorsqu'il eut l'�tourderie d'ajouter: On pense qu'il l'�pousera bient�t. On peut juger de l'effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne r�pondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu'il �tait malade. Le lendemain matin, d�s les dix heures, Cl�lia ayant paru � la voli�re, il lui demanda, avec un ton de politesse c�r�monieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu'elle aimait le marquis Crescenzi, et qu'elle �tait sur le point de l'�pouser. 
 
-- C'est que rien de tout cela n'est vrai, r�pondit Cl�lia avec impatience. Il est v�ritable aussi que le reste de sa r�ponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita de l'occasion pour renouveler la demande d'une entrevue. Cl�lia, qui voyait sa bonne foi mise en doute l'accorda presque aussit�t, tout en lui faisant observer qu'elle se d�shonorait � jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagn�e de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s'arr�ta au milieu, � c�t� de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retourn�rent � trente pas aupr�s de la porte. Cl�lia, toute tremblante, avait pr�par� un beau discours: son but �tait de ne point faire d'aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond int�r�t qu'elle met � savoir la v�rit� ne lui permet point de garder de vains m�nagements, en m�me temps que l'extr�me d�vouement qu'elle sent pour ce qu'elle aime lui �te la crainte d'offenser. Fabrice fut d'abord �bloui de la beaut� de Cl�lia, depuis pr�s de huit mois il n'avait vu d'aussi pr�s que des ge�liers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Cl�lia ne r�pondait qu'avec des m�nagements prudents; Cl�lia elle-m�me comprit qu'elle augmentait les soup�ons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle. 
 
-- Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de col�re et les larmes aux yeux, de m'avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois � moi-m�me? Jusqu'au 3 ao�t de l'ann�e pass�e, je n'avais �prouv� que de l'�loignement pour les hommes qui avaient cherch� � me plaire. J'avais un m�pris sans bornes et probablement exag�r� pour le caract�re des courtisans, tout ce qui �tait heureux � cette cour me d�plaisait. Je trouvai au contraire des qualit�s singuli�res � un prisonnier qui le 3 ao�t fut amen� dans cette citadelle. J'�prouvai, d'abord sans m'en rendre compte tous les tourments de la jalousie. Les gr�ces d'une femme charmante, et de moi bien connue, �taient des coups de poignard pour mon coeur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui �tait attach�. Bient�t les pers�cutions du marquis Crescenzi, qui avait demand� ma main, redoubl�rent; il est fort riche et nous n'avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande libert� d'esprit, lorsque mon p�re pronon�a le mot fatal de couvent; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m'int�ressait. Le chef-d'oeuvre de mes pr�cautions avait �t� que jusqu'� ce moment il ne se dout�t en aucune fa�on des affreux dangers qui mena�aient sa vie. Je m'�tais bien promis de ne jamais trahir ni mon p�re ni mon secret; mais cette femme d'une activit� admirable, d'un esprit sup�rieur, d'une volont� terrible, qui prot�ge ce prisonnier, lui offrit, � ce que je suppose, des moyens d'�vasion, il les repoussa et voulut me persuader qu'il se refusait � quitter la citadelle pour ne pas s'�loigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j'aurais d� � l'instant me r�fugier au couvent et quitter la forteresse: cette d�marche m'offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n'eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attach�e � un homme l�ger: je sais quelle a �t� sa conduite � Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu'il aura chang� de caract�re? Enferm� dans une prison s�v�re, il a fait la cour � la seule femme qu'il p�t voir, elle a �t� une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu'avec de certaines difficult�s, cet amusement a pris la fausse apparence d'une passion. Ce prisonnier s'�tant fait un nom dans le monde par son courage, il s'imagine prouver que son amour est mieux qu'un simple go�t passager, en s'exposant � d'assez grands p�rils pour continuer � voir la personne qu'il croit aimer. Mais d�s qu'il sera dans une grande ville, entour� de nouveau des s�ductions de la soci�t�, il sera de nouveau ce qu'il a toujours �t�, un homme du monde adonn� aux dissipations, � la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubli�e de cet �tre l�ger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu. 
 
Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il �tait �perdument amoureux, aussi il �tait parfaitement convaincu qu'il n'avait jamais aim� avant d'avoir vu Cl�lia, et que la destin�e de sa vie �tait de ne vivre que pour elle. 
 
Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu'il disait, lorsque la femme de chambre avertit sa ma�tresse que onze heures et demie venaient de sonner, et que le g�n�ral pouvait rentrer � tout moment; la s�paration fut cruelle. 
 
-- Je vous vois peut-�tre pour la derni�re fois, dit Cl�lia au prisonnier: une mesure qui est dans l'int�r�t �vident de la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle fa�on de prouver que vous n'�tes pas inconstant. Cl�lia quitta Fabrice �touff�e par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les d�rober enti�rement � sa femme de chambre ni surtout au ge�lier Grillo. Une seconde conversation n'�tait possible que lorsque le g�n�ral annoncerait devoir passer la soir�e dans le monde; et comme depuis la prison de Fabrice, et l'int�r�t qu'elle inspirait � la curiosit� du courtisan, il avait trouv� prudent de se donner un acc�s de goutte presque continuel, ses courses � la ville, soumises aux exigences d'une politique savante, ne se d�cidaient qu'au moment de monter en voiture. 
 
Depuis cette soir�e dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s'opposer � son bonheur; mais enfin il avait cette joie supr�me et peu esp�r�e d'�tre aim� par l'�tre divin qui occupait toutes ses pens�es. 
 
La troisi�me journ�e apr�s cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de fort bonne heure, � peu pr�s sur le minuit; � l'instant o� ils se terminaient, Fabrice eut presque la t�te cass�e par une grosse balle de plomb qui, lanc�e dans la partie sup�rieure de l'abat-jour de sa fen�tre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre. 
 
Cette fort grosse balle n'�tait point aussi pesante � beaucoup pr�s que l'annon�ait son volume; Fabrice r�ussit facilement � l'ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l'entremise de l'archev�que qu'elle flattait avec soin, elle avait gagn� un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats plac�s en sentinelle aux angles et � la porte du palais du gouverneur ou s'arrangeait avec eux. 
 
�Il faut te sauver avec des cordes: je fr�mis en te donnant cet avis �trange, j'h�site depuis plus de deux mois entiers � te dire cette parole; mais l'avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l'on peut s'attendre � ce qu'il y a de pis. A propos, recommence � l'instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as re�u cette lettre dangereuse; marque P, B et G � lamonaca, c'est-�-dire quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu'� ce que j'aie vu ce signal; je suis � la tour, on r�pondra par N et O, sept et cinq. La r�ponse re�ue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement � comprendre ma lettre. � 
 
Fabrice se h�ta d'ob�ir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des r�ponses annonc�es, puis il continua la lecture de la lettre. 
 
�On peut s'attendre � ce qu'il y a de pis; c'est ce que m'ont d�clar� les trois hommes dans lesquels j'ai le plus de confiance, apr�s que je leur ai fait jurer sur l'Evangile de me dire la v�rit�, quelque cruelle qu'elle p�t �tre pour moi. Le premier de ces hommes mena�a le chirurgien d�nonciateur � Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert � la main; le second te dit � ton retour de Belgirate, qu'il aurait �t� plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisi�me, c'est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d'ex�cution s'il en fut, et qui autant de courage que toi; c'est pourquoi surtout je lui ai demand� de me d�clarer ce que tu devais faire. Tous les trois m'ont dit, sans savoir chacun que j'eusse consult� les deux autres, qu'il vaut mieux s'exposer � se casser le cou que de passer encore onze ann�es et quatre mois dans la crainte continuelle d'un poison fort probable. 
 
�Il faut pendant un mois t'exercer dans ta chambre � monter et descendre au moyen d'une corde nou�e. Ensuite, un jour de f�te o� la garnison de la citadelle aura re�u une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur d'une plume de cygne, la premi�re de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu'il y a de ta fen�tre au bois d'orangers, la seconde de trois cents pieds, et c'est l� la difficult� � cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu'a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisi�me de trente pieds te servira � descendre le rempart. Je passe ma vie � �tudier le grand mur � l'orient, c'est-�-dire du c�t� de Ferrare: une fente caus�e par un tremblement de terre a �t� remplie au moyen d'un contrefort qui formeplan inclin�. Mon voleur de grand chemin m'assure qu'il se ferait fort de descendre de ce c�t�-l� sans trop de difficult� et sous peine seulement de quelques �corchures, en se laissant glisser sur le plan inclin� form� par ce contrefort. L'espace vertical n'est que de vingt-huit pieds tout � fait au bas; ce c�t� est le moins bien gard�. � 
 
�Cependant, � tout prendre, mon voleur, qui trois fois s'est sauv� de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu'il ex�cre les gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu'il aimerait mieux descendre par le c�t� du couchant, exactement vis-�-vis le petit palais occup� jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le d�ciderait pour ce c�t�, c'est que la muraille, quoique tr�s peu inclin�e, est presque constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui peuvent fort bien �corcher si l'on n'y prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce c�t� du couchant avec une excellente lunette; la place � choisir, c'est pr�cis�ment au-dessous d'une pierre neuve que l'on a plac�e � la balustrade d'en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au- dessous de cette pierre, tu trouveras d'abord un espace nu d'une vingtaine de pieds; il faut aller l� tr�s lentement (tu sens si mon coeur fr�mit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste � savoir choisir le moindre mal, si affreux qu'il soit encore); apr�s l'espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre- vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, o� l'on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui n'a que des herbes, des violiers et des pari�taires. Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq ou trente pieds r�cemment �parv�r�s. � 
 
�Ce qui me d�ciderait pour ce c�t�, c'est que l� se trouve verticalement, au- dessous de la pierre neuve de la balustrade d'en haut, une cabane en bois b�tie par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du g�nie employ� � la forteresse veut le forcer � d�molir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C'est ce toit qui me tente; dans le cas affreux d'un accident, il amortirait la chute. Une fois arriv� l�, tu es dans l'enceinte des remparts assez n�gligemment gard�s; si l'on t'arr�tait l�, tire des coups de pistolet et d�fends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme de coeur, celui que j'appelle le voleur de grand chemin, auront des �chelles, et n'h�siteront pas � escalader ce rempart assez bas, et � voler � ton secours. � 
 
�Le rempart n'a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je serai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens arm�s. � 
 
�J'ai l'espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la m�me voie que celle-ci. Je r�p�terai sans cesse les m�mes choses en d'autres termes, afin que nous soyons bien d'accord. Tu devines de quel coeur je te dis que l'homme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, apr�s tout, est le meilleur des �tres et se meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cass�. Le voleur de grand chemin, qui a plus d'exp�rience de ces sortes d'exp�ditions, pense que, si tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta libert� ne te co�tera que des �corchures. La grande difficult�, c'est d'avoir des cordes; c'est � quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande id�e occupe tous mes instants. � 
 
�Je ne r�ponds pas � cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite de ta vie: �Je ne veux pas me sauver! � L'homme du coup de pistolet au valet de chambre s'�cria que l'ennui t'avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-�tre fera h�ter le jour de ta fuite. Pour t'annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite: Le feu a pris au ch�teau! � 
 
�Tu r�pondras: � 
 
�Mes livres sont-ils br�l�s? � 
 
Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de d�tails; elle �tait �crite en caract�res microscopiques sur du papier tr�s fin. 
 
-- Tout cela est fort beau et fort bien invent�, se dit Fabrice; je dois une reconnaissance �ternelle au comte et � la duchesse; ils croiront peut-�tre que j'ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu o� l'on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux o� tout manquera jusqu'� l'air pour respirer? Que ferais-je au bout d'un mois que je serais � Florence? je prendrais un d�guisement pour venir r�der aupr�s de la porte de cette forteresse, et t�cher d'�pier un regard! 
 
Le lendemain, Fabrice eut peur; il �tait � sa fen�tre vers les onze heures, regardant le magnifique paysage et attendant l'instant heureux o� il pourrait voir Cl�lia, lorsque Grillo entra hors d'haleine dans sa chambre: 
 
-- Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d'�tre malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: r�fl�chissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller. 
 
En disant ces paroles Grillo se h�tait de fermer la petite trappe de l'abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux. 
 
-- Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites r�p�ter les questions pour r�fl�chir. 
 
Les trois juges entr�rent. Trois �chapp�s des gal�res, se dit Fabrice en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges; ils avaient de longues robes noires. Ils salu�rent gravement, et occup�rent, sans mot dire, les trois chaises qui �taient dans la chambre. 
 
-- Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus �g�, nous sommes pein�s de la triste mission que nous venons remplir aupr�s de vous. Nous sommes ici pour vous annoncer le d�c�s de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre p�re, second grand majordome major du royaume lombardo-v�nitien, chevalier grand- croix des ordres de, etc., etc., etc. Fabrice fondit en larmes; le juge continua. 
 
-- Madame la marquise del Dongo, votre m�re, vous fait part de cette nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des r�flexions inconvenantes, par un arr�t d'hier, la cour de justice a d�cid� que sa lettre vous serait communiqu�e seulement par extrait, et c'est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire. 
 
Cette lecture termin�e, le juge s'approcha de Fabrice toujours couch�, et lui fit suivre sur la lettre de sa m�re les passages dont on venait de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n'en est pas un, et comprit ce qui avait motiv� la visite des juges. Du reste dans son m�pris pour des magistrats sans probit�, il ne leur dit exactement que ces paroles: 
 
-- Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m'excuserez si je ne puis me lever. 
 
Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l'aimais point. 
 
Ce jour-l� et les suivants, Cl�lia fut fort triste; elle l'appela plusieurs fois, mais eut � peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinqui�me jour qui suivit la premi�re entrevue, elle lui dit que dans la soir�e elle viendrait � la chapelle de marbre. 
 
-- Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant. Elle �tait tellement tremblante qu'elle avait besoin de s'appuyer sur sa femme de chambre. Apr�s l'avoir renvoy�e � l'entr�e de la chapelle: -- Vous allez me donner votre parole d'honneur, ajouta-t-elle d'une voix � peine intelligible, vous allez me donner votre parole d'honneur d'ob�ir � la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu'elle vous l'ordonnera et de la fa�on qu'elle vous l'indiquera, ou demain matin je me r�fugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai la parole. 
 
Fabrice resta muet. 
 
-- Promettez, dit Cl�lia les larmes aux yeux et comme hors d'elle-m�me, ou bien nous nous parlons ici pour la derni�re fois. La vie que vous m'avez faite est affreuse: vous �tes ici � cause de moi et chaque jour peut �tre le dernier de votre existence. En ce moment Cl�lia �tait si faible qu'elle fut oblig�e de chercher un appui sur un �norme fauteuil plac� jadis au milieu de la chapelle, pour l'usage du prince prisonnier; elle �tait sur le point de se trouver mal. 
 
-- Que faut-il promettre? dit Fabrice d'un air accabl�. 
 
-- Vous le savez. 
 
-- Je jure donc de me pr�cipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner � vivre loin de tout ce que j'aime au monde. 
 
-- Promettez des choses pr�cises. 
 
-- Je jure d'ob�ir � la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu'elle le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous? 
 
-- Jurez de vous sauver, quoi qu'il puisse arriver. 
 
-- Comment! �tes-vous d�cid�e � �pouser le marquis Crescenzi d�s que je n'y serai plus? 
 
-- O Dieu! quelle �me me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n'aurai plus un seul instant la paix de l'�me. 
 
-- Eh bien! je jure de me sauver d'ici le jour que Mme Sanseverina l'ordonnera, et quoi qu'il puisse arriver d'ici l�. 
 
Ce serment obtenu, Cl�lia �tait si faible qu'elle fut oblig�e de se retirer apr�s avoir remerci� Fabrice. 
 
-- Tout �tait pr�t pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous �tiez obstin� � rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la derni�re fois de ma vie, j'en avais fait le voeu � la Madone. Maintenant, d�s que je pourrai sortir de ma chambre, j'irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la balustrade. 
 
Le lendemain, il la trouva p�le au point de lui faire une vive peine. Elle lui dit de la fen�tre de la voli�re: 
 
-- Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du p�ch� dans notre amiti�, je ne doute pas qu'il ne nous arrive malheur. Vous serez d�couvert en cherchant � prendre la fuite, et perdu � jamais, si ce n'est pis; toutefois il faut satisfaire � la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la duchesse, je n'ai pu me procurer que des cordes formant � peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes les cordes que l'on voit dans la forteresse sont br�l�es, et tous les soirs on enl�ve les cordes des puits, si faibles d'ailleurs que souvent elles cassent en remontant leur l�ger fardeau. Mais priez Dieu qu'il me pardonne, je trahis mon p�re, et je travaille, fille d�natur�e, � lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauv�e, faites le voeu d'en consacrer tous les instants � sa gloire. 
 
Voici une id�e qui m'est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle pour assister aux noces d'une des soeurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard, et peut-�tre Barbone n'osera-t-il pas m'examiner de trop pr�s. A cette noce de la soeur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu'une de ces dames me remette un paquet de cordes bien serr�es, pas trop grosses, et r�duites au plus petit volume. Duss�-je m'exposer � mille morts, j'emploierai les moyens m�me les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au m�pris, h�las! de tout mes devoirs. Si mon p�re en a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la destin�e qui m'attend, je serai heureuse dans les bornes d'une amiti� de soeur si je puis contribuer � vous sauver. 
 
Le soir m�me, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice donna avis � la duchesse de l'occasion unique qu'il y aurait de faire entrer dans la citadelle une quantit� de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le secret m�me envers le comte, ce qui parut bizarre. Il est fou, pensa la duchesse, la prison l'a chang�, il prend les choses au tragique. Le lendemain, une balle de plomb, lanc�e par le frondeur, apporta au prisonnier l'annonce du plus grand p�ril possible: la personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui disait-on, lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se h�ta de donner cette nouvelle � Cl�lia. Cette balle de plomb apportait aussi � Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du haut de la grosse tour dans l'espace compris entre les bastions; de ce lieu, il �tait assez facile ensuite de se sauver, les remparts n'ayant que vingt-trois pieds de haut et �tant assez n�gligemment gard�s. Sur le revers du plan �tait �crit d'une petite �criture fine un sonnet magnifique: une �me g�n�reuse exhortait Fabrice � prendre la fuite, et � ne pas laisser avilir son �me et d�p�rir son corps par les onze ann�es de captivit� qu'il avait encore � subir. 
 
Ici un d�tail n�cessaire et qui explique en partie le courage qu'eut la duchesse de conseiller � Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d'interrompre pour un instant l'histoire de cette entreprise hardie. 
 
Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n'�tait pas fort uni. Le chevalier Riscara d�testait le fiscal Rassi qu'il accusait de lui avoir fait perdre un proc�s important dans lequel, � la v�rit�, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince re�ut un avis anonyme qui l'avertissait qu'une exp�dition de la sentence de Fabrice avait �t� adress�e officiellement au gouverneur de la citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement contrari�e de cette fausse d�marche, et en fit aussit�t donner avis � son ami, le fiscal g�n�ral; elle trouvait fort simple qu'il voul�t tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca �tait au pouvoir. Rassi se pr�senta intr�pidement au palais, pensant bien qu'il en serait quitte pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer d'un jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme lib�raux un juge et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place. 
 
Le prince hors de lui le chargea d'injures et avan�ait sur lui pour le battre. 
 
-- Eh bien, c'est une distraction de commis, r�pondit Rassi du plus grand sang- froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait d� �tre faite le lendemain de l'�crou du sieur del Dongo � la citadelle. Le commis plein de z�le a cru avoir fait un oubli, et m'aura fait signer la lettre d'envoi comme une chose de forme. 
 
-- Et tu pr�tends me faire croire des mensonges aussi mal b�tis? s'�cria le prince furieux; dis plut�t que tu t'es vendu � ce fripon de Mosca, et c'est pour cela qu'il t'a donn� la croix. Mais parbleu, tu n'en seras pas quitte pour des coups: je te ferai mettre en jugement, je te r�voquerai honteusement. 
 
-- Je vous d�fie de me faire mettre en jugement! r�pondit Rassi avec assurance, il savait que c'�tait un s�r moyen de calmer le prince: la loi est pour moi, et vous n'avez pas un second Rassi pour savoir l'�luder. Vous ne me r�voquerez pas, parce qu'il est des moments o� votre caract�re est s�v�re, vous avez soif de sang alors, mais en m�me temps vous tenez � conserver l'estime des Italiens raisonnables; cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier acte de s�v�rit� dont votre caract�re vous fera un besoin, et, comme � l'ordinaire, je vous procurerai une sentence bien r�guli�re rendue par des juges timides et assez honn�tes gens, et qui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos �tats aussi utile que moi! 
 
Cela dit, Rassi s'enfuit; il en avait �t� quitte pour un coup de r�gle bien appliqu� et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre de Riva; il avait quelque crainte d'un coup de poignard dans le premier mouvement de col�re, mais il ne doutait pas non plus qu'avant quinze jours un courrier ne le rappel�t dans la capitale. Il employa le temps qu'il passa � la campagne � organiser un moyen de correspondance s�r avec le comte Mosca; il �tait amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de cette chose jadis sublime, la noblesse, pour la lui conf�rer jamais; tandis que le comte, tr�s fier de sa naissance, n'estimait que la noblesse prouv�e par des titres avant l'an 1400. 
 
Le fiscal g�n�ral ne s'�tait point tromp� dans ses pr�visions: il y avait � peine huit jours qu'il �tait � sa terre, lorsqu'un ami du prince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner � Parme sans d�lai; le prince le re�ut en riant, prit ensuite un air fort s�rieux, et lui fit jurer sur l'Evangile qu'il garderait le secret sur ce qu'il allait lui confier; Rassi jura d'un grand s�rieux, et le prince, l'oeil enflamm� de haine, s'�cria qu'il ne serait pas le ma�tre chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie. 
 
-- Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa pr�sence; ses regards me bravent et m'emp�chent de vivre. 
 
Apr�s avoir laiss� le prince s'expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l'extr�me embarras, s'�cria enfin: 
 
-- Votre Altesse sera ob�ie, sans doute, mais la chose est d'une horrible difficult�: il n'y a pas d'apparence de condamner un del Dongo � mort pour le meurtre d'un Giletti; c'est d�j� un tour de force �tonnant que d'avoir tir� de cela douze ann�es de citadelle. De plus, je soup�onne la duchesse d'avoir d�couvert trois des paysans qui travaillaient � la fouille de Sanguigna et qui se trouvaient hors du foss� au moment o� ce brigand de Giletti attaqua del Dongo. 
 
-- Et o� sont ces t�moins? dit le prince irrit�. 
 
-- Cach�s en Pi�mont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de Votre Altesse... 
 
-- Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer � la chose. 
 
-- Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voil� tout mon arsenal officiel. 
 
-- Reste le poison... 
 
-- Mais qui le donnera? Sera-ce cet imb�cile de Conti? 
 
-- Mais, � ce qu'on dit, ce ne serait pas son coup d'essai... 
 
-- Il faudrait le mettre en col�re, reprit Rassi; et d'ailleurs, lorsqu'il exp�dia le capitaine, il n'avait pas trente ans, et il �tait amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit c�der � la raison d'Etat; mais, ainsi pris au d�pourvu et � la premi�re vue, je ne vois, pour ex�cuter les ordres du souverain, qu'un nomm� Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo renversa d'un soufflet le jour qu'il y entra. 
 
Une fois le prince mis � son aise, la conversation fut infinie; il la termina en accordant � son fiscal g�n�ral un d�lai d'un mois; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il re�ut une gratification secr�te de mille sequins. Pendant trois jours il r�fl�chit; le quatri�me il revint � son raisonnement, qui lui semblait �vident: le seul comte Mosca aura le coeur de me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu'il estime; secondo, en l'avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel je suis � peu pr�s pay� d'avance; tertio, je venge les premiers coups humiliants qu'ait re�us le chevalier Rassi. La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa conversation avec le prince. 
 
Le comte faisait en secret la cour � la duchesse; il est bien vrai qu'il ne la voyait toujours chez elle qu'une ou deux fois par mois, mais presque toutes les semaines et quand il savait faire na�tre les occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagn�e de Ch�kina, venait dans la soir�e avanc�e, passer quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper m�me son cocher, qui lui �tait d�vou� et qui la croyait en visite dans une maison voisine. 
 
On peut penser si le comte, ayant re�u la terrible confidence du fiscal, fit aussit�t � la duchesse le signal convenu. Quoique l'on f�t au milieu de la nuit, elle le fit prier par la Ch�kina de passer � l'instant chez elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d'intimit�, h�sitait cependant � tout dire � la duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur. 
 
Apr�s avoir cherch� des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale, il finit cependant par lui tout dire; il n'�tait pas en son pouvoir de garder un secret qu'elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extr�me avait eu une grande influence sur cette �me ardente, elle l'avait fortifi�e, et la duchesse ne s'emporta point en sanglots ou en plaintes. 
 
Le lendemain soir elle fit faire � Fabrice le signal du grand p�ril. 
 
 Le feu a pris au ch�teau. 
 
Il r�pondit fort bien. 
 
 Mes livres sont-ils brul�s? 
 
La m�me nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce fut huit jours apr�s qu'eut lieu le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, o� la duchesse commit une �norme imprudence dont nous rendrons compte en son lieu. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXI. 
 
A l'�poque de ses malheurs il y avait d�j� pr�s d'une ann�e que la duchesse avait fait une rencontre singuli�re: un jour qu'elle avait la luna, comme on dit dans le pays, elle �tait all�e � l'improviste, sur le soir, � son ch�teau de Sacca, situ� au- del� de Colorno, sur la colline qui domine le P�. Elle se plaisait � embellir cette terre; elle aimait la vaste for�t qui couronne la colline et touche au ch�teau; elle s'occupait � y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques. 
 
-- Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour le prince; il est impossible qu'une for�t o� l'on sait que vous vous promenez, reste d�serte. Le prince jetait un regard sur le comte dont il pr�tendait �moustiller la jalousie. 
 
-- Je n'ai pas de craintes, Altesse S�r�nissime, r�pondit la duchesse d'un air ing�nu, quand je me prom�ne dans mes bois; je me rassure par cette pens�e: je n'ai fait de mal � personne, qui pourrait me ha�r? Ce propos fut trouv� hardi, il rappelait les injures prof�r�es par les lib�raux du pays, gens fort insolents. 
 
Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint � l'esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal v�tu qui la suivait de loin � travers le bois. A un d�tour impr�vu que fit la duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement pr�s d'elle qu'elle eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son garde-chasse qu'elle avait laiss� � mille pas de l�, dans le parterre de fleurs tout pr�s du ch�teau. L'inconnu eut le temps de s'approcher d'elle et se jeta � ses pieds. Il �tait jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis; ses habits avaient des d�chirures d'un pied de long, mais ses yeux respiraient le feu d'une �me ardente. 
 
-- Je suis condamn� � mort, je suis le m�decin Ferrante Palla, je meurs de faim ainsi que mes cinq enfants. 
 
La duchesse avait remarqu� qu'il �tait horriblement maigre; mais ses yeux �taient tellement beaux et remplis d'une exaltation si tendre, qu'ils lui �t�rent l'id�e du crime. Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien d� donner de tels yeux au saint Jean dans le d�sert qu'il vient de placer � la cath�drale. L'id�e de saint Jean lui �tait sugg�r�e par l'incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins qu'elle avait dans sa bourse, s'excusant de lui offrir si peu sur ce qu'elle venait de payer un compte � son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion. -- H�las, lui dit-il, autrefois j'habitais les villes, je voyais des femmes �l�gantes; depuis qu'en remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait condamner � mort, je vis dans les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l'aum�ne ou vous voler, mais comme un sauvage fascin� par une ang�lique beaut�. Il y a si longtemps que je n'ai vu deux belles mains blanches! 
 
-- Levez-vous donc, lui dit la duchesse; car il �tait rest� � genoux. 
 
-- Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve que je ne suis pas occup� actuellement � voler, et elle me tranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que l'on m'emp�che d'exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis qu'un simple mortel qui adore la sublime beaut�. La duchesse comprit qu'il �tait un peu fou, mais elle n'eut point peur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu'il avait une �me ardente et bonne, et d'ailleurs elle ne ha�ssait pas les physionomies extraordinaires. 
 
-- Je suis donc m�decin, et je faisais la cour � la femme de l'apothicaire Sarasine de Parme: il nous a surpris et l'a chass�e, ainsi que trois enfants qu'il soup�onnait avec raison �tre de moi et non de lui. J'en ai eu deux depuis. La m�re et les cinq enfants vivent dans la derni�re mis�re, au fond d'une sorte de cabane construite de mes mains � une lieue d'ici, dans le bois. Car je dois me pr�server des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se s�parer de moi. Je fus condamn� � mort, et fort justement: je conspirais. J'ex�cre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite faute d'argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j'aurais d� mille fois me tuer; je n'aime plus la malheureuse femme qui m'a donn� ces cinq enfants et s'est perdue pour moi; j'en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la m�re mourront litt�ralement de faim. Cet homme avait l'accent de la sinc�rit�. 
 
-- Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie. 
 
-- La m�re des enfants file; la fille a�n�e est nourrie dans une ferme de lib�raux, o� elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance � G�nes. 
 
-- Comment accordez-vous le vol avec vos principes lib�raux? 
 
-- Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose, je leur rendrai les sommes vol�es. J'estime qu'un tribun du peuple tel que moi ex�cute un travail qui, � raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an. 
 
Je me trompe, je vole quelque petite somme au-del�, car je fais face par ce moyen aux frais d'impression de mes ouvrages. 
 
-- Quels ouvrages? 
 
-- La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget? 
 
-- Quoi! dit la duchesse �tonn�e, c'est vous, monsieur, qui �tes l'un des plus grands po�tes du si�cle, le fameux Ferrante Palla! 
 
-- Fameux peut-�tre, mais fort malheureux, c'est s�r. 
 
-- Et un homme de votre talent, monsieur, est oblig� de voler pour vivre! 
 
-- C'est peut-�tre pour cela que j'ai quelque talent. Jusqu'ici tous nos auteurs qui se sont fait conna�tre �taient des gens pay�s par le gouvernement ou par le culte qu'ils voulaient saper. Moi, primo, j'expose ma vie; secundo, songez, madame, aux r�flexions qui m'agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant r�ellement cent francs par mois? J'ai deux chemises, l'habit que vous voyez, quelques mauvaises armes, et je suis s�r de finir par la corde: j'ose croire que je suis d�sint�ress�. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur aupr�s de la m�re de mes enfants. La pauvret� me p�se comme laide: j'aime les beaux habits, les mains blanches... 
 
Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit. 
 
-- Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous �tre bonne � quelque chose � Parme? 
 
-- Pensez quelquefois � cette question: son emploi est de r�veiller les coeurs et de les emp�cher de s'endormir dans ce faux bonheur tout mat�riel que donnent les monarchies. Le service qu'il rend � ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?... Mon malheur est d'aimer, dit-il d'un air fort doux, et depuis pr�s de deux ans mon �me n'est occup�e que de vous, mais jusqu'ici je vous avais vue sans vous faire peur. Et il prit la fuite avec une rapidit� prodigieuse qui �tonna la duchesse et la rassura. Les gendarmes auraient de la peine � l'atteindre, pensa-t-elle; en effet, il est fou. 
 
Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps que le pauvre homme est amoureux de madame; quand madame est ici nous le voyons errer dans les parties les plus �lev�es du bois, et d�s que madame est partie, il ne manque pas de venir s'asseoir aux m�mes endroits o� elle s'est arr�t�e; il ramasse curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attach�es � son mauvais chapeau. 
 
-- Et vous ne m'avez jamais parl� de ces folies, dit la duchesse presque du ton du reproche. 
 
-- Nous craignions que madame ne le d�t au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon enfant! �a n'a jamais fait de mal � personne, et parce qu'il aime notre Napol�on, on l'a condamn� � mort. 
 
Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans c'�tait le premier secret qu'elle lui faisait, dix fois elle fut oblig�e de s'arr�ter court au milieu d'une phrase. Elle revint � Sacca avec de l'or. Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante, apr�s l'avoir suivie quelque temps en gambadant dans le bois � cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidit� de l'�pervier, et se pr�cipita � ses genoux comme la premi�re fois. 
 
-- O� �tiez-vous il y a quinze jours? 
 
-- Dans la montagne au-del� de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de Milan o� ils avaient vendu de l'huile. 
 
-- Acceptez cette bourse. 
 
Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu'il baisa et qu'il mit dans son sein, puis la rendit. 
 
-- Vous me rendez cette bourse et vous volez! 
 
-- Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent francs; or, maintenant, la m�re de mes enfants a quatre-vingts francs et moi j'en ai vingt- cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l'on me pendait en ce moment j'aurais des remords. J'ai pris ce sequin parce qu'il vient de vous et que je vous aime. 
 
L'intonation de ce mot fort simple fut parfaite. Il aime r�ellement, se dit la duchesse. 
 
Ce jour-l�, il avait l'air tout � fait �gar�. Il dit qu'il y avait � Parme des gens qui lui devaient six cents francs, et qu'avec cette somme il r�parerait sa cabane o� maintenant ses pauvres petits enfants s'enrhumaient. 
 
-- Mais je vous ferai l'avance de ces six cents francs, dit la duchesse tout �mue. 
 
-- Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends? 
 
La duchesse attendrie lui offrit une cachette � Parme s'il voulait lui jurer que pour le moment il n'exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout il n'ex�cuterait aucun des arr�ts de mort que, disait-il, il avait in petto. 
 
-- Et si l'on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues ann�es, et � qui la faute? Que me dira mon p�re en me recevant l�-haut? 
 
La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants � qui l'humidit� pouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter l'offre de la cachette � Parme. 
 
Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journ�e qu'il e�t pass�e � Parme depuis son mariage, avait montr� � la duchesse une cachette fort singuli�re qui existe � l'angle m�ridional du palais de ce nom. Le mur de fa�ade, qui date du moyen �ge, a huit pieds d'�paisseur; on l'a creus� en dedans, et l� se trouve une cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C'est tout � c�t� que l'on admire ce r�servoir d'eau cit� dans tous les voyages, fameux ouvrage du douzi�me si�cle, pratiqu� lors du si�ge de Parme par l'empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l'enceinte du palais Sanseverina. 
 
On entre dans la cachette en faisant mouvoir une �norme pierre sur un axe de fer plac� vers le centre du bloc. La duchesse �tait si profond�ment touch�e de la folie du Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait obstin�ment tout cadeau ayant une valeur, qu'elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois apr�s, toujours dans les bois de Sacca, et comme ce jour-l� il �tait un peu plus calme, il lui r�cita un de ses sonnets qui lui sembla �gal ou sup�rieur � tout ce qu'on a fait de plus beau en Italie depuis deux si�cles. Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour s'exalta, devint importun, et la duchesse s'aper�ut que cette passion suivait les lois de tous les amours que l'on met dans la possibilit� de concevoir une lueur d'esp�rance. Elle le renvoya dans ses bois, lui d�fendit de lui adresser la parole: il ob�it � l'instant et avec une douceur parfaite. Les choses en �taient � ce point quand Fabrice fut arr�t�. Trois jours apr�s, � la tomb�e de la nuit, un capucin se pr�senta � la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret important � communiquer � la ma�tresse du logis. Elle �tait si malheureuse qu'elle fit entrer: c'�tait Ferrante.-- Il se passe ici une nouvelle iniquit� dont le tribun du peuple doit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d'amour. D'autre part, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner � madame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte. 
 
Ce d�vouement si sinc�re de la part d'un voleur et d'un fou toucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps � cet homme qui passait pour le plus grand po�te du nord de l'Italie, et pleura beaucoup. Voil� un homme qui comprend mon coeur, se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours � l'Ave Maria, d�guis� en domestique et portant livr�e. 
 
-- Je n'ai point quitt� Parme; j'ai entendu dire une horreur que ma bouche ne r�p�tera point; mais me voici. Songez, madame, � ce que vous refusez! L'�tre que vous voyez n'est pas une poup�e de cour, c'est un homme! Il �tait � genoux en pronon�ant ces paroles d'un air � leur donner de la valeur. Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: Elle a pleur� en ma pr�sence; donc elle est un peu moins malheureuse! 
 
-- Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arr�tera dans cette ville! 
 
-- Le tribun vous dira: Madame, qu'est-ce que la vie quand le devoir parle? L'homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu'il est br�l� par l'amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de coeur, va p�rir peut-�tre; ne repoussez pas un autre homme de coeur qui s'offre � vous! Voici un corps de fer et une �me qui ne craint au monde que de vous d�plaire. 
 
-- Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte � jamais. 
 
La duchesse eut bien l'id�e, ce soir-l�, d'annoncer � Ferrante qu'elle ferait une petite pension � ses enfants mais elle eut peur qu'il ne part�t de l� pour se tuer. 
 
A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: Moi aussi je puis mourir, et pl�t � Dieu qu'il en f�t ainsi, et bient�t! si je trouvais un homme digne de ce nom � qui recommander mon pauvre Fabrice. 
 
Une id�e saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un �crit auquel elle m�la le peu de mots de droit qu'elle savait, qu'elle avait re�u du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs, sous l'expresse condition de payer chaque ann�e une rente viag�re de 1 500 francs � la dame Sarasine et � ses cinq enfants. La duchesse ajouta: De plus je l�gue une rente viag�re de 300 francs � chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme m�decin � mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un fr�re. Je l'en prie. Elle signa, antidata d'un an et serra ce papier. 
 
Deux jours apr�s Ferrante reparut. C'�tait au moment o� toute la ville �tait agit�e par le bruit de la prochaine ex�cution de Fabrice. Cette triste c�r�monie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple all�rent se promener ce soir-l� devant la porte de la citadelle, pour t�cher de voir si l'on dressait l'�chafaud: ce spectacle avait �mu Ferrante. Il trouva la duchesse noy�e dans les larmes, et hors d'�tat de parler; elle le salua de la main et lui montra un si�ge. 
 
Ferrante, d�guis� ce jour-l� en capucin, �tait superbe; au lieu de s'asseoir il se mit � genoux et pria Dieu d�votement � demi-voix. Dans un moment o� la duchesse semblait un peu plus calme, sans se d�ranger de sa position, il interrompit un instant sa pri�re pour dire ces mots: De nouveau il offre sa vie. 
 
-- Songez � ce que vous dites, s'�cria la duchesse, avec cet oeil hagard qui, apr�s les sanglots, annonce que la col�re prend le dessus sur l'attendrissement. 
 
-- Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger. 
 
-- Il y a telle occurrence, r�pliqua la duchesse, o� je pourrais accepter le sacrifice de votre vie. 
 
Elle le regardait avec une attention s�v�re. Un �clair de joie brilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se munir d'un papier cach� dans le secret d'une grande armoire de noyer.-- Lisez, dit-elle � Ferrante. C'�tait la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parl�. 
 
Les larmes et les sanglots emp�chaient Ferrante de lire la fin; il tomba � genoux. 
 
-- Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le br�la � la bougie. 
 
Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous �tes pris et ex�cut�, car il y va de votre t�te. 
 
-- Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela pos� et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce d�tail d'argent, j'y verrais un doute injurieux. 
 
-- Si vous �tes compromis, je puis l'�tre aussi, repartit la duchesse, et Fabrice apr�s moi: c'est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j'exige que l'homme qui me perce le coeur soit empoisonn� et non tu�. Par la m�me raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver. 
 
-- J'ex�cuterai fid�lement, ponctuellement et prudemment. Je pr�vois, madame la duchesse, que ma vengeance sera m�l�e � la v�tre: il en serait autrement, que j'ob�irais encore fid�lement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas r�ussir, mais j'emploierai toute ma force d'homme. 
 
-- Il s'agit d'empoisonner le meurtrier de Fabrice. 
 
-- Je l'avais devin�, et depuis vingt-sept mois que je m�ne cette vie errante et abominable, j'ai souvent song� � une pareille action pour mon compte. 
 
-- Si je suis d�couverte et condamn�e comme complice, poursuivit la duchesse d'un ton de fiert�, je ne veux point que l'on puisse m'imputer de vous avoir s�duit. Je vous ordonne de ne plus chercher � me voir avant l'�poque de notre vengeance: il ne s'agit point de le mettre � mort avant que je vous en aie donn� le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste loin de m'�tre utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J'exige qu'il meure par le poison, et j'aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d'un coup de feu. Pour des int�r�ts que je ne veux pas vous expliquer, j'exige que votre vie soit sauv�e. 
 
Ferrante �tait ravi de ce ton d'autorit� que la duchesse prenait avec lui: ses yeux brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons dit, il �tait horriblement maigre; mais on voyait qu'il avait �t� fort beau dans sa premi�re jeunesse, et il croyait �tre encore ce qu'il avait �t� jadis. Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donn� cette preuve de d�vouement, faire de moi l'homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poup�e de comte Mosca qui, dans l'occasion, n'a rien pu pour elle, pas m�me faire �vader monsignore Fabrice? 
 
-- Je puis vouloir sa mort d�s demain, continua la duchesse, toujours du m�me air d'autorit�. Vous connaissez cet immense r�servoir d'eau qui est au coin du palais, tout pr�s de la cachette que vous avez occup�e quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: h� bien! ce sera l� le signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous �tes � Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand r�servoir du palais Sanseverina a crev�. Agissez aussit�t, mais par le poison, et surtout n'exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j'ai tremp� dans cette affaire. 
 
-- Les paroles sont inutiles, r�pondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis d�j� fix� sur les moyens que j'emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu'elle n'�tait, puisque je n'oserai vous revoir tant qu'il vivra. J'attendrai le signal du r�servoir crev� dans la rue. Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher. 
 
Quand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela. 
 
-- Ferrante! s'�cria-t-elle; homme sublime! 
 
Il rentra, comme impatient d'�tre retenu; sa figure �tait superbe en cet instant. 
 
-- Et vos enfants? 
 
-- Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-�tre quelque petite pension. 
 
-- Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros �tui en bois d'olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs. 
 
-- Ah, madame! vous m'humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d'horreur; et sa figure changea du tout au tout. 
 
-- Je ne vous reverrai jamais avant l'action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l'�tui dans sa poche et sortit. 
 
La porte avait �t� referm�e par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d'un air inquiet: la duchesse �tait debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'�vanouit presque de bonheur; la duchesse se d�gagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte. 
 
-- Voil� le seul homme qui m'ait comprise, se dit-elle, c'est ainsi qu'en e�t agi Fabrice, s'il e�t pu m'entendre. 
 
Il y avait deux choses dans le caract�re de la duchesse, elle voulait toujours ce qu'elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en d�lib�ration ce qui avait �t� une fois d�cid�. Elle citait � ce propos un mot de son premier mari, l'aimable g�n�ral Pietranera: quelle insolence envers moi-m�me! disait-il; pourquoi croirai- je avoir plus d'esprit aujourd'hui que lorsque je pris ce parti? 
 
De ce moment, une sorte de gaiet� reparut dans le caract�re de la duchesse. Avant la fatale r�solution, � chaque pas que faisait son esprit, � chaque chose nouvelle qu'elle voyait, elle avait le sentiment de son inf�riorit� envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l'avait l�chement tromp�e, et le comte Mosca, par suite de son g�nie courtisanesque, quoique innocemment, avait second� le prince. D�s que la vengeance fut r�solue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu'on trouve � se venger en Italie tient � la force d'imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas � proprement parler, ils oublient. 
 
La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l'a devin� peut-�tre, ce fut lui qui donna l'id�e de l'�vasion: il existait dans les bois, � deux lieues de Sacca, une tour du moyen �ge, � demi ruin�e, et haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de fuite � la duchesse, Ferrante la supplia d'envoyer Ludovic, avec des hommes s�rs, disposer une suite d'�chelles aupr�s de cette tour. En pr�sence de la duchesse il y monta avec les �chelles, et en descendit avec une simple corde nou�e; il renouvela trois fois l'exp�rience, puis il expliqua de nouveau son id�e. Huit jours apr�s, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nou�e: ce fut alors que la duchesse communiqua cette id�e � Fabrice. 
 
Dans les derniers jours qui pr�c�d�rent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier, et de plus d'une fa�on, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu'autant qu'elle avait Ferrante � ses c�t�s; le courage de cet homme �lectrisait le sien; mais l'on sent bien qu'elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu'il se r�volt�t, mais elle e�t �t� afflig�e de ses objections, qui eussent redoubl� ses inqui�tudes. Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamn� � mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant � elle-m�me, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si �tranges choses! Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment o� le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup � faire pour emp�cher Ferrante de marcher sur-le-champ � l'ex�cution d'un affreux dessein! 
 
-- Je suis fort maintenant! s'�criait ce fou; je n'ai plus de doute sur la l�gitimit� de l'action! 
 
-- Mais, dans le moment de col�re qui suivra in�vitablement, Fabrice serait mis � mort! 
 
-- Mais ainsi on lui �pargnerait le p�ril de cette descente: elle est possible, facile m�me, ajoutait-il; mais l'exp�rience manque � ce jeune homme. 
 
On c�l�bra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut � la f�te donn�e dans cette occasion que la duchesse rencontra Cl�lia, et put lui parler sans donner de soup�ons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-m�me remit � Cl�lia le paquet de cordes dans le jardin, o� ces dames �taient all�es respirer un instant. Ces cordes, fabriqu�es avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des noeuds, �taient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait �prouv� leur solidit�, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprim�es de fa�on � en former plusieurs paquets de la forme d'un volume in-quarto; Cl�lia s'en empara, et promit � la duchesse que tout ce qui �tait humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu'� la tour Farn�se. 
 
-- Mais je crains la timidit� de votre caract�re; et d'ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel int�r�t peut vous inspirer un inconnu? 
 
-- M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauv�! 
 
Mais la duchesse, ne comptant que fort m�diocrement sur la pr�sence d'esprit d'une jeune personne de vingt ans, avait pris d'autres pr�cautions dont elle se garda bien de faire part � la fille du gouverneur. Comme il �tait naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait � la f�te donn�e pour le mariage de la soeur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu'il s'agissait d'une attaque d'apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener � la citadelle, on pourrait, avec un peu d'adresse, faire pr�valoir l'avis de se servir d'une liti�re, qui se trouverait par hasard dans la maison o� se donnait la f�te. L� se rencontreraient aussi des hommes intelligents, v�tus en ouvriers employ�s pour la f�te, et qui, dans le trouble g�n�ral, s'offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu'� son palais si �lev�. Ces hommes, dirig�s par Ludovic, portaient une assez grande quantit� de cordes, adroitement cach�es sous leurs habits. On voit que la duchesse avait r�ellement l'esprit �gar� depuis qu'elle songeait s�rieusement � la fuite de Fabrice. Le p�ril de cet �tre ch�ri �tait trop fort pour son �me, et surtout durait trop longtemps. Par exc�s de pr�cautions, elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu'on va le voir. Tout s'ex�cuta comme elle l'avait projet� avec cette seule diff�rence que le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et m�me les gens de l'art, que le g�n�ral avait une attaque d'apoplexie. 
 
Par bonheur, Cl�lia, au d�sespoir, ne se douta en aucune fa�on de la tentative si criminelle de la duchesse. Le d�sordre fut tel au moment de l'entr�e � la citadelle de la liti�re o� le g�n�ral, � demi-mort, �tait enferm�, que Ludovic et ses gens pass�rent sans objection; ils ne furent fouill�s que pour la bonne forme au pont de l'Esclave. Quand ils eurent transport� le g�n�ral jusqu'� son lit, on les conduisit � l'office, o� les domestiques les trait�rent fort bien; mais apr�s ce repas, qui ne finit que fort pr�s du matin, on leur expliqua que l'usage de la prison exigeait que pour le reste de la nuit, ils fussent enferm�s � clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en libert� par le lieutenant du gouverneur. 
 
Ces hommes avaient trouv� le moyen de remettre � Ludovic les cordes dont ils s'�taient charg�s, mais Ludovic eut beaucoup de peine � obtenir un instant d'attention de Cl�lia. A la fin, dans un moment o� elle passait d'une chambre � une autre, il lui fit voir qu'il d�posait des paquets de corde dans l'angle obscur d'un des salons du premier �tage. Cl�lia fut profond�ment frapp�e de cette circonstance �trange: aussit�t elle con�ut d'atroces soup�ons. 
 
-- Qui �tes-vous? dit-elle � Ludovic. 
 
Et, sur la r�ponse fort ambigu�; de celui-ci, elle ajouta: 
 
-- Je devrais vous faire arr�ter; vous ou les v�tres vous avez empoisonn� mon p�re!... Avouez � l'instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le m�decin de la citadelle puisse administrer les rem�des convenables; avouez � l'instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle! 
 
-- Mademoiselle a tort de s'alarmer, r�pondit Ludovic, avec une gr�ce et une politesse parfaites; il ne s'agit nullement de poison; on a eu l'imprudence d'administrer au g�n�ral une dose de laudanum, et il para�t que le domestique charg� de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords �ternel; mais mademoiselle peut croire que, gr�ce au ciel, il n'existe aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit �tre trait� pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j'ai l'honneur de le r�p�ter � mademoiselle, le laquais charg� du crime ne faisait point usage de poisons v�ritables, comme Barbone, lorsqu'il voulut empoisonner monseigneur Fabrice. On n'a point pr�tendu se venger du p�ril qu'a couru monseigneur Fabrice; on n'a confi� � ce laquais maladroit qu'une fiole o� il y avait du laudanum, j'en fais serment � mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j'�tais interrog� officiellement, je nierais tout. 
 
D'ailleurs, si mademoiselle parle � qui que ce soit de laudanum et de poison, f�t- ce � l'excellent don Cesare, Fabrice est tu� de la main de mademoiselle. Elle rend � jamais impossibles tous les projets de fuite; et mademoiselle sait mieux que moi que ce n'est pas avec du simple laudanum que l'on veut empoisonner monseigneur; elle sait aussi que quelqu'un n'a accord� qu'un mois de d�lai pour ce crime, et qu'il y a d�j� plus d'une semaine que l'ordre fatal a �t� re�u. Ainsi, si elle me fait arr�ter, ou si seulement elle dit un mot � don Cesare ou � tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d'un mois, et j'ai raison de dire qu'elle tue de sa main monseigneur Fabrice. 
 
Cl�lia �tait �pouvant�e de l'�trange tranquillit� de Ludovic. 
 
Ainsi, me voil� en dialogue r�gl�, se disait-elle, avec l'empoisonneur de mon p�re, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c'est l'amour qui m'a conduite � tous ces crimes!... 
 
Le remords lui laissait � peine la force de parler; elle dit � Ludovic: 
 
-- Je vais vous enfermer � clef dans ce salon. Je cours apprendre au m�decin qu'il ne s'agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je l'ai appris moi-m�me? Je reviens ensuite vous d�livrer. 
 
Mais, dit Cl�lia revenant en courant d'aupr�s de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du laudanum? 
 
-- Mon Dieu non, mademoiselle, il n'y e�t jamais consenti. Et puis, � quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte. Il s'agit de sauver la vie � monseigneur, qui sera empoisonn� d'ici � trois semaines; l'ordre en a �t� donn� par quelqu'un qui d'ordinaire ne trouve point d'obstacle � ses volont�s; et, pour tout dire � mademoiselle, on pr�tend que c'est le terrible fiscal g�n�ral Rassi qui a re�u cette commission. 
 
Cl�lia s'enfuit �pouvant�e: elle comptait tellement sur la parfaite probit� de don Cesare, qu'en employant certaine pr�caution, elle osa lui dire qu'on avait administr� au g�n�ral du laudanum, et pas autre chose. Sans r�pondre, sans questionner, don Cesare courut au m�decin. 
 
Cl�lia revint au salon, o� elle avait enferm� Ludovic dans l'intention de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus: il avait r�ussi � s'�chapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite bo�te renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit fr�mir. Qui me dit, pensa-t-elle, que l'on n'a donn� que du laudanum � mon p�re, et que la duchesse n'a pas voulu se venger de la tentative de Barbone? 
 
-- Grand Dieu! s'�cria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de mon p�re! Et je les laisse s'�chapper! Et peut-�tre cet homme, mis � la question, e�t avou� autre chose que du laudanum! 
 
Aussit�t Cl�lia tomba � genoux fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur. 
 
Pendant ce temps, le m�decin de la citadelle, fort �tonn� de l'avis qu'il recevait de don Cesare, et d'apr�s lequel il n'avait affaire qu'� du laudanum, donna les rem�des convenables qui bient�t firent dispara�tre les sympt�mes les plus alarmants. Le g�n�ral revint un peu � lui comme le jour commen�ait � para�tre. Sa premi�re action marquant de la connaissance fut de charger d'injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s'�tait avis� de donner quelques ordres les plus simples du monde pendant que le g�n�ral n'avait pas sa connaissance. 
 
Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande col�re contre une fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s'avisa de prononcer le mot d'apoplexie. 
 
-- Est-ce que je suis d'�ge, s'�cria-t-il, � avoir des apoplexies? Il n'y a que mes ennemis acharn�s qui puissent se plaire � r�pandre de tels bruits. Et d'ailleurs, est- ce que j'ai �t� saign�, pour que la calomnie elle-m�me ose parler d'apoplexie? 
 
Fabrice, tout occup� des pr�paratifs de sa fuite, ne put concevoir les bruits �tranges qui remplissaient la citadelle au moment o� l'on y rapportait le gouverneur � demi mort. D'abord il eut quelque id�e que sa sentence �tait chang�e, et qu'on venait le mettre � mort. Voyant ensuite que personne ne se pr�sentait dans sa chambre, il pensa que Cl�lia avait �t� trahie, qu'� sa rentr�e dans la forteresse on lui avait enlev� les cordes que probablement elle rapportait, et qu'enfin ses projets de fuite �taient d�sormais impossibles. Le lendemain, � l'aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme � lui inconnu, qui, sans dire mot, y d�posa un panier de fruits: sous les fruits �tait cach�e la lettre suivante: 
 
�P�n�tr�e des remords les plus vifs par ce qui a �t� fait, non pas, gr�ce au ciel, de mon consentement, mais � l'occasion d'une id�e que j'avais eue, j'ai fait voeu � la tr�s sainte Vierge que si, par l'effet de sa sainte intercession, mon p�re est sauv�, jamais je n'opposerai un refus � ses ordres; j'�pouserai le marquis aussit�t que j'en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu'il est de mon devoir d'achever ce qui a �t� commenc�. Dimanche prochain, au retour de la messe o� l'on vous conduira � ma demande (songez � pr�parer votre �me, vous pouvez vous tuer dans la difficile entreprise); au retour de la messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentr�e dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous est n�cessaire pour l'entreprise m�dit�e. Si vous p�rissez, j'aurai l'�me navr�e! Pourrez-vous m'accuser d'avoir contribu� � votre mort? La duchesse elle- m�me ne m'a-t-elle pas r�p�t� � diverses reprises que la faction Raversi l'emporte? on veut lier le prince par une cruaut� qui le s�pare � jamais du comte Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m'a jur� qu'il ne reste que cette ressource: vous p�rissez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j'en ai fait le voeu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez enti�rement v�tue de noir, � la fen�tre accoutum�e, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera dispos� autant qu'il est possible � mes faibles moyens. Apr�s onze heures, peut- �tre seulement � minuit ou une heure, une petite lampe para�tra � ma fen�tre, ce sera l'instant d�cisif; recommandez-vous � votre saint patron, prenez en h�te les habits de pr�tre dont vous �tes pourvu, et marchez. � 
 
�Adieu, Fabrice, je serai en pri�re, et r�pandant les larmes les plus am�res, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous p�rissez, je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu'est-ce que je dis? mais si vous r�ussissez, je ne vous reverrai jamais. Dimanche, apr�s la messe, vous trouverez dans votre prison l'argent, les poisons, les cordes, envoy�s par cette femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m'a r�p�t� jusqu'� trois fois qu'il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone! � 
 
Fabio Conti �tait un ge�lier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours en songe quelqu'un de ses prisonniers lui �chapper: il �tait abhorr� de tout ce qui �tait dans la citadelle; mais le malheur inspirant les m�mes r�solutions � tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-l� m�mes qui �taient encha�n�s dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et o� ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, m�me ceux-l�, dis-je, eurent l'id�e de faire chanter � leur frais un Te Deum lorsqu'ils surent que leur gouverneur �tait hors de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l'honneur de Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les bl�me soit conduit par sa destin�e � passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et je�nant les vendredis. 
 
Cl�lia, qui ne quittait la chambre de son p�re que pour aller prier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait d�cid� que les r�jouissances n'auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista � la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu d'artifice, et dans les salles basses du ch�teau l'on distribua aux soldats une quantit� de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accord�e; une main inconnue avait m�me envoy� plusieurs tonneaux d'eau-de- vie que les soldats d�fonc�rent. La g�n�rosit� des soldats qui s'enivraient ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palais souffrissent de leur position; � mesure qu'ils arrivaient � leurs gu�rites, un domestique affid� leur donnait du vin, et l'on ne sait par quelle main ceux qui furent plac�s en sentinelle � minuit et pendant le reste de la nuit re�urent aussi un verre d'eau-de-vie, et l'on oubliait � chaque fois la bouteille aupr�s de la gu�rite (comme il a �t� prouv� au proc�s qui suivit). 
 
Le d�sordre dura plus longtemps que Cl�lia ne l'avait pens�, et ce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait sci� deux barreaux de sa fen�tre, celle qui ne donnait pas vers la voli�re, commen�a � d�monter l'abat- jour; il travaillait presque sur la t�te des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils n'entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds seulement � l'immense corde n�cessaire pour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandouli�re autour de son corps: elle le g�nait beaucoup, son volume �tant �norme; les noeuds l'emp�chaient de former masse, et elle s'�cartait � plus de dix-huit pouces du corps. Voil� le grand obstacle, se dit Fabrice. 
 
Cette corde arrang�e tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui s�paraient sa fen�tre de l'esplanade o� �tait le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivr�es que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs t�tes, il sortit, comme nous l'avons dit, par la seconde fen�tre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d'une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, d�s que le g�n�ral Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonn� depuis un si�cle. Il disait qu'apr�s l'avoir empoisonn� on voulait l'assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l'effet que cette mesure impr�vue produisit sur le coeur de Cl�lia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu'� quel point elle trahissait son p�re, et un p�re qui venait d'�tre presque empoisonn� dans l'int�r�t du prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presque dans l'arriv�e impr�vue de ces deux cents hommes un arr�t de la Providence qui lui d�fendait d'aller plus avant et de rendre la libert� � Fabrice. 
 
Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On avait encore trait� ce triste sujet � la f�te m�me donn�e � l'occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille v�tille, un coup d'�p�e maladroit donn� � un com�dien, un homme de la naissance de Fabrice n'�tait pas mis en libert� au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier ministre, c'est qu'il y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s'occuper davantage de lui, avait-on dit; s'il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bient�t de maladie. Un ouvrier serrurier qui avait �t� appel� au palais du g�n�ral Fabio Conti parla de Fabrice comme d'un prisonnier exp�di� depuis longtemps et dont on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme d�cida Cl�lia. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXII. 
 
Dans la journ�e Fabrice fut attaqu� par quelques r�flexions s�rieuses et d�sagr�ables, mais � mesure qu'il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment de l'action, il se sentait all�gre et dispos. La duchesse lui avait �crit qu'il serait surpris par le grand air, et qu'� peine hors de sa prison il se trouverait dans l'impossibilit� de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s'exposer � �tre repris que se pr�cipiter du haut d'un mur de cent quatre-vingts pieds. Si ce malheur m'arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je l'ai jur� � Cl�lia, j'aime mieux tomber du haut d'un rempart, si �lev� qu'il soit, que d'�tre toujours � faire des r�flexions sur le go�t du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas �prouver avant la fin, quand on meurt empoisonn�! Fabio Conti n'y cherchera pas de fa�ons, il me fera donner de l'arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle. 
 
Vers le minuit un de ces brouillards �pais et blancs que le P� jette quelquefois sur ses rives s'�tendit d'abord sur la ville, et ensuite gagna l'esplanade et les bastions au milieu desquels s'�l�ve la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n'apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardins �tablis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds. Voil� qui est excellent, pensa-t-il. 
 
Un peu apr�s que minuit et demi eut sonn�, le signal de la petite lampe parut � la fen�tre de la voli�re. Fabrice �tait pr�t � agir; il fit un signe de croix, puis attacha � son lit la petite corde destin�e � lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le s�paraient de la plate-forme o� �tait le palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps de garde occup� depuis la veille par les deux cents hommes de renfort dont nous avons parl�. Par malheur les soldats, � minuit trois quarts qu'il �tait alors, n'�taient pas encore endormis; pendant qu'il marchait � pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le diable �tait sur le toit, et qu'il fallait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix pr�tendaient que ce souhait �tait d'une grande impi�t�, d'autres disaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarm� la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se h�tait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment o�, pendu � sa corde, il passa devant les fen�tres, par bonheur � quatre ou cinq pieds de distance � cause de l'avance du toit, elles �taient h�riss�es de ba�onnettes. Quelques-uns ont pr�tendu que Fabrice toujours fou eut l'id�e de jouer le r�le du diable, et qu'il jeta � ces soldats une poign�e de sequins. Ce qui est s�r, c'est qu'il avait sem� des sequins sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour Farn�se au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre � le poursuivre. 
 
Arriv� sur la plate-forme et entour� de sentinelles qui ordinairement criaient tous les quarts d'heure une phrase enti�re: Tout est bien autour de mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve. 
 
Ce qui para�t incroyable et pourrait faire douter du fait si le r�sultat n'avait eu pour t�moin une ville enti�re, c'est que les sentinelles plac�es le long du parapet n'aient pas vu et arr�t� Fabrice; � la v�rit�, le brouillard dont nous avons parl� commen�ait � monter, et Fabrice a dit que lorsqu'il �tait sur la plate-forme, le brouillard lui semblait arriv� d�j� jusqu'� moiti� de la tour Farn�se. Mais ce brouillard n'�tait point �pais, et il apercevait fort bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, pouss� comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux sentinelles assez voisines. Il d�fit tranquillement la grande corde qu'il avait autour du corps et qui s'embrouilla deux fois; il lui fallut beaucoup de temps pour la d�brouiller et l'�tendre sur le parapet. Il entendait les soldats parler de tous les c�t�s, bien r�solu � poignarder le premier qui s'avancerait vers lui. Je n'�tais nullement troubl�, ajoutait-il, il me semblait que j'accomplissais une c�r�monie. 
 
Il attacha sa corde enfin d�brouill�e � une ouverture pratiqu�e dans le parapet pour l'�coulement des eaux, il monta sur ce m�me parapet, et pria Dieu avec ferveur; puis, comme un h�ros des temps de chevalerie, il pensa un instant � Cl�lia. Combien je suis diff�rent, se dit-il, du Fabrice l�ger et libertin qui entra ici il y a neuf mois! Enfin il se mit � descendre cette �tonnante hauteur. Il agissait m�caniquement, dit-il, et comme il e�t fait en plein jour, descendant devant des amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout � coup ses bras perdre leur force; il croit m�me qu'il l�cha la corde un instant; mais bient�t il la reprit; peut-�tre, dit-il, il se retint aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l'�corchaient. Il �prouvait de temps � autre une douleur atroce entre les �paules, elle allait jusqu'� lui �ter la respiration. Il y avait un mouvement d'ondulation fort incommode; il �tait renvoy� sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut touch� par plusieurs oiseaux assez gros qu'il r�veillait et qui se jetaient sur lui en s'envolant. Les premi�res fois il crut �tre atteint par des gens descendant de la citadelle par la m�me voie que lui pour le poursuivre, et il s'appr�tait � se d�fendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconv�nient que d'avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus qu'elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas dans les jardins des soldats il tomba sur un acacia qui, vu d'en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait r�ellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait l� endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se d�mit presque le bras gauche. Il se mit � fuir vers le rempart, mais, � ce qu'il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton; il n'avait plus aucune force. Malgr� le p�ril, il s'assit et but un peu d'eau-de-vie qui lui restait. Il s'endormit quelques minutes au point de ne plus savoir o� il �tait; en se r�veillant il ne pouvait comprendre comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible v�rit� revint � sa m�moire. Aussit�t il marcha vers le rempart; il y monta par un grand escalier. La sentinelle, qui �tait plac�e tout pr�s, ronflait dans sa gu�rite. Il trouva une pi�ce de canon gisant dans l'herbe; il y attacha sa troisi�me corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un foss� bourbeux o� il pouvait y avoir un pied d'eau. Pendant qu'il se relevait et cherchait � se reconna�tre, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bient�t il entendit prononcer pr�s de son oreille et � voix basse: Ah! monsignore! monsignore! Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient � la duchesse; aussit�t il s'�vanouit profond�ment. Quelque temps apr�s il sentit qu'il �tait port� par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s'arr�ta, ce qui lui donna beaucoup d'inqui�tude. Mais il n'avait ni la force de parler ni celle d'ouvrir les yeux; il sentait qu'on le serrait; tout � coup il reconnut le parfum des v�tements de la duchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots: Ah! ch�re amie! puis il s'�vanouit de nouveau profond�ment. 
 
Le fid�le Bruno, avec une escouade de gens de police d�vou�s au comte, �tait en r�serve � deux cents pas; le comte lui-m�me �tait cach� dans une petite maison tout pr�s du lieu o� la duchesse attendait. Il n'e�t pas h�sit�, s'il l'e�t fallu, � mettre l'�p�e � la main avec quelques officiers � demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme oblig� de sauver la vie � Fabrice, qui lui semblait grandement expos�, et qui jadis e�t eu sa gr�ce sign�e du prince, si lui Mosca n'e�t eu la sottise de vouloir �viter une sottise �crite au souverain. 
 
Depuis minuit la duchesse, entour�e d'hommes arm�s jusqu'aux dents, errait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne pouvait rester en place, elle pensait qu'elle aurait � combattre pour enlever Fabrice � des gens qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent pr�cautions, trop longues � d�tailler ici, et d'une imprudence incroyable. On a calcul� que plus de quatre-vingts agents �taient sur pied cette nuit-l�, s'attendant � se battre pour quelque chose d'extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic �taient � la t�te de tout cela, et le ministre de la police n'�tait pas hostile; mais le comte lui-m�me remarqua que la duchesse ne fut trahie par personne, et qu'il ne sut rien comme ministre. 
 
La duchesse perdit la t�te absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait convulsivement dans ses bras, puis fut au d�sespoir en se voyant couverte de sang: c'�tait celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement bless�. Aid�e d'un de ses gens, elle lui �tait son habit pour le panser, lorsque Ludovic, qui, par bonheur, se trouvait l�, mit d'autorit� la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui �taient cach�es dans un jardin pr�s de la porte de la ville, et l'on partit ventre � terre pour aller passer le P� pr�s de Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien arm�s, faisait l'arri�re-garde, et avait promis sur sa t�te d'arr�ter la poursuite. Le comte, seul et � pied, ne quitta les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que rien ne bougeait. Me voici en haute trahison! se disait-il ivre de joie. 
 
Ludovic eut l'id�e excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien attach� � la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de Fabrice. 
 
-- Prenez la fuite, lui dit-il, du c�t� de Bologne; soyez fort maladroit, t�chez de vous faire arr�ter; alors coupez-vous dans vos r�ponses, et enfin avouez que vous �tes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de l'adresse � �tre maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et madame vous donnera 50 sequins. 
 
-- Est-ce qu'on songe � l'argent quand on sert madame? 
 
Il partit, et fut arr�t� quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien plaisante au g�n�ral Fabio Conti et � Rassi, qui, avec le danger de Fabrice, voyait s'envoler sa baronnie. 
 
L'�vasion ne fut connue � la citadelle que sur les six heures du matin, et ce ne fut qu'� dix qu'on osa en instruire le prince. La duchesse avait �t� si bien servie que, malgr� le profond sommeil de Fabrice, qu'elle prenait pour un �vanouissement mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arr�ter la voiture, elle passait le P� dans une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on fit encore deux lieues avec une extr�me rapidit�, puis on fut arr�t� plus d'une heure pour la v�rification des passeports. La duchesse en avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle �tait folle ce jour-l�, elle s'avisa de donner dix napol�ons au commis de la police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce commis, fort effray�, recommen�a l'examen. On prit la poste; la duchesse payait d'une fa�on si extravagante, que partout elle excitait les soup�ons en ce pays o� tout �tranger est suspect. Ludovic lui vint encore en aide; il dit que Mme la duchesse �tait folle de douleur, � cause de la fi�vre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme, qu'elle emmenait avec elle consulter les m�decins de Pavie. 
 
Ce ne fut qu'� dix lieues par del� le P� que le prisonnier se r�veilla tout � fait, il avait une �paule lux�e et force �corchures. La duchesse avait encore des fa�ons si extraordinaires que le ma�tre d'une auberge de village, o� l'on d�na, crut avoir affaire � une princesse du sang imp�rial, et allait lui faire rendre les honneurs qu'il croyait lui �tre dus, lorsque Ludovic dit � cet homme que la princesse le ferait immanquablement mettre en prison s'il s'avisait de faire sonner les cloches. 
 
Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire pi�montais. L� seulement Fabrice �tait en toute s�ret�; on le conduisit dans un petit village �cart� de la grande route; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures. 
 
Ce fut dans ce village que la duchesse se livra � une action non seulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste � la tranquillit� du reste de sa vie. Quelques semaines avant l'�vasion de Fabrice, et un jour que tout Parme �tait all� � la porte de la citadelle pour t�cher de voir dans la cour l'�chafaud qu'on dressait en son honneur, la duchesse avait montr� � Ludovic, devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d'un petit cadre de fer, fort bien cach�, une des pierres formant le fond du fameux r�servoir d'eau du palais Sanseverina, ouvrage du treizi�me si�cle, et dont nous avons parl�. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle, tant les regards qu'elle lui lan�ait �taient singuliers. 
 
-- Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous �tes un po�te, vous auriez bient�t mang� cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda, � une lieue de Casal-Maggiore. Ludovic se jeta � ses pieds fou de joie, et protestant avec l'accent du coeur que ce n'�tait point pour gagner de l'argent qu'il avait contribu� � sauver monsignore Fabrice; qu'il l'avait toujours aim� d'une fa�on particuli�re depuis qu'il avait eu l'honneur de le conduire une fois en sa qualit� de troisi�me cocher de madame. Quand cet homme, qui r�ellement avait du coeur, crut avoir assez occup� de lui une aussi grande dame, il prit cong�; mais elle, avec des yeux �tincelants, lui dit: 
 
-- Restez. 
 
Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps � autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette �trange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole � sa ma�tresse. 
 
-- Madame m'a fait un don tellement exag�r�, tellement au-dessus de tout ce qu'un pauvre homme tel que moi pouvait s'imaginer, tellement sup�rieur surtout aux faibles services que j'ai eu l'honneur de rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J'ai l'honneur de rendre cette terre � madame, et de la prier de m'accorder une pension de quatre cents francs. 
 
-- Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ou� dire que j'avais d�sert� un projet une fois �nonc� par moi? 
 
Apr�s cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis, s'arr�tant tout � coup, elle s'�cria: 
 
-- C'est par hasard et parce qu'il a su plaire � cette petite fille, que la vie de Fabrice a �t� sauv�e! S'il n'avait �t� aimable, il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux o� �clatait la plus sombre fureur. Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de vives inqui�tudes pour la propri�t� de sa terre de la Ricciarda. 
 
-- Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et chang�e du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journ�e folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner � Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger? 
 
-- Peu de chose, madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que j'�tais de la suite de monsignore Fabrice. D'ailleurs, si j'ose le dire � madame, je br�le de voirma terre de la Ricciarda: il me semble si dr�le d'�tre propri�taire! 
 
-- Ta gaiet� me pla�t. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moiti� de ce qu'il me doit, et l'autre moiti� de tous ces arr�rages, je te la donne, mais � cette condition: tu vas aller � Sacca, tu diras qu'apr�s-demain est le jour de la f�te d'une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arriv�e, tu feras illuminer mon ch�teau de la fa�on la plus splendide. N'�pargne ni argent ni peine: songe qu'il s'agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j'ai pr�par� cette illumination; depuis plus de trois ans j'ai r�uni dans les caves du ch�teau tout ce qui peut servir � cette noble f�te; j'ai donn� en d�p�t au jardinier toutes les pi�ces d'artifice n�cessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le P�. J'ai quatre-vingt-neuf grands tonneaux de vin dans mes caves, tu feras �tablir quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n'aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l'illumination et le feu d'artifice seront bien en train, tu t'esquiveras prudemment, car il est possible, et c'est mon espoir, qu'� Parme toutes ces belles choses-l� paraissent une insolence. 
 
-- C'est ce qui n'est pas possible, seulement c'est s�r; comme il est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a sign� la sentence de monsignore, en cr�vera de rage. Et m�me... ajouta Ludovic avec timidit�, si madame voulait faire plus de plaisir � son pauvre serviteur que de lui donner la moiti� des arr�rages de la Ricciarda, elle me permettrait de faire une petite plaisanterie � ce Rassi... 
 
-- Tu es un brave homme! s'�cria la duchesse avec transport, mais je te d�fends absolument de rien faire � Rassi; j'ai le projet de le faire pendre en public, plus tard. Quant � toi, t�che de ne pas te faire arr�ter � Sacca, tout serait g�t� si je te perdais. 
 
-- Moi, madame! Quand j'aurai dit que je f�te une des patronnes de madame, si la police envoyait trente gendarmes pour d�ranger quelque chose, soyez s�re qu'avant d'�tre arriv�s � la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d'eux ne serait � cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent madame. 
 
-- Enfin, reprit la duchesse d'un air singuli�rement d�gag�, si je donne du vin � mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme, le m�me soir o� mon ch�teau sera illumin�, prends le meilleur cheval de mon �curie, cours � mon palais, � Parme, et ouvre le r�servoir. 
 
-- Ah! l'excellente id�e qu'a madame! s'�cria Ludovic, riant comme un fou, du vin aux braves gens de Sacca, de l'eau aux bourgeois de Parme qui �taient si s�rs, les mis�rables, que monsignore Fabrice allait �tre empoisonn� comme le pauvre L... 
 
La joie de Ludovic n'en finissait point; la duchesse regardait avec complaisance ses rires fous; il r�p�tait sans cesse: Du vin aux gens de Sacca et de l'eau � ceux de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu'on vida imprudemment le r�servoir, il y a une vingtaine d'ann�es, il y eut jusqu'� un pied d'eau dans plusieurs des rues de Parme. 
 
-- Et de l'eau aux gens de Parme, r�pliqua la duchesse en riant. La promenade devant la citadelle e�t �t� remplie de monde si l'on e�t coup� le cou � Fabrice... Tout le monde l'appelle le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette inondation a �t� faite par toi, ni ordonn�e par moi. Fabrice, le comte lui-m�me, doivent ignorer cette folle plaisanterie... Mais j'oubliais les pauvres de Sacca; va-t'en �crire une lettre � mon homme d'affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la f�te de ma sainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu'il t'ob�isse en tout pour l'illumination, le feu d'artifice et le vin; que le lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves. 
 
-- L'homme d'affaires de madame ne se trouvera embarrass� qu'en un point: depuis cinq ans que madame a le ch�teau, elle n'a pas laiss� dix pauvres dans Sacca. 
 
-- Et de l'eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant. Comment ex�cuteras-tu cette plaisanterie? 
 
-- Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, � dix et demie mon cheval est � l'auberge des Trois Ganaches, sur la route de Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda; � onze heures je suis dans ma chambre au palais, et � onze heures et un quart de l'eau pour les gens de Parme, et plus qu'ils n'en voudront, pour boire � la sant� du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut � la citadelle, que le courage de monsignore et l'esprit de madame viennent de d�shonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu, et je fais mon entr�e � la Ricciarda. 
 
Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effray�: elle regardait fixement la muraille nue � six pas d'elle et, il faut en convenir, son regard �tait atroce. Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu'elle est folle! La duchesse le regarda et devina sa pens�e. 
 
-- Ah! monsieur Ludovic le grand po�te, vous voulez une donation par �crit: courez me chercher une feuille de papier. Ludovic ne se fit pas r�p�ter cet ordre, et la duchesse �crivit de sa main une longue reconnaissance antidat�e d'un an, et par laquelle elle d�clarait avoir re�u, de Ludovic San-Micheli la somme de 80 000 francs, et lui avoir donn� en gage la terre de la Ricciarda. Si apr�s douze mois r�volus la duchesse n'avait pas rendu lesdits 80 000 francs � Ludovic, la terre de la Ricciarda resterait sa propri�t�. 
 
Il est beau, se disait la duchesse, de donner � un serviteur fid�le le tiers � peu pr�s de ce qui me reste pour moi-m�me. 
 
-- Ah �a! dit la duchesse � Ludovic, apr�s la plaisanterie du r�servoir, je ne te donne que deux jours pour te r�jouir � Casal-Maggiore. Pour que la vente soit valable, dis que c'est une affaire qui remonte � plus d'un an. Reviens me rejoindre � Belgirate, et cela sans le moindre d�lai; Fabrice ira peut-�tre en Angleterre o� tu le suivras. 
 
Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice �taient � Belgirate. 
 
On s'�tablit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice �tait enti�rement chang�; d�s les premiers moments o� il s'�tait r�veill� de son sommeil, en quelque sorte l�thargique, apr�s sa fuite, la duchesse s'�tait aper�ue qu'il se passait en lui quelque chose d'extraordinaire. Le sentiment profond par lui cach� avec beaucoup de soin �tait assez bizarre, ce n'�tait rien moins que ceci: il �tait au d�sespoir d'�tre hors de prison. Il se gardait bien d'avouer cette cause de sa tristesse, elle e�t amen� des questions auxquelles il ne voulait pas r�pondre. 
 
-- Mais quoi! lui disait la duchesse �tonn�e, cette horrible sensation lorsque la faim te for�ait � te nourrir, pour ne pas tomber, d'un de ces mets d�testables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque go�t singulier, est-ce que je m'empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur? 
 
-- Je pensais � la mort, r�pondait Fabrice, comme je suppose qu'y pensent les soldats: c'�tait une chose possible que je pensais bien �viter par mon adresse. 
 
Ainsi quelle inqui�tude, quelle douleur pour la duchesse! Cet �tre ador�, singulier, vif, original, �tait d�sormais sous ses yeux en proie � une r�verie profonde; il pr�f�rait la solitude m�me au plaisir de parler de toutes choses, et � coeur ouvert, � la meilleure amie qu'il e�t au monde. Toujours il �tait bon, empress�, reconnaissant aupr�s de la duchesse, il e�t comme jadis donn� cent fois sa vie pour elle; mais son �me �tait ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l'�change de pens�es froides d�sormais possible entre eux, e�t peut-�tre sembl� agr�able � d'autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu'�tait leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait s�par�s. Fabrice devait � la duchesse l'histoire des neuf mois pass�s dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce s�jour il n'avait � dire que des paroles br�ves et incompl�tes. 
 
Voil� ce qui devait arriver t�t ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m'a vieillie, ou bien il aime r�ellement, et je n'ai plus que la seconde place dans son coeur. Avilie, atterr�e par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: Si le ciel voulait que Ferrante f�t devenu tout � fait fou ou manqu�t de courage, il me semble que je serais moins malheureuse. D�s ce moment ce demi-remords empoisonna l'estime que la duchesse avait pour son propre caract�re. Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d'une r�solution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo! 
 
Le ciel l'a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit voudrais-je qu'il ne f�t pas amoureux? Une seule parole d'amour v�ritable a-t-elle jamais �t� �chang�e entre nous? 
 
Cette id�e si raisonnable lui �ta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse et l'affaiblissement de l'�me �taient arriv�es pour elle avec la perspective d'une illustre vengeance, elle �tait cent fois plus malheureuse � Belgirate qu'� Parme. Quant � la personne qui pouvait causer l'�trange r�verie de Fabrice, il n'�tait gu�re possible d'avoir des doutes raisonnables: Cl�lia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son p�re puisqu'elle avait consenti � enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Cl�lia! Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec d�sespoir, si la garnison n'e�t pas �t� enivr�e, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c'est elle qui l'a sauv�! 
 
C'�tait avec une extr�me difficult� que la duchesse obtenait de Fabrice des d�tails sur les �v�nements de cette nuit, qui, se disait la duchesse, autrefois e�t form� entre nous le sujet d'un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortun�s, il e�t parl� tout un jour et avec une verve et une gaiet� sans cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m'avisais de mettre en avant. 
 
Comme il fallait tout pr�voir, la duchesse avait �tabli Fabrice au port de Locarno, ville suisse � l'extr�mit� du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu'elle s'avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapiss�e d'une quantit� de vues de la ville de Parme qu'il avait fait venir de Milan ou de Parme m�me, pays qu'il aurait d� tenir en abomination. Son petit salon, chang� en atelier, �tait encombr� de tout l'appareil d'un peintre � l'aquarelle, et elle le trouva finissant une troisi�me vue de la tour Farn�se et du palais du gouverneur. 
 
-- Il ne te manque plus, lui dit-elle d'un air piqu�, que de faire de souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t'empoisonner. Mais j'y songe, continua la duchesse, tu devrais lui �crire une lettre d'excuses d'avoir pris la libert� de te sauver et de donner un ridicule � sa citadelle. 
 
La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: � peine arriv� en lieu de s�ret�, le premier soin de Fabrice avait �t� d'�crire au g�n�ral Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s'�tre sauv�, all�guant pour excuse qu'il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait �t� charg� de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu'il �crivait, Fabrice esp�rait que les yeux de Cl�lia verraient cette lettre, et sa figure �tait couverte de larmes en l'�crivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en libert�, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour Farn�se. C'�tait l� la pens�e capitale de sa lettre, il esp�rait que Cl�lia la comprendrait. Dans son humeur �crivante, et dans l'espoir d'�tre lu par quelqu'un, Fabrice adressa des remerciements � don Cesare, ce bon aum�nier qui lui avait pr�t� des livres de th�ologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno � faire le voyage de Milan, o� ce libraire, ami du c�l�bre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques �ditions qu'il p�t trouver des ouvrages pr�t�s par don Cesare. Le bon aum�nier re�ut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d'impatience, peut- �tre pardonnables � un pauvre prisonnier, on avait charg� les marges de ces livres de notes ridicules. On le suppliait en cons�quence de les remplacer dans sa biblioth�que par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui pr�senter. 
 
Fabrice �tait bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait charg� les marges d'un exemplaire in-folio des oeuvres de saint J�r�me. Dans l'espoir qu'il pourrait renvoyer ce livre au bon aum�nier, et l'�changer contre un autre, il avait �crit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands �v�nements n'�taient autre chose que des extases d'amour divin (ce mot divin en rempla�ait un autre qu'on n'osait �crire). Tant�t cet amour divin conduisait le prisonnier � un profond d�sespoir, d'autres fois une voix entendue � travers les airs rendait quelque esp�rance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, �tait �crit avec une encre de prison, form�e de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n'avait fait qu'y jeter un coup d'oeil en repla�ant dans sa biblioth�que le volume de saint J�r�me. S'il en avait suivi les marges, il aurait vu qu'un jour le prisonnier, se croyant empoisonn�, se f�licitait de mourir � moins de quarante pas de distance de ce qu'il avait aim� le mieux dans ce monde. Mais un autre oeil que celui du bon aum�nier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle id�e: Mourir pr�s de ce qu'on aime! exprim�e de cent fa�ons diff�rentes, �tait suivie d'un sonnet o� l'on voyait que l'�me s�par�e, apr�s des tourments atroces, de ce corps fragile qu'elle avait habit� pendant vingt-trois ans, pouss�e par cet instinct de bonheur naturel � tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se m�ler aux choeurs des anges aussit�t qu'elle serait libre et dans le cas o� le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses p�ch�s mais que, plus heureuse apr�s la mort qu'elle n'avait �t� durant la vie, elle irait � quelques pas de la prison, o� si longtemps elle avait g�mi, se r�unir � tout ce qu'elle avait aim� au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j'aurai trouv� mon paradis sur la terre. 
 
Quoiqu'on ne parl�t de Fabrice � la citadelle de Parme que comme d'un tra�tre inf�me qui avait viol� les devoirs les plus sacr�s, toutefois le bon pr�tre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu'un inconnu lui faisait parvenir; car Fabrice avait eu l'attention de n'�crire que quelques jours apr�s l'envoi, de peur que son nom ne f�t renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention � son fr�re, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimit� avec son aimable ni�ce; et comme il lui avait enseign� jadis quelques mots de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu'il recevait. Tel avait �t� l'espoir du voyageur. Tout � coup Cl�lia rougit extr�mement, elle venait de reconna�tre l'�criture de Fabrice. De grands morceaux fort �troits de papier jaune �taient plac�s en guise de signets en divers endroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu'au milieu des plats int�r�ts d'argent, et de la froideur d�color�e des pens�es vulgaires qui remplissent notre vie, les d�marches inspir�es par une vraie passion manquent rarement de produire leur effet; comme si une divinit� propice prenait le soin de les conduire par la main, Cl�lia, guid�e par cet instinct et par la pens�e d'une seule chose au monde, demanda � son oncle de comparer l'ancien exemplaire de saint J�r�me avec celui qu'il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre tristesse o� l'absence de Fabrice l'avait plong�e, lorsqu'elle trouva sur les marges de l'ancien saint J�r�me le sonnet dont nous avons parl�, et les m�moires, jour par jour, de l'amour qu'on avait senti pour elle! 
 
D�s le premier jour elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait, appuy�e sur sa fen�tre, devant la fen�tre d�sormais solitaire, o� elle avait vu si souvent une petite ouverture se d�masquer dans l'abat-jour. Cet abat-jour avait �t� d�mont� pour �tre plac� sur le bureau du tribunal et servir de pi�ce de conviction dans un proc�s ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accus� du crime de s'�tre sauv�, ou comme disait le fiscal en riant lui-m�me, de s'�tre d�rob� � la cl�mence d'un prince magnanime! 
 
Chacune des d�marches de Cl�lia �tait pour elle l'objet d'un vif remords, et depuis qu'elle �tait malheureuse les remords �taient plus vifs. Elle cherchait � apaiser un peu les reproches qu'elle s'adressait, en se rappelant le voeu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle � la Madone lors du demi-empoisonnement du g�n�ral, et depuis chaque jour renouvel�. Son p�re avait �t� malade de l'�vasion de Fabrice, et, de plus, il avait �t� sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa col�re, destitua tous les ge�liers de la tour Farn�se, et les fit passer comme prisonniers dans la prison de la ville. Le g�n�ral avait �t� sauv� en partie par l'intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir enferm� au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les cercles de la cour. 
 
Ce fut pendant les quinze jours que dura l'incertitude relativement � la disgr�ce du g�n�ral Fabio Conti, r�ellement malade, que Cl�lia eut le courage d'ex�cuter le sacrifice qu'elle avait annonc� � Fabrice. Elle avait eu l'esprit d'�tre malade le jour des r�jouissances g�n�rales, qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier comme le lecteur s'en souvient peut-�tre; elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se conduire, qu'� l'exception de ge�lier Grillo, charg� sp�cialement de la garde de Fabrice, personne n'eut de soup�ons sur sa complicit�, et Grillo se tut. 
 
Mais aussit�t que Cl�lia n'eut plus d'inqui�tudes de ce c�t�, elle fut plus cruellement agit�e encore par ses justes remords. Quelle raison au monde, se disait-elle, peut diminuer le crime d'une fille qui trahit son p�re? 
 
Un soir, apr�s une journ�e pass�e presque tout enti�re � la chapelle et dans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l'accompagner chez le g�n�ral, dont les acc�s de fureur l'effrayaient d'autant plus, qu'� tout propos il y m�lait des impr�cations contre Fabrice, cet abominable tra�tre. 
 
Arriv�e en pr�sence de son p�re, elle eut le courage de lui dire que si toujours elle avait refus� de donner la main au marquis Crescenzi, c'est qu'elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu'elle �tait assur�e de ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le g�n�ral entra en fureur; et Cl�lia eut assez de peine � reprendre la parole. Elle ajouta que si son p�re, s�duit par la grande fortune du marquis, croyait devoir lui donner l'ordre pr�cis de l'�pouser, elle �tait pr�te � ob�ir. Le g�n�ral fut tout �tonn� de cette conclusion, � laquelle il �tait loin de s'attendre; il finit pourtant par s'en r�jouir. Ainsi, dit-il � son fr�re, je ne serai pas r�duit � loger dans un second �tage, si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais proc�d�. 
 
Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profond�ment scandalis� de l'�vasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et r�p�tait dans l'occasion la phrase invent�e par Rassi sur le plat proc�d� de ce jeune homme, fort vulgaire d'ailleurs, qui s'�tait soustrait � la cl�mence du prince. Cette phrase spirituelle, consacr�e par la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple. Laiss� � son bon sens, et tout en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la r�solution qu'il avait fallu pour se lancer d'un mur si haut. Pas un �tre de la cour n'admira ce courage. Quant � la police, fort humili�e de cet �chec, elle avait d�couvert officiellement qu'une troupe de vingt soldats gagn�s par les distributions d'argent de la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et dont on ne pronon�ait plus le nom qu'avec un soupir, avaient tendu � Fabrice quatre �chelles li�es ensemble, et de quarante-cinq pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu'on avait li�e aux �chelles n'avait eu que le m�rite fort vulgaire d'attirer ces �chelles � lui. Quelques lib�raux connus par leur imprudence, et entre autre le m�decin C *, agent pay� directement par le prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient facilit� la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut bl�m� m�me des lib�raux v�ritables, comme ayant caus� par son imprudence la mort de huit pauvres soldats. C'est ainsi que les petits despotismes r�duisent � rien la valeur de l'opinion [Tr. J. F. M. 31.]. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXIII. 
 
Au milieu de ce d�cha�nement g�n�ral, le seul archev�que Landriani se montra fid�le � la cause de son jeune ami; il osait r�p�ter, m�me � la cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout proc�s, il faut r�server une oreille pure de tout pr�jug� pour entendre les justifications d'un absent. 
 
D�s le lendemain de l'�vasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient re�u un sonnet assez m�diocre qui c�l�brait cette fuite comme une des belles actions du si�cle, et comparait Fabrice � un ange arrivant sur la terre les ailes �tendues. Le surlendemain soir, tout Parme r�p�tait un sonnet sublime. C'�tait le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l'opinion par deux vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla. 
 
Mais ici il me faudrait chercher le style �pique: o� trouver des couleurs pour peindre les torrents d'indignation qui tout � coup submerg�rent tous les coeurs bien pensants, lorsqu'on apprit l'effroyable insolence de cette illumination du ch�teau de Sacca? Il n'y eut qu'un cri contre la duchesse; m�me les lib�raux v�ritables trouv�rent que c'�tait compromettre d'une fa�on barbare les pauvres suspects retenus dans les diverses prisons, et exasp�rer inutilement le coeur du souverain. Le comte Mosca d�clara qu'il ne restait plus qu'une ressource aux anciens amis de la duchesse, c'�tait de l'oublier. Le concert d'ex�cration fut donc unanime: un �tranger passant par la ville e�t �t� frapp� de l'�nergie de l'opinion publique. Mais en ce pays o� l'on sait appr�cier le plaisir de la vengeance, l'illumination de Sacca et la f�te admirable donn�e dans le parc � plus de six mille paysans eurent un immense succ�s. Tout le monde r�p�tait � Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins � ses paysans; on expliquait ainsi l'accueil un peu dur fait � une trentaine de gendarmes que la police avait eu la nigauderie d'envoyer dans ce petit village, trente-six heures apr�s la soir�e sublime et l'ivresse g�n�rale qui l'avait suivie. Les gendarmes, accueillis � coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux d'entre eux, tomb�s de cheval, avaient �t� jet�s dans le P�. 
 
Quant � la rupture du grand r�servoir d'eau du palais Sanseverina, elle avait pass� � peu pr�s inaper�ue: c'�tait pendant la nuit que quelques rues avaient �t� plus ou moins inond�es, le lendemain on e�t dit qu'il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d'une fen�tre du palais, de fa�on que l'entr�e des voleurs �tait expliqu�e. 
 
On avait m�me trouv� une petite �chelle. Le seul comte Mosca reconnut le g�nie de son amie. 
 
Fabrice �tait parfaitement d�cid� � revenir � Parme aussit�t qu'il le pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre � l'archev�que, et ce fid�le serviteur revint mettre � la poste au premier village du Pi�mont, � Sannazaro, au couchant de Pavie, une �p�tre latine que le digne pr�lat adressait � son jeune prot�g�. Nous ajouterons un d�tail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays o� l'on n'a plus besoin de pr�cautions. Le nom de Fabrice del Dongo n'�tait jamais �crit; toutes les lettres qui lui �taient destin�es �taient adress�es � Ludovic San Micheli, � Locarno en Suisse, ou � Belgirate en Pi�mont. L'enveloppe �tait faite d'un papier grossier, le cachet mal appliqu�, l'adresse � peine lisible, et quelquefois orn�e de recommandations dignes d'une cuisini�re; toutes les lettres �taient dat�es de Naples six jours avant la date v�ritable. 
 
Du village pi�montais de Sannazaro, pr�s de Pavie, Ludovic retourna en toute h�te � Parme: il �tait charg� d'une mission � laquelle Fabrice mettait la plus grande importance; il ne s'agissait de rien moins que de faire parvenir � Cl�lia Conti un mouchoir de soie sur lequel �tait imprim� un sonnet de P�trarque. Il est vrai qu'un mot �tait chang� � ce sonnet; Cl�lia le trouva sur sa table deux jours apr�s avoir re�u les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n'est pas besoin de dire quelle impression cette marque d'un souvenir toujours constant produisit sur son coeur. 
 
Ludovic devait chercher � se procurer tous les d�tails possibles sur ce qui se passait � la citadelle. Ce fut lui qui apprit � Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait d�sormais une chose d�cid�e; il ne se passait presque pas de journ�e sans qu'il donn�t une f�te � Cl�lia, dans l'int�rieur de la citadelle. Une preuve d�cisive du mariage c'est que ce marquis, immens�ment riche et par cons�quent fort avare, comme c'est l'usage parmi les gens opulents du nord de l'Italie, faisait des pr�paratifs immenses, et pourtant il �pousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanit� du g�n�ral Fabio Conti, fort choqu�e de cette remarque, la premi�re qui se f�t pr�sent�e � l'esprit de tous ses compatriotes, venait d'acheter une terre de plus de 300 000 francs, et cette terre, lui qui n'avait rien, il l'avait pay�e comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le g�n�ral avait-il d�clar� qu'il donnait cette terre en mariage � sa fille. Mais les frais d'acte et autres, montant � plus de 12 000 francs, sembl�rent une d�pense fort ridicule au marquis Crescenzi, �tre �minemment logique. De son c�t� il faisait fabriquer � Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agenc�es et calcul�es par l'agr�ment de l'oeil, par le c�l�bre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme l'univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chauss�e du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus � Parme co�t�rent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajout�es � celles que la maison poss�dait d�j�, s'�leva � 200 000 francs. A l'exception de deux salons, ouvrages c�l�bres du Parmesan, le grand peintre du pays apr�s le divin Corr�ge, toutes les pi�ces du premier et du second �tage �taient maintenant occup�es par les peintres c�l�bres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures � fresque. Fokelberg, le grand sculpteur su�dois; Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an � dix bas reliefs repr�sentant autant de belles actions de Crescentius, ce v�ritable grand homme. La plupart des plafonds, peints � fresque, offraient aussi quelque allusion � sa vie. On admirait g�n�ralement le plafond o� Hayez, de Milan, avait repr�sent� Crescentius re�u dans les Champs-Elys�es par Fran�ois Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du moyen �ge. L'admiration pour ces �mes d'�lite est suppos�e faire �pigramme contre les gens au pouvoir. 
 
Tous ces d�tails magnifiques occupaient exclusivement l'attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et perc�rent le coeur de notre h�ros lorsqu'il les lut racont�s, avec une admiration na�ve, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dict�e � un douanier de Casal-Maggiore. 
 
Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout! c'est vraiment une insolence � moi d'oser �tre amoureux de Cl�lia Conti, pour qui se font tous ces miracles. 
 
Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-l� �crit de sa mauvaise �criture, annon�ait � son ma�tre qu'il avait rencontr� le soir, et dans l'�tat d'un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien ge�lier, qui avait �t� mis en prison, puis rel�ch�. Cet homme lui avait demand� un sequin par charit�, et Ludovic lui en avait donn� quatre au nom de la duchesse. Les anciens ge�liers r�cemment mis en libert�, au nombre de douze, se pr�paraient � donner une f�te � coups de couteau (un trattamento di cortellate ) aux nouveaux ge�liers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient � les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait s�r�nade � la forteresse, que mademoiselle Cl�lia Conti �tait fort p�le, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic re�ut, courrier par courrier, l'ordre de revenir � Locarno. Il revint, et les d�tails qu'il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice. 
 
On peut juger de l'amabilit� dont celui-ci �tait pour la pauvre duchesse; il e�t souffert mille morts plut�t que de prononcer devant elle le nom de Cl�lia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville �tait � la fois sublime et attendrissant. 
 
La duchesse avait moins que jamais oubli� sa vengeance; elle �tait si heureuse avant l'incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel �tait son sort! elle vivait dans l'attente d'un �v�nement affreux dont elle se serait bien gard�e de dire un mot � Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant r�jouir Fabrice en lui apprenant qu'un jour il serait veng�. 
 
On peut se faire quelque id�e maintenant de l'agr�ment des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne r�gnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agr�ments de leurs relations, la duchesse avait c�d� � la tentation de jouer un mauvais tour � ce neveu trop ch�ri. Le comte lui �crivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l'esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, � peine si on les parcourait d'un oeil distrait. Que fait, h�las! la fid�lit� d'un amant estim�, quand on a le coeur perc� par la froideur de celui qu'on lui pr�f�re? 
 
En deux mois de temps la duchesse ne lui r�pondit qu'une fois et ce fut pour l'engager � sonder le terrain aupr�s de la princesse, et � voir si, malgr� l'insolence du feu d'artifice, on recevrait avec plaisir une lettre d'elle duchesse. La lettre qu'il devait pr�senter, s'il le jugeait � propos, demandait la place de chevalier d'honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et d�sirait qu'elle lui f�t accord�e en consid�ration de son mariage. La lettre de la duchesse �tait un chef-d'oeuvre: c'�tait le respect le plus tendre et le mieux exprim�; on n'avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les cons�quences, m�me les plus �loign�es, pussent n'�tre pas agr�ables � la princesse. Aussi la r�ponse respirait-elle une amiti� tendre et que l'absence met � la torture. 
 
�Mon fils et moi, lui disait la princesse, n'avons pas eu une soir�e un peu passable depuis votre d�part si brusque. Ma ch�re duchesse ne se souvient donc plus que c'est elle qui m'a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? � 
 
�Elle se croit donc oblig�e de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son d�sir exprim� n'�tait pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon coeur, et la premi�re, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des m�mes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d'un grand gar�on de vingt et un ans, et vous demande des �chantillons de min�raux de la vall�e d'Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j'esp�re fr�quentes, au comte, qui vous d�teste toujours et que j'aime surtout � cause de ces sentiments. L'archev�que aussi vous est rest� fid�le. Nous esp�rons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu'il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande ma�tresse, se dispose � quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m'a fait bien du mal; elle me d�pla�t encore en s'en allant mal � propos; sa maladie me fait penser au nom que j'eusse mis autrefois avec tant de plaisir � la place du sien, si toutefois j'eusse pu obtenir ce sacrifice de l'ind�pendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emport� avec elle toute la joie de ma petite cour, etc., etc. � 
 
C'�tait donc avec la conscience d'avoir cherch� � h�ter, autant qu'il �tait en elle, le mariage qui mettait Fabrice au d�sespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures � voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance �tait enti�re et parfaite du c�t� de Fabrice; mais il pensait � d'autres choses, et son �me na�ve et simple ne lui fournissait rien � dire. La duchesse le voyait, et c'�tait son supplice. 
 
Nous avons oubli� de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison � Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fen�tre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s'arrangea de fa�on � avoir un homme de chacun des villages situ�s aux environs de Belgirate. La troisi�me ou quatri�me fois qu'elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arr�ter le mouvement des rames. 
 
-- Je vous consid�re tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s'est sauv� de prison; et peut-�tre, par trahison, on cherchera � le reprendre, quoiqu'il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l'oreille au guet, et pr�venez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise � entrer dans ma chambre le jour et la nuit. 
 
Les rameurs r�pondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu'il f�t question de reprendre Fabrice: c'�tait pour elle qu'�taient tous ces soins et, avant l'ordre fatal d'ouvrir le r�servoir du palais Sanseverina, elle n'y e�t pas song�. 
 
Sa prudence l'avait aussi engag�e � prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-m�me allait en Suisse. On peut juger de l'agr�ment de leurs perp�tuels t�te-�-t�te par ce d�tail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la pr�sence de ces �trang�res leur fit plaisir; car, malgr� les liens du sang, on peut appeler �trang�re une personne qui ne sait rien de nos int�r�ts les plus chers, et que l'on ne voit qu'une fois par an. 
 
La duchesse se trouvait un soir � Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L'archipr�tre du pays et le cur� �taient venus pr�senter leurs respects � ces dames: l'archipr�tre, qui �tait int�ress� dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s'avisa de dire: 
 
-- Le prince de Parme est mort! 
 
La duchesse p�lit extr�mement; elle eut � peine le courage de dire: 
 
-- Donne-t-on des d�tails? 
 
-- Non, r�pondit l'archipr�tre; la nouvelle se borne � dire la mort, qui est certaine. 
 
La duchesse regarda Fabrice. J'ai fait cela pour lui, se dit-elle; j'aurais fait mille fois pis, et le voil� qui est l� devant moi indiff�rent et songeant � une autre! Il �tait au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pens�e; elle tomba dans un profond �vanouissement. Tout le monde s'empressa pour la secourir; mais, en revenant � elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l'archipr�tre et le cur�; il r�vait comme � l'ordinaire. 
 
-- Il pense � retourner � Parme, se dit la duchesse, et peut-�tre � rompre le mariage de Cl�lia avec le marquis; mais je saurai l'emp�cher. Puis, se souvenant de la pr�sence des deux pr�tres, elle se h�ta d'ajouter: 
 
-- C'�tait un grand prince, et qui a �t� bien calomni�! C'est une perte immense pour nous! 
 
Les deux pr�tres prirent cong�, et la duchesse, pour �tre seule, annon�a qu'elle allait se mettre au lit. 
 
-- Sans doute, se disait-elle, la prudence m'ordonne d'attendre un mois ou deux avant de retourner � Parme; mais je sens que je n'aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette r�verie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon coeur un spectacle intol�rable. Qui me l'e�t dit que je m'ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en t�te � t�te avec lui, et au moment o� j'ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! Apr�s un tel spectacle, la mort n'est rien. C'est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais � Parme lorsque j'y re�us Fabrice revenant de Naples. Si j'eusse dit un mot, tout �tait fini, et peut-�tre que, li� avec moi, il n'e�t pas song� � cette petite Cl�lia; mais ce mot me faisait une r�pugnance horrible. Maintenant elle l'emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, chang�e par les soucis, malade, j'ai le double de son �ge!... Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n'est plus quelque chose que pour les hommes qui l'ont aim�e dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanit�; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller � Parme, et pour m'amuser. Si les choses tournaient d'une certaine fa�on, on m'�terait la vie. Eh bien! o� est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors, je dirai � Fabrice: Ingrat! c'est pour toi!... Oui, je ne puis trouver d'occupation pour ce peu de vie qui me reste qu'� Parme; j'y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais �tre sensible maintenant � toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j'avais besoin de regarder dans les yeux de l'envie... Ma vanit� a un bonheur; � l'exception du comte peut-�tre, personne n'aura pu deviner quel a �t� l'�v�nement qui a mis fin � la vie de mon coeur... J'aimerai Fabrice, je serai d�vou�e � sa fortune, mais il ne faut pas qu'il rompe le mariage de la Cl�lia, et qu'il finisse par l'�pouser... Non, cela ne sera pas! 
 
La duchesse en �tait l� de son triste monologue lorsqu'elle entendit un grand bruit dans la maison. 
 
-- Bon! se dit-elle, voil� qu'on vient m'arr�ter; Ferrante se sera laiss� prendre, il aura parl�. Eh bien tant mieux! je vais avoir une occupation, je vais leur disputer ma t�te. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre. 
 
La duchesse, � demi v�tue, s'enfuit au fond de son jardin: elle songeait d�j� � passer par-dessus un petit mur et � se sauver dans la campagne; mais elle vit qu'on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l'homme de confiance du comte: il �tait seul avec sa femme de chambre. Elle s'approcha de la porte-fen�tre. Cet homme parlait � la femme de chambre des blessures qu'il avait re�ues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque � ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l'heure ridicule � laquelle il arrivait. 
 
-- Aussit�t la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donn� l'ordre, � toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des �tats de Parme. En cons�quence, je suis all� jusqu'au P� avec les chevaux de la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a �t� renvers�e, bris�e, ab�m�e, et j'ai eu des contusions si graves que je n'ai pu monter � cheval, comme c'�tait mon devoir. 
 
-- Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous �tes arriv� � midi; vous n'allez pas me contredire. 
 
-- Je reconnais bien les bont�s de madame. 
 
La politique dans une oeuvre litt�raire, c'est un coup de pistolet au milieu d'un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n'est pas possible de refuser son attention. 
 
Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d'une raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forc�s d'en venir � des �v�nements qui sont de notre domaine, puisqu'ils ont pour th��tre le coeur des personnages. 
 
-- Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse � Bruno. 
 
-- Il �tait � la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du P�, � deux lieues de Sacca. Il est tomb� dans un trou cach� par une touffe d'herbe: il �tait tout en sueur, et le froid l'a saisi; on l'a transport� dans une maison isol�e, o� il est mort au bout de quelques heures. D'autres pr�tendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l'accident provient des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entr�, qui �taient remplies de vert-de-gris. On a d�jeun� chez cet homme. Enfin, les t�tes exalt�es, les jacobins, qui racontent ce qu'ils d�sirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de la cour, aurait p�ri sans les soins g�n�reux d'un manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en m�decine, et lui a fait faire des rem�des fort singuliers. Mais on ne parle d�j� plus de cette mort du prince: au fait, c'�tait un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal g�n�ral Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour t�cher de faire sauver les prisonniers. Mais on pr�tendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D'autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jet� de l'eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus int�ressant: tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un homme est arriv� de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouv� dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l'a assomm�, et ensuite on est all� le pendre � l'arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle. Le peuple �tait en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la garde, l'a rang� devant la statue, et a fait dire au peuple qu'aucun de ceux qui entreraient dans les jardins n'en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien gendarme, m'a r�p�t� plusieurs fois, c'est que M. le comte a donn� des coups de pied au g�n�ral P..., commandant la garde du prince, et l'a fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, apr�s lui avoir arrach� ses �paulettes. 
 
-- Je reconnais bien l� le comte, s'�cria la duchesse avec un transport de joie qu'elle n'e�t pas pr�vu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu'on outrage notre princesse; et quant au g�n�ral P..., par d�vouement pour ses ma�tres l�gitimes, il n'a jamais voulu servir l'usurpateur, tandis que le comte, moins d�licat, a fait toutes les campagnes d'Espagne, ce qu'on lui a souvent reproch� � la cour. 
 
La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture pour faire cent questions � Bruno. 
 
La lettre �tait bien plaisante; le comte employait les termes les plus lugubres, et cependant la joie la plus vive �clatait � chaque mot; il �vitait les d�tails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots: 
 
�Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d'attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t'enverra, � ce que j'esp�re, aujourd'hui ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton d�part a �t� hardi. Quant au grand criminel qui est aupr�s de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appel�s de toutes les parties de cet �tat. Mais, pour faire punir ce monstre-l� comme il le m�rite, il faut d'abord que je puisse faire des papillotes avec la premi�re sentence, si elle existe. � 
 
Le comte avait rouvert sa lettre: 
 
�Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et m�riter de mon mieux ce surnom de Cruel dont les lib�raux m'ont gratifi� depuis si longtemps. Cette vieille momie de g�n�ral P... a os� parler dans la caserne d'entrer en pourparlers avec le peuple � demi r�volt�. Je t'�cris du milieu de la rue; je vais au palais, o� l'on ne p�n�trera que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t'adorant quand m�me, ainsi que j'ai v�cu! N'oublie pas de faire prendre 300 000 francs d�pos�s en ton nom chez D..., � Lyon. � 
 
�Voil� ce pauvre diable de Rassi p�le comme la mort, et sans perruque; tu n'as pas d'id�e de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un grand tort qu'on lui ferait, il m�rite d'�tre �cartel�. Il se r�fugiait � mon palais, et m'a couru apr�s dans la rue; je ne sais trop qu'en faire... je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire �clater la r�volte de ce c�t�. F... verra si je l'aime; mon premier mot � Rassi a �t�: Il me faut la sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites � tous ces juges iniques, qui sont cause de cette r�volte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s'ils soufflent un mot de cette sentence, qui n'a jamais exist�. Au nom de Fabrice, j'envoie une compagnie de grenadiers � l'archev�que. Adieu, cher ange! mon palais va �tre br�l�, et je perdrai les charmants portraits que j'ai de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet inf�me g�n�ral P..., qui fait des siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces g�n�raux ont une peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer g�n�ral en chef. � 
 
La duchesse eut la malice de ne pas envoyer r�veiller Fabrice; elle se sentait pour le comte un acc�s d'admiration qui ressemblait fort � de l'amour. Toutes r�flexions faites, se dit-elle, il faut que je l'�pouse. Elle le lui �crivit aussit�t, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n'eut pas le temps d'�tre malheureuse. 
 
Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque mont�e par dix rameurs et qui fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent bient�t un homme portant la livr�e du prince de Parme: c'�tait en effet un de ses courriers qui, avant de descendre � terre, cria � la duchesse:-- La r�volte est apais�e! Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin, qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande ma�tresse de la princesse douairi�re. Ce jeune prince, savant en min�ralogie, et qu'elle croyait un imb�cile, avait eu l'esprit de lui �crire un petit billet; mais il y avait de l'amour � la fin. Le billet commen�ait ainsi: 
 
�Le comte dit, madame la duchesse, qu'il est content de moi; le fait est que j'ai essuy� quelques coups de fusil � ses c�t�s et que mon cheval a �t� touch�: � voir le bruit qu'on fait pour si peu de chose, je d�sire vivement assister � une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte; tous mes g�n�raux, qui n'ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des li�vres; je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu'� Bologne. Depuis qu'un grand et d�plorable �v�nement m'a donn� le pouvoir, je n'ai point sign� d'ordonnance qui m'ait �t� aussi agr�able que celle qui vous nomme grande ma�tresse de ma m�re. Ma m�re et moi, nous nous sommes souvenus qu'un jour vous admiriez la belle vue que l'on a du palazzeto de San Giovanni, qui jadis appartint � P�trarque, du moins on le dit; ma m�re a voulu vous donner cette petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n'osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si vous �tes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre � notre digne archev�que, qui a d�ploy� une fermet� bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m'en voudrez pas d'avoir rappel� toutes les dames exil�es. On me dit que je ne dois plus signer, dor�navant, qu'apr�s avoir �crit les mots votre affectionn� : je suis f�ch� que l'on me fasse prodiguer une assurance qui n'est compl�tement vraie que quand je vous �cris. 
 
 �Votre affectionn�, 
 
�RANUCE-ERNEST. � 
 
Qui n'e�t dit, d'apr�s ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d'autres lettres du comte, qu'elle re�ut deux heures plus tard. Il ne s'expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour � Parme, et d'�crire � la princesse qu'elle �tait fort indispos�e. La duchesse et Fabrice n'en partirent pas moins pour Parme aussit�t apr�s d�ner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s'avouait pas, �tait de presser le mariage du marquis Crescenzi: Fabrice, de son c�t�, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui sembl�rent ridicules � sa tante. Il avait l'espoir de revoir bient�t Cl�lia; il comptait bien l'enlever, m�me malgr� elle, s'il n'y avait que ce moyen de rompre son mariage. 
 
Le voyage de la duchesse et de son neveu fut tr�s gai. A une poste avant Parme, Fabrice s'arr�ta un instant pour reprendre l'habit eccl�siastique; d'ordinaire il �tait v�tu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse: 
 
-- Je trouve quelque chose de louche et d'inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du comte. Si tu m'en croyais, tu passerais ici quelques heures; je t'enverrai un courrier d�s que j'aurai parl� � ce grand ministre. 
 
Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit � cet avis raisonnable. Des transports de joie dignes d'un enfant de quinze ans marqu�rent la r�ception que le comte fit � la duchesse, qu'il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint � la triste raison: 
 
-- Tu as fort bien fait d'emp�cher Fabrice d'arriver officiellement; nous sommes ici en pleine r�action. Devine un peu le coll�gue que le prince m'a donn� comme ministre de la justice! c'est Rassi, ma ch�re, Rassi, que j'ai trait� comme un gueux qu'il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je t'avertis qu'on a supprim� tout ce qui s'est pass� ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu'un commis de la citadelle, nomm� Barbone, est mort d'une chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j'ai fait tuer � coups de balles, lorsqu'ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla, ministre de l'int�rieur, est all� lui-m�me � la demeure de chacun de ces h�ros malheureux, et a remis quinze sequins � leurs familles ou � leurs amis, avec ordre de dire que le d�funt �tait en voyage, et menace tr�s expresse de la prison, si l'on s'avisait de faire entendre qu'il avait �t� tu�. Un homme de mon propre minist�re, les affaires �trang�res, a �t� envoy� en mission aupr�s des journalistes de Milan et de Turin, afin qu'on ne parle pas du malheureux �v�nement, c'est le mot consacr�; cet homme doit pousser jusqu'� Paris et Londres, afin de d�mentir dans tous les journaux, et presque officiellement, tout ce qu'on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s'est achemin� vers Bologne et Florence. J'ai hauss� les �paules. 
 
Mais le plaisant, � mon �ge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et arrachant les �paulettes de ce pleutre de g�n�ral P... En cet instant j'aurais donn� ma vie, sans balancer, pour le prince; j'avoue maintenant que c'e�t �t� une fa�on bien b�te de finir. Aujourd'hui, le prince, tout bon jeune homme qu'il est, donnerait cent �cus pour que je mourusse de maladie; il n'ose pas encore me demander ma d�mission mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantit� de petits rapports par �crit, comme je le pratiquais avec le feu prince, apr�s la prison de Fabrice. A propos, je n'ai point fait des papillotes avec la sentence sign�e contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l'a point remise. Vous avez donc fort bien fait d'emp�cher Fabrice d'arriver ici officiellement. La sentence est toujours ex�cutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi os�t faire arr�ter notre neveu aujourd'hui, mais il est possible qu'il l'ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en ville, qu'il vienne loger chez moi. 
 
-- Mais la cause de tout ceci? s'�cria la duchesse �tonn�e. 
 
-- On a persuad� au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en parlant de lui, j'aurais prononc� le mot fatal: cet enfant. Le fait peut �tre vrai, j'�tais exalt� ce jour-l�: par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu'il n'avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu'il entend�t de sa vie. Il ne manque point d'esprit, il a m�me un meilleur ton que son p�re: enfin, je ne saurais trop le r�p�ter, le fond du coeur est honn�te et bon; mais ce coeur sinc�re et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu'il faut avoir l'�me bien noire soi-m�me pour apercevoir de telles choses: songez � l'�ducation qu'il a re�ue!... 
 
-- Votre Excellence devait songer qu'un jour il serait le ma�tre, et placer un homme d'esprit aupr�s de lui. 
 
-- D'abord, nous avons l'exemple de l'abb� de Condillac, qui, appel� par le marquis de Felino, mon pr�d�cesseur, ne fit de son �l�ve que le roi des nigauds. Il allait � la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le g�n�ral Bonaparte, qui e�t tripl� l'�tendue de ses �tats. En second lieu, je n'ai jamais cru rester ministre dix ans de suite. Maintenant que je suis d�sabus� de tout, et cela depuis un mois, je veux r�unir un million, avant de laisser � elle-m�me cette p�taudi�re que j'ai sauv�e. Sans moi, Parme e�t �t� r�publique pendant deux mois, avec le po�te Ferrante Palla pour dictateur. 
 
Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout. 
 
-- Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huiti�me si�cle: le confesseur et la ma�tresse. Au fond, le prince n'aime que la min�ralogie, et peut- �tre vous, madame. Depuis qu'il r�gne, son valet de chambre dont je viens de faire le fr�re capitaine, ce fr�re a neuf mois de service, ce valet de chambre, dis-je, est all� lui fourrer dans la t�te qu'il doit �tre plus heureux qu'un autre parce que son profil va se trouver sur les �cus. A la suite de cette belle id�e est arriv� l'ennui. 
 
Maintenant il lui faut un aide de camp, rem�de � l'ennui. Eh bien! quand il m'offrirait ce fameux million qui nous est n�cessaire pour bien vivre � Naples ou � Paris, je ne voudrais pas �tre son rem�de de l'ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D'ailleurs, comme j'ai plus d'esprit que lui, au bout d'un mois il me prendrait pour un monstre. 
 
Le feu prince �tait m�chant et envieux, mais il avait fait la guerre et command� des corps d'arm�e, ce qui lui avait donn� de la tenue; on trouvait en lui l'�toffe d'un prince, et je pouvais �tre ministre bon ou mauvais. Avec cet honn�te homme de fils candide et vraiment bon, je suis forc� d'�tre un intrigant. Me voici le rival de la derni�re femmelette du ch�teau, et rival fort inf�rieur, car je m�priserai cent d�tails n�cessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l'id�e de faire perdre au prince la clef d'un de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refus� de s'occuper de toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; � la v�rit� pour vingt francs on peut faire d�tacher les planches qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m'a dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour. 
 
Jusqu'ici il lui a �t� absolument impossible de garder trois jours de suite la m�me volont�. S'il f�t n� monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce jeune prince e�t �t� un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI; mais comment, avec sa na�vet� pieuse, va-t-il r�sister � toutes les savantes emb�ches dont il est entour�? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant que jamais; on y a d�couvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui �tais r�solu � tuer trois mille hommes s'il le fallait, plut�t que de laisser outrager la statue du prince qui avait �t� mon ma�tre, je suis un lib�ral enrag�, je voulais faire signer une constitution, et cent absurdit�s pareilles. Avec ces propos de r�publique, les fous nous emp�cheraient de jouir de la meilleure des monarchies... Enfin, madame, vous �tes la seule personne du parti lib�ral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqu� en termes d�sobligeants; l'archev�que, toujours parfaitement honn�te homme, pour avoir parl� en termes raisonnables de ce que j'ai fait le jour malheureux, est en pleine disgr�ce. 
 
Le lendemain du jour qui ne s'appelait pas encore malheureux, quand il �tait encore vrai que la r�volte avait exist�, le prince dit � l'archev�que que, pour que vous n'eussiez pas � prendre un titre inf�rieur en m'�pousant, il me ferait duc. Aujourd'hui je crois que c'est Rassi, anobli par moi lorsqu'il me vendait les secrets du feu prince, qui va �tre fait comte. En pr�sence d'un tel avancement je jouerai le r�le d'un nigaud. 
 
-- Et le pauvre prince se mettra dans la crotte. 
 
-- Sans doute: mais au fond il est le ma�tre, qualit� qui, en moins de quinze jours, fait dispara�tre le ridicule. Ainsi, ch�re duchesse, faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en. 
 
-- Mais nous ne serons gu�re riches. 
 
-- Au fond, ni vous ni moi n'avons besoin de luxe. Si vous me donnez � Naples une place dans une loge � San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang � vous et � moi, c'est le plaisir que les gens d'esprit du pays pourront trouver peut-�tre � venir prendre une tasse de th� chez vous. 
 
-- Mais, reprit la duchesse, que serait-il arriv�, le jour malheureux, si vous vous �tiez tenu � l'�cart comme j'esp�re que vous le ferez � l'avenir? 
 
-- Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de massacre et d'incendie (car il faut cent ans � ce pays pour que la r�publique n'y soit pas une absurdit�), puis quinze jours de pillage, jusqu'� ce que deux ou trois r�giments fournis par l'�tranger fussent venus mettre le hol�. Ferrante Palla �tait au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme � l'ordinaire; il avait sans doute une douzaine d'amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu'il y a de s�r, c'est que, porteur d'un habit d'un d�labrement incroyable! il distribuait l'or � pleines mains. 
 
La duchesse, �merveill�e de toutes ces nouvelles, se h�ta d'aller remercier la princesse. 
 
Au moment de son entr�e dans la chambre, la dame d'atours lui remit la petite clef d'or que l'on porte � la ceinture, et qui est la marque de l'autorit� supr�me dans la partie du palais qui d�pend de la princesse. Clara Paolina se h�ta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants � ne s'expliquer qu'� demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne r�pondait qu'avec beaucoup de r�serve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s'�cria: Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne l'a fait son p�re! 
 
-- C'est ce que j'emp�cherai, r�pliqua vivement la duchesse. Mais d'abord j'ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse S�r�nissime daigne accepter ici l'hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect. 
 
-- Que voulez-vous dire? s'�cria la princesse remplie d'inqui�tude, et craignant une d�mission. 
 
-- C'est que toutes les fois que Votre Altesse S�r�nissime me permettra de tourner � droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa chemin�e, elle me permettra aussi d'appeler les choses par leur vrai nom. 
 
-- N'est-ce que �a, ma ch�re duchesse? s'�cria Clara Paolina en se levant, et courant elle-m�me mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute libert�, madame la grande ma�tresse, dit-elle avec un ton de voix charmant. 
 
-- Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n'est point r�voqu�e; par cons�quent, le jour o� l'on voudra se d�faire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant � moi personnellement, j'�pouse le comte, et nous allons nous �tablir � Naples ou � Paris. Le dernier trait d'ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l'a enti�rement d�go�t� des affaires et, sauf l'int�r�t de Votre Altesse S�r�nissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce g�chis qu'autant que le prince lui donnerait une somme �norme. Je demanderai � Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs en arrivant aux affaires, poss�de � peine aujourd'hui 20 000 livres de rente. C'�tait en vain que depuis longtemps je le pressais de songer � sa fortune. Pendant mon absence, il a cherch� querelle aux fermiers g�n�raux du prince, qui �taient des fripons; le comte les a remplac�s par d'autres fripons qui lui ont donn� 800 000 francs. 
 
-- Comment! s'�cria la princesse �tonn�e, mon Dieu! que je suis f�ch�e de cela! 
 
-- Madame, r�pliqua la duchesse d'un tr�s grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot � gauche? 
 
-- Mon Dieu, non, s'�cria la princesse; mais je suis f�ch�e qu'un homme du caract�re du comte ait song� � ce genre de gain. 
 
-- Sans ce vol, il �tait m�pris� de tous les honn�tes gens. 
 
-- Grand Dieu! est-il possible! 
 
-- Madame, reprit la duchesse, except� mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas dans un pays o� la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout � fait un mois? Il n'y a donc de r�el et de survivant � la disgr�ce que l'argent. Je vais me permettre, madame, des v�rit�s terribles. 
 
-- Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement d�sagr�ables. 
 
-- Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honn�te homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son p�re; le feu prince avait du caract�re � peu pr�s comme tout le monde. Notre souverain actuel n'est pas s�r de vouloir la m�me chose trois jours de suite; par cons�quent, pour qu'on puisse �tre s�r de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler � personne. Comme cette v�rit� n'est pas bien difficile � deviner, le nouveau parti ultra, dirig� par ces deux bonnes t�tes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher � donner une ma�tresse au prince. Cette ma�tresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes, mais elle devra r�pondre au parti de la constante volont� du ma�tre. 
 
Moi, pour �tre bien �tablie � la cour de Votre Altesse, j'ai besoin que le Rassi soit exil� et conspu�; je veux, de plus, que Fabrice soit jug� par les juges les plus honn�tes que l'on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je l'esp�re, qu'il est innocent, il sera naturel d'accorder � monsieur l'archev�que que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j'�choue, le comte et moi nous nous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil � Votre Altesse S�r�nissime: elle ne doit jamais pardonner � Rassi, et jamais non plus sortir des �tats de son fils. De pr�s, ce bon fils ne lui fera pas de mal s�rieux. 
 
-- J'ai suivi vos raisonnements avec toute l'attention requise, r�pondit la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une ma�tresse � mon fils? 
 
-- Non pas, madame, mais faites d'abord que votre salon soit le seul o� il s'amuse. 
 
La conversation fut infinie dans ce sens, les �cailles tombaient des yeux de l'innocente et spirituelle princesse. 
 
Un courrier de la duchesse alla dire � Fabrice qu'il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l'aper�ut � peine: il passait sa vie d�guis� en paysan dans la baraque en bois d'un marchand de marrons, �tabli vis-�-vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXIV. 
 
La duchesse organisa des soir�es charmantes au palais, qui n'avait jamais vu tant de gaiet�; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle v�cut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degr� de malheur � l'�trange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soir�es aimables de sa m�re, qui lui disait toujours: 
 
-- Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu'il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l'Europe m'accuse de faire de vous un roi fain�ant pour r�gner � votre place. 
 
Ces avis avaient le d�savantage de se pr�senter toujours dans les moments les plus inopportuns, c'est-�-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidit�, prenait part � quelque charade en action qui l'amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne o�, sous pr�texte de conqu�rir au nouveau souverain l'affection de son peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui �tait l'�me de cette cour joyeuse, esp�rait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu'une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres id�es enfantines, le prince pr�tendait avoir un minist�re moral. 
 
Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soir�es brillantes de la cour de la princesse, dirig�es par son ennemie, �taient dangereuses pour lui. Il n'avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort l�gale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour. 
 
Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il �tait de bon ton de nier l'existence, on avait distribu� de l'argent au peuple. Rassi partit de l�: plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus mis�rables de la ville, et passa des heures enti�res en conversation r�gl�e avec leurs pauvres habitants. Il fut bien r�compens� de tant de soins: apr�s quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait �t� le chef secret de l'insurrection, et bien plus, que cet �tre, pauvre toute sa vie comme un grand po�te, avait fait vendre huit ou dix diamants � G�nes. 
 
On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient r�ellement plus de 40 000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laiss�es pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d'argent. 
 
Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice � cette d�couverte? Il s'apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules � la cour de la princesse douairi�re, et plusieurs fois le prince, parlant d'affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la na�vet� de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singuli�rement pl�b�iennes: par exemple, d�s qu'une discussion l'int�ressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main; si l'int�r�t croissait, il �talait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc., etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d'une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d'ailleurs qu'elle avait la jambe fort bien faite, s'�tait mise � imiter ce geste �l�gant du ministre de la justice. 
 
Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince: 
 
-- Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a �t� le genre de mort de son auguste p�re? avec cette somme, la justice serait mise � m�me de saisir les coupables, s'il y en a. 
 
La r�ponse du prince ne pouvait �tre douteuse. 
 
A quelque temps de l�, la Ch�kina avertit la duchesse qu'on lui avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa ma�tresse par un orf�vre; elle avait refus� avec indignation. La duchesse la gronda d'avoir refus�; et, � huit jours de l�, la Ch�kina eut des diamants � montrer. Le jour pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca pla�a deux hommes s�rs aupr�s de chacun des orf�vres de Parme, et sur le minuit il vint dire � la duchesse que l'orf�vre curieux n'�tait autre que le fr�re de Rassi. La duchesse, qui �tait fort gaie ce soir-l� (on jouait au palais une com�die dell'arte, c'est-�-dire o� chaque personnage invente le dialogue � mesure qu'il le dit, le plan seul de la com�die est affich� dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un r�le, avait pour amoureux dans la pi�ce le comte Baldi, l'ancien ami de la marquise Raversi, qui �tait pr�sente. Le prince, l'homme le plus timide de ses �tats, mais fort joli gar�on et dou� du coeur le plus tendre, �tudiait le r�le du comte Baldi, et voulait le jouer � la seconde repr�sentation. 
 
-- J'ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais � la premi�re sc�ne du second acte; passons dans la salle des gardes. 
 
L�, au milieu de vingt gardes du corps, tous fort �veill�s et fort attentifs aux discours du premier ministre et de la grande ma�tresse, la duchesse dit en riant � son ami: 
 
-- Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C'est par moi que fut appel� au tr�ne Ernest V; il s'agissait de venger Fabrice, que j'aimais alors bien plus qu'aujourd'hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez gu�re � cette innocence, mais peu importe, puisque vous m'aimez malgr� mes crimes. Eh bien! voici un crime v�ritable: j'ai donn� tous mes diamants � une esp�ce de fou fort int�ressant, nomm� Ferrante Palla, je l'ai m�me embrass� pour qu'il f�t p�rir l'homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. O� est le mal? 
 
-- Ah! voil� donc o� Ferrante avait pris de l'argent pour son �meute! dit le comte, un peu stup�fait; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes! 
 
-- C'est que je suis press�e, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai que je n'ai jamais parl� d'insurrection, car j'abhorre les jacobins. R�fl�chissez l�- dessus, et dites-moi votre avis apr�s la pi�ce. 
 
-- Je vous dirai tout de suite qu'il faut inspirer de l'amour au prince... Mais en tout bien tout honneur, au moins! 
 
On appelait la duchesse pour son entr�e en sc�ne, elle s'enfuit. 
 
Quelques jours apr�s, la duchesse re�ut par la poste une grande lettre ridicule, sign�e du nom d'une ancienne femme de chambre � elle; cette femme demandait � �tre employ�e � la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d'oeil que ce n'�tait ni son �criture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber � ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pli�e dans une feuille imprim�e d'un vieux livre. Apr�s avoir jet� un coup d'oeil sur l'image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprim�e. Ses yeux brill�rent, et elle y trouvait ces mots: 
 
Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut ranimer le feu sacr� dans des �mes qui se trouv�rent glac�es par l'�go�sme. Le renard est sur mes traces, c'est pourquoi je n'ai pas cherch� � voir une derni�re fois l'�tre ador�. Je me suis dit, elle n'aime pas la r�publique, elle qui m'est sup�rieure par l'esprit autant que par les gr�ces et la beaut�. D'ailleurs, comment faire une r�publique sans r�publicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope � la main, et � pied, les petites villes d'Am�rique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette lettre, madame la baronne, et qu'aucun oeil profane ne l'ait lue avant vous, faites briser un des jeunes fr�nes plant�s � vingt pas de l'endroit o� j'osai vous parler pour la premi�re fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarqu�tes une fois en mes jours heureux, une bo�te o� se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien gard� d'�crire si le renard n'�tait sur mes traces, et ne pouvait arriver � cet �tre c�leste; voir le buis dans quinze jours. � 
 
Puisqu'il a une imprimerie � ses ordres, se dit la duchesse, bient�t nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu'il m'y donnera! 
 
La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle fut indispos�e, et la cour n'eut plus de jolies soir�es. La princesse, fort scandalis�e de tout ce que la peur qu'elle avait de son fils l'obligeait de faire d�s les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant � l'�glise o� le feu prince �tait inhum�. Cette interruption des soir�es jeta sur les bras du prince une masse �norme de loisir, et porta un �chec notable au cr�dit du ministre de la justice. Ernest V comprit tout l'ennui qui le mena�ait si la duchesse quittait la cour, ou seulement cessait d'y r�pandre la joie. Les soir�es recommenc�rent, et le prince se montra de plus en plus int�ress� par les com�dies dell'arte. Il avait le projet de prendre un r�le, mais n'osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit � la duchesse: Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi? 
 
-- Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m'en donner l'ordre, je ferai arranger le plan d'une com�die, toutes les sc�nes brillantes du r�le de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde h�site un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les r�ponses qu'elle doit faire. Tout fut arrang� et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d'�tre timide; les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidit� inn�e firent une impression profonde sur le jeune souverain. 
 
Le jour de son d�but, le spectacle commen�a une demi-heure plus t�t qu'� l'ordinaire, et il n'y avait dans le salon, au moment o� l'on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmes �g�es. Ces figures-l� n'imposaient gu�re au prince, et d'ailleurs, �lev�es � Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autorit� comme grande ma�tresse, la duchesse ferma � clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l'esprit litt�raire et une belle figure, se tira fort bien de ses premi�res sc�nes; il r�p�tait avec intelligence les phrases qu'il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu'elle lui indiquait � demi-voix. Dans un moment o� les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d'honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occup�e en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l'air fort heureux, se mirent � applaudir; le prince rougit de bonheur. Il jouait le r�le d'un amoureux de la duchesse. Bien loin d'avoir � lui sugg�rer des paroles, bient�t elle fut oblig�e de l'engager � abr�ger les sc�nes; il parlait d'amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l'actrice; ses r�pliques duraient cinq minutes. La duchesse n'�tait plus cette beaut� �blouissante de l'ann�e pr�c�dente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le s�jour sur le lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avait donn� dix ans de plus � la belle Gina. Ses traits s'�taient marqu�s, ils avaient plus d'esprit et moins de jeunesse. 
 
Ils n'avaient plus que bien rarement l'enjouement du premier �ge; mais � la sc�ne, avec du rouge et tous les secours que l'art fournit aux actrices, elle �tait encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionn�es, d�bit�es par le prince, donn�rent l'�veil aux courtisans; tous se disaient ce soir-l�: Voici la Balbi de ce nouveau r�gne. Le comte se r�volta int�rieurement. La pi�ce finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour: 
 
-- Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous �tes amoureux d'une femme de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon �tablissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, � moins que le prince ne me jure de m'adresser la parole comme il le ferait � une femme d'un certain �ge, � Mme la marquise Raversi, par exemple. 
 
On r�p�ta trois fois la m�me pi�ce; le prince �tait fou de bonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux. 
 
-- Ou je me trompe fort, dit la grande ma�tresse � sa princesse, ou le Rassi cherche � nous jouer quelque tour; je conseillerais � Votre Altesse d'indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et, dans son d�sespoir, il vous dira quelque chose. 
 
Le prince joua fort mal en effet; on l'entendait � peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait aupr�s de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte. 
 
-- Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisi�me acte; je ne veux pas absolument �tre applaudi par complaisance; les applaudissements qu'on me donnait ce soir me fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire? 
 
-- Je vais m'avancer sur la sc�ne, faire une profonde r�v�rence � Son Altesse, une autre au public, comme un v�ritable directeur de com�die, et dire que l'acteur qui jouait le r�le de L�lio, se trouvant subitement indispos�, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer � une aussi brillante assembl�e leurs petites voix aigrelettes. 
 
Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport. 
 
-- Que n'�tes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient de d�poser sur mon bureau cent quatre-vingt-deux d�positions contre les pr�tendus assassins de mon p�re. Outre les d�positions, il y a un acte d'accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j'ai donn� ma parole de n'en rien dire au comte. Ceci m�ne tout droit � des supplices; d�j� il veut que je fasse enlever en France, pr�s d'Antibes, Ferrante Palla, ce grand po�te que j'admire tant. Il est l� sous le nom de Poncet. 
 
-- Le jour o� vous ferez pendre un lib�ral, Rassi sera li� au minist�re par des cha�nes de fer, et c'est ce qu'il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures � l'avance. Je ne parlerai ni � la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous �chapper; mais, comme d'apr�s mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire � sa m�re les m�mes choses qui lui sont �chapp�es avec moi. 
 
Cette id�e fit diversion � la douleur d'acteur chut� qui accablait le souverain. 
 
-- Eh bien! allez avertir ma m�re, je me rends dans son grand cabinet. 
 
Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au th��tre, renvoya d'un air dur le grand chambellan et l'aide de camp de service qui le suivaient; de son c�t� la princesse quitta pr�cipitamment le spectacle; arriv�e dans le grand cabinet, la grande ma�tresse fit une profonde r�v�rence � la m�re et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l'agitation de la cour, ce sont l� les choses qui la rendent si amusante. Au bout d'une heure le prince lui-m�me se pr�senta � la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse �tait en larmes, son fils avait une physionomie tout alt�r�e. 
 
Voici des gens faibles qui ont de l'humeur, se dit la grande ma�tresse, et qui cherchent un pr�texte pour se f�cher contre quelqu'un. D'abord la m�re et le fils se disput�rent la parole pour raconter les d�tails � la duchesse, qui dans ses r�ponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune id�e. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette sc�ne ennuyeuse ne sortirent pas des r�les que nous venons d'indiquer. Le prince alla chercher lui-m�me les deux �normes portefeuilles que Rassi avait d�pos�s sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa m�re, il trouva toute la cour qui attendait.-- Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s'�cria-t-il, d'un ton fort impoli et qu'on ne lui avait jamais vu. Le prince ne voulait pas �tre aper�u portant lui-m�me les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d'oeil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui �teignaient les bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par z�le. 
 
-- Tout le monde prend � t�che de m'impatienter ce soir, dit-il avec humeur � la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet; il lui croyait beaucoup d'esprit et il �tait furieux de ce qu'elle s'obstinait �videmment � ne pas ouvrir un avis. Elle, de son c�t�, �tait r�solue � ne rien dire qu'autant qu'on lui demanderait son avis bien express�ment. Il s'�coula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignit�, se d�termin�t � lui dire: -- Mais, madame, vous ne dites rien. 
 
-- Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu'on dit devant moi. 
 
-- Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis. 
 
-- On punit les crimes pour emp�cher qu'ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il �t� empoisonn�? C'est ce qui est fort douteux; a-t-il �t� empoisonn� par les jacobins? c'est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument n�cessaire � tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son r�gne, peut se promettre bien des soir�es comme celle-ci. Vos sujets disent g�n�ralement, ce qui est de toute v�rit�, que Votre Altesse a de la bont� dans le caract�re; tant qu'elle n'aura pas fait pendre quelque lib�ral, elle jouira de cette r�putation, et bien certainement personne ne songera � lui pr�parer du poison. 
 
-- Votre conclusion est �vidente, s'�cria la princesse avec humeur; vous ne voulez pas que l'on punisse les assassins de mon mari! 
 
-- C'est qu'apparemment, madame, je suis li�e � eux par une tendre amiti�. 
 
La duchesse voyait dans les yeux du prince qu'il la croyait parfaitement d'accord avec sa m�re pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d'aigres reparties, � la suite desquelles la duchesse protesta qu'elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fid�le � sa r�solution; mais le prince, apr�s une longue discussion avec sa m�re, lui ordonna de nouveau de dire son avis. 
 
-- C'est ce que je jure � Vos Altesses de ne point faire! 
 
-- Mais c'est un v�ritable enfantillage! s'�cria le prince. 
 
-- Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d'un air digne. 
 
-- C'est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s'adressant au prince, lit parfaitement le fran�ais; pour calmer nos esprits agit�s, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine? 
 
La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l'air � la fois �tonn� et amus�, quand la grande ma�tresse, qui �tait all�e du plus grand sang-froid ouvrir la biblioth�que, revint avec un volume des Fables de La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui pr�sentant: 
 
Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable. 
 
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR 
 
Un amateur de jardinage 
 
Demi-bourgeois, demi-manant, 
 
Poss�dait en certain village 
 
Un jardin assez propre, et le clos attenant. 
 
Il avait de plant vif ferm� cette �tendue: 
 
L� croissaient � plaisir l'oseille et la laitue, 
 
De quoi faire � Margot pour sa f�te un bouquet, 
 
Peu de jasmin d'Espagne et force serpolet. 
 
Cette f�licit� par un li�vre troubl�e 
 
Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit. 
 
Ce maudit animal vient prendre sa goul�e 
 
Soir et matin, dit-il, et des pi�ges se rit; 
 
Les pierres, les b�tons y perdent leur cr�dit: 
 
Il est sorcier, je crois. -- Sorcier! je l'en d�fie, 
 
Repartit le seigneur: f�t-il diable, Miraut, 
 
En d�pit de ses tours, l'attrapera bient�t. 
 
Je vous en d�ferai, bonhomme, sur ma vie, 
 
-- Et quand?-- Et d�s demain, sans tarder plus longtemps. 
 
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens. 
 
-- ��, d�jeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres? 
 
L'embarras des chasseurs succ�de au d�jeuner. 
 
Chacun s'anime et se pr�pare; 
 
Les trompes et les cors font un tel tintamarre 
 
Que le bonhomme est �tonn�. 
 
Le pis fut que l'on mit en piteux �quipage 
 
Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux; 
 
Adieu chicor�e et poireaux; 
 
Adieu de quoi mettre au potage. 
 
Le bonhomme disait: Ce sont l� jeux de prince. 
 
Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens 
 
Firent plus de d�g�t en une heure de temps 
 
Que n'en auraient fait en cent ans 
 
Tous les li�vres de la province. 
 
Petits princes, videz vos d�bats entre vous; 
 
De recourir aux rois vous serez de grands fous. 
 
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres, 
 
 Ni les faire entrer sur vos terres. 
 
Cette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, apr�s �tre all� lui-m�me remettre le volume � sa place. 
 
-- Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler? 
 
-- Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nomm�e ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande ma�tresse. 
 
Nouveau silence d'un gros quart d'heure; enfin la princesse songea au r�le que joua jadis Marie de M�dicis, m�re de Louis XIII: tous les jours pr�c�dents, la grande ma�tresse avait fait lire par la lectrice l'excellente Histoire de Louis XIII , de M. Bazin. La princesse, quoique fort piqu�e, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse e�t donn� tout au monde pour humilier sa grande ma�tresse; mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exag�r�, prendre la main de la duchesse et lui dire: 
 
-- Allons, madame, prouvez-moi votre amiti� en parlant. 
 
-- Eh bien; deux mots sans plus: br�ler, dans la chemin�e que voil�, tous les papiers r�unis par cette vip�re de Rassi, et ne jamais lui avouer qu'on les a br�l�s. 
 
Elle ajouta tout bas, et d'un air familier, � l'oreille de la princesse. 
 
-- Rassi peut �tre Richelieu! 
 
-- Mais, diable! ces papiers me co�tent plus de quatre-vingt mille francs! s'�cria le prince f�ch�. 
 
-- Mon prince, r�pliqua la duchesse avec �nergie, voil� ce qu'il en co�te d'employer des sc�l�rats de basse naissance. Pl�t � Dieu que vous pussiez perdre un million, et ne jamais pr�ter cr�ance aux bas coquins qui ont emp�ch� votre p�re de dormir pendant les six derni�res ann�es de son r�gne. 
 
Le mot basse naissance avait plu extr�mement � la princesse, qui trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l'esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme. 
 
Durant le court moment de profond silence, rempli par les r�flexions de la princesse, l'horloge du ch�teau sonna trois heures. La princesse se leva, fit une profonde r�v�rence � son fils, et lui dit;-- Ma sant� ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance ; vous ne m'�terez pas de l'id�e que votre Rassi vous a vol� la moiti� de l'argent qu'il vous a fait d�penser en espionnage. La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les pla�a dans la chemin�e, de fa�on � ne pas les �teindre; puis, s'approchant de son fils, elle ajouta:-- La fable de La Fontaine l'emporte, dans mon esprit, sur le juste d�sir de venger un �poux. Votre Altesse veut-elle me permettre de br�ler ces �critures? Le prince restait immobile. 
 
Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a raison: le feu prince ne nous e�t pas fait veiller jusqu'� trois heures du matin, avant de prendre un parti. 
 
La princesse, toujours debout, ajouta: 
 
-- Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses, remplies de mensonges, et arrang�es pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l'�tat. 
 
Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le contenu dans la chemin�e. La masse des papiers fut sur le point d'�touffer les deux bougies; l'appartement se remplit de fum�e. La princesse vit dans les yeux de son fils qu'il �tait tent� de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui lui co�taient quatre-vingt mille francs. 
 
-- Ouvrez donc la fen�tre! cria-t-elle � la duchesse avec humeur. La duchesse se h�ta d'ob�ir; aussit�t tous les papiers s'enflamm�rent � la fois; il se fit un grand bruit dans la chemin�e, et bient�t il fut �vident qu'elle avait pris feu. 
 
Le prince avait l'�me petite pour toutes les choses d'argent; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu'il contenait d�truites; il courut � la fen�tre et appela la garde d'une voix toute chang�e. Les soldats en tumulte �tant accourus dans la cour � la voix du prince, il revint pr�s de la chemin�e qui attirait l'air de la fen�tre ouverte avec un bruit r�ellement effrayant; il s'impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant. 
 
La princesse et sa grande ma�tresse rest�rent debout, l'une vis-�-vis de l'autre, et gardant un profond silence. 
 
-- La col�re va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon proc�s est gagn�. Et elle se disposait � �tre fort impertinente dans ses r�pliques, quand une pens�e l'illumina; elle vit le second portefeuille intact. Non, mon proc�s n'est gagn� qu'� moiti�! Elle dit � la princesse, d'un air assez froid: 
 
-- Madame m'ordonne-t-elle de br�ler le reste de ces papiers? 
 
-- Et o� les br�lerez-vous? dit la princesse avec humeur. 
 
-- Dans la chemin�e du salon; en les y jetant l'un apr�s l'autre, il n'y a pas de danger. 
 
La duchesse pla�a sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille �tait celui des d�positions, mit dans son ch�le cinq ou six liasses de papiers, br�la le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre cong� de la princesse. 
 
-- Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la t�te sur un �chafaud. 
 
En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outr�e contre sa grande ma�tresse. 
 
Malgr� l'heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il �tait au feu du ch�teau, mais parut bient�t avec la nouvelle que tout �tait fini.-- Ce petit prince a r�ellement montr� beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion. 
 
-- Examinez bien vite ces d�positions, et br�lons-les au plus t�t. 
 
Le comte lut et p�lit. 
 
-- Ma foi, ils arrivaient bien pr�s de la v�rit�; cette proc�dure est fort adroitement faite, ils sont tout � fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s'il parle, nous avons un r�le difficile. 
 
-- Mais il ne parlera pas, s'�cria la duchesse; c'est un homme d'honneur celui-l�: br�lons, br�lons. 
 
-- Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze t�moins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer. 
 
-- Je rappellerai � Votre Excellence que le prince a donn� sa parole de ne rien dire � son ministre de la justice de notre exp�dition nocturne. 
 
-- Par pusillanimit�, et de peur d'une sc�ne, il la tiendra. 
 
-- Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n'aurais pas voulu vous apporter en dot un proc�s criminel, et encore pour un p�ch� que me fit commettre mon int�r�t pour un autre. 
 
Le comte �tait amoureux, lui prit la main s'exclama; il avait les larmes aux yeux. 
 
-- Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse; je suis exc�d�e de fatigue, j'ai jou� une heure la com�die sur le th��tre, et cinq heures dans le cabinet. 
 
-- Vous vous �tes assez veng�e des propos aigrelets de la princesse, qui n'�taient que de la faiblesse, par l'impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n'est pas encore en prison ou exil�, nous n'avons pas encore d�chir� la sentence de Fabrice. 
 
Vous demandiez � la princesse de prendre une d�cision, ce qui donne toujours de l'humeur aux princes et m�me aux premiers ministres; enfin vous �tes sa grande ma�tresse, c'est-�-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher � faire prendre quelqu'un: tant qu'il n'a pas compromis le prince, il n'est s�r de rien. 
 
Il y a eu un homme bless� � l'incendie de cette nuit; c'est un tailleur, qui a, ma foi, montr� une intr�pidit� extraordinaire. Demain, je vais engager le prince � s'appuyer sur mon bras, et � venir avec moi faire une visite au tailleur; je serai arm� jusqu'aux dents et j'aurai l'oeil au guet; d'ailleurs ce jeune prince n'est point encore ha�. Moi, je veux l'accoutumer � se promener dans les rues, c'est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succ�der, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son p�re; il remarquera les coups de pierre qui ont cass� le jupon � la romaine dont le nigaud de statuaire l'a affubl�; et, enfin, le prince aura bien peu d'esprit si de lui-m�me il ne fait pas cette r�flexion: Voil� ce qu'on gagne � faire prendre des jacobins. A quoi je r�pliquerai: Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barth�lemy a d�truit les protestants en France. 
 
Demain, ch�re amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui: Hier soir, j'ai fait aupr�s de vous le service de ministre, je vous ai donn� des conseils, et, par vos ordres, j'ai encouru le d�plaisir de la princesse; il faut que vous me payiez. Il s'attendra � une demande d'argent, et froncera le sourcil; vous le laisserez plong� dans cette id�e malheureuse le plus longtemps que vous pourrez; puis vous direz: Je prie Votre Altesse d'ordonner que Fabrice soit jug� contradictoirement (ce qui veut dire lui pr�sent) par les douze juges les plus respect�s de vos �tats. Et, sans perdre de temps, vous lui pr�senterez � signer une petite ordonnance �crite de votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu, la clause que la premi�re sentence est annul�e. A cela, il n'y a qu'une objection; mais, si vous menez l'affaire chaudement, elle ne viendra pas � l'esprit du prince. Il peut vous dire: Il faut que Fabrice se constitue prisonnier � la citadelle. A quoi vous r�pondrez: Il se constituera prisonnier � la prison de la ville (vous savez que j'y suis le ma�tre, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir). Si le prince vous r�pond: Non, sa fuite a �corn� l'honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu'il rentre dans la chambre o� il �tait; vous r�pondrez � votre tour: Non, car l� il serait � la disposition de mon ennemi Rassi; et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fl�chir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l'auto-da-f� de cette nuit; s'il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours � votre ch�teau de Sacca. 
 
Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette d�marche qui peut le conduire en prison. Pour tout pr�voir, si, pendant qu'il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j'ai fait venir un cuisinier fran�ais, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l'assassinat. J'ai d�j� dit � notre ami Fabrice que j'ai retrouv� tous les t�moins de son action belle et courageuse; ce fut �videmment ce Giletti qui voulut l'assassiner. Je ne vous ai pas parl� de ces t�moins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqu�; le prince n'a pas voulu signer. J'ai dit � notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place eccl�siastique; mais j'aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d'assassinat. 
 
Sentez-vous, Madame, que, s'il n'est pas jug� de la fa�on la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera d�sagr�able pour lui? Il y aurait une grande pusillanimit� � ne pas se faire juger, quand on est s�r d'�tre innocent. D'ailleurs, f�t-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parl�, le bouillant jeune homme ne m'a pas laiss� achever, il a pris l'almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus int�gres et les plus savants; la liste faite, nous avons effac� six noms, que nous avons remplac�s par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n'avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppl�� par quatre coquins d�vou�s � Rassi. 
 
Cette proposition du comte inqui�ta mortellement la duchesse, et non sans cause; enfin, elle se rendit � la raison, et, sous la dict�e du ministre, �crivit l'ordonnance qui nommait les juges. 
 
Le comte ne la quitta qu'� six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle d�jeuna avec Fabrice, qu'elle trouva br�lant d'envie d'�tre jug�; � dix heures, elle �tait chez la princesse, qui n'�tait point visible; � onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l'ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l'ordonnance au comte, et se mit au lit. 
 
Il serait peut-�tre plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l'obligea � contresigner, en pr�sence du prince, l'ordonnance sign�e le matin par celui-ci; mais les �v�nements nous pressent. 
 
Le comte discuta le m�rite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-�tre un peu las de tous ces d�tails de proc�dure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l'homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s'il est heureux, et, dans tous les cas, fait d�pendre son avenir des intrigues d'une femme de chambre. 
 
D'un autre c�t�, en Am�rique, dans la r�publique, il faut s'ennuyer toute la journ�e � faire une cour s�rieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi b�te qu'eux, et l�, pas d'Op�ra. 
 
La duchesse, � son lever du soir, eut un moment de vive inqui�tude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle re�ut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier � la prison de la ville, o� le comte �tait le ma�tre, il �tait all� reprendre son ancienne chambre � la citadelle, trop heureux d'habiter � quelques pas de Cl�lia. 
 
Ce fut un �v�nement d'une immense cons�quence: en ce lieu il �tait expos� au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au d�sespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Cl�lia, parce que d�cid�ment dans quelques jours elle allait �pouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit � Fabrice toute l'influence qu'il avait eue jadis sur l'�me de la duchesse. 
 
C'est ce maudit papier que je suis all�e faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs id�es d'honneur! Comme s'il fallait songer � l'honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays o� un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la gr�ce que le prince e�t sign�e tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu'importe, apr�s tout, qu'un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accus� d'avoir tu� lui-m�me, et l'�p�e au poing, un histrion tel que Giletti! 
 
A peine le billet de Fabrice re�u, la duchesse courut chez le comte, qu'elle trouva tout p�le. 
 
-- Grand Dieu! ch�re amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir hier soir le ge�lier de la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du th� chez vous. Ce qu'il y a d'affreux, c'est qu'il est impossible � vous et � moi de dire au prince que l'on craint le poison, et le poison administr� par Rassi; ce soup�on lui semblerait le comble de l'immoralit�. Toutefois, si vous l'exigez, je suis pr�t � monter au palais; mais je suis s�r de la r�ponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n'emploierais pas pour moi. Depuis que j'ai le pouvoir en ce pays, je n'ai pas fait p�rir un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce c�t�-l�, que quelquefois, � la chute du jour, je pense encore � ces deux espions que je fis fusiller un peu l�g�rement en Espagne. Eh bien; voulez- vous que je vous d�fasse de Rassi? Le danger qu'il fait courir � Fabrice est sans bornes; il tient l� un moyen s�r de me faire d�guerpir. 
 
Cette proposition plut extr�mement � la duchesse; mais elle ne l'adopta pas. 
 
-- Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des id�es noires le soir. 
 
-- Mais, ch�re amie, il me semble que nous n'avons que le choix des id�es noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-m�me, si Fabrice est emport� par une maladie? 
 
La discussion reprit de plus belle sur cette id�e, et la duchesse la termina par cette phrase: 
 
-- Rassi doit la vie � ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soir�es de la vieillesse que nous allons passer ensemble. 
 
La duchesse courut � la forteresse; le g�n�ral Fabio Conti fut enchant� d'avoir � lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut p�n�trer dans une prison d'�tat sans un ordre sign� du prince. 
 
-- Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour � la citadelle? 
 
-- C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince. 
 
La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le g�n�ral Fabio Conti s'�tait regard� comme personnellement d�shonor� par la fuite de Fabrice: lorsqu'il le vit arriver � la citadelle, il n'e�t pas d� le recevoir, car il n'avait aucun ordre pour cela. Mais, se dit-il, c'est le ciel qui me l'envoie pour r�parer mon honneur et me sauver du ridicule qui fl�trirait ma carri�re militaire. Il s'agit de ne pas manquer � l'occasion: sans doute on va l'acquitter, et je n'ai que peu de jours pour me venger. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXV. 
 
L'arriv�e de notre h�ros mit Cl�lia au d�sespoir: la pauvre fille, pieuse et sinc�re avec elle-m�me, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait voeu � la Madone, lors du demi- empoisonnement de son p�re, de faire � celui-ci le sacrifice d'�pouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et d�j� elle �tait en proie aux remords les plus affreux, pour l'aveu auquel elle avait �t� entra�n�e dans la lettre qu'elle avait �crite � Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occup�e m�lancoliquement � voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fen�tre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l'y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect. 
 
Elle crut � une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l'atroce r�alit� apparut � sa raison. Ils l'ont repris, se dit-elle, et il est perdu! Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse apr�s la fuite; les derniers des ge�liers s'estimaient mortellement offens�s. Cl�lia regarda Fabrice, et malgr� elle, ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au d�sespoir. 
 
Croyez-vous, semblait-elle dire � Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu'on pr�pare pour moi? Mon p�re me r�p�te � sati�t� que vous �tes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvret�! Mais, h�las! nous ne devons jamais nous revoir. 
 
Cl�lia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise � c�t� de la fen�tre. Sa figure reposait sur l'appui de cette fen�tre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu'au dernier moment, son visage �tait tourn� vers Fabrice, qui pouvait l'apercevoir en entier. Lorsque apr�s quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes �taient l'effet de l'extr�me bonheur; il voyait que l'absence ne l'avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens rest�rent quelque temps comme enchant�s dans la vue l'un de l'autre. Fabrice osa chanter, comme s'il s'accompagnait de la guitare, quelques mots improvis�s et qui disaient: C'est pour vous revoir ; que je suis revenu en prison: on va me juger. 
 
Ces mots sembl�rent r�veiller toute la vertu de Cl�lia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha � lui exprimer qu'elle ne devait jamais le revoir; elle l'avait promis � la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Cl�lia s'enfuit indign�e et se jurant � elle-m�me que jamais elle ne le reverrait, car tels �taient les termes pr�cis de son voeu � la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de br�ler sur l'autel au moment de l'offrande, tandis qu'il disait la messe. 
 
Mais, malgr� tous les serments, la pr�sence de Fabrice dans la tour Farn�se avait rendu � Cl�lia toutes ses anciennes fa�ons d'agir. Elle passait ordinairement toutes ses journ�es seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble impr�vu o� l'avait jet�e la vue de Fabrice, elle se mit � parcourir le palais, et pour ainsi dire � renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme tr�s bavarde employ�e � la cuisine lui dit d'un air de myst�re: Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle. 
 
-- Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit Cl�lia; mais il sortira par la porte, s'il est acquitt�. 
 
-- Je dis et je puis dire � Votre Excellence qu'il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle. 
 
Cl�lia p�lit extr�mement, ce qui fut remarqu� de la vieille femme, et arr�ta tout court son �loquence. Elle se dit qu'elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait �tre de dire � tout le monde que Fabrice �tait mort de maladie. En remontant chez elle, Cl�lia rencontra le m�decin de la prison, sorte d'honn�te homme timide qui lui dit d'un air tout effar� que Fabrice �tait bien malade. Cl�lia pouvait � peine se soutenir, elle chercha partout son oncle, le bon abb� don Cesare, et enfin le trouva � la chapelle, o� il priait avec ferveur; il avait la figure renvers�e. Le d�ner sonna. A table, il n'y eut pas une parole d'�chang�e entre les deux fr�res; seulement, vers la fin du repas, le g�n�ral adressa quelques mots fort aigres � son fr�re. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent. 
 
-- Mon g�n�ral, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur de vous pr�venir que je vais quitter la citadelle: je donne ma d�mission. 
 
-- Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous pla�t? 
 
-- Ma conscience. 
 
-- Allez, vous n'�tes qu'un cabotin! vous ne connaissez rien � l'honneur. 
 
Fabrice est mort, se dit Cl�lia; on l'a empoisonn� � d�ner, ou c'est pour demain. Elle courut � la voli�re, r�solue de chanter en s'accompagnant avec le piano. Je me confesserai, se dit-elle, et l'on me pardonnera d'avoir viol� mon voeu pour sauver la vie d'un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arriv�e � la voli�re, elle vit que les abat-jour venaient d'�tre remplac�s par des planches attach�es aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plut�t cri�s que chant�s. Il n'y eut de r�ponse d'aucune sorte; un silence de mort r�gnait d�j� dans la tour Farn�se. Tout est consomm�, se dit-elle. Elle descendit hors d'elle-m�me, puis remonta afin de se munir du peu d'argent qu'elle avait et de petites boucles d'oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du d�ner, et qui avait �t� plac� dans un buffet. S'il vit encore, mon devoir est de le sauver. Elle s'avan�a d'un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte �tait ouverte, et l'on venait seulement de placer huit soldats dans la pi�ce aux colonnes du rez-de-chauss�e. Elle regarda hardiment ces soldats; Cl�lia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme �tait absent. Cl�lia s'�lan�a sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d'une colonne; les soldats la regard�rent d'un air fort �bahi, mais, apparemment � cause de son ch�le de dentelle et de son chapeau, n'os�rent rien lui dire. Au premier �tage il n'y avait personne; mais en arrivant au second, � l'entr�e du corridor qui, si le lecteur s'en souvient, �tait ferm� par trois portes en barreaux de fer et conduisait � la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier � elle inconnu, et qui lui dit d'un air effar�: 
 
-- Il n'a pas encore d�n�. 
 
-- Je le sais bien, dit Cl�lia avec hauteur. Cet homme n'osa l'arr�ter. Vingt pas plus loin, Cl�lia trouva assis sur la premi�re des six marches en bois qui conduisaient � la chambre de Fabrice un autre guichetier fort �g� et fort rouge qui lui dit r�solument: 
 
-- Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur? 
 
-- Est-ce que vous ne me connaissez pas? 
 
Cl�lia, en ce moment, �tait anim�e d'une force surnaturelle, elle �tait hors d'elle- m�me. Je vais sauver mon mari, se disait-elle. 
 
Pendant que le vieux guichetier s'�criait: Mais mon devoir ne me permet pas... Cl�lia montait rapidement les six marches; elle se pr�cipita contre la porte: une clef �norme �tait dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier � demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en d�chirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer apr�s elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table o� �tait son d�ner. Elle se pr�cipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit: 
 
-- As-tu mang�? 
 
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Cl�lia oubliait pour la premi�re fois la retenue f�minine, et laissait voir son amour. 
 
Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. Ce d�ner �tait empoisonn�, pensa-t-il: si je lui dis que je n'y ai pas touch�, la religion reprend ses droits et Cl�lia s'enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j'obtiendrai d'elle qu'elle ne me quitte point. Elle d�sire trouver un moyen de rompre son ex�crable mariage, le hasard nous le pr�sente: les ge�liers vont s'assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle que peut-�tre le marquis Crescenzi en sera effray�, et le mariage rompu. 
 
Pendant l'instant de silence occup� par ces r�flexions, Fabrice sentit que d�j� Cl�lia cherchait � se d�gager de ses embrassements. 
 
-- Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bient�t elles me renverseront � tes pieds; aide moi � mourir. 
 
-- O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi. Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif. 
 
Elle �tait si belle, � demi v�tue et dans cet �tat d'extr�me passion, que Fabrice ne put r�sister � un mouvement presque involontaire. Aucune r�sistance ne fut oppos�e. 
 
Dans l'enthousiasme de passion et de g�n�rosit� qui suit un bonheur extr�me, il lui dit �tourdirnent: 
 
-- Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un cadavre, ou je me d�battrais contre d'atroces douleurs; mais j'allais commencer � d�ner lorsque tu es entr�e, et je n'ai point touch� � ces plats. 
 
Fabrice s'�tendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation qu'il lisait dans les yeux de Cl�lia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et oppos�s, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant. 
 
-- Ah! si j'avais des armes! s'�cria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever! Adieu, ma Cl�lia, je b�nis ma mort puisqu'elle a �t� l'occasion de mon bonheur. Cl�lia l'embrassa et lui donna un petit poignard � manche d'ivoire, dont la lame n'�tait gu�re plus longue que celle d'un canif. 
 
-- Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et d�fends-toi jusqu'au dernier moment; si mon oncle l'abb� a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler. En disant ces mots elle se pr�cipita vers la porte. 
 
-- Si tu n'es pas tu�, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la t�te de son c�t�, laisse-toi mourir de faim plut�t que de toucher � quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s'approchait, Fabrice la saisit � bras-le-corps, prit sa place aupr�s de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se pr�cipita sur l'escalier de bois de six marches. Il avait � la main le petit poignard � manche d'ivoire, et fut sur le point d'en percer le gilet du g�n�ral Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s'�criant tout effray�: -- Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo. 
 
Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre: Fontana vient me sauver ; puis, revenant pr�s du g�n�ral sur les marches de bois, s'expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de col�re. -- On voulait m'empoisonner; ce d�ner qui est l� devant moi, est empoisonn�; j'ai eu l'esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce proc�d� m'a choqu�. En vous entendant monter, j'ai cru qu'on venait m'achever � coups de dague... Monsieur le g�n�ral, je vous requiers d'ordonner que personne n'entre dans ma chambre: on �terait le poison, et notre bon prince doit tout savoir. 
 
Le g�n�ral, fort p�le et tout interdit, transmit les ordres indiqu�s par Fabrice aux ge�liers d'�lite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison d�couvert, se h�t�rent de descendre; ils prenaient les devants, en apparence, pour ne pas arr�ter dans l'escalier si �troit l'aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et dispara�tre. Au grand �tonnement du g�n�ral Fontana, Fabrice s'arr�ta un gros quart d'heure au petit escalier de fer autour de la colonne du rez-de- chauss�e; il voulait donner le temps � Cl�lia de se cacher au premier �tage. 
 
C'�tait la duchesse qui, apr�s plusieurs d�marches folles, �tait parvenue � faire envoyer le g�n�ral Fontana � la citadelle; elle y r�ussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarm� qu'elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une r�pugnance marqu�e pour l'�nergie qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout dispos�e � tenter en sa faveur quelque d�marche insolite. La duchesse, hors d'elle-m�me, pleurait � chaudes larmes, elle ne savait que r�p�ter � chaque instant: 
 
-- Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison! 
 
En voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit point cette r�flexion morale, qui n'e�t pas �chapp� � une femme �lev�e dans une de ces religions du Nord qui admettent l'examen personnel: j'ai employ� le poison la premi�re, et je p�ris par le poison. En Italie ces sortes de r�flexions, dans les moments passionn�s paraissent de l'esprit fort plat, comme ferait � Paris un calembour en pareille circonstance. 
 
La duchesse, au d�sespoir, hasarda d'aller dans le salon o� se tenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-l�. Au retour de la duchesse � Parme, il l'avait remerci�e avec effusion de la place de chevalier d'honneur � laquelle, sans elle, il n'e�t jamais pu pr�tendre. Les protestations de d�vouement sans bornes n'avaient pas manqu� de sa part. La duchesse l'aborda par ces mots: 
 
-- Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est � la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner. Montez � la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au g�n�ral Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s'il ne vous permet pas de remettre vous-m�me � Fabrice cette eau et ce chocolat. 
 
Le marquis p�lit, et sa physionomie, loin d'�tre anim�e par ces mots, peignit l'embarras le plus plat; il ne pouvait croire � un crime si �pouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et o� r�gnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot, la duchesse trouva un homme honn�te, mais faible au possible et ne pouvant se d�terminer � agir. Apr�s vingt phrases semblables interrompues par les cris d'impatience de Mme Sanseverina, il tomba sur une id�e excellente: le serment qu'il avait pr�t� comme chevalier d'honneur lui d�fendait de se m�ler de manoeuvres contre le gouvernement. 
 
Qui pourrait se figurer l'anxi�t� et le d�sespoir de la duchesse, qui sentait que le temps volait? 
 
-- Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu'aux enfers les assassins de Fabrice!... 
 
Le d�sespoir augmentait l'�loquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son irr�solution; au bout d'une heure, il �tait moins dispos� � agir qu'au premier moment. 
 
Cette femme malheureuse, parvenue aux derni�res limites du d�sespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien � un gendre aussi riche, alla jusqu'� se jeter � ses genoux: alors la pusillanimit� du marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-m�me, � la vue de ce spectacle �trange, craignit d'�tre compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singuli�re: le marquis, bon homme au fond, fut touch� des larmes et de la position, � ses pieds, d'une femme aussi belle et surtout aussi puissante. 
 
Moi-m�me, si noble et si riche, se dit-il, peut-�tre un jour je serai aussi aux genoux de quelque r�publicain! Le marquis se mit � pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualit� de grande ma�tresse, le pr�senterait � la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre � Fabrice un petit panier dont il d�clarerait ignorer le contenu. 
 
La veille au soir, avant que la duchesse s�t la folie faite par Fabrice d'aller � la citadelle, on avait jou� � la cour une com�diedell'arte ; et le prince, qui se r�servait toujours les r�les d'amoureux � jouer avec la duchesse, avait �t� tellement passionn� en lui parlant de sa tendresse, qu'il e�t �t� ridicule, si, en Italie, un homme passionn� ou un prince pouvait jamais l'�tre! 
 
Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au s�rieux les choses d'amour, rencontra dans l'un des corridors du ch�teau la duchesse qui entra�nait le marquis Crescenzi, tout troubl�, chez la princesse. Il fut tellement surpris et �bloui par la beaut� pleine d'�motion que le d�sespoir donnait � la grande ma�tresse, que, pour la premi�re fois de sa vie, il eut du caract�re. D'un geste plus qu'imp�rieux il renvoya le marquis et se mit � faire une d�claration d'amour dans toutes les r�gles � la duchesse. Le prince l'avait sans doute arrang�e longtemps � l'avance, car il y avait des choses assez raisonnables. 
 
-- Puisque les convenances de mon rang me d�fendent de me donner le supr�me bonheur de vous �pouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacr�e, de ne jamais me marier sans votre permission par �crit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d'un premier ministre, homme d'esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n'en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire injure et m�riter vos refus si je vous parlais des avantages �trangers � l'amour; mais tout ce qui tient � l'argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d'amour que le comte vous donne, en vous laissant la d�positaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de l'imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-m�me, et vous aurez l'enti�re disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent � l'intendant g�n�ral de ma couronne; de fa�on que ce sera vous, madame la duchesse, qui d�ciderez des sommes que je pourrai d�penser chaque mois. La duchesse trouvait tous ces d�tails bien longs; les dangers de Fabrice lui per�aient le coeur. 
 
-- Mais vous ne savez donc pas, mon prince s'�cria-t-elle, qu'en ce moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout. 
 
L'arrangement de cette phrase �tait d'une maladresse compl�te. Au seul mot de poison, tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d'oeil; la duchesse ne s'aper�ut de cette maladresse que lorsqu'il n'�tait plus temps d'y rem�dier, et son d�sespoir fut augment�, chose qu'elle croyait impossible. Si je n'eusse pas parl� de poison, se dit-elle, il m'accordait la libert� de Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc �crit que c'est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises! 
 
La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire revenir le prince � ses propos d'amour passionn�; mais il resta profond�ment effarouch�. C'�tait son esprit seul qui parlait; son �me avait �t� glac�e par l'id�e du poison d'abord, et ensuite par cette autre id�e, aussi d�sobligeante que la premi�re �tait terrible: on administre du poison dans mes �tats, et cela sans me le dire! Rassi veut donc me d�shonorer aux yeux de l'Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris! 
 
Tout � coup l'�me de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva � une id�e. 
 
-- Ch�re duchesse! vous savez si je vous suis attach�. Vos id�es atroces sur le poison ne sont pas fond�es, j'aime � le croire; mais enfin elles me donnent aussi � penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j'ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j'ai �prouv�e. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu'un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi � l'�preuve. 
 
Le prince s'animait assez en tenant ce langage. 
 
-- Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entra�n�e par les craintes folles d'une �me de m�re; mais envoyez � l'instant chercher Fabrice � la citadelle, que je le voie. S'il vit encore, envoyez-le du palais � la prison de la ville, o� il restera des mois entiers, si Votre Altesse l'exige, et jusqu'� son jugement. 
 
La duchesse vit avec d�sespoir que le prince, au lieu d'accorder d'un mot une chose aussi simple, �tait devenu sombre; il �tait fort rouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues p�lissaient. L'id�e de poison, mal � propos mise en avant, lui avait sugg�r� une id�e digne de son p�re ou de Philippe II: mais il n'osait l'exprimer. 
 
-- Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d'un ton fort peu gracieux, vous me m�prisez comme un enfant, et de plus, comme un �tre sans gr�ces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m'est sugg�r�e � l'instant par la passion profonde et vraie que j'ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j'aurais d�j� agi, mon devoir m'en faisait une loi; mais je ne vois dans votre demande qu'une fantaisie passionn�e, et dont peut-�tre, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la port�e. Vous voulez que j'agisse sans consulter mes ministres, moi qui r�gne depuis trois mois � peine! vous me demandez une grande exception � ma fa�on d'agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l'avoue. C'est vous, madame, qui �tes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des esp�rances pour l'int�r�t qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma pr�sence vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai de vous, d'ici � trois mois, tout ce que mon amour peut d�sirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie enti�re en mettant � ma disposition une heure de la v�tre, et vous serez toute � moi. 
 
En cet instant, l'horloge du ch�teau sonna deux heures. Ah! il n'est plus temps peut-�tre, se dit la duchesse. 
 
-- Je le jure, s'�cria-t-elle avec des yeux �gar�s. 
 
Aussit�t le prince devint un autre homme; il courut � l'extr�mit� de la galerie o� se trouvait le salon des aides de camp. 
 
-- G�n�ral Fontana, courez � la citadelle ventre � terre, montez aussi vite que possible � la chambre o� l'on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s'il est possible. 
 
-- Ah! g�n�ral, s'�cria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut d�cider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui d�s que vous serez � port�e de la voix, de ne pas manger. S'il a touch� � son repas, faites-le vomir, dites-lui que c'est moi qui le veux, employez la force s'il le faut; dites-lui que je vous suis de bien pr�s, et croyez-moi votre oblig�e pour la vie. 
 
-- Madame la duchesse, mon cheval est sell�, je passe pour savoir manier un cheval, et je cours ventre � terre, je serai � la citadelle huit minutes avant vous. 
 
-- Et moi, madame la duchesse, s'�cria le prince, je vous demande quatre de ces huit minutes. 
 
L'aide de camp avait disparu, c'�tait un homme qui n'avait pas d'autre m�rite que celui de monter � cheval. A peine eut-il referm� la porte, que le jeune prince qui semblait avoir du caract�re, saisit la main de la duchesse. 
 
-- Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi � la chapelle. 
 
La duchesse, interdite pour la premi�re fois de sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant � l'autre extr�mit�. Entr� dans la chapelle, le prince se mit � genoux, presque autant devant la duchesse que devant l'autel. 
 
-- R�p�tez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez �t� juste, si cette malheureuse qualit� de prince ne m'e�t pas nui, vous m'eussiez accord� par piti� pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l'avez jur�. 
 
-- Si je revois Fabrice non empoisonn�, s'il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l'archev�que Landriani, mon honneur, ma dignit� de femme, tout par moi sera foul� aux pieds, et je serai � Son Altesse. 
 
-- Mais, ch�re amie, dit le prince avec une timide anxi�t� et une tendresse m�lang�es et bien plaisantes, je crains quelque emb�che que je ne comprends pas, et qui pourrait d�truire mon bonheur; j'en mourrais. Si l'archev�que m'oppose quelqu'une de ces raisons eccl�siastiques qui font durer les affaires des ann�es enti�res, qu'est-ce que je deviens? Vous voyez que j'agis avec une enti�re bonne foi; allez-vous �tre avec moi un petit j�suite? 
 
-- Non: de bonne foi, si Fabrice est sauv�, si, de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archev�que, je me d�shonore et je suis � vous. 
 
Votre Altesse s'engage � mettre approuv� en marge d'une demande que monseigneur l'archev�que vous pr�sentera d'ici � huit jours. 
 
-- Je vous signe un papier en blanc, r�gnez sur moi et sur mes �tats, s'�cria le prince rougissant de bonheur et r�ellement hors de lui. Il exigea un second serment. Il �tait tellement �mu, qu'il en oubliait la timidit� qui lui �tait si naturelle, et, dans cette chapelle du palais o� ils �taient seuls, il dit � voix basse � la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient chang� l'opinion qu'elle avait de lui. Mais chez elle le d�sespoir que lui causait le danger de Fabrice avait fait place � l'horreur de la promesse qu'on lui avait arrach�e. 
 
La duchesse �tait boulevers�e de ce qu'elle venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute l'affreuse amertume du mot prononc�, c'est que son attention �tait occup�e � savoir si le g�n�ral Fontana pourrait arriver � temps � la citadelle. 
 
Pour se d�livrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu le discours, elle loua un tableau c�l�bre du Parmesan, qui �tait au ma�tre-autel de cette chapelle. 
 
-- Soyez assez bonne pour me permettre de vous l'envoyer, dit le prince. 
 
-- J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de Fabrice. 
 
D'un air �gar�, elle dit � son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du foss� de la citadelle le g�n�ral Fontana et Fabrice, qui sortaient � pied. 
 
-- As-tu mang�? 
 
-- Non, par miracle. 
 
La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un �vanouissement qui dura une heure et donna des craintes d'abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison. 
 
Le gouverneur Fabio Conti avait p�li de col�re � la vue du g�n�ral Fontana: il avait apport� de telles lenteurs � ob�ir � l'ordre du prince, que l'aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de ma�tresse r�gnante, avait fini par se f�cher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours, et voil�, se disait-il, que le g�n�ral, un homme de la cour, va trouver cet insolent se d�battant dans les douleurs qui me vengent de sa fuite. 
 
Fabio Conti, tout pensif, s'arr�ta dans le corps de garde du rez-de-chauss�e de la tour Farn�se, d'o� il se h�ta de renvoyez les soldats; il ne voulait pas de t�moins � la sc�ne qui se pr�parait. Cinq minutes apr�s il fut p�trifi� d'�tonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant, vif et alerte, faire au g�n�ral Fontana la description de la prison. Il disparut. 
 
Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D'abord il ne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie � propos de rien. Le prince lui demandant avec bont� comment il se trouvait: -- Comme un homme, Altesse S�r�nissime, qui meurt de faim, n'ayant par bonheur ni d�jeun�, ni d�n�. Apr�s avoir eu l'honneur de remercier le prince, il sollicita la permission de voir l'archev�que avant de se rendre � la prison de la ville. Le prince �tait devenu prodigieusement p�le, lorsque arriva dans sa t�te d'enfant l'id�e que le poison n'�tait point tout � fait une chim�re de l'imagination de la duchesse. Absorb� dans cette cruelle pens�e, il ne r�pondit pas d'abord � la demande de voir l'archev�que, que Fabrice lui adressait; puis il se crut oblig� de r�parer sa distraction par beaucoup de gr�ces. 
 
-- Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, o� j'ai l'espoir que vous ne resterez pas longtemps. 
 
Le lendemain de cette grande journ�e, la plus remarquable de sa vie, le prince se croyait un petit Napol�on; il avait lu que ce grand homme avait �t� bien trait� par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napol�on par les bonnes fortunes, il se rappela qu'il l'avait �t� devant les balles. Son coeur �tait encore tout transport� de la fermet� de sa conduite avec la duchesse. La conscience d'avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements g�n�reux; il eut quelque caract�re. 
 
Il d�buta ce jour-l� par br�ler la patente de comte dress�e en faveur de Rassi, qui �tait sur son bureau depuis un mois. Il destitua le g�n�ral Fabio Conti, et demanda au colonel Lange, son successeur, la v�rit� sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux ge�liers, et dit au prince qu'on avait voulu empoisonner le d�jeuner de M. del Dongo; mais il e�t fallu mettre dans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le d�ner; et, sans l'arriv�e du g�n�ral Fontana, M. del Dongo �tait perdu. Le prince fut constern�; mais, comme il �tait r�ellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: Il se trouve que j'ai r�ellement sauv� la vie � M. del Dongo, et la duchesse n'osera pas manquer � la parole qu'elle m'a donn�e. Il arriva � une autre id�e: Mon m�tier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d'esprit, la politique est ici d'accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu'elle voul�t �tre mon premier ministre. 
 
Le soir, le prince �tait tellement irrit� des horreurs qu'il avait d�couvertes, qu'il ne voulut pas se m�ler de la com�die. 
 
-- Je serais trop heureux, dit-il � la duchesse, si vous vouliez r�gner sur mes �tats comme vous r�gnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire l'emploi de ma journ�e. Alors il lui conta tout fort exactement: la br�lure de la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l'empoisonnement, etc., etc. Je me trouve bien peu d'exp�rience pour r�gner. Le comte m'humilie par ses plaisanteries, il plaisante m�me au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la v�rit�; il dit que je suis un enfant qu'il m�ne o� il veut. Pour �tre prince, madame, on n'en est pas moins homme, et ces choses-l� f�chent. Afin de donner de l'invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l'on m'a fait appeler au minist�re ce dangereux coquin Rassi, et voil� ce g�n�ral Conti qui le croit encore tellement puissant, qu'il n'ose avouer que c'est lui ou la Raversi qui l'ont engag� � faire p�rir votre neveu; j'ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le g�n�ral Fabio Conti; les juges verront s'il est coupable de tentative d'empoisonnement. 
 
-- Mais, mon prince, avez-vous des juges? 
 
-- Comment? dit le prince �tonn�. 
 
-- Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre cour. 
 
Pendant que le jeune prince, scandalis�, pronon�ait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacit�, la duchesse se disait: 
 
-- Me convient-il bien de laisser d�shonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honn�te homme de marquis Crescenzi devient impossible. 
 
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut �bloui d'admiration. En faveur du mariage de Cl�lia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse par lui d�clar�e avec col�re � l'ex- gouverneur, il lui fit gr�ce sur sa tentative d'empoisonnement; mais, par l'avis de la duchesse, il l'exila jusqu'� l'�poque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n'aimer plus Fabrice d'amour, mais elle d�sirait encore passionn�ment le mariage de Cl�lia Conti avec le marquis; il y avait l� le vague espoir que peu � peu elle verrait dispara�tre la pr�occupation de Fabrice. 
 
Le prince, transport� de bonheur, voulait, ce soir-l�, destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant: 
 
-- Savez-vous un mot de Napol�on? Un homme plac� dans un lieu �lev�, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires � demain. 
 
Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soir�e, en supprimant, toutefois, les fr�quentes allusions faites par le prince � une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement n�cessaire qu'elle pourrait obtenir un ajournement ind�fini en disant au prince: Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre � cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos �tats. 
 
Consult� par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra tr�s philosophe. Le g�n�ral Fabio Conti et lui all�rent voyager en Pi�mont. 
 
Une singuli�re difficult� s'�leva pour le proc�s de Fabrice: les juges voulaient l'acquitter par acclamation, et d�s la premi�re s�ance. Le comte eut besoin d'employer la menace pour que le proc�s dur�t au moins huit jours, et que les juges se donnassent la peine d'entendre tous les t�moins. Ces gens sont toujours les m�mes, se dit-il. 
 
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archev�que Landriani. Le m�me jour, le prince signa les d�p�ches n�cessaires pour obtenir que Fabrice f�t nomm� coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois apr�s, il fut install� dans cette place. 
 
Tout le monde faisait compliment � la duchesse sur l'air grave de son neveu; le fait est qu'il �tait au d�sespoir. D�s le lendemain de sa d�livrance, suivie de la destitution et de l'exil du g�n�ral Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse, Cl�lia avait pris refuge chez la comtesse Cantarini, sa tante, femme fort riche, fort �g�e, et uniquement occup�e des soins de sa sant�. Cl�lia e�t pu voir Fabrice: mais quelqu'un qui e�t connu ses engagements ant�rieurs, et qui l'e�t vue agir maintenant, e�t pu penser qu'avec les dangers de son amant son amour pour lui avait cess�. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu'il le pouvait d�cemment devant le palais Cantarini, mais encore il avait r�ussi, apr�s des peines infinies, � louer un petit appartement vis-�-vis les fen�tres du premier �tage. Une fois, Cl�lia s'�tant mise � la fen�tre � l'�tourdie, pour voir passer une procession, se retira � l'instant, et comme frapp�e de terreur; elle avait aper�u Fabrice, v�tu de noir, mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait d'une des fen�tres de ce taudis qui avait des vitres de papier huil�, comme sa chambre � la tour Farn�se. Fabrice e�t bien voulu pouvoir se persuader que Cl�lia le fuyait par suite de la disgr�ce de son p�re, que la voix publique attribuait � la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause de cet �loignement, et rien ne pouvait le distraire de sa m�lancolie. 
 
Il n'avait �t� sensible ni � son acquittement, ni � son installation dans de belles fonctions, les premi�res qu'il e�t eues � remplir dans sa vie, ni � sa belle position dans le monde, ni enfin � la cour assidue que lui faisaient tous les eccl�siastiques et tous les d�vots du dioc�se. Le charmant appartement qu'il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extr�me plaisir, la duchesse fut oblig�e de lui c�der tout le second �tage de son palais et deux beaux salons au premier, lesquels �taient toujours remplis de personnages attendant l'instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus � Fabrice de toutes ces qualit�s fermes de son caract�re, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds. 
 
Ce fut une grande le�on de philosophie pour Fabrice que de se trouver parfaitement insensible � tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livr�e, qu'il n'avait �t� dans sa chambre de bois de la tour Farn�se, environn� de hideux ge�liers, et craignant toujours pour sa vie. Sa m�re et sa soeur, la duchesse V **, qui vinrent � Parme pour le voir dans sa gloire, furent frapp�es de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profond�ment alarm�e qu'elle crut qu'� la tour Farn�se on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgr� son extr�me discr�tion, elle crut devoir lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne r�pondit que par des larmes. 
 
Une foule d'avantages, cons�quence de sa brillante position, ne produisaient chez lui d'autre effet que de lui donner de l'humeur. Son fr�re, cette �me vaniteuse et gangren�e par le plus vil �go�sme, lui �crivit une lettre de congratulation presque officielle, et � cette lettre �tait joint un mandat de 50 000 francs, afin qu'il p�t, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme � sa soeur cadette, mal mari�e. 
 
Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la g�n�alogie de la famille Valserra del Dongo, publi�e jadis en latin par l'archev�que de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaient �t� traduites par de superbes lithographies faites � Paris. La duchesse avait voulu qu'un beau portrait de Fabrice f�t plac� vis-�-vis celui de l'ancien archev�que. Cette traduction fut publi�e comme �tant l'ouvrage de Fabrice pendant sa premi�re d�tention. Mais tout �tait an�anti chez notre h�ros, m�me la vanit� si naturelle � l'homme; il ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui �tait attribu�. Sa position dans le monde lui fit une obligation d'en pr�senter un exemplaire magnifiquement reli� au prince, qui crut lui devoir un d�dommagement pour la mort cruelle dont il avait �t� si pr�s, et lui accorda les grandes entr�es de sa chambre, faveur qui donne l'excellence. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXVI. 
 
Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa profonde tristesse, �taient ceux qu'il passait cach� derri�re un carreau de vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huil� � la fen�tre de son appartement vis-�-vis le palais Contarini, o�, comme on sait, Cl�lia s'�tait r�fugi�e; le petit nombre de fois qu'il l'avait vue depuis qu'il �tait sorti de la citadelle, il avait �t� profond�ment afflig� d'un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de Cl�lia avait pris un caract�re de noblesse et de s�rieux vraiment remarquable; on e�t dit qu'elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice aper�ut le reflet de quelque ferme r�solution. A chaque instant de la journ�e, se disait-il, elle se jure � elle-m�me d'�tre fid�le au voeu qu'elle a fait � la Madone, et de ne jamais me revoir. 
 
Fabrice ne devinait qu'en partie les malheurs de Cl�lia; elle savait que son p�re, tomb� dans une profonde disgr�ce, ne pouvait rentrer � Parme et repara�tre � la cour (chose sans laquelle la vie �tait impossible pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis de Crescenzi, elle �crivit � son p�re qu'elle d�sirait ce mariage. Le g�n�ral �tait alors r�fugi� � Turin, et malade de chagrin. A la v�rit�, le contrecoup de cette grande r�solution avait �t� de la vieillir de dix ans. 
 
Elle avait fort bien d�couvert que Fabrice avait une fen�tre vis-�-vis le palais Contarini; mais elle n'avait eu le malheur de le regarder qu'une fois; d�s qu'elle apercevait un air de t�te ou une tournure d'homme ressemblant un peu � la sienne, elle fermait les yeux � l'instant. Sa pi�t� profonde et sa confiance dans le secours de la Madone �taient d�sormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de ne pas avoir d'estime pour son p�re: le caract�re de son futur mari lui semblait parfaitement plat et � la hauteur des fa�ons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu'elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destin�e lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu'elle avait raison. Il e�t fallu, apr�s son mariage, aller vivre � deux cents lieues de Parme. 
 
Fabrice connaissait la profonde modestie de Cl�lia; il savait combien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle �tait d�couverte, �tait assur�e de lui d�plaire. Toutefois, pouss� � bout par l'exc�s de sa m�lancolie et par ces regards de Cl�lia qui constamment se d�tournaient de lui, il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour, � la tomb�e de la nuit, Fabrice, habill� comme un bourgeois de campagne, se pr�senta � la porte du palais, o� l'attendait l'un des domestiques gagn�s par lui; il s'annon�a comme arrivant de Turin, et ayant pour Cl�lia des lettres de son p�re. Le domestique alla porter son message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier �tage du palais. C'est en ce lieu que Fabrice passa peut-�tre le quart d'heure de sa vie le plus rempli d'anxi�t�. Si Cl�lia le repoussait, il n'y avait plus pour lui d'espoir de tranquillit�. Afin de couper court aux soins importuns dont m'accable ma nouvelle dignit�, j'�terai � l'Eglise un mauvais pr�tre, et, sous un nom suppos�, j'irai me r�fugier dans quelque chartreuse. Enfin le domestique vint lui annoncer que Mlle Cl�lia Conti �tait dispos�e � le recevoir. Le courage manqua tout � fait � notre h�ros; il fut sur le point de tomber de peur en montant l'escalier du second �tage. 
 
Cl�lia �tait assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son d�guisement, qu'elle prit la fuite et alla se cacher au fond du salon. 
 
-- Voil� comment vous �tes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon p�re fut sur le point de p�rir par suite du poison, je fis voeu � la Madone de ne jamais vous voir. Je n'ai manqu� � ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie o� je crus en conscience devoir vous soustraire � la mort. C'est d�j� beaucoup que, par une interpr�tation forc�e et sans doute criminelle, je consente � vous entendre. 
 
Cette derni�re phrase �tonna tellement Fabrice, qu'il lui fallut quelques secondes pour s'en r�jouir. Il s'�tait attendu � la plus vive col�re, et � voir Cl�lia enfuir; enfin la pr�sence d'esprit lui revint et il �teignit la bougie unique. Quoiqu'il cr�t avoir bien compris les ordres de Cl�lia, il �tait tout tremblant en avan�ant vers le fond du salon o� elle s'�tait r�fugi�e derri�re un canap�; il ne savait s'il ne l'offenserait pas en lui baisant la main; elle �tait toute tremblante d'amour, et se jeta dans ses bras. 
 
-- Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tard� de temps � venir! Je ne puis te parler qu'un instant car c'est sans doute un grand p�ch�; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j'entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l'id�e de vengeance qu'a eue mon pauvre p�re? car enfin c'est lui d'abord qui a �t� presque empoisonn� pour faciliter ta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant expos� ma bonne renomm�e afin de te sauver? Et d'ailleurs te voil� tout � fait li� aux ordres sacr�s; tu ne pourrais plus m'�pouser quand m�me je trouverais un moyen d'�loigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu os�, le soir de la procession, pr�tendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la fa�on la plus criante, la sainte promesse que j'ai faite � la Madone? 
 
Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur. 
 
Un entretien qui commen�ait avec cette quantit� de choses � se dire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte v�rit� sur l'exil de son p�re; la duchesse ne s'en �tait m�l�e en aucune sorte, par la grande raison qu'elle n'avait pas cru un seul instant que l'id�e du poison appartint au g�n�ral Conti; elle avait toujours pens� que c'�tait un trait d'esprit de la faction Raversi, qui voulait chasser le comte Mosca. Cette v�rit� historique longuement d�velopp�e rendit Cl�lia fort heureuse; elle �tait d�sol�e de devoir ha�r quelqu'un qui appartenait � Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d'un oeil jaloux. 
 
Le bonheur que cette soir�e �tablit ne dura que quelques jours. 
 
L'excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la parfaite honn�tet� de son coeur, il osa se faire pr�senter � la duchesse. Apr�s lui avoir demand� sa parole de ne point abuser de la confiance qu'il allait lui faire, il avoua que son fr�re, abus� par un faux point d'honneur, et qui s'�tait cru brav� et perdu dans l'opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger. 
 
Don Cesare n'avait pas parl� deux minutes, que son proc�s �tait gagn�: sa vertu parfaite avait touch� la duchesse, qui n'�tait point accoutum�e � un tel spectacle. Il lui plut comme nouveaut�. 
 
-- H�tez le mariage de la fille du g�n�ral avec le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le g�n�ral soit re�u comme s'il revenait de voyage. Je l'inviterai � d�ner; �tes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le g�n�ral ne devra point se h�ter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez que j'ai de l'amiti� pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre son beau- p�re. 
 
Arm� de ces paroles, don Cesare vint dire � sa ni�ce qu'elle tenait en ses mains la vie de son p�re, malade de d�sespoir. Depuis plusieurs mois il n'avait paru � aucune cour. 
 
Cl�lia voulut aller voir son p�re, r�fugi�, sous un nom suppos�, dans un village pr�s de Turin; car il s'�tait figur� que la cour de Parme demandait son extradition � celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir m�me elle �crivit � Fabrice une lettre d'�ternelle rupture. En recevant cette lettre, Fabrice, qui d�veloppait un caract�re tout � fait semblable � celui de sa ma�tresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situ� dans les montagnes � dix lieues de Parme. Cl�lia lui �crivait une lettre de dix pages: elle lui avait jur� jadis de ne jamais �pouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le lui accorda du fond de sa retraite de Velleja, par une lettre remplie de l'amiti� la plus pure. 
 
En recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amiti� l'irrita, Cl�lia fixa elle-m�me le jour de son mariage, dont les f�tes vinrent encore augmenter l'�clat dont brilla cet hiver la cour de Parme. 
 
Ranuce-Ernest V �tait avare au fond; mais il �tait �perdument amoureux, et il esp�rait fixer la duchesse � sa cour: il pria sa m�re d'accepter une somme fort consid�rable, et de donner des f�tes. La grande ma�tresse sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les f�tes de Parme, cet hiver-l�, rappel�rent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable prince Eug�ne, vice-roi d'Italie, dont la bont� laisse un si long souvenir. 
 
Les devoirs du coadjuteur l'avaient rappel� � Parme mais il d�clara que, par des motifs de pi�t�, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur, monseigneur Landriani, l'avait forc� de prendre � l'archev�ch�; et il alla s'y enfermer, suivi d'un seul domestique. Ainsi il n'assista � aucune des f�tes si brillantes de la cour, ce qui lui valut � Parme et dans son futur dioc�se une immense r�putation de saintet�. Par un effet inattendu de cette retraite qu'inspirait seule � Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archev�que Landriani, qui l'avait toujours aim�, et qui, dans le fait, avait eu l'id�e de le faire coadjuteur, con�ut contre lui un peu de jalousie. L'archev�que croyait avec raison devoir aller � toutes les f�tes de la cour, comme il est d'usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume de grande c�r�monie, qui, � peu de chose pr�s est le m�me que celui qu'on lui voyait dans le choeur de sa cath�drale. Les centaines de domestiques r�unis dans l'antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa b�n�diction � monseigneur, qui voulait bien s'arr�ter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que monseigneur Landriani entendit une voix qui disait: Notre archev�que va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre! 
 
De ce moment prit fin � l'archev�ch� l'immense faveur dont Fabrice y avait joui; mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n'avait �t� inspir�e que par le d�sespoir o� le plongeait le mariage de Cl�lia, passa pour l'effet d'une pi�t� simple et sublime, et les d�votes lisaient, comme un livre d'�dification, la traduction de la g�n�alogie de sa famille, o� per�ait la vanit� la plus folle. Les libraires firent une �dition lithographi�e de son portrait, qui fut enlev�e en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu'aux portraits des �v�ques, et auxquels un coadjuteur ne saurait pr�tendre. L'archev�que vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n'eut aucun effort � faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l'e�t fait F�nelon en pareille occurrence; il �couta l'archev�que avec toute l'humilit� et tout le respect possibles; et, lorsque ce pr�lat eut cess� de parler, il lui raconta toute l'histoire de la traduction de cette g�n�alogie faite par les ordres du comte Mosca, � l'�poque de sa premi�re prison. Elle avait �t� publi�e dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaient sembl� peu convenables pour un homme de son �tat. Quant au portrait, il avait �t� parfaitement �tranger � la seconde �dition, comme � la premi�re; et le libraire lui ayant adress� � l'archev�ch�, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde �dition, il avait envoy� son domestique en acheter un vingt-cinqui�me; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoy� cent francs comme paiement des vingt-quatre exemplaires. 
 
Toutes ces raisons, quoique expos�es du ton le plus raisonnable par un homme qui avait bien d'autres chagrins dans le coeur, port�rent jusqu'� l'�garement la col�re de l'archev�que; il alla jusqu'� accuser Fabrice d'hypocrisie. 
 
-- Voil� ce que c'est que les gens du commun, se dit Fabrice, m�me quand ils ont de l'esprit! 
 
Il avait alors un souci plus s�rieux; c'�taient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu'il v�nt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que du moins il v�nt la voir quelquefois. L� Fabrice �tait certain d'entendre parler des f�tes splendides donn�es par le marquis Crescenzi � l'occasion de son mariage: or, c'est ce qu'il n'�tait pas s�r de pouvoir supporter sans se donner en spectacle. 
 
Lorsque la c�r�monie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrice s'�tait vou� au silence le plus complet, apr�s avoir ordonn� � son domestique et aux gens de l'archev�ch� avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser la parole. 
 
Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu'� l'ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l'obligea m�me � des conf�rences avec certains chanoines de campagne, qui pr�tendaient que l'archev�ch� avait agi contre leurs privil�ges. Fabrice prit toutes ces choses avec l'indiff�rence parfaite d'un homme qui a d'autres pens�es. Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja. 
 
Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant. Elle le trouva tellement chang�, ses yeux encore agrandis par l'extr�me maigreur, avaient tellement l'air de lui sortir de la t�te, et lui-m�me avait une apparence tellement ch�tive et malheureuse, avec son petit habit noir et r�p� de simple pr�tre, qu'� ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant apr�s, lorsqu'elle se fut dit que tout ce changement dans l'apparence de ce beau jeune homme �tait caus� par le mariage de Cl�lia, elle eut des sentiments presque �gaux en v�h�mence � ceux de l'archev�que, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains d�tails pittoresques qui avaient signal� les f�tes charmantes donn�es par le marquis Crescenzi. Fabrice ne r�pondait pas; mais ses yeux se ferm�rent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus p�le qu'il ne l'�tait, ce qui d'abord e�t sembl� impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa p�leur prenait une teinte verte. 
 
Le comte Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait incroyable, le gu�rit enfin tout � fait de la jalousie que jamais Fabrice n'avait cess� de lui inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus d�licates et les plus ing�nieuses pour chercher � redonner � Fabrice quelque int�r�t pour les choses de ce monde. Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez d'amiti�; cette amiti�, n'�tant plus contrebalanc�e par la jalousie, devint en ce moment presque d�vou�e. En effet, il a bien achet� sa belle fortune, se disait-il, en r�capitulant ses malheurs. Sous pr�texte de lui faire voir le tableau du Parmesan que le prince avait envoy� � la duchesse, le comte prit � part Fabrice: 
 
-- Ah �a, mon ami, parlons en hommes! Puis-je vous �tre bon � quelque chose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l'argent peut-il vous �tre utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis � vos ordres; si vous aimez mieux �crire, �crivez-moi. 
 
Fabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau. 
 
-- Votre conduite est le chef-d'oeuvre de la plus fine politique, lui dit le comte en revenant au ton l�ger de la conversation; vous vous m�nagez un avenir fort agr�able, le prince vous respecte, le peuple vous v�n�re, votre petit habit noir r�p� fait passer de mauvaises nuits � monsignore Landriani. J'ai quelque habitude des affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde � vingt-cinq ans vous fait atteindre � la perfection. On parle beaucoup de vous � la cour; et savez- vous � quoi vous devez cette distinction unique � votre �ge? au petit habit noir r�p�. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l'ancienne maison de P�trarque sur cette belle colline au milieu de la for�t, aux environs du P�: si jamais vous �tes las des petits mauvais proc�d�s de l'envie, j'ai pens� que vous pourriez �tre le successeur de P�trarque, dont le renom augmentera le v�tre. Le comte se mettait l'esprit � la torture pour faire na�tre un sourire sur cette figure d'anachor�te, mais il n'y put parvenir. Ce qui rendait le changement plus frappant, c'est qu'avant ces derniers temps, si la figure de Fabrice avait un d�faut, c'�tait de pr�senter quelquefois, hors de propos, l'expression de la volupt� et de la gaiet�. 
 
Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgr� son �tat de retraite, il y aurait peut-�tre de l'affectation � ne pas para�tre � la cour le samedi suivant, c'�tait le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice. Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais! Il ne pouvait penser sans fr�mir � la rencontre qu'il pouvait faire � la cour. Cette id�e absorba toutes les autres; il pensa que l'unique ressource qui lui rest�t �tait d'arriver au palais au moment pr�cis o� l'on ouvrirait les portes des salons. 
 
En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annonc�s � la soir�e de grand gala, et la princesse le re�ut avec toute la distinction possible. Les yeux de Fabrice �taient fix�s sur la pendule, et, � l'instant o� elle marqua la vingti�me minute de sa pr�sence dans ce salon, il se levait pour prendre cong�, lorsque le prince entra chez sa m�re. Apr�s lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint �clater � ses d�pens un de ces petits riens de cour que la grande ma�tresse savait si bien m�nager: le chambellan de service lui courut apr�s pour lui dire qu'il avait �t� d�sign� pour faire le whist du prince. A Parme, c'est un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist �tait un honneur marqu� m�me pour l'archev�que. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et quoique ennemi mortel de toute sc�ne publique, il fut sur le point d'aller lui dire qu'il avait �t� saisi d'un �tourdissement subit; mais il pensa qu'il serait en butte � des questions et � des compliments de condol�ance, plus intol�rables encore que le jeu. Ce jour-l� il avait horreur de parler. 
 
Heureusement le g�n�ral des fr�res mineurs se trouvait au nombre des grands personnages qui �taient venus faire leur cour � la princesse. Ce moine, fort savant, digne �mule des Fontana et des Duvoisin, s'�tait plac� dans un coin recul� du salon: Fabrice prit poste debout devant lui de fa�on � ne point apercevoir la porte d'entr�e, et lui parla th�ologie. Mais il ne put faire que son oreille n'entend�t pas annoncer M. le marquis et madame la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, �prouva un violent mouvement de col�re. 
 
-- Si j'�tais Borso Valserra, se dit-il (c'�tait un des g�n�raux du premier Sforce), j'irais poignarder ce lourd marquis, pr�cis�ment avec ce petit poignard � manche d'ivoire que Cl�lia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s'il doit avoir l'insolence de se pr�senter avec cette marquise dans un lieu o� je suis! 
 
Sa physionomie changea tellement, que le g�n�ral des fr�res mineurs lui dit: 
 
-- Est-ce que Votre Excellence se trouve incommod�e? 
 
-- J'ai un mal � la t�te fou... ces lumi�res me font mal... et je ne reste que parce que j'ai �t� nomm� pour la partie de whist du prince. 
 
A ce mot, le g�n�ral des fr�res mineurs, qui �tait un bourgeois, fut tellement d�concert�, que, ne sachant plus que faire, il se mit � saluer Fabrice, lequel, de son c�t�, bien autrement troubl� que le g�n�ral des mineurs, se prit � parler avec une volubilit� �trange; il entendait qu'il se faisait un grand silence derri�re lui et ne voulait pas regarder. Tout � coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et la c�l�bre madame P... chanta cet air de Cimarosa autrefois si c�l�bre: 
 
Quelle pupille tenere! 
 
Fabrice tint bon aux premi�res mesures, mais bient�t sa col�re s'�vanouit, et il �prouva un besoin extr�me de r�pandre des larmes. Grand Dieu! se dit-il, quelle sc�ne ridicule! et avec mon habit encore! Il crut plus sage de parler de lui. 
 
-- Ces maux de t�te excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au g�n�ral des fr�res mineurs, finissent par des acc�s de larmes qui pourraient donner p�ture � la m�disance dans un homme de notre �tat; ainsi je prie Votre R�v�rence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n'y pas faire autrement attention. 
 
-- Notre p�re provincial de Catanzara est atteint de la m�me incommodit�, dit le g�n�ral des mineurs. Et il commen�a � voix basse une histoire infinie. 
 
Le ridicule de cette histoire, qui avait amen� le d�tail des repas du soir de ce p�re provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui �tait pas arriv� depuis longtemps; mais bient�t il cessa d'�couter le g�n�ral des mineurs. Madame P... chantait, avec un talent divin, un air de Pergol�se (la princesse aimait la musique surann�e). Il se fit un petit bruit � trois pas de Fabrice; pour la premi�re fois de la soir�e il d�tourna les yeux. Le fauteuil qui venait d'occasionner ce petit craquement sur le parquet �tait occup� par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontr�rent en plein ceux de Fabrice, qui n'�taient gu�re en meilleur �tat. La marquise baissa la t�te; Fabrice continua � la regarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette t�te charg�e de diamants; mais son regard exprimait la col�re et le d�dain. Puis, se disant: et mes yeux ne te regarderont jamais, il se retourna vers son p�re g�n�ral, et lui dit: 
 
-- Voici mon incommodit� qui me prend plus fort que jamais. 
 
En effet, Fabrice pleura � chaudes larmes pendant plus d'une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement �corch�e, comme c'est l'usage en Italie, vint � son secours et l'aida � s�cher ses larmes. 
 
Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais madame P... chanta de nouveau, et l'�me de Fabrice, soulag�e par les larmes, arriva � un �tat de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour. Est-ce que je pr�tends, se dit-il, pouvoir l'oublier enti�rement d�s les premiers moments? cela me serait-il possible? Il arriva � cette id�e: Puis-je �tre plus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi r�sister au plaisir de la voir. Elle a oubli� ses serments, elle est l�g�re: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beaut� c�leste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis oblig� de faire effort sur moi-m�me pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de r�pit. 
 
Fabrice avait quelque connaissance des hommes; mais aucune exp�rience des passions, sans quoi il se f�t dit que ce plaisir d'un moment, auquel il allait c�der, rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait depuis deux mois pour oublier Cl�lia. 
 
Cette pauvre femme n'�tait venue � cette f�te que forc�e par son mari; elle voulait du moins se retirer apr�s une demi-heure, sous pr�texte de sant�, mais le marquis lui d�clara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore serait une chose tout � fait hors d'usage, et qui pourrait m�me �tre interpr�t�e comme une critique indirecte de la f�te donn�e par la princesse. 
 
-- En ma qualit� de chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu'� ce que tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres � donner aux gens, ils sont si n�gligents! Et voulez-vous qu'un simple �cuyer de la princesse usurpe cet honneur? 
 
Cl�lia se r�signa; elle n'avait pas vu Fabrice, elle esp�rait encore qu'il ne serait pas venu � cette f�te. Mais au moment o� le concert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s'asseoir, Cl�lia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places aupr�s de la princesse, et fut oblig�e de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin recul� o� Fabrice s'�tait r�fugi�. En arrivant � son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du g�n�ral des fr�res mineurs arr�ta ses yeux, et d'abord elle ne remarqua pas l'homme mince et rev�tu d'un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arr�tait ses yeux sur cet homme. Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brod�s: quel peut �tre ce jeune homme en habit noir si simple? Elle le regardait profond�ment attentive, lorsqu'une dame, en venant se placer, fit faire un mouvement � son fauteuil. Fabrice tourna la t�te: elle ne le reconnut pas, tant il �tait chang�. D'abord elle se dit: Voil� quelqu'un qui lui ressemble, ce sera son fr�re a�n�; mais je ne le croyais que de quelques ann�es plus �g� que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans. Tout � coup elle le reconnut � un mouvement de la bouche. 
 
Le malheureux, qu'il a souffert! se dit-elle; et elle baissa la t�te accabl�e par la douleur, et non pour �tre fid�le � son voeu. Son coeur �tait boulevers� par la piti�; qu'il �tait loin d'avoir cet air apr�s neuf mois de prison! Elle ne le regarda plus; mais, sans tourner pr�cis�ment les yeux de son c�t�, elle voyait tous ses mouvements. 
 
Apr�s le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince, plac�e � quelques pas du tr�ne; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d'elle. 
 
Mais le marquis Crescenzi avait �t� fort piqu� de voir sa femme rel�gu�e aussi loin du tr�ne; toute la soir�e il avait �t� occup� � persuader � une dame assise � trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations d'argent, qu'elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme r�sistant, comme il �tait naturel, il alla chercher le mari d�biteur, qui fit entendre � sa moiti� la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l'�change, il alla chercher sa femme. 
 
-- Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baiss�s? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout �tonn�es de se trouver ici, et que tout le monde est �tonn� d'y voir. Cette folle de grande ma�tresse n'en fait jamais d'autres! Et l'on parle de retarder les progr�s du jacobinisme! Songez que votre mari occupe la premi�re place m�le de la cour de la princesse; et quand m�me les r�publicains parviendraient � supprimer la cour et m�me la noblesse, votre mari serait encore l'homme le plus riche de cet Etat. C'est l� une id�e que vous ne vous mettez point assez dans la t�te. 
 
Le fauteuil o� le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'�tait qu'� six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l'air tellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu'elle finit par arriver � cette affreuse conclusion: Fabrice �tait tout � fait chang�; il l'avait oubli�e; s'il �tait tellement maigri, c'�tait l'effet des je�nes s�v�res auxquels sa pi�t� se soumettait. Cl�lia fut confirm�e dans cette triste id�e par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur �tait dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l'insigne faveur dont on le voyait l'objet: lui, si jeune, �tre admis au jeu du prince! On admirait l'indiff�rence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, m�me quand il coupait Son Altesse. 
 
-- Mais cela est incroyable, s'�criaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout � fait la t�te... mais, gr�ce au ciel, cela ne durera pas; notre souverain n'aime pas que l'on prenne de ces petits airs de sup�riorit�. La duchesse s'approcha du prince; les courtisans qui se tenaient � distance fort respectueuse de la table de jeu, de fa�on � ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarqu�rent que Fabrice rougissait beaucoup. Sa tante lui aura fait la le�on, se dirent-ils, sur ses grands airs d'indiff�rence. Fabrice venait d'entendre la voix de Cl�lia, elle r�pondait � la princesse qui, en faisant son tour dans le bal avait adress� la parole � la femme de son chevalier d'honneur. Arriva le moment o� Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva pr�cis�ment en face de Cl�lia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regard�e par lui perdait tout � fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle devait � son voeu: dans son d�sir de deviner ce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui. 
 
Le jeu du prince termin�, les dames se lev�rent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de d�sordre. Fabrice se trouva tout pr�s de Cl�lia; il �tait encore tr�s r�solu, mais il vint � reconna�tre un parfum tr�s faible qu'elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu'il s'�tait promis. Il s'approcha d'elle et pronon�a � demi-voix et comme se parlant � soi-m�me, deux vers de ce sonnet de P�trarque, qu'il lui avait envoy� du lac Majeur, imprim� sur un mouchoir de soie: �Quel n'�tait pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est chang�! � 
 
Non, il ne m'a point oubli�e, se dit Cl�lia, avec un transport de joie. Cette belle �me n'est point inconstante! 
 
 Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m'avez appris � aimer. 
 
Cl�lia osa se r�p�ter � elle-m�me ces deux vers de P�trarque. 
 
La princesse se retira aussit�t apr�s le souper; le prince l'avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de r�ception. D�s que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir � la fois; il y eut un d�sordre complet dans les antichambres; Cl�lia se trouva tout pr�s de Fabrice; le profond malheur peint dans ses traits lui fit piti�. -- Oublions le pass�, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d'amiti�. En disant ces mots, elle pla�ait son �ventail de fa�on � ce qu'il p�t le prendre. 
 
Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme; d�s le lendemain il d�clara que sa retraite �tait termin�e, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L'archev�que dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l'admettant � son jeu avait fait perdre enti�rement la t�te � ce nouveau saint: la duchesse vit qu'il �tait d'accord avec Cl�lia. Cette pens�e, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d'une promesse fatale, acheva de la d�terminer � faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s'�loigner de la cour au moment o� la faveur dont elle �tait l'objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu'il voyait qu'il n'y avait point d'amour entre Fabrice et la duchesse, disait � son amie:-- Ce nouveau prince est la vertu incarn�e, mais je l'ai appel� cet enfant : me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu'un moyen de me remettre excellemment bien avec lui, c'est l'absence. Je vais me montrer parfait de gr�ces et de respects, apr�s quoi je suis malade et je demande mon cong�. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assur�e. Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien inf�rieur? Pour m'amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un d�sordre inextricable; j'avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers minist�res, je les ai fait mettre � la pension depuis deux mois, parce qu'ils lisent les journaux fran�ais; et je les ai remplac�s par des nigauds incroyables. 
 
Apr�s notre d�part, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgr� l'horreur qu'il a pour le caract�re de Rassi, je ne doute pas qu'il ne soit oblig� dele rappeler, et moi je n'attends qu'un ordre du tyran qui dispose de mon sort, pour �crire une lettre de tendre amiti� � mon ami Rassi, et lui dire que j'ai tout lieu d'esp�rer que bient�t on rendra justice � son m�rite. [P y E in Olo.] 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXVII. 
 
Cette conversation s�rieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au palais Sanseverina; la duchesse �tait encore sous le coup de la joie qui �clatait dans toutes les actions de Fabrice. Ainsi, se disait-elle, cette petite d�vote m'a tromp�e! Elle n'a pas su r�sister � son amant seulement pendant trois mois. 
 
La certitude d'un d�nouement heureux avait donn� � cet �tre si pusillanime, le jeune prince, le courage d'aimer; il eut quelque connaissance des pr�paratifs de d�part que l'on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre fran�ais, qui croyait peu � la vertu des grandes dames, lui donna du courage � l'�gard de la duchesse. Ernest V se permit une d�marche qui fut s�v�rement bl�m�e par la princesse et par tous les gens sens�s de la cour; le peuple y vit le sceau de la faveur �tonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la voir dans son palais. 
 
-- Vous partez, lui dit-il d'un ton s�rieux qui parut odieux � la duchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer � vos serments! Et pourtant, si j'eusse tard� dix minutes � vous accorder la gr�ce de Fabrice, il �tait mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos serments je n'eusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais! Vous n'avez donc pas d'honneur! 
 
-- R�fl�chissez m�rement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d'espace �gal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s'�couler? Votre gloire comme souverain, et, j'ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont jamais �lev�s � ce point. Voici le trait� que je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre ma�tresse pour un instant fugitif, et en vertu d'un serment extorqu� par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie � faire votre f�licit�, je serai toujours ce que j'ai �t� depuis quatre mois, et peut-�tre l'amour viendra-t-il couronner l'amiti�. Je ne jurerais pas du contraire. 
 
-- Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre r�le, soyez plus encore, r�gnez � la fois sur moi et sur mes �tats, soyez mon premier ministre; je vous offre un mariage tel qu'il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous en avons un exemple pr�s de nous: le roi de Naples vient d'�pouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du m�me genre. Je vais ajouter une id�e de triste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que j'ai r�fl�chi � tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je m'impose d'�tre le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je b�nis ces d�sagr�ments fort r�els, puisqu'ils m'offrent un moyen de plus de vous prouver mon estime et ma passion. 
 
La duchesse n'h�sita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le comte lui semblait parfaitement aimable; il n'y avait au monde qu'un homme qu'on p�t lui pr�f�rer. D'ailleurs elle r�gnait sur le comte, et le prince, domin� par les exigences de son rang, e�t plus ou moins r�gn� sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des ma�tresses; la diff�rence d'�ge semblerait, dans peu d'ann�es, lui en donner le droit. 
 
D�s le premier instant, la perspective de s'ennuyer avait d�cid� de tout; toutefois la duchesse, qui voulait �tre charmante, demanda la permission de r�fl�chir. 
 
Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le prince se mit en col�re; il voyait tout son bonheur lui �chapper. Que devenir apr�s que la duchesse aurait quitt� sa cour? D'ailleurs, quelle humiliation d'�tre refus�! Enfin qu'est-ce que va me dire mon valet de chambre fran�ais quand je lui conterai ma d�faite? 
 
La duchesse eut l'art de calmer le prince, et de ramener peu � peu la n�gociation � ses v�ritables termes. 
 
-- Si Votre Altesse daigne consentir � ne point presser l'effet d'une promesse fatale, et horrible � mes yeux, comme me faisant encourir mon propre m�pris, je passerai ma vie � sa cour, et cette cour sera toujours ce qu'elle a �t� cet hiver; tous mes instants seront consacr�s � contribuer � son bonheur comme homme, et � sa gloire comme souverain. Si elle exige que j'ob�isse � mon serment, elle aura fl�tri le reste de ma vie, et � l'instant elle me verra quitter ses �tats pour n'y jamais rentrer. Le jour o� j'aurai perdu l'honneur sera aussi le dernier jour o� je vous verrai. 
 
Mais le prince �tait obstin� comme les �tres pusillanimes; d'ailleurs son orgueil d'homme et de souverain �tait irrit� du refus de sa main; il pensait � toutes les difficult�s qu'il e�t eues � surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant il s'�tait r�solu � vaincre. 
 
Durant trois heures on se r�p�ta de part et d'autre les m�mes arguments, souvent m�l�s de mots fort vifs. Le prince s'�cria: 
 
-- Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur? Si j'eusse h�sit� aussi longtemps le jour o� le g�n�ral Fabio Conti donnait du poison � Fabrice, vous seriez occup�e aujourd'hui � lui �lever un tombeau dans une des �glises de Parme. 
 
-- Non pas � Parme, certes, dans ce pays d'empoisonneurs. 
 
-- Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec col�re, et vous emporterez mon m�pris. 
 
Comme il s'en allait, la duchesse lui dit � voix basse: 
 
-- Eh bien! pr�sentez-vous ici � dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un march� de dupe. Vous m'aurez vue pour la derni�re fois, et j'eusse consacr� ma vie � vous rendre aussi heureux qu'un prince absolu peut l'�tre dans ce si�cle de jacobins. Et songez � ce que sera votre cour quand je n�y serai plus pour la tirer par force de sa platitude et de sa m�chancet� naturelles. 
 
-- De votre c�t�, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne, car vous n'eussiez point �t� une princesse vulgaire, �pous�e par politique, et qu'on n'aime point; mon coeur est tout � vous, et vous vous fussiez vue � jamais la ma�tresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement. 
 
-- Oui, mais la princesse votre m�re e�t eu le droit de me m�priser comme une vile intrigante. 
 
-- Eh bien! j'eusse exil� la princesse avec une pension. 
 
Il y eut encore trois quarts d'heure de r�pliques incisives. Le prince, qui avait l'�me d�licate, ne pouvait se r�soudre ni � user de son droit, ni � laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu'apr�s le premier moment obtenu, n'importe comment, les femmes reviennent. 
 
Chass� par la duchesse indign�e, il osa repara�tre tout tremblant et fort malheureux � dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle �crivit au comte d�s qu'elle fut hors des �tats du prince: 
 
�Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d'�tre gaie pendant un mois. Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends � Bologne, et quand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu'une chose, ne me forcez jamais � repara�tre dans le pays que je quitte, et songez toujours qu'au lieu de 150 000 livres de rentes, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous regardaient bouche b�ante, et vous ne serez plus consid�r� qu'autant que vous voudrez bien vous abaisser � comprendre toutes leurs petites id�es. Tu l'as voulu, Georges Dandin! � 
 
Huit jours apr�s, le mariage se c�l�brait � P�rouse dans une �glise o� les anc�tres du comte ont leurs tombeaux. Le prince �tait au d�sespoir. La duchesse avait re�u de lui trois ou quatre courriers, et n'avait pas manqu� de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non d�cachet�es. Ernest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donn� le grand cordon de son ordre � Fabrice. 
 
-- C'est l� surtout ce qui m'a plu de ses adieux. Nous nous sommes s�par�s, disait le comte � la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du monde; il m'a donn� un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent bien le grand cordon. Il m'a dit qu'il me ferait duc, s'il ne voulait se r�server ce moyen pour vous rappeler dans ses �tats. Je suis donc charg� de vous d�clarer, belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir � Parme, ne f�t-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une belle terre. 
 
C'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur. 
 
Apr�s la sc�ne qui s'�tait pass�e au bal de la cour, et qui semblait assez d�cisive, Cl�lia parut ne plus se souvenir de l'amour qu'elle avait sembl� partager un instant; les remords les plus violents s'�taient empar�s de cette �me vertueuse et croyante. C'est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgr� toutes les esp�rances qu'il cherchait � se donner, un sombre malheur ne s'en �tait pas moins empar� de son �me. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, comme � l'�poque du mariage de Cl�lia. 
 
Le comte avait pri� son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait � la cour, et Fabrice, qui commen�ait � comprendre tout ce qu'il lui devait, s'�tait promis de remplir cette mission en honn�te homme. 
 
Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'e�t le projet de revenir au minist�re, et avec plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais eu. Les pr�visions du comte ne tard�rent pas � se v�rifier: moins de six semaines apr�s son d�part, Rassi �tait premier ministre; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vid�es, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-l� au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il �tait fou d'amour et ha�ssait surtout le comte Mosca comme un rival. 
 
Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, �g� de soixante-douze ans, �tant tomb� dans un grand �tat de langueur et ne sortant presque plus de son palais, c'�tait au coadjuteur � s'acquitter de presque toutes ses fonctions. 
 
La marquise Crescenzi, accabl�e de remords, et effray�e par le directeur de sa conscience, avait trouv� un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice. Prenant pr�texte de la fin d'une premi�re grossesse, elle s'�tait donn� pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y p�n�trer et pla�a dans l'all�e que Cl�lia affectionnait le plus des fleurs arrang�es en bouquets, et dispos�es dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison � la tour Farn�se. 
 
La marquise fut tr�s irrit�e de cette tentative; les mouvements de son �me �taient dirig�s tant�t par les remords, tant�t par la passion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait m�me scrupule d'y jeter un regard. 
 
Fabrice commen�ait � croire qu'il �tait s�par� d'elle pour toujours, et le d�sespoir commen�ait aussi � s'emparer de son �me. Le monde o� il passait sa vie lui d�plaisait mortellement, et s'il n'e�t �t� intimement persuad� que le comte ne pouvait trouver la paix de l'�me hors du minist�re, il se f�t mis en retraite dans son petit appartement de l'archev�ch�. Il lui e�t �t� doux de vivre tout � ses pens�es, et de n'entendre plus la voix humaine que dans l'exercice officiel de ses fonctions. 
 
Mais, se disait-il, dans l'int�r�t du comte et de la comtesse Mosca, personne ne peut me remplacer. 
 
Le prince continuait � le traiter avec une distinction qui le pla�ait au premier rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande partie � lui-m�me. L'extr�me r�serve qui, chez Fabrice, provenait d'une indiff�rence allant jusqu'au d�go�t pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqu� la vanit� du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d'esprit que sa tante. L'�me candide du prince s'apercevait � demi d'une v�rit�: c'est que personne n'approchait de lui avec les m�mes dispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait �chapper, m�me au vulgaire des courtisans, c'est que la consid�ration obtenue par Fabrice n'�tait point celle d'un simple coadjuteur, mais l'emportait m�me sur les �gards que le souverain montrait � l'archev�que. Fabrice �crivait au comte que si jamais le prince avait assez d'esprit pour s'apercevoir du g�chis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de m�me force avaient jet� ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une d�marche, sans trop compromettre son amour-propre. 
 
Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il � la comtesse Mosca, appliqu� par un homme de g�nie � une auguste personne, l'auguste personne se serait d�j� �cri�e: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. D�s aujourd'hui, si la femme de l'homme de g�nie daignait faire une d�marche, si peu significative qu'elle f�t, on rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s'il veut attendre que le fruit soit m�r. Du reste, on s'ennuie � ravir dans les salons de la princesse, on n'y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu'il est comte, est devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres s�v�res pour que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n'ose plus se pr�senter aux soir�es de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d'entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain lorsqu'il se rend � la messe, continueront � jouir de ce privil�ge; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi l'on a dit qu'on voit bien que Rassi est sans quartier. 
 
On pense que de telles lettres n'�taient point confi�es � la poste. La comtesse Mosca r�pondait de Naples: �Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est enchant� de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l'Abruzze, qui ne lui co�tent que vingt- trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l'ingrat, que je vous fais cette sommation. � 
 
Fabrice n'avait garde d'ob�ir: la simple lettre qu'il �crivait tous les jours au comte ou � la comtesse lui semblait une corv�e presque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu'une ann�e enti�re se passa ainsi, sans qu'il p�t adresser une parole � la marquise. Toutes ses tentatives pour �tablir quelque correspondance avaient �t� repouss�es avec horreur. Le silence habituel que, par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, except� dans l'exercice de ses fonctions et � la cour, joint � la puret� parfaite de ses moeurs, l'avait mis dans une v�n�ration si extraordinaire qu'il se d�cida enfin � ob�ir aux conseils de sa tante. 
 
�Le prince a pour toi une v�n�ration telle, lui �crivait-elle, qu'il faut t'attendre bient�t � une disgr�ce; il te prodiguera les marques d'inattention et les m�pris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honn�tes qu'ils soient, sont changeants comme la mode et par la m�me raison: l'ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la pr�dication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu diras des h�r�sies dans les commencements; mais paye un th�ologien savant et discret qui assistera � tes sermons, et t'avertira de tes fautes, tu les r�pareras le lendemain. � 
 
Le genre de malheur que porte dans l'�me un amour contrari�, fait que toute chose demandant de l'attention et de l'action devient une atroce corv�e. Mais Fabrice se dit que son cr�dit sur le peuple, s'il en acqu�rait, pourrait un jour �tre utile � sa tante et au comte, pour lequel sa v�n�ration augmentait tous les jours, � mesure que les affaires lui apprenaient � conna�tre la m�chancet� des hommes. Il se d�termina � pr�cher, et son succ�s, pr�par� par sa maigreur et son habit r�p�, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, r�uni � sa charmante figure et aux r�cits de la haute faveur dont il jouissait � la cour, enleva tous les coeurs de femme. Elles invent�rent qu'il avait �t� un des plus braves capitaines de l'arm�e de Napol�on. Bient�t ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des places dans les �glises o� il devait pr�cher; les pauvres s�y �tablissaient par sp�culation d�s cinq heures du matin. 
 
Le succ�s fut tel que Fabrice eut enfin l'id�e qui changea tout dans son �me, que, ne f�t-ce que par simple curiosit�, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venir assister � l'un de ses sermons. Tout � coup le public ravi s'aper�ut que son talent redoublait; il se permettait, quand il �tait �mu, des images dont la hardiesse e�t fait fr�mir les orateurs les plus exerc�s; quelquefois, s'oubliant soi-m�me, il se livrait � des moments d'inspiration passionn�e, et tout l'auditoire fondait en larmes. Mais c'�tait en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tant de figures tourn�es vers la chaire celle dont la pr�sence e�t �t� pour lui un si grand �v�nement. 
 
Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resterai absolument court. Pour parer � ce dernier inconv�nient, il avait compos� une sorte de pri�re tendre et passionn�e qu'il pla�ait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre � lire ce morceau, si jamais la pr�sence de la marquise venait le mettre hors d'�tat de trouver un mot. 
 
Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui �taient � sa solde, que des ordres avaient �t� donn�s afin que l'on pr�par�t pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand th��tre. Il y avait une ann�e que la marquise n'avait paru � aucun spectacle, et c'�tait un t�nor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait d�roger � ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extr�me. Enfin je pourrai la voir toute une soir�e! On dit qu'elle est bien p�le. Et il cherchait � se figurer ce que pouvait �tre cette t�te charmante, avec des couleurs � demi effac�es par les combats de l'�me. 
 
Son ami Ludovic, tout constern� de ce qu'il appelait la folie de son ma�tre, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatri�me rang, presque en face de celle de la marquise. Une id�e se pr�senta � Fabrice: J'esp�re lui donner l'id�e de venir au sermon, et je choisirai une �glise fort petite, afin d'�tre en �tat de la bien voir. Fabrice pr�chait ordinairement � trois heures. D�s le matin du jour o� la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu'un devoir de son �tat le retenant � l'archev�ch� pendant toute la journ�e, il pr�cherait par extraordinaire � huit heures et demie du soir, dans la petite �glise de Sainte-Marie de la Visitation, situ�e pr�cis�ment en face d'une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic pr�senta de sa part une quantit� �norme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec pri�re d'illuminer � jour leur �glise. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l'on pla�a une sentinelle, la ba�onnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour emp�cher les vols. 
 
Le sermon n'�tait annonc� que pour huit heures et demie, et � deux heures l'�glise �tant enti�rement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu'en l'honneur de Notre-Dame de Piti�, il pr�cherait sur la piti� qu'une �me g�n�reuse doit avoir pour un malheureux, m�me quand il serait coupable. 
 
D�guis� avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au th��tre au moment de l'ouverture des portes, et quand rien n'�tait encore allum�. Le spectacle commen�a vers huit heures, et quelques minutes apr�s il eut cette joie qu'aucun esprit ne peut concevoir s'il ne l'a pas �prouv�e, il vit la porte de la loge Crescenzi s'ouvrir; peu apr�s, la marquise entra; il ne l'avait pas vue aussi bien depuis le jour o� elle lui avait donn� son �ventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu'il se dit: Peut-�tre je vais mourir! Quelle fa�on charmante de finir cette vie si triste! Peut-�tre je vais tomber dans cette loge; les fid�les r�unis � la Visitation ne me verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur archev�que s'est oubli� dans une loge de l'Op�ra, et encore, d�guis� en domestique et couvert d'une livr�e! Adieu toute ma r�putation! Et que me fait ma r�putation! 
 
Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur lui-m�me; il quitta sa loge des quatri�mes et eut toutes les peines du monde � gagner, � pied, le lieu o� il devait quitter son habit de demi-livr�e et prendre un v�tement plus convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu'il arriva � la Visitation, dans un �tat de p�leur et de faiblesse tel que le bruit se r�pandit dans l'�glise que M. le coadjuteur ne pourrait pas pr�cher ce soir-l�. On peut juger des soins que lui prodigu�rent les religieuses, � la grille de leur parloir int�rieur o� il s'�tait r�fugi�. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice demanda � �tre seul quelques instants, puis il courut � sa chaire. Un de ses aides de camp lui avait annonc�, vers les trois heures, que l'�glise de la Visitation �tait enti�rement remplie mais de gens appartenant � la derni�re classe et attir�s apparemment par le spectacle de l'illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agr�ablement surpris de trouver toutes les chaises occup�es par les jeunes gens � la mode et par les personnages de la plus haute distinction. 
 
Quelques phrases d'excuses commenc�rent son sermon et furent re�ues avec des cris comprim�s d'admiration. Ensuite vint la description passionn�e du malheureux dont il faut avoir piti� pour honorer dignement la Madone de Piti� , qui, elle-m�me, a tant souffert sur la terre. L'orateur �tait fort �mu; il y avait des moments o� il pouvait � peine prononcer les mots de fa�on � �tre entendu dans toutes les parties de cette petite �glise. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l'air lui-m�me du malheureux dont il fallait prendre piti�, tant sa p�leur �tait extr�me. Quelques minutes apr�s les phrases d'excuses par lesquelles il avait commenc� son discours, on s'aper�ut qu'il �tait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-l� d'une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui vit les larmes aux yeux: � l'instant il s'�leva dans l'auditoire un sanglot g�n�ral et si bruyant, que le sermon en fut tout � fait interrompu. 
 
Cette premi�re interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris d'admiration, il y avait des �clats de larmes; on entendait � chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L'�motion �tait si g�n�rale et si invincible dans ce public d'�lite, que personne n'avait honte de pousser des cris, et les gens qui y �taient entra�n�s ne semblaient point ridicules � leurs voisins. 
 
Au repos qu'il est d'usage de prendre au milieu du sermon, on dit � Fabrice qu'il n'�tait rest� absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit tout � coup beaucoup de bruit dans la salle: c'�taient les fid�les qui votaient une statue � M. le coadjuteur. Son succ�s dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain, les �lans de contrition chr�tienne furent tellement remplac�s par des cris d'admiration tout � fait profanes, qu'il crut devoir adresser, en quittant la chaire, une sorte de r�primande aux auditeurs. Sur quoi tous sortirent � la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de singulier et de compass�; et, en arrivant � la rue, tous se mettaient � applaudir avec fureur et � crier: E viva del Dongo!
 
Fabrice consulta sa montre avec pr�cipitation, et courut � une petite fen�tre grill�e qui �clairait l'�troit passage de l'orgue � l'int�rieur du couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait plac� une douzaine de torches dans ces mains de fer que l'on voit sortir des murs de face des palais b�tis au moyen �ge. Apr�s quelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cess�, l'�v�nement que Fabrice attendait avec tant d'anxi�t� arriva, la voiture de la marquise revenant du spectacle, parut dans la rue, le cocher fut oblig� de s'arr�ter, et ce ne fut qu'au plus petit pas, et � force de cris, que la voiture put gagner la porte. 
 
La marquise avait �t� touch�e de la musique sublime, comme le sont les coeurs malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle lorsqu'elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et let�nor admirable �tant en sc�ne, les gens m�me du parterre avaient tout � coup d�sert� leurs places pour aller tenter fortune et essayer de p�n�trer dans l'�glise de la Visitation. La marquise, se voyant arr�t�e par la foule devant sa porte, fondit en larmes. Je n'avais pas fait un mauvais choix! se dit-elle. 
 
Mais pr�cis�ment � cause de ce moment d'attendrissement elle r�sista avec fermet� aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne concevaient pas qu'elle n'all�t point voir un pr�dicateur aussi �tonnant. Enfin, disait-on, il l'emporte m�me sur le meilleur t�nor de l'Italie! Si je le vois, je suis perdue! se disait la marquise. 
 
Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, pr�cha encore plusieurs fois dans cette m�me petite �glise, voisine du palais Crescenzi, jamais il n'aper�ut Cl�lia, qui m�me � la fin prit de l'humeur de cette affectation � venir troubler sa rue solitaire, apr�s l'avoir d�j� chass�e de son jardin. 
 
En parcourant les figures de femmes qui l'�coutaient, Fabrice remarquait depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques �taient ordinairement baign�s de larmes d�s la huiti�me ou dixi�me phrase du sermon. Quand Fabrice �tait oblig� de dire des choses longues et ennuyeuses pour lui-m�me, il reposait assez volontiers ses regards sur cette t�te dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s'appelait Anetta Marini, fille unique et h�riti�re du plus riche marchand drapier de Parme, mort quelques mois auparavant. 
 
Bient�t le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes les bouches; elle �tait devenue �perdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les fameux sermons commenc�rent, son mariage �tait arr�t� avec Giacomo Rassi, fils a�n� du ministre de la justice, lequel ne lui d�plaisait point; mais � peine eut- elle entendu deux fois monsignore Fabrice, qu'elle d�clara qu'elle ne voulait plus se marier; et, comme on lui demandait la cause d'un si singulier changement, elle r�pondit qu'il n'�tait pas digne d'une honn�te fille d'�pouser un homme en se sentant �perdument �prise d'un autre. Sa famille chercha d'abord sans succ�s quel pouvait �tre cet autre. 
 
Mais les larmes br�lantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la v�rit�; sa m�re et ses oncles lui ayant demand� si elle aimait monsignore Fabrice, elle r�pondit avec hardiesse que, puisqu'on avait d�couvert la v�rit�, elle ne s'avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n'ayant aucun espoir d'�pouser l'homme qu'elle adorait, elle voulait du moins n'avoir plus les yeux offens�s par la figure ridicule ducontino Rassi. Ce ridicule donn� au fils d'un homme que poursuivait l'envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, l'entretien de toute la ville. La r�ponse d'Anetta Marini parut charmante, et tout le monde la r�p�ta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait partout. 
 
Cl�lia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais elle fit des questions � sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, apr�s avoir entendu la messe � la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe � la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva r�unis tous les beaux de la ville attir�s par le m�me motif; ces messieurs se tenaient debout pr�s de la porte. Bient�t, au grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans l'�glise; elle se trouva fort bien plac�e pour la voir, et, malgr� sa pi�t�, ne donna gu�re d'attention � la messe. Cl�lia trouva � cette beaut� bourgeoise un petit air d�cid� qui, suivant elle, e�t pu convenir tout au plus � une femme mari�e depuis plusieurs ann�es. Du reste elle �tait admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme l'on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses qu'ils regardaient. La marquise s'enfuit avant la fin de la messe. 
 
D�s le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer la soir�e, racont�rent un nouveau trait ridicule de l'Anetta Marini. Comme sa m�re, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu d'argent � sa disposition, Anetta �tait all�e offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son p�re, au c�l�bre Hayez, alors � Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce portrait f�t v�tu simplement de noir, et non point en habit de pr�tre. Or, la veille, la m�re de la petite Anetta avait �t� bien surprise, et encore plus scandalis�e de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entour� du plus beau cadre que l'on e�t dor� � Parme depuis vingt ans. 
 
 
 
 Livre Second - Chapitre XXVIII. 
 
Entra�n� par les �v�nements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la race comique de courtisans qui pullulent � la cour de Parme et faisaient de dr�les de commentaires sur les �v�nements par nous racont�s. Ce qui rend en ce pays-l� un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du prince, c'est d'abord de n'avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile � remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la derni�re caisse de min�ralogie qu'il avait re�ue de Saxe. Si apr�s cela on ne manquait pas � la messe un seul jour de l'ann�e, si l'on pouvait compter au nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours apr�s le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions n'osait pas trop vous vexer si vous �tiez en retard sur la somme annuelle de cent francs � laquelle �taient impos�es vos petites propri�t�s. 
 
M. Gonzo �tait un pauvre h�re de cette sorte, fort noble, qui, outre qu'il poss�dait quelque petit bien, avait obtenu par le cr�dit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme e�t pu d�ner chez lui, mais il avait une passion: il n'�tait � son aise et heureux que lorsqu'il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui d�t de temps � autre: Taisez-vous, Gonzo, vous n'�tes qu'un sot. Ce jugement �tait dict� par l'humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d'esprit que le grand personnage. Il parlait � propos de tout et avec assez de gr�ce: de plus, il �tait pr�t � changer d'opinion sur une grimace du ma�tre de la maison. A vrai dire, quoique d'une adresse profonde pour ses int�r�ts, il n'avait pas une id�e, et quand le prince n'�tait pas enrhum�, il �tait quelquefois embarrass� au moment d'entrer dans un salon. 
 
Ce qui dans Parme avait valu une r�putation � Gonzo, c'�tait un magnifique chapeau � trois cornes garni d'une plume noire un peu d�labr�e, qu'il mettait, m�me en frac; mais il fallait voir la fa�on dont il portait cette plume, soit sur la t�te, soit � la main; l� �tait le talent et l'importance. Il s'informait avec une anxi�t� v�ritable de l'�tat de sant� du petit chien de la marquise, et si le feu e�t pris au palais Crescenzi, il e�t expos� sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de brocart d'or, qui depuis tant d'ann�es accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard il osait s'y asseoir un instant. 
 
Sept ou huit personnages de cette esp�ce arrivaient tous les soirs � sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais magnifiquement v�tu d'une livr�e jonquille toute couverte de galons d'argent, ainsi que la veste rouge qui en compl�tait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il �tait imm�diatement suivi d'un valet de chambre apportant une tasse de caf� infiniment petite, soutenue par un pied d'argent en filigrane; et toutes les demi-heures un ma�tre d'h�tel, portant �p�e et habit magnifique � la fran�aise, venait offrir des glaces. 
 
Une demi-heure apr�s les petits courtisans r�p�s, on voyait arriver cinq ou six officiers parlant haut et d'un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre et l'esp�ce des boutons que doit porter l'habit du soldat pour que le g�n�ral en chef puisse remporter des victoires. Il n'e�t pas �t� prudent de citer dans ce salon un journal fran�ais; car, quand m�me la nouvelle se f�t trouv�e des plus agr�ables, par exemple cinquante lib�raux fusill�s en Espagne, le narrateur n'en f�t pas moins rest� convaincu d'avoir lu un journal fran�ais. Le chef- d'oeuvre de l'habilet� de tous ces gens-l� �tait d'obtenir tous les dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C'est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de r�gner sur les paysans et sur les bourgeois. 
 
Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, �tait le chevalier Foscarini, parfaitement honn�te homme; aussi avait-il �t� un peu en prison sous tous les r�gimes. Il �tait membre de cette fameuse chambre des d�put�s qui, � Milan, rejeta la loi de l'enregistrement pr�sent�e par Napol�on, trait peu fr�quent dans l'histoire. Le chevalier Foscarini, apr�s avoir �t� vingt ans l'ami de la m�re du marquis, �tait rest� l'homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant � faire, mais rien n'�chappait � sa finesse, et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du coeur, tremblait devant lui. 
 
Comme Gonzo avait une v�ritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait des grossi�ret�s et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie �tait de chercher � lui rendre de petits services; et, s'il n'e�t �t� paralys� par les habitudes d'une extr�me pauvret�, il e�t pu r�ussir quelquefois, car il n'�tait pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d'effronterie. 
 
Le Gonzo, tel que nous le connaissons, m�prisait assez la marquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adress� une parole peu polie; mais enfin elle �tait la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d'honneur de la princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait � Gonzo: 
 
-- Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une b�te. 
 
Le Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait de la petite Anetta Marini faisait sortir la marquise, pour un instant, de l'�tat de r�verie et d'incurie o� elle restait habituellement plong�e jusqu'au moment o� onze heures sonnaient, alors elle faisait le th�, et en offrait � chaque homme pr�sent, en l'appelant par son nom. Apr�s quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaiet�, c'�tait l'instant qu'on choisissait pour lui r�citer les sonnets satiriques. 
 
On en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre de litt�rature qui ait encore un peu de vie; � la v�rit� il n'est pas soumis � la censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annon�aient toujours leur sonnet par ces mots: Madame la marquise veut-elle permettre que l'on r�cite devant elle un bien mauvais sonnet? et quand le sonnet avait fait rire et avait �t� r�p�t� deux ou trois fois, l'un des officiers ne manquait pas de s'�crier: M. le ministre de la police devrait bien s'occuper de faire un peu pendre les auteurs de telles infamies. Les soci�t�s bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec l'admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des copies. 
 
D'apr�s la sorte de curiosit� montr�e par la marquise, Gonzo se figura qu'on avait trop vant� devant elle la beaut� de la petite Marini qui d'ailleurs avait un million de fortune, et qu'elle en �tait jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronterie compl�te envers tout ce qui n'�tait pas noble, Gonzo p�n�trait partout, d�s le lendemain il arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau � plumes d'une certaine fa�on triomphante et qu'on ne lui voyait gu�re qu'une fois ou deux chaque ann�e lorsque le prince lui avait dit: Adieu Gonzo. 
 
Apr�s avoir salu� respectueusement la marquise, Gonzo ne s'�loigna point comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait de lui avancer. Il se pla�a au milieu du cercle, et s'�cria brutalement: -- J'ai vu le portrait de monseigneur del Dongo. Cl�lia fut tellement surprise qu'elle fut oblig�e de s'appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire t�te � l'orage, mais bient�t fut oblig�e de d�serter le salon. 
 
-- Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous �tes d'une maladresse rare, s'�cria avec hauteur l'un des officiers qui finissait sa quatri�me glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a �t� l'un des plus braves colonels de l'arm�e de Napol�on, a jou� jadis un tour pendable au p�re de la marquise, en sortant de la citadelle o� le g�n�ral Conti commandait comme il f�t sorti de la Steccata (la principale �glise de Parme)? 
 
-- J'ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre imb�cile qui fais des b�vues toute la journ�e. 
 
Cette r�plique, tout � fait dans le go�t italien, fit rire aux d�pens du brillant officier. La marquise rentra bient�t; elle s'�tait arm�e de courage, et n'�tait pas sans quelque vague esp�rance de pouvoir elle-m�me admirer ce portrait de Fabrice, que l'on disait excellent. Elle parla des �loges du talent de Hayez, qui l'avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait l'officier d'un air malin. Comme tous les autres courtisans de la maison se livraient au m�me plaisir, l'officier prit la fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant cong�, fut engag� � d�ner pour le lendemain. 
 
-- En voici bien d'une autre! s'�cria Gonzo, le lendemain, apr�s le d�ner, quand les domestiques furent sortis, n'arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tomb� amoureux de la petite Marini!... 
 
On peut juger du trouble qui s'�leva dans le coeur de Cl�lia en entendant un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-m�me fut �mu. 
 
-- Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme � l'ordinaire! et vous devriez parler avec un peu plus de retenue d'un personnage qui a eu l'honneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse! 
 
-- Eh bien! monsieur le marquis, r�pondit le Gonzo avec la grossi�ret� des gens de cette esp�ce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi faire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces d�tails vous d�plaisent; ils n'existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis. 
 
Toujours, apr�s le d�ner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n'eut garde, ce jour-l�; mais le Gonzo se serait plut�t coup� la langue que d'ajouter un mot sur la petite Marini; et, � chaque instant, il commen�ait un discours, calcul� de fa�on � ce que le marquis p�t esp�rer qu'il allait revenir aux amours de la petite bourgeoise. Le Gonzo avait sup�rieurement cet esprit italien qui consiste � diff�rer avec d�lices de lancer le mot d�sir�. Le pauvre marquis, mourant de curiosit�, fut oblig� de faire des avances: il dit � Gonzo que, quand il avait le plaisir de d�ner avec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit � d�crire une magnifique galerie de tableaux que formait la marquise Balbi, la ma�tresse du feu prince; trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec l'accent plein de lenteur de l'admiration la plus profonde. Le marquis se disait: Bon! il va arriver enfin au portrait command� par la petite Marini! Mais c'est ce que Gonzo n'avait garde de faire. Cinq heures sonn�rent, ce qui donna beaucoup d'humeur au marquis, qui �tait accoutum� � monter en voiture � cinq heures et demie, apr�s sa sieste, pour aller au Corso. 
 
-- Voil� comment vous �tes, avec vos b�tises! dit-il grossi�rement au Gonzo; vous me ferez arriver au Corso apr�s la princesse, dont je suis le chevalier d'honneur, et qui peut avoir des ordres � me donner. Allons! d�p�chez! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c'est que ces pr�tendus amours de monseigneur le coadjuteur? 
 
Mais le Gonzo voulait r�server ce r�cit pour l'oreille de la marquise, qui l'avait invit� � d�ner; il d�p�cha donc, en fort peu de mots, l'histoire r�clam�e, et le marquis, � moiti� endormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre mani�re avec la pauvre marquise. Elle �tait rest�e tellement jeune et na�ve au milieu de sa haute fortune, qu'elle crut devoir r�parer la grossi�ret� avec laquelle le marquis venait d'adresser la parole au Gonzo. Charm� de ce succ�s, celui-ci retrouva toute son �loquence, et se fit un plaisir, non moins qu'un devoir, d'entrer avec elle dans des d�tails infinis. 
 
La petite Anetta Marini donnait jusqu'� un sequin par place qu'on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l'ancien caissier de son p�re. Ces places, qu'elle faisait garder d�s la veille, �taient choisies en g�n�ral presque vis-�-vis la chaire, mais un peu du c�t� du grand autel, car elle avait remarqu� que le coadjuteur se tournait souvent vers l'autel. Or, ce que le public avait remarqu� aussi, c'est que non rarement les yeux si parlants du jeune pr�dicateur s'arr�taient avec complaisance sur la jeune h�riti�re, cette beaut� si piquante; et apparemment avec quelque attention, car, d�s qu'il avait les yeux fix�s sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient, l'on n'y trouvait plus de ces mouvements qui partent du coeur; et les dames, pour qui l'int�r�t cessait presque aussit�t, se mettaient � regarder la Marini et � en m�dire. 
 
Cl�lia se fit r�p�ter jusqu'� trois fois tous ces d�tails singuliers. A la troisi�me, elle devint fort r�veuse; elle calculait qu'il y avait justement quatorze mois qu'elle n'avait vu Fabrice. Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, � passer une heure dans une �glise, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un pr�dicateur c�l�bre? D'ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu'une fois en entrant et une autre fois � la fin du sermon... Non, se disait Cl�lia, ce n'est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le pr�dicateur �tonnant! Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait �t� si belle depuis quatorze mois! Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-m�me, si la premi�re femme qui viendra ce soir a �t� entendre pr�cher monsignore del Dongo, j'irai aussi; si elle n'y est point all�e, je m'abstiendrai. 
 
Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant: 
 
-- T�chez de savoir quel jour le coadjuteur pr�chera, et dans quelle �glise? Ce soir, avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-�tre une commission � vous donner. 
 
A peine Gonzo parti pour le Corso, Cl�lia alla prendre l'air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l'objection que depuis dix mois elle n'y avait pas mis les pieds. Elle �tait vive, anim�e; elle avait des couleurs. Le soir, � chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son coeur palpitait d'�motion. Enfin on annon�a le Gonzo, qui, du premier coup d'oeil, vit qu'il allait �tre l'homme n�cessaire pendant huit jours; la marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une com�die bien mont�e, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier r�le, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l'amoureux! Ma foi, le billet d'entr�e ne serait pas trop pay� � deux francs. Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soir�e, il coupait la parole � tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la c�l�bre actrice et le marquis de Pequigny, qu'il avait apprise la veille d'un voyageur fran�ais). La marquise, de son c�t�, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, o� le marquis n'avait admis que des tableaux co�tant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir- l� qu'ils fatiguaient le coeur de la marquise � force d'�motion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c'�tait la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d'usage, Cl�lia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit r�p�ter deux fois la question: 
 
-- Que dites-vous du pr�dicateur � la mode? qu'elle n'avait point entendue d'abord. 
 
-- Je le regardais comme un petit intrigant, tr�s digne neveu de l'illustre comtesse Mosca; mais � la derni�re fois qu'il a pr�ch�, tenez, � l'�glise de la Visitation, vis- �-vis de chez vous, il a �t� tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l'homme le plus �loquent que j'aie jamais entendu. 
 
-- Ainsi vous avez assist� � un de ses sermons? dit Cl�lia toute tremblante de bonheur. 
 
-- Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m'�coutiez donc pas? Je n'y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu'il est attaqu� de la poitrine, et que bient�t il ne pr�chera plus! 
 
A peine la marquise sortie, Cl�lia appela le Gonzo dans la galerie. 
 
-- Je suis presque r�solue, lui dit-elle, � entendre ce pr�dicateur si vant�. Quand pr�chera-t-il? 
 
-- Lundi prochain, c'est-�-dire dans trois jours; et l'on dirait qu'il a devin� le projet de Votre Excellence; car il vient pr�cher � l'�glise de la Visitation. 
 
Tout n'�tait pas expliqu�; mais Cl�lia ne trouvait plus de voix pour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: Voil� la vengeance qui la travaille. Comment peut-on �tre assez insolent pour se sauver d'une prison, surtout quand on a l'honneur d'�tre gard� par un h�ros tel que le g�n�ral Fabio Conti! 
 
-- Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touch� � la poitrine. J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a pas un an de vie; Dieu le punit d'avoir rompu son ban en se sauvant tra�treusement de la citadelle. 
 
La marquise s'assit sur le divan de la galerie, et fit signe � Gonzo de l'imiter. Apr�s quelques instants, elle lui remit une petite bourse o� elle avait pr�par� quelques sequins. -- Faites-moi retenir quatre places. 
 
-- Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser � la suite de Votre Excellence? 
 
-- Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, � �tre pr�s de la chaire mais j'aimerais � voir Mlle Marini, que l'on dit si jolie. 
 
La marquise ne v�cut pas pendant les trois jours qui la s�paraient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'�tait un insigne honneur d'�tre vu en public � la suite d'une aussi grande dame, avait arbor� son habit fran�ais avec l'�p�e; ce n'est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l'�glise un fauteuil dor� magnifique destin� � la marquise, ce qui fut trouv� de la derni�re insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu'elle aper�ut ce fauteuil, et qu'on l'avait plac� pr�cis�ment vis-�-vis la chaire. Cl�lia �tait si confuse, baissant les yeux, et r�fugi�e dans un coin de cet immense fauteuil, qu'elle n'eut pas m�me le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les �tres non nobles n'�taient absolument rien aux yeux du courtisan. 
 
Fabrice parut dans la chaire; il �tait si maigre, si p�le, tellement consum�, que les yeux de Cl�lia se remplirent de larmes � l'instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s'arr�ta, comme si la voix lui manquait tout � coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier �crit. 
 
-- Mes fr�res, dit-il, une �me malheureuse et bien digne de toute votre piti� vous engage, par ma voix, � prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu'avec sa vie. 
 
Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l'expression de sa voix �tait telle, qu'avant le milieu de la pri�re tout le monde pleurait, m�me le Gonzo.-- Au moins on ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes. 
 
Tout en lisant le papier �crit, Fabrice trouva deux ou trois id�es sur l'�tat de l'homme malheureux pour lequel il venait solliciter les pri�res des fid�les. Bient�t les pens�es lui arriv�rent en foule. En ayant l'air de s'adresser au public, il ne parlait qu'� la marquise. Il termina son discours un peu plus t�t que de coutume, parce que, quoi qu'il p�t faire, les larmes le gagnaient � un tel point qu'il ne pouvait plus prononcer d'une mani�re intelligible. Les bons juges trouv�rent ce sermon singulier, mais �gal au moins, pour le path�tique, au fameux sermon pr�ch� aux lumi�res. Quant � Cl�lia, � peine eut-elle entendu les dix premi�res lignes de la pri�re lue par Fabrice, qu'elle regarda comme un crime atroce d'avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser � Fabrice en toute libert�; et le lendemain d'assez bonne heure, Fabrice re�ut un billet ainsi con�u: 
 
�On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discr�tion desquels vous soyez s�r, et demain au moment o� minuit sonnera � la Steccata, trouvez-vous pr�s d'une petite porte qui porte le num�ro 19, dans la rue Saint- Paul. Songez que vous pouvez �tre attaqu�, ne venez pas seul. � 
 
En reconnaissant ces caract�res divins, Fabrice tomba � genoux et fondit en larmes: Enfin, s'�cria-t-il, apr�s quatorze mois et huit jours! Adieu les pr�dications. 
 
Il serait bien long de d�crire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-l�, les coeurs de Fabrice et de Cl�lia. La petite porte indiqu�e dans le billet n'�tait autre que celle de l'orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journ�e, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d'un pas rapide, il passait pr�s de cette porte, lorsque � son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d'un ton tr�s bas: 
 
-- Entre ici, ami de mon coeur. 
 
Fabrice entra avec pr�caution, et se trouva � la v�rit� dans l'orangerie, mais vis-�- vis une fen�tre fortement grill�e et �lev�e, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L'obscurit� �tait profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fen�tre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu'il sentit une main, pass�e � travers les barreaux, prendre la sienne et la porter � des l�vres qui lui donn�rent un baiser. 
 
-- C'est moi, lui dit une voix ch�rie, qui suis venue ici pour te dire que je t'aime, et pour te demander si tu veux m'ob�ir. 
 
On peut juger de la r�ponse, de la joie, de l'�tonnement de Fabrice; apr�s les premiers transports, Cl�lia lui dit: 
 
-- J'ai fait voeu � la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c'est pourquoi je te re�ois dans cette obscurit� profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me for�ais � te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d'abord, je ne veux pas que tu pr�ches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c'est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu. 
 
-- Mon cher ange, je ne pr�cherai plus devant qui que ce soit; je n'ai pr�ch� que dans l'espoir qu'un jour je te verrais. 
 
-- Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis, � moi, de te voir. 
 
Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois ann�es. 
 
A l'�poque o� reprend notre r�cit, il y avait d�j� longtemps que le comte Mosca �tait de retour � Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais. 
 
Apr�s ces trois ann�es de bonheur divin, l'�me de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit gar�on de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa m�re; il �tait toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi;, Fabrice au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas qu'il s'accoutum�t � ch�rir un autre p�re. Il con�ut le dessein d'enlever l'enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts. 
 
Dans les longues heures de chaque journ�e o� la marquise ne pouvait voir son ami, la pr�sence de Sandrino la consolait; car nous avons � avouer une chose qui semblera bizarre au nord des Alpes: malgr� ses erreurs elle �tait rest�e fid�le � son voeu; elle avait promis � la Madone, l'on se le rappelle peut-�tre, de ne jamais voir Fabrice; telles avaient �t� ses paroles pr�cises: en cons�quence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n'y avait de lumi�res dans l'appartement. 
 
Mais tous les soirs il �tait re�u par son amie; et, ce qui est admirable, au milieu d'une cour d�vor�e par la curiosit� et par l'ennui, les pr�cautions de Fabrice avaient �t� si habilement calcul�es, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne fut m�me soup�onn�e. Cet amour �tait trop vif pour qu'il n'y e�t pas des brouilles; Cl�lia �tait fort sujette � la jalousie, mais presque toujours les querelles venaient d'une autre cause. Fabrice avait abus� de quelque c�r�monie publique pour se trouver dans le m�me lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait alors un pr�texte pour sortir bien vite, et pour longtemps exilait son ami. 
 
On �tait �tonn� � la cour de Parme de ne conna�tre aucune intrigue � une femme aussi remarquable par sa beaut� et l'�l�vation de son esprit; elle fit na�tre des passions qui inspir�rent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux. 
 
Le bon archev�que Landriani �tait mort depuis longtemps; la pi�t�, les moeurs exemplaires, l'�loquence de Fabrice l'avaient fait oublier; son fr�re a�n� �tait mort et tous les biens de la famille lui �taient arriv�s. A partir de cette �poque il distribua chaque ann�e aux vicaires et aux cur�s de son dioc�se les cent et quelque mille francs que rapportait l'archev�ch� de Parme. 
 
Il e�t �t� difficile de r�ver une vie plus honor�e, plus honorable et plus utile que celle que Fabrice s'�tait faite, lorsque tout fut troubl� par ce malheureux caprice de tendresse. 
 
-- D'apr�s ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour � Cl�lia, je suis oblig� de vivre constamment seul, n'ayant d'autre distraction que le travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette fa�on s�v�re et triste de passer les longues heures de chaque journ�e, une id�e s'est pr�sent�e, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m'aimera point, il ne m'entend jamais nommer. Elev� au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, � peine s'il me conna�t. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe � sa m�re, dont il me rappelle la beaut� c�leste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure s�rieuse ce qui, pour les enfants, veut dire triste. 
 
-- Eh bien! dit la marquise, o� tend tout ce discours qui m'effraye? 
 
-- A ravoir mon fils! Je veux qu'il habite avec moi je veux le voir tous les jours, je veux qu'il s'accoutume � m'aimer; je veux l'aimer moi-m�me � loisir. Puisqu'une fatalit� unique au monde veut que je sois priv� de ce bonheur dont jouissent tant d'�mes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j'adore, je veux du moins avoir aupr�s de moi un �tre qui te rappelle � mon coeur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont � charge dans ma solitude forc�e; tu sais que l'ambition a toujours �t� un mot vide pour moi, depuis l'instant o� j'eus le bonheur d'�tre �crou� par Barbone, et tout ce qui n'est pas sensation de l'�me me semble ridicule dans la m�lancolie qui loin de toi m'accable. 
 
On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l'�me de la pauvre Cl�lia; sa tristesse fut d'autant plus profonde qu'elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu'� mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son voeu. Alors elle e�t re�u Fabrice de jour comme tout autre personnage de la soci�t�, et sa r�putation de sagesse �tait trop bien �tablie pour qu'on en m�d�t. Elle se disait qu'avec beaucoup d'argent elle pourrait se faire relever de son voeu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-�tre le ciel irrit� la punirait de ce nouveau crime. 
 
D'un autre c�t�, si elle consentait � c�der au d�sir si naturel de Fabrice, si elle cherchait � ne pas faire le malheur de cette �me tendre qu'elle connaissait si bien, et dont son voeu singulier compromettait si �trangement la tranquillit�, quelle apparence d'enlever le fils unique d'un des plus grands seigneurs d'Italie sans que la fraude f�t d�couverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes �normes, se mettrait lui-m�me � la t�te des recherches, et t�t ou tard l'enl�vement serait connu. Il n'y avait qu'un moyen de parer � ce danger, il fallait envoyer l'enfant au loin, � Edimbourg, par exemple, ou � Paris; mais c'est � quoi la tendresse d'une m�re ne pouvait se r�soudre. L'autre moyen propos� par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette m�re �perdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l'enfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait � mourir pendant une absence du marquis Crescenzi. 
 
Une r�pugnance qui, chez Cl�lia, allait jusqu'� la terreur, causa une rupture qui ne put durer. 
 
Cl�lia pr�tendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si ch�ri �tait le fruit d'un crime, et que, si encore l'on irritait la col�re c�leste, Dieu ne manquerait pas de le retirer � lui. Fabrice reparlait de sa destin�e singuli�re: L'�tat que le hasard m'a donn�, disait-il � Cl�lia, et mon amour m'obligent � une solitude �ternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confr�res avoir les douceurs d'une soci�t� intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l'obscurit�, ce qui r�duit � des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous. 
 
Il y eut bien des larmes r�pandues. Cl�lia tomba malade; mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu'il lui demandait en apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se h�ta de faire appeler les m�decins les plus c�l�bres, et Cl�lia rencontra d�s cet instant un embarras terrible qu'elle n'avait pas pr�vu; il fallait emp�cher cet enfant ador� de prendre aucun des rem�des ordonn�s par les m�decins; ce n'�tait pas une petite affaire. 
 
L'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa sant�, devint r�ellement malade. Comment dire au m�decin la cause de ce mal? D�chir�e par deux int�r�ts contraires et si chers, Cl�lia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir � une gu�rison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d'une feinte si longue et si p�nible? Fabrice, de son c�t�, ne pouvait ni se pardonner la violence qu'il exer�ait sur le coeur de son amie, ni renoncer � son projet. Il avait trouv� le moyen d'�tre introduit toutes les nuits aupr�s de l'enfant malade, ce qui avait amen� une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice �tait oblig� de la voir � la clart� des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Cl�lia un p�ch� horrible et qui pr�sageait la mort de Sandrino. C'�tait en vain que les casuistes les plus c�l�bres, consult�s sur l'ob�issance � un voeu, dans le cas o� l'accomplissement en serait �videmment nuisible, avaient r�pondu que le voeu ne pouvait �tre consid�r� comme rompu d'une fa�on criminelle, tant que la personne engag�e par une promesse envers la Divinit� s'abstenait non pour un vain plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal �vident. La marquise n'en fut pas moins au d�sespoir, et Fabrice vit le moment o� son id�e bizarre allait amener la mort de Cl�lia et celle de son fils. 
 
Il eut recours � son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu'il �tait, fut attendri de cette histoire d'amour qu'il ignorait en grande partie. 
 
-- Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quand la voulez-vous? 
 
A quelque temps de l�, Fabrice vint dire au comte que tout �tait pr�par� pour que l'on p�t profiter de l'absence. 
 
Deux jours apr�s, comme le marquis revenait � cheval d'une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, sold�s apparemment par une vengeance particuli�re, l'enlev�rent, sans le maltraiter en aucune fa�on et le plac�rent dans une barque, qui employa trois jours � descendre le P� et � faire le m�me voyage que Fabrice avait ex�cut� autrefois apr�s la fameuse affaire Giletti. Le quatri�me jour, les brigands d�pos�rent le marquis dans une �le d�serte du P�, apr�s avoir eu le soin de le voler compl�tement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais � Parme; il le trouva tendu de noir et tout son monde dans la d�solation. 
 
Cet enl�vement, fort adroitement ex�cut�, eut un r�sultat bien funeste: Sandrino, �tabli en secret dans une grande et belle maison o� la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Cl�lia se figura qu'elle �tait frapp�e par une juste punition, pour avoir �t� infid�le � son voeu � la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumi�res, et m�me deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle ne surv�cut que de quelques mois � ce fils si ch�ri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami. 
 
Fabrice �tait trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il esp�rait retrouver Cl�lia dans un meilleur monde, mais il avait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'il avait beaucoup � r�parer. 
 
Peu de jours apr�s la mort de Cl�lia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs � chacun de ses domestiques, et se r�servait, pour lui- m�me, une pension �gale; il donnait des terres, valant cent milles livres de rente � peu pr�s, � la comtesse Mosca; pareille somme � la marquise del Dongo, sa m�re, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, � l'une de ses soeurs mal mari�e. Le lendemain apr�s avoir adress� � qui de droit la d�mission de son archev�ch� et de toutes les places dont l'avaient successivement combl� la faveur d'Ernest V et l'amiti� du premier ministre, il se retira � la Chartreuse de Parme, situ�e dans les bois voisins du P�, � deux lieues de Sacca. 
 
La comtesse Mosca avait fort approuv�, dans le temps, que son mari repr�t le minist�re, mais jamais elle n'avait voulu consentir � rentrer dans les �tats d'Ernest V. Elle tenait sa cour � Vignano, � un quart de lieue de Casal-Maggiore, sur la rive gauche du P�, et par cons�quent dans les �tats de l'Autriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano, que le comte lui avait fait b�tir, elle recevait les jeudis toute la haute soci�t� de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n'e�t pas manqu� un jour de venir � Vignano. La comtesse en un mot r�unissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne surv�cut que fort peu de temps � Fabrice, qu'elle adorait, et qui ne passa qu'une ann�e dans sa Chartreuse.