LE ROUGE ET LE NOIR�����������  
 
Chronique du XIXe si�cle 
 
 par Stendhal 
 
(1830) 
 
 
 
LIVRE PREMIER 
 
� La v�rit�, l'�pre v�rit� �Danton 
 
 
 
 
 
CHAPITRE PREMIER 
 
 UNE PETITE VILLE 
 
 Put thousands together
 Less bad,
 But the cage less gay. 
HOBBES.
 
 
 
 
La petite ville de Verri�res peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comt�. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'�tendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de vigoureux ch�taigniers marquent les moindres sinuosit�s. Le Doubs coule � quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications, b�ties jadis par les Espagnols, et maintenant ruin�es. 
 
Verri�res est abrit�e du c�t� du nord par une haute montagne, c'est une des branches du Jura. Les cimes bris�es du Verra se couvrent de neige d�s les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se pr�cipite de la montagne, traverse Verri�res avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement � un grand nombre de scies � bois; c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-�tre � la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies � bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est � la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance g�n�rale qui, depuis la chute de Napol�on, a fait reb�tir les fa�ades de presque toutes les maisons de Verri�res. 
 
A peine entre-t-on dans la ville que l'on est �tourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pav�, sont �lev�s par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont des jeunes filles fra�ches et jolies qui pr�sentent aux coups de ces marteaux �normes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transform�s en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui �tonnent le plus le voyageur qui p�n�tre pour la premi�re fois dans les montagnes qui s�parent la France de l'Helv�tie. Si, en entrant � Verri�res, le voyageur demande � qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui r�pond avec un accent tra�nard:Eh! elle est � M. le maire . 
 
Pour peu que le voyageur s'arr�te quelques instants dans cette grande rue de Verri�res, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent � parier contre un qu'il verra para�tre un grand homme � l'air affair� et important. 
 
A son aspect tous les chapeaux se l�vent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est v�tu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d'une certaine r�gularit�: on trouve m�me, au premier aspect, qu'elle r�unit � la dignit� du maire de village cette sorte d'agr�ment qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bient�t le voyageur parisien est choqu� d'un certain air de contentement de soi et de suffisance m�l� � je ne sais quoi de born� et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-l� se borne � se faire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et � payer lui-m�me le plus tard possible quand il doit. 
 
Tel est le maire de Verri�res, M. de R�nal. Apr�s avoir travers� la rue d'un pas grave, il entre � la mairie et dispara�t aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aper�oit une maison d'assez belle apparence, et, � travers une grille de fer attenante � la maison, des jardins magnifiques. Au-del�, c'est une ligne d'horizon form�e par les collines de la Bourgogne, et qui semble faite � souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l'atmosph�re empest�e des petits int�r�ts d'argent dont il commence � �tre asphyxi�. 
 
On lui apprend que cette maison appartient � M. de R�nal. C'est aux b�n�fices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verri�res doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il ach�ve en ce moment. Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, � ce qu'on pr�tend, �tablie dans le pays bien avant la conqu�te de Louis XIV. 
 
Depuis 1815, il rougit d'�tre industriel: 1815 l'a fait maire de Verri�res. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d'�tage en �tage, descend jusqu'au Doubs, sont aussi la r�compense de la science de M. de R�nal dans le commerce du fer. 
 
Ne vous attendez point � trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturi�res de l'Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comt�, plus on b�tit de murs, plus on h�risse sa propri�t� de pierres rang�es les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de R�nal, remplis de murs, sont encore admir�s parce qu'il a achet�, au poids de l'or, certains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par exemple, cette scie � bois, dont la position singuli�re sur la rive du Doubs vous a frapp� en entrant � Verri�res, et o� vous avez remarqu� le nom de SOREL, �crit en caract�res gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on �l�ve en ce moment le mur de la quatri�me terrasse des jardins de M. de R�nal. 
 
Malgr� sa fiert�, M. le maire a d� faire bien des d�marches aupr�s du vieux Sorel, paysan dur et ent�t�; il a d� lui compter de beaux louis d'or pour obtenir qu'il transport�t son usine ailleurs. Quant au ruisseaupublicqui faisait aller la scie, M. de R�nal, au moyen du cr�dit dont il jouit � Paris, a obtenu qu'il f�t d�tourn�. Cette gr�ce lui vint apr�s les �lections de 182... 
 
Il a donn� � Sorel quatre arpents pour un, � cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position f�t beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le p�re Sorel, comme on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de l'impatience et de lamanie de propri�taire , qui animait son voisin, une somme de 6000 francs. 
 
Il est vrai que cet arrangement a �t� critiqu� par les bonnes t�tes de l'endroit. Une fois, c'�tait un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de R�nal, revenant de l'�glise en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entour� de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a port� un jour fatal dans l'�me de M. le maire, il pense depuis lors qu'il e�t pu obtenir l'�change � meilleur march�. 
 
Pour arriver � la consid�ration publique � Verri�res, l'essentiel est de ne pas adopter, tout en b�tissant beaucoup de murs, quelque plan apport� d'Italie par ces ma�ons, qui, au printemps, traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait � l'imprudent b�tisseur une �ternelle r�putation demauvaise t�te , et il serait � jamais perdu aupr�s des gens sages et mod�r�s qui distribuent la consid�ration en Franche-Comt�. 
 
Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeuxdespotisme ; c'est � cause de ce vilain mot que le s�jour des petites villes est insupportable pour qui a v�cu dans cette grande r�publique qu'on appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussib�tedans les petites villes de France, qu'aux Etats-Unis d'Am�rique. 
 
 
 
CHAPITRE II 
 
 UN MAIRE 
 
 L'importance! monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots, l'�bahissement des enfants, l'envie des riches, le m�pris du sage.
BARNAVE.
 
 
 
 
Heureusement pour la r�putation de M. de R�nal comme administrateur, un immensemur de sout�nement�tait n�cessaire � la promenade publique qui longe la colline � une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit � cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, � chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et la rendaient impraticable. Cet inconv�nient, senti par tous, mit M. de R�nal dans l'heureuse n�cessit� d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long. 
 
Le parapet de ce mur pour lequel M. de R�nal a d� faire trois voyages � Paris, car l'avant-dernier ministre de l'Int�rieur s'�tait d�clar� l'ennemi mortel de la promenade de Verri�res, le parapet de ce mur s'�l�ve maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres pr�sents et pass�s, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille. 
 
Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonn�s la veille, et la poitrine appuy�e contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plong� dans la vall�e du Doubs! Au-del�, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vall�es au fond desquelles l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Apr�s avoir couru de cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la r�verie du voyageur est abrit�e sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent � la terre rapport�e, que M. le maire a fait placer derri�re son immense mur de sout�nement, car, malgr� l'opposition du conseil municipal, il a �largi la promenade de plus de six pieds (quoiqu'il soit ultra et moi lib�ral, je l'en loue), c'est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du d�p�t de mendicit� de Verri�res, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye. 
 
Je ne trouve, quant � moi, qu'une chose � reprendre au COURS DE LA FIDELITE; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus � M. de R�nal; ce que je reprocherais au Cours de la Fid�lit�, c'est la mani�re barbare dont l'autorit� fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs t�tes basses, rondes et aplaties, � la plus vulgaire des plantes potag�res, ils ne demanderaient pas mieux que d'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la volont� de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant � la commune sont impitoyablement amput�s. Les lib�raux de l'endroit pr�tendent, mais ils exag�rent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus s�v�re depuis que M. le vicaire Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte. 
 
Ce jeune eccl�siastique fut envoy� de Besan�on, il y a quelques ann�es, pour surveiller l'abb� Ch�lan et quelques cur�s des environs. Un vieux chirurgien-major de l'arm�e d'Italie retir� � Verri�res, et qui de son vivant �tait � la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre � lui de la mutilation p�riodique de ces beaux arbres. 
 
-- J'aime l'ombre, r�pondit M. de R�nal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle � un chirurgien, membre de la L�gion d'honneur; j'aime l'ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l'ombre, et je ne con�ois pas qu'un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l'utile noyer, ilne rapporte pas de revenu . 
 
Voil� le grand mot qui d�cide de tout � Verri�res: RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il repr�sente la pens�e habituelle de plus des trois quarts des habitants. 
 
 Rapporter du revenuest la raison qui d�cide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L'�tranger qui arrive, s�duit par la beaut� des fra�ches et profondes vall�es qui l'entourent, s'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles aubeau , ils ne parlent que trop souvent de la beaut� de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques �trangers dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le m�canisme de l'octroi,rapporte du revenu � la ville . 
 
C'�tait par un beau jour d'automne que M. de R�nal se promenait sur le Cours de la Fid�lit�, donnant le bras � sa femme. Tout en �coutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de R�nal suivait avec inqui�tude les mouvements de trois petits gar�ons. L'a�n�, qui pouvait avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y monter. Une voix douce pronon�ait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant renon�ait � son projet ambitieux. Mme de R�nal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie. 
 
-- Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de R�nal d'un air offens�, et la joue plus p�le encore qu'� l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Ch�teau... 
 
Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et lesm�nagements savantsd'un dialogue de province. 
 
Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verri�res, n'�tait autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouv� le moyen de s'introduire non seulement dans la prison et le d�p�t de mendicit� de Verri�res, mais aussi dans l'h�pital administr� gratuitement par le maire et les principaux propri�taires de l'endroit. 
 
-- Mais, disait timidement Mme de R�nal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probit�? 
 
-- Il ne vient que pourd�verserle bl�me, et ensuite il fera ins�rer des articles dans les journaux du lib�ralisme. 
 
-- Vous ne les lisez jamais, mon ami. 
 
-- Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distraitet nous emp�che de faire le bien . Quant � moi, je ne pardonnerai jamais au cur�. [ Historique.] 
 
 
 
CHAPITRE III 
 
 LE BIEN DES PAUVRES 
 
Un cur� vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village .
 FLEURY.
 
 
 Il faut savoir que le cur� de Verri�res, vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait � l'air vif de ces montagnes une sant� et un caract�re de fer, avait le droit de visiter � toute heure la prison, l'h�pital et m�me le d�p�t de mendicit�. C'�tait pr�cis�ment � six heures du matin que M. Appert, qui de Paris �tait recommand� au cur�, avait eu la sagesse d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussit�t il �tait all� au presbyt�re. 
 
En lisant la lettre que lui �crivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propri�taire de la province, le cur� Ch�lan resta pensif. 
 
Je suis vieux et aim� ici, se dit-il enfin � mi-voix, ils n'oseraient! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux o�, malgr� le grand �ge, brillait ce feu sacr� qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse: 
 
-- Venez avec moi, monsieur, et en pr�sence du ge�lier et surtout des surveillants du d�p�t de mendicit�, veuillez n'�mettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire � un homme de coeur: il suivit le v�n�rable cur�, visita la prison, l'hospice, le d�p�t, fit beaucoup de questions, et, malgr� d'�tranges r�ponses, ne se permit pas la moindre marque de bl�me. 
 
Cette visite dura plusieurs heures. Le cur� invita � d�ner M. Appert, qui pr�tendit avoir des lettres � �crire : il ne voulait pas compromettre davantage son g�n�reux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs all�rent achever l'inspection du d�p�t de mendicit�, et revinrent ensuite � la prison. L�, ils trouv�rent sur la porte le ge�lier, esp�ce de g�ant de six pieds de haut et � jambes arqu�es; sa figure ignoble �tait devenue hideuse par l'effet de la terreur. 
 
-- Ah! monsieur, dit-il au cur�, d�s qu'il l'aper�ut, ce monsieur, que je vois l� avec vous, n'est-il pas M. Appert? 
 
-- Qu'importe? dit le cur�. 
 
-- C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus pr�cis, et que M. le pr�fet a envoy� par un gendarme, qui a d� galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison. 
 
-- Je vous d�clare, M. Noiroud, dit le cur�, que ce voyageur, qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la prison � toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux? 
 
-- Oui, M. le cur�, dit le ge�lier � voix basse, et baissant la t�te comme un bouledogue que fait ob�ir � regret la crainte du b�ton. Seulement, M. le cur�, j'ai femme et enfants, si je suis d�nonc� on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place. 
 
-- Je serais aussi bien f�ch� de perdre la mienne, reprit le bon cur�, d'une voix de plus en plus �mue. 
 
-- Quelle diff�rence! reprit vivement le ge�lier; vous, M. le cur�, on sait que vous avez 800 livres de rente, du bon bien au soleil... 
 
Tels sont les faits qui, comment�s, exag�r�s de vingt fa�ons diff�rentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verri�res. Dans ce moment, ils servaient de texte � la petite discussion que M. de R�nal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod, directeur du d�p�t de mendicit�, il �tait all� chez le cur� pour lui t�moigner le plus vif m�contentement. M. Ch�lan n'�tait prot�g� par personne; il sentit toute la port�e de leurs paroles. 
 
-- Eh bien, messieurs! je serai le troisi�me cur�, de quatre-vingts ans d'�ge, que l'on destituera dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici; j'ai baptis� presque tous les habitants de la ville, qui n'�tait qu'un bourg quand j'y arrivai. Je marie tous les jours des jeunes gens, dont jadis j'ai mari� les grands-p�res. Verri�res est ma famille; mais je me suis dit, en voyant l'�tranger: Cet homme venu de Paris peut �tre � la v�rit� un lib�ral, il n'y en a que trop; mais quel mal peut-il faire � nos pauvres et � nos prisonniers? 
 
Les reproches de M. de R�nal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du d�p�t de mendicit�, devenant de plus en plus vifs: 
 
-- Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'�tait �cri� le vieux cur�, d'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ans, j'ai h�rit� d'un champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'�conomies dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-�tre pourquoi je ne suis pas si effray� quand on parle de me la faire perdre. 
 
M. de R�nal vivait fort bien avec sa femme; mais ne sachant que r�pondre � cette id�e, qu'elle lui r�p�tait timidement: � Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers? � il �tait sur le point de se f�cher tout � fait quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait, quoique ce mur f�t �lev� de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre c�t�. La crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber emp�chait Mme de R�nal de lui adresser la parole. Enfin l'enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regard� sa m�re, vit sa p�leur, sauta sur la promenade et accourut � elle. Il fut bien grond�. 
 
Ce petit �v�nement changea le cours de la conversation. 
 
-- Je veux absolument prendre chez moi Sorel, le fils du scieur de planches, dit M. de R�nal; il surveillera les enfants qui commencent � devenir trop diables pour nous. C'est un jeune pr�tre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progr�s aux enfants; car il a un caract�re ferme, dit le cur�. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralit�; car il �tait le benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la L�gion d'honneur, qui, sous pr�texte qu'il �tait leur cousin, �tait venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'�tre au fond qu'un agent secret des lib�raux; il disait que l'air de nos montagnes faisait du bien � son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouv�. Il avait fait toutes les campagnes deBuonapart�en Italie, et m�me avait, dit-on, sign�nonpour l'Empire dans le temps. Ce lib�ral montrait le latin au fils Sorel, et lui a laiss� cette quantit� de livres qu'il avait apport�s avec lui. Aussi n'aurais-je jamais song� � mettre le fils du charpentier aupr�s de nos enfants; mais le cur�, justement la veille de la sc�ne qui vient de nous brouiller � jamais, m'a dit que ce Sorel �tudie la th�ologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au s�minaire; il n'est donc pas lib�ral, et il est latiniste. 
 
Cet arrangement convient de plus d'une fa�on, continua M. de R�nal, en regardant sa femme d'un air diplomatique; le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa cal�che. Mais il n'a pas de pr�cepteur pour ses enfants. 
 
-- Il pourrait bien nous enlever celui-ci. 
 
-- Tu approuves donc mon projet? dit M. de R�nal, remerciant sa femme, par un sourire, de l'excellente id�e qu'elle venait d'avoir. Allons, voil� qui est d�cid�. 
 
-- Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti! 
 
-- C'est que j'ai du caract�re, moi, et le cur� l'a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environn�s de lib�raux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude; deux ou trois deviennent des richards; eh bien! j'aime assez qu'ils voient passer les enfants de M. de R�nal allant � la promenade sous la conduite deleur pr�cepteur . Cela imposera. Mon grand-p�re nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un pr�cepteur. C'est cent �cus qu'il m'en pourra co�ter, mais ceci doit �tre class� comme une d�pense n�cessaire pour soutenir notre rang. 
 
Cette r�solution subite laissa Mme de R�nal toute pensive. C'�tait une femme grande, bien faite, qui avait �t� la beaut� du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicit�, et de la jeunesse dans la d�marche; aux yeux d'un Parisien, cette gr�ce na�ve, pleine d'innocence et de vivacit�, serait m�me all�e jusqu'� rappeler des id�es de douce volupt�. Si elle e�t appris ce genre de succ�s, Mme de R�nal en e�t �t� bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affectation n'avaient jamais approch� de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du d�p�t, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succ�s, ce qui avait jet� un �clat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taill� en force, avec un visage color� et de gros favoris noirs, �tait un de ces �tres grossiers, effront�s et bruyants, qu'en province on appelle de beaux hommes. 
 
Mme de R�nal, fort timide, et d'un caract�re en apparence fort in�gal, �tait surtout choqu�e du mouvement continuel et des �clats de voix de M. Valenod. L'�loignement qu'elle avait pour ce qu'� Verri�res on appelle de la joie, lui avait valu la r�putation d'�tre tr�s fi�re de sa naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait �t� fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu'elle passait pour sotte aux yeux deleursdames, parce que, sans nulle politique � l'�gard de son mari, elle laissait �chapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besan�on. Pourvu qu'on la laiss�t seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais. 
 
C'�tait une �me na�ve, qui jamais ne s'�tait �lev�e m�me jusqu'� juger son mari, et � s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait, sans se le dire, qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de R�nal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l'un � l'�p�e, le second � la magistrature, et le troisi�me � l'Eglise. En somme, elle trouvait M. de R�nal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance. 
 
Ce jugement conjugal �tait raisonnable. Le maire de Verri�res devait une r�putation d'esprit et surtout de bon ton � une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait h�rit� d'un oncle. Le vieux capitaine de R�nal servait avant la R�volution dans le r�giment d'infanterie de M. le duc d'Orl�ans, et, quand il allait � Paris, �tait admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest, l'inventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de R�nal. Mais peu � peu ce souvenir de choses aussi d�licates � raconter �tait devenu un travail pour lui, et, depuis quelque temps, il ne r�p�tait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives � la maison d'Orl�ans. Comme il �tait d'ailleurs fort poli, except� lorsqu'on parlait d'argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verri�res. 
 
 
 
 CHAPITRE IV 
 
 UN PERE ET UN FILS 
 
 E sar� mia colpa,
 Se cosi �? 
MACHIAVELLI.
 
 
 
 
Ma femme a r�ellement beaucoup de t�te! se disait, le lendemain � six heures du matin, le maire de Verri�res, en descendant � la scie du p�re Sorel. Quoi que je lui aie dit, pour conserver la sup�riorit� qui m'appartient, je n'avais pas song� que si je ne prends pas ce petit abb� Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du d�p�t, cette �me sans repos, pourrait bien avoir la m�me id�e que moi et me l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du pr�cepteur de ses enfants!... Ce pr�cepteur, une fois � moi, portera-t-il la soutane? 
 
M. de R�nal �tait absorb� dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un paysan, homme de pr�s de six pieds, qui, d�s le petit jour, semblait fort occup� � mesurer des pi�ces de bois d�pos�es le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces pi�ces de bois obstruaient le chemin, et �taient d�pos�es l� en contravention. 
 
Le p�re Sorel, car c'�tait lui, fut tr�s surpris et encore plus content de la singuli�re proposition que M. de R�nal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l'en �couta pas moins avec cet air de tristesse m�contente et de d�sint�r�t dont sait si bien se rev�tir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Egypte. 
 
La r�ponse de Sorel ne fut d'abord que la longue r�citation de toutes les formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il r�p�tait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de fausset� et presque de friponnerie naturel � sa physionomie, l'esprit actif du vieux paysan cherchait � d�couvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi consid�rable � prendre chez lui son vaurien de fils. Il �tait fort m�content de Julien, et c'�tait pour lui que M. de R�nal lui offrait le gage inesp�r� de 300 francs par an, avec la nourriture et m�me l'habillement. Cette derni�re pr�tention, que le p�re Sorel avait eu le g�nie de mettre en avant subitement, avait �t� accord�e de m�me par M. de R�nal. 
 
Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n'est pas ravi et combl� de ma proposition, comme naturellement il devrait l'�tre, il est clair, se dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre c�t�; et de qui peuvent-elles venir, si ce n'est du Valenod. Ce fut en vain que M. de R�nal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan s'y refusa opini�trement; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un p�re riche consultait un fils qui n'a rien, autrement que pour la forme. 
 
Une scie � eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d'�l�vation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu'un m�canisme fort simple pousse contre cette scie une pi�ce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double m�canisme; celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la pi�ce de bois vers la scie, qui la d�bite en planches. 
 
En approchant de son usine, le p�re Sorel appela Julien de sa voix de stentor; personne ne r�pondit. Il ne vit que ses fils a�n�s, esp�ces de g�ants qui, arm�s de lourdes haches, �quarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter � la scie. Tout occup�s � suivre exactement la marque noire trac�e sur la pi�ce de bois, chaque coup de leur hache en s�parait des copeaux �normes. Ils n'entendirent pas la voix de leur p�re. Celui-ci se dirigea vers le hangar; en y entrant, il chercha vainement Julien � la place qu'il aurait d� occuper, � c�t� de la scie. Il l'aper�ut � cinq ou six pieds plus haut, � cheval sur l'une des pi�ces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le m�canisme, Julien lisait. Rien n'�tait plus antipathique au vieux Sorel; il e�t peut-�tre pardonn� � Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si diff�rente de celle de ses a�n�s; mais cette manie de lecture lui �tait odieuse, il ne savait pas lire lui-m�me. 
 
Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait � son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'emp�cha d'entendre la terrible voix de son p�re. Enfin, malgr� son �ge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis � l'action de la scie, et de l� sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donn� sur la t�te, en forme de calotte, lui fit perdre l'�quilibre. Il allait tomber � douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent bris�, mais son p�re le retint de la main gauche, comme il tombait: 
 
-- Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde � la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le cur�, � la bonne heure. 
 
Julien, quoique �tourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, � c�t� de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins � cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu'il adorait. 
 
-- Descends, animal, que je te parle. 
 
Le bruit de la machine emp�cha encore Julien d'entendre cet ordre. Son p�re qui �tait descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le m�canisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'�paule. A peine Julien fut-il � terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau o� �tait tomb� son livre; c'�tait celui de tous qu'il affectionnait le plus, leM�morial de Sainte-H�l�ne . 
 
Il avait les joues pourpres et les yeux baiss�s. C'�tait un petit jeune homme de dix-huit � dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irr�guliers, mais d�licats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annon�aient de la r�flexion et du feu, �taient anim�s en cet instant de l'expression de la haine la plus f�roce. Des cheveux ch�tain fonc�, plant�s fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de col�re, un air m�chant. Parmi les innombrables vari�t�s de la physionomie humaine, il n'en est peut-�tre point qui se soit distingu�e par une sp�cialit� plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annon�ait plus de l�g�ret� que de vigueur. D�s sa premi�re jeunesse, son air extr�mement pensif et sa grande p�leur avaient donn� l'id�e � son p�re qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour �tre une charge � sa famille. Objet des m�pris de tous � la maison, il ha�ssait ses fr�res et son p�re; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il �tait toujours battu. 
 
Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commen�ait � lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles. M�pris� de tout le monde, comme un �tre faible, Julien avait ador� ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes. 
 
Ce chirurgien payait quelquefois au p�re Sorel la journ�e de son fils, et lui enseignait le latin et l'histoire, c'est-�-dire ce qu'il savait d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait l�gu� sa croix de la L�gion d'honneur, les arr�rages de sa demi-solde et trente ou quarante volumes, dont le plus pr�cieux venait de faire le saut dans leruisseau public , d�tourn� par le cr�dit de M. le maire. 
 
A peine entr� dans la maison, Julien se sentit l'�paule arr�t�e par la puissante main de son p�re; il tremblait, s'attendant � quelques coups. 
 
-- R�ponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouv�rent en face des petits yeux gris et m�chants du vieux charpentier, qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son �me. 
 
 
 
CHAPITRE V 
 
 UNE NEGOCIATION 
 
 Cunctando restituit rem .
 ENNIUS.
 
 
 
 
-- R�ponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien delisard ; d'o� connais-tu Mme de R�nal, quand lui as-tu parl�? 
 
-- Je ne lui ai jamais parl�, r�pondit Julien, je n'ai jamais vu cette dame qu'� l'�glise. 
 
-- Mais tu l'auras regard�e, vilain effront�? 
 
-- Jamais! Vous savez qu'� l'�glise je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, � �loigner le retour des taloches. 
 
-- Il y a pourtant quelque chose l�-dessous, r�pliqua le paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit hypocrite. Au fait, je vais �tre d�livr� de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as gagn� M. le cur� ou tout autre, qui t'a procur� une belle place. Va faire ton paquet, et je te m�nerai chez M. de R�nal, o� tu seras pr�cepteur des enfants. 
 
-- Qu'aurai-je pour cela? 
 
-- La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages. 
 
-- Je ne veux pas �tre domestique. 
 
-- Animal, qui te parle d'�tre domestique, est-ce que je voudrais que mon fils f�t domestique? 
 
-- Mais, avec qui mangerai-je? 
 
Cette demande d�concerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant il pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils. 
 
Julien les vit bient�t apr�s, chacun appuy� sur sa hache et tenant conseil. Apr�s les avoir longtemps regard�s, Julien, voyant qu'il ne pouvait rien deviner, alla se placer de l'autre c�t� de la scie, pour �viter d'�tre surpris. Il voulait penser � cette annonce impr�vue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination �tait tout enti�re � se figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de R�nal. 
 
Il faut renoncer � tout cela, se dit-il, plut�t que de se laisser r�duire � manger avec les domestiques. Mon p�re voudra m'y forcer; plut�t mourir. J'ai quinze francs huit sous d'�conomies, je me sauve cette nuit; en deux jours, par des chemins de traverse o� je ne crains nul gendarme, je suis � Besan�on; l�, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi, plus de ce bel �tat de pr�tre qui m�ne � tout. 
 
Cette horreur pour manger avec les domestiques n'�tait pas naturelle � Julien; il e�t fait pour arriver � la fortune des choses bien autrement p�nibles. Il puisait cette r�pugnance dans lesConfessionsde Rousseau. C'�tait le seul livre � l'aide duquel son imagination se figurait le monde. Le recueil des bulletins de la Grande Arm�e et leM�morial de Sainte-H�l�necompl�taient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'apr�s un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et �crits par des fourbes pour avoir de l'avancement. 
 
Avec une �me de feu, Julien avait une de ces m�moires �tonnantes si souvent unies � la sottise. Pour gagner le vieux cur� Ch�lan, duquel il voyait bien que d�pendait son sort � venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livreDu Papede M. de Maistre, et croyait � l'un aussi peu qu'� l'autre. 
 
Comme par un accord mutuel, Sorel et son fils �vit�rent de se parler ce jour-l�. Sur la brune, Julien alla prendre sa le�on de th�ologie chez le cur�, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'�trange proposition qu'on avait faite � son p�re. Peut-�tre est-ce un pi�ge, se disait-il, il faut faire semblant de l'avoir oubli�. 
 
Le lendemain de bonne heure, M. de R�nal fit appeler le vieux Sorel, qui, apr�s s'�tre fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant d�s la porte cent excuses, entrem�l�es d'autant de r�v�rences. A force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le ma�tre et la ma�tresse de maison, et les jours o� il y aurait du monde, seul dans une chambre � part avec les enfants. Toujours plus dispos� � incidenter � mesure qu'il distinguait un v�ritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de d�fiance et d'�tonnement, Sorel demanda � voir la chambre o� coucherait son fils. C'�tait une grande pi�ce meubl�e fort proprement, mais dans laquelle on �tait d�j� occup� � transporter les lits des trois enfants. 
 
Cette circonstance fut un trait de lumi�re pour le vieux paysan; il demanda aussit�t avec assurance � voir l'habit que l'on donnerait � son fils. M. de R�nal ouvrit son bureau et prit cent francs. 
 
-- Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et l�vera un habit noir complet. 
 
-- Et quand m�me je le retirerais de chez vous, dit le paysan, qui avait tout � coup oubli� ses formes r�v�rencieuses, cet habit noir lui restera? 
 
-- Sans doute. 
 
-- Eh bien! dit Sorel d'un ton de voix tra�nard, il ne reste donc plus qu'� nous mettre d'accord sur une seule chose: l'argent que vous lui donnerez. 
 
-- Comment! s'�cria M. de R�nal indign�, nous sommes d'accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et peut-�tre trop. 
 
-- C'�tait votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement; et, par un effort de g�nie qui n'�tonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de R�nal:Nous trouvons mieux ailleurs . 
 
A ces mots, la figure du maire fut boulevers�e. Il revint cependant � lui, et, apr�s une conversation savante de deux grandes heures, o� pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan l'emporta sur la finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles qui devaient r�gler la nouvelle existence de Julien se trouv�rent arr�t�s; non seulement ses appointements furent r�gl�s � quatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de chaque mois. 
 
-- Eh bien! je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de R�nal. 
 
-- Pour faire la somme ronde, un homme riche et g�n�reux comme monsieur notre maire, dit le paysan d'une voixc�line , ira bien jusqu'� trente-six francs. 
 
-- Soit, dit M. de R�nal, mais finissons-en. 
 
Pour le coup, la col�re lui donnait le ton de la fermet�. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en avant. Alors, � son tour, M. de R�nal fit des progr�s. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empress� de le recevoir pour son fils. M. de R�nal vint � penser qu'il serait oblig� de raconter � sa femme le r�le qu'il avait jou� dans toute cette n�gociation. 
 
-- Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la lev�e du drap noir. 
 
Apr�s cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin, voyant qu'il n'y avait d�cid�ment plus rien � gagner, il se retira. Sa derni�re r�v�rence finit par ces mots: 
 
-- Je vais envoyer mon fils au ch�teau. 
 
C'�tait ainsi que les administr�s de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire. 
 
De retour � son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se m�fiant de ce qui pouvait arriver, Julien �tait sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en s�ret� ses livres et sa croix de la L�gion d'honneur. Il avait transport� le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nomm� Fouqu�, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verri�res. 
 
Quand il reparut: 
 
-- Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son p�re, si tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance depuis tant d'ann�es! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire. 
 
Julien, �tonn� de n'�tre pas battu, se h�ta de partir. Mais � peine hors de la vue de son terrible p�re, il ralentit le pas. Il jugea qu'il serait utile � son hypocrisie d'aller faire une station � l'�glise. 
 
Ce mot vous surprend? Avant d'arriver � cet horrible mot, l'�me du jeune paysan avait eu bien du chemin � parcourir. 
 
D�s sa premi�re enfance, la vue de certains dragons du 6e, aux longs manteaux blancs, et la t�te couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d'Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux � la fen�tre grill�e de la maison de son p�re, le rendit fou de l'�tat militaire. Plus tard il �coutait avec transport les r�cits des batailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflamm�s que le vieillard jetait sur sa croix. 
 
Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commen�a � b�tir � Verri�res une �glise, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien; elles devinrent c�l�bres dans le pays, par la haine mortelle qu'elles suscit�rent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoy� de Besan�on, qui passait pour �tre l'espion de la congr�gation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle �tait l'opinion commune. N'avait-il pas os� avoir un diff�rend avec un pr�tre qui, presque tous les quinze jours, allait � Besan�on, o� il voyait, disait-on, Mgr l'�v�que? 
 
Sur ces entrefaites, le juge de paix, p�re d'une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui sembl�rent injustes; toutes furent port�es contre ceux des habitants qui lisaient leConstitutionnel . Le bon parti triompha. Il ne s'agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs; mais une de ces petites amendes dut �tre pay�e par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa col�re, cet homme s'�criait: � Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honn�te homme! � Le chirurgien-major, ami de Julien, �tait mort. 
 
Tout � coup Julien cessa de parler de Napol�on; il annon�a le projet de se faire pr�tre, et on le vit constamment, dans la scie de son p�re, occup� � apprendre par coeur une bible latine que le cur� lui avait pr�t�e. Ce bon vieillard, �merveill� de ses progr�s, passait des soir�es enti�res � lui enseigner la th�ologie. Julien ne faisait para�tre devant lui que des sentiments pieux. Qui e�t pu deviner que cette figure de jeune fille, si p�le et si douce, cachait la r�solution in�branlable de s'exposer � mille morts plut�t que de ne pas faire fortune! 
 
Pour Julien, faire fortune, c'�tait d'abord sortir de Verri�res; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait gla�ait son imagination. 
 
D�s sa premi�re enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il songeait avec d�lices qu'un jour il serait pr�sent� aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d'�clat. Pourquoi ne serait-il pas aim� de l'une d'elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait �t� aim� de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien des ann�es, Julien ne passait peut-�tre pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'�tait fait le ma�tre du monde avec son �p�e. Cette id�e le consolait de ses malheurs qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. 
 
La construction de l'�glise et les sentences du juge de paix l'�clair�rent tout � coup; une id�e qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la toute-puissance de la premi�re id�e qu'une �me passionn�e croit avoir invent�e. 
 
� Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur d'�tre envahie; le m�rite militaire �tait n�cessaire et � la mode. Aujourd'hui, on voit des pr�tres de quarante ans avoir cent mille francs d'appointements, c'est-�-dire trois fois autant que les fameux g�n�raux de division de Napol�on. Il leur faut des gens qui les secondent. Voil� ce juge de paix, si bonne t�te, si honn�te homme, jusqu'ici, si vieux, qui se d�shonore par crainte de d�plaire � un jeune vicaire de trente ans. Il faut �tre pr�tre. � 
 
Une fois, au milieu de sa nouvelle pi�t�, il y avait d�j� deux ans que Julien �tudiait la th�ologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui d�vorait son �me. Ce fut chez M. Ch�lan, � un d�ner de pr�tres auquel le bon cur� l'avait pr�sent� comme un prodige d'instruction, il lui arriva de louer Napol�on avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine, pr�tendit s'�tre disloqu� le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position g�nante. Apr�s cette peine afflictive, il se pardonna. Voil� le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et � qui l'on en e�t tout au plus donn� dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique �glise de Verri�res. 
 
Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une f�te, toutes les crois�es de l'�difice avaient �t� couvertes d'�toffe cramoisie. Il en r�sultait, aux rayons du soleil, un effet de lumi�re �blouissant, du caract�re le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul, dans l'�glise, il s'�tablit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de R�nal. 
 
Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprim�, �tal� l� comme pour �tre lu. Il y porta les yeux et vit: 
 
 D�tails de l'ex�cution et des derniers moments de Louis Jenrel, ex�cut� � Besan�on, le...
 
Le papier �tait d�chir�. Au revers on lisait les deux premiers mots d'une ligne, c'�taient:Le premier pas . 
 
Qui a pu mettre ce papier l�, dit Julien? Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa le papier. 
 
En sortant, Julien crut voir du sang pr�s du b�nitier, c'�tait de l'eau b�nite qu'on avait r�pandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fen�tres la faisait para�tre du sang. 
 
Enfin, Julien eut honte de sa terreur secr�te. 
 
Serais-je un l�che? se dit-il,aux armes!
 
Ce mot si souvent r�p�t� dans les r�cits de batailles du vieux chirurgien �tait h�ro�que pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de R�nal. 
 
Malgr� ces belles r�solutions, d�s qu'il l'aper�ut � vingt pas de lui, il fut saisi d'une invincible timidit�. La grille de fer �tait ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer l�-dedans. 
 
Julien n'�tait pas la seule personne dont le coeur f�t troubl� par son arriv�e dans cette maison. L'extr�me timidit� de Mme de R�nal �tait d�concert�e par l'id�e de cet �tranger, qui, d'apr�s ses fonctions, allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle �tait accoutum�e � avoir ses fils couch�s dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coul� quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l'appartement destin� au pr�cepteur. Ce fut en vain qu'elle demanda � son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, f�t report� dans sa chambre. 
 
La d�licatesse de femme �tait pouss�e � un point excessif chez Mme de R�nal. Elle se faisait l'image la plus d�sagr�able d'un �tre grossier et mal peign�, charg� de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils. 
 
 CHAPITRE VI 
 
 L'ENNUI 
 
 Non so pi� cosa son,
 Cosa faccio .
 MOZART:Figaro .
 
 
 
 
Avec la vivacit� et la gr�ce qui lui �taient naturelles quand elle �tait loin des regards des hommes, Mme de R�nal sortait par la porte-fen�tre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aper�ut pr�s de la porte d'entr�e la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extr�mement p�le et qui venait de pleurer. Il �tait en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. 
 
Le teint de ce petit paysan �tait si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de R�nal eut d'abord l'id�e que ce pouvait �tre une jeune fille d�guis�e, qui venait demander quelque gr�ce � M. le maire. Elle eut piti� de cette pauvre cr�ature, arr�t�e � la porte d'entr�e, et qui �videmment n'osait pas lever la main jusqu'� la sonnette. Mme de R�nal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arriv�e du pr�cepteur. Julien, tourn� vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout pr�s de l'oreille: 
 
-- Que voulez-vous ici, mon enfant? 
 
Julien se tourna vivement, et, frapp� du regard si rempli de gr�ce de Mme de R�nal, il oublia une partie de sa timidit�. Bient�t, �tonn� de sa beaut�, il oublia tout, m�me ce qu'il venait faire. Mme de R�nal avait r�p�t� sa question. 
 
-- Je viens pour �tre pr�cepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux. 
 
Mme de R�nal resta interdite, ils �taient fort pr�s l'un de l'autre � se regarder. Julien n'avait jamais vu un �tre aussi bien v�tu et surtout une femme avec un teint si �blouissant, lui parler d'un air doux. Mme de R�nal regardait les grosses larmes qui s'�taient arr�t�es sur les joues si p�les d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bient�t elle se mit � rire, avec toute la gaiet� folle d'une jeune fille, elle se moquait d'elle-m�me et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'�tait l� ce pr�cepteur qu'elle s'�tait figur� comme un pr�tre sale et mal v�tu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants! 
 
-- Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin? 
 
Ce mot de monsieur �tonna si fort Julien qu'il r�fl�chit un instant. 
 
-- Oui, madame, dit-il timidement. 
 
Mme de R�nal �tait si heureuse, qu'elle osa dire � Julien: 
 
-- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants? 
 
-- Moi, les gronder, dit Julien �tonn�, et pourquoi? 
 
-- N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle apr�s un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'�motion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez? 
 
S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien s�rieusement, et par une dame si bien v�tue, �tait au-dessus de toutes les pr�visions de Julien: dans tous les ch�teaux en Espagne de sa jeunesse, il s'�tait dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de R�nal, de son c�t�, �tait compl�tement tromp�e par la beaut� du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'� l'ordinaire, parce que pour se rafra�chir il venait de plonger la t�te dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une jeune fille � ce fatal pr�cepteur, dont elle avait tant redout� pour ses enfants la duret� et l'air r�barbatif. Pour l'�me si paisible de Mme de R�nal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand �v�nement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut �tonn�e de se trouver ainsi � la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si pr�s de lui. 
 
-- Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrass�. 
 
De sa vie une sensation purement agr�able n'avait aussi profond�ment �mu Mme de R�nal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succ�d� � des craintes plus inqui�tantes. Ainsi ces jolis enfants, si soign�s par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un pr�tre sale et grognon. A peine entr�e sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air �tonn�, � l'aspect d'une maison si belle, �tait une gr�ce de plus aux yeux de Mme de R�nal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le pr�cepteur devait avoir un habit noir. 
 
-- Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle en s'arr�tant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin? 
 
Ces mots choqu�rent l'orgueil de Julien et dissip�rent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d'heure. 
 
-- Oui, madame, lui dit-il en cherchant � prendre un air froid; je sais le latin aussi bien que M. le cur�, et m�me quelquefois il a la bont� de dire mieux que lui. 
 
Mme de R�nal trouva que Julien avait l'air fort m�chant, il s'�tait arr�t� � deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit � mi-voix: 
 
-- N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet � mes enfants, m�me quand ils ne sauraient pas leurs le�ons. 
 
Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout � coup oublier � Julien ce qu'il devait � sa r�putation de latiniste. La figure de Mme de R�nal �tait pr�s de la sienne, il sentit le parfum des v�tements d'�t� d'une femme, chose si �tonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extr�mement et dit avec un soupir et d'une voix d�faillante: 
 
-- Ne craignez rien, madame, je vous ob�irai en tout. 
 
Ce fut en ce moment seulement, quand son inqui�tude pour ses enfants fut tout � fait dissip�e, que Mme de R�nal fut frapp�e de l'extr�me beaut� de Julien. La forme presque f�minine de ses traits et son air d'embarras, ne sembl�rent point ridicules � une femme extr�mement timide elle-m�me. L'air m�le que l'on trouve commun�ment n�cessaire � la beaut� d'un homme lui e�t fait peur. 
 
-- Quel �ge avez-vous, monsieur? dit-elle � Julien. 
 
-- Bient�t dix-neuf ans. 
 
-- Mon fils a�n� a onze ans, reprit Mme de R�nal tout � fait rassur�e, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son p�re a voulu le battre, l'enfant a �t� malade pendant toute une semaine, et cependant c'�tait un bien petit coup. 
 
Quelle diff�rence avec moi, pensa Julien. Hier encore, mon p�re m'a battu. Que ces gens riches sont heureux! 
 
Mme de R�nal en �tait d�j� � saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'�me du pr�cepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidit�, et voulut l'encourager. 
 
-- Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une gr�ce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre compte. 
 
-- On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la premi�re fois de ma vie dans une maison �trang�re, j'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n'ai jamais �t� au coll�ge, j'�tais trop pauvre; je n'ai jamais parl� � d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la L�gion d'honneur, et M. le cur� Ch�lan. Il vous rendra bon t�moignage de moi. Mes fr�res m'ont toujours battu, ne les croyez pas, s'ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais mauvaise intention. 
 
Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de R�nal. Tel est l'effet de la gr�ce parfaite, quand elle est naturelle au caract�re, et que surtout la personne qu'elle d�core ne songe pas � avoir de la gr�ce; Julien, qui se connaissait fort bien en beaut� f�minine, e�t jur� dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'id�e hardie de lui baiser la main. Bient�t il eut peur de son id�e; un instant apr�s, il se dit: Il y aurait de la l�chet� � moi de ne pas ex�cuter une action qui peut m'�tre utile, et diminuer le m�pris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier � peine arrach� � la scie. Peut-�tre Julien fut-il un peu encourag� par ce mot de joli gar�on, que depuis six mois il entendait r�p�ter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces d�bats int�rieurs, Mme de R�nal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la fa�on de d�buter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort p�le; il dit, d'un air contraint: 
 
-- Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. 
 
Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de R�nal, et la porter � ses l�vres. Elle fut �tonn�e de ce geste, et, par r�flexion, choqu�e. Comme il faisait tr�s chaud, son bras �tait tout � fait nu sous son ch�le, et le mouvement de Julien, en portant la main � ses l�vres, l'avait enti�rement d�couvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-m�me, il lui sembla qu'elle n'avait pas �t� assez rapidement indign�e. 
 
M. de R�nal, qui avait entendu parler, sortit de son cabinet; du m�me air majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages � la mairie, il dit � Julien: 
 
-- Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient. 
 
Il fit entrer Julien dans une chambre et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte ferm�e, M. de R�nal s'assit avec gravit�. 
 
-- M. le cur� m'a dit que vous �tiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content, j'aiderai � vous faire par la suite un petit �tablissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir � mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent � votre p�re. 
 
M. de R�nal �tait piqu� contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait �t� plus fin que lui. 
 
-- Maintenant,monsieur , car d'apr�s mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur, et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison de gens comme il faut; maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-il vu? dit M. de R�nal � sa femme. 
 
-- Non, mon ami, r�pondit-elle d'un air profond�ment pensif. 
 
-- Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote � lui. Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap. 
 
Plus d'une heure apr�s, quand M. de R�nal rentra avec le nouveau pr�cepteur tout habill� de noir, il retrouva sa femme assise � la m�me place. Elle se sentit tranquillis�e par la pr�sence de Julien, en l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point � elle; malgr� toute sa m�fiance du destin et des hommes, son �me dans ce moment n'�tait que celle d'un enfant; il lui semblait avoir v�cu des ann�es depuis l'instant o�, trois heures auparavant, il �tait tremblant dans l'�glise. Il remarqua l'air glac� de Mme de R�nal, il comprit qu'elle �tait en col�re de ce qu'il avait os� lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si diff�rents de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-m�me, et il avait tant d'envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de R�nal le contemplait avec des yeux �tonn�s. 
 
-- De la gravit�, monsieur, lui dit M. de R�nal, si vous voulez �tre respect� de mes enfants et de mes gens. 
 
-- Monsieur, r�pondit Julien, je suis g�n� dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n'ai jamais port� que des vestes; j'irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre. 
 
-- Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de R�nal � sa femme. 
 
Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de R�nal d�guisa la v�rit� � son mari. 
 
-- Je ne suis point aussi enchant�e que vous de ce petit paysan, vos pr�venances en feront un impertinent que vous serez oblig� de renvoyer avant un mois. 
 
-- Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il pourra m'en co�ter, et Verri�res sera accoutum�e � voir un pr�cepteur aux enfants de M. de R�nal. Ce but n'e�t point �t� rempli si j'eusse laiss� � Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, l'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert. 
 
L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant � Mme de R�nal. Les enfants, auxquels l'on avait annonc� le nouveau pr�cepteur, accablaient leur m�re de questions. Enfin Julien parut. C'�tait un autre homme. C'e�t �t� mal parler que de dire qu'il �tait grave; c'�tait la gravit� incarn�e. Il fut pr�sent� aux enfants, et leur parla d'un air qui �tonna M. de R�nal lui-m�me. 
 
-- Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de r�citer une le�on. Voici la sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, reli� en noir. C'est particuli�rement l'histoire de Notre-Seigneur J�sus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent r�citer des le�ons, faites-moi r�citer la mienne. 
 
Adolphe, l'a�n� des enfants, avait pris le livre. 
 
-- Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi le premier mot d'un alin�a. Je r�citerai par coeur le livre sacr�, r�gle de notre conduite � tous, jusqu'� ce que vous m'arr�tiez. 
 
Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien r�cita toute la page, avec la m�me facilit� que s'il e�t parl� fran�ais. M. de R�nal regardait sa femme d'un air de triomphe. Les enfants, voyant l'�tonnement de leurs parents, ouvraient de grands yeux. Un domestique vint � la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord immobile, et ensuite disparut. Bient�t la femme de chambre de madame et la cuisini�re arriv�rent pr�s de la porte; alors Adolphe avait d�j� ouvert le livre en huit endroits, et Julien r�citait toujours avec la m�me facilit�. 
 
-- Ah! mon Dieu! le joli pr�tre, dit tout haut la cuisini�re, bonne fille fort d�vote. 
 
L'amour-propre de M. de R�nal �tait inquiet; loin de songer � examiner le pr�cepteur, il �tait tout occup� � chercher dans sa m�moire quelques mots latins; enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il r�pondit en fron�ant le sourcil: 
 
-- Le saint minist�re auquel je me destine m'a d�fendu de lire un po�te aussi profane. 
 
M. de R�nal cita un assez grand nombre de pr�tendus vers d'Horace. Il expliqua � ses enfants ce que c'�tait qu'Horace; mais les enfants, frapp�s d'admiration, ne faisaient gu�re attention � ce qu'il disait. Ils regardaient Julien. 
 
Les domestiques �tant toujours � la porte, Julien crut devoir prolonger l'�preuve: 
 
-- Il faut, dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m'indique aussi un passage du livre saint. 
 
Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d'un alin�a, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manqu�t au triomphe de M. de R�nal, comme Julien r�citait, entr�rent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-pr�fet de l'arrondissement. Cette sc�ne valut � Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-m�mes n'os�rent pas le lui refuser. 
 
Le soir, tout Verri�res afflua chez M. de R�nal pour voir la merveille. Julien r�pondait � tous d'un air sombre qui tenait � distance. Sa gloire s'�tendit si rapidement dans la ville, que peu de jours apr�s, M. de R�nal, craignant qu'on ne le lui enlev�t, lui proposa de signer un engagement de deux ans. 
 
-- Non, monsieur, r�pondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais oblig� de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger � rien n'est point �gal, je le refuse. 
 
Julien sut si bien faire que, moins d'un mois apr�s son arriv�e dans la maison, M. de R�nal lui-m�me le respectait. Le cur� �tant brouill� avec MM. de R�nal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de Julien pour Napol�on, il n'en parlait qu'avec horreur. 
 
 
 
CHAPITRE VII 
 
 LES AFFINITES ELECTIVES 
 
Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant .
 UN MODERNE. 
 
 
 
Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pens�e �tait ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aim�, parce que son arriv�e avait en quelque sorte chass� l'ennui de la maison, il fut un bon pr�cepteur. Pour lui, il n'�prouvait que haine et horreur pour la haute soci�t� o� il �tait admis, � la v�rit� au bas bout de la table, ce qui explique peut-�tre la haine et l'horreur. Il y eut certains d�ners d'apparat, o� il put � grande peine contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le d� chez M. de R�nal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous pr�texte de voir les enfants. Quels �loges de la probit�! s'�cria-t-il; on dirait que c'est la seule vertu; et cependant quelle consid�ration, quel respect bas pour un homme qui �videmment a doubl� et tripl� sa fortune, depuis qu'il administre le bien des pauvres! je parierais qu'il gagne m�me sur les fonds destin�s aux enfants trouv�s, � ces pauvres dont la mis�re est encore plus sacr�e que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouv�, ha� de mon p�re, de mes fr�res, de toute ma famille. 
 
Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son br�viaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belv�d�re, et qui domine le Cours de la Fid�lit�, avait cherch� en vain � �viter ses deux fr�res, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait �t� tellement provoqu�e par le bel habit noir, par l'air extr�mement propre de leur fr�re, par le m�pris sinc�re qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser �vanoui et tout sanglant. Mme de R�nal, se promenant avec M. Valenod et le sous-pr�fet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien �tendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il donna de la jalousie � M. Valenod. 
 
Il prenait l'alarme trop t�t. Julien trouvait Mme de R�nal fort belle, mais il la ha�ssait � cause de sa beaut�; c'�tait le premier �cueil qui avait failli arr�ter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait port� � lui baiser la main. 
 
Elisa, la femme de chambre de Mme de R�nal, n'avait pas manqu� de devenir amoureuse du jeune pr�cepteur; elle en parlait souvent � sa ma�tresse. L'amour de Mlle Elisa avait valu � Julien la haine d'un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait � Elisa: Vous ne voulez plus me parler depuis que ce pr�cepteur crasseux est entr� dans la maison. Julien ne m�ritait pas cette injure; mais, par instinct de joli gar�on, il redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas � un jeune abb�. A la soutane pr�s, c'�tait le costume que portait Julien. 
 
Mme de R�nal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume � Mlle Elisa; elle apprit que ces entretiens �taient caus�s par la p�nurie de la tr�s petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il �tait oblig� de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est pour ces petits soins qu'Elisa lui �tait utile. Cette extr�me pauvret�, qu'elle ne soup�onnait pas, toucha Mme de R�nal; elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette r�sistance int�rieure fut le premier sentiment p�nible que lui causa Julien. Jusque-l� le nom de Julien et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle �taient synonymes pour elle. Tourment�e par l'id�e de la pauvret� de Julien, Mme de R�nal parla � son mari de lui faire un cadeau de linge: 
 
-- Quelle duperie! r�pondit-il. Quoi! faire des cadeaux � un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? ce serait dans le cas o� il se n�gligerait qu'il faudrait stimuler son z�le. 
 
Mme de R�nal fut humili�e de cette mani�re de voir; elle ne l'e�t pas remarqu�e avant l'arriv�e de Julien. Elle ne voyait jamais l'extr�me propret� de la mise, d'ailleurs fort simple, du jeune abb�, sans se dire: Ce pauvre gar�on, comment peut-il faire? 
 
Peu � peu, elle eut piti� de tout ce qui manquait � Julien, au lieu d'en �tre choqu�e. 
 
Mme de R�nal �tait une de ces femmes de province que l'on peut tr�s bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on les voit. Elle n'avait aucune exp�rience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Dou�e d'une �me d�licate et d�daigneuse, cet instinct de bonheur naturel � tous les �tres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers au milieu desquels le hasard l'avait jet�e. 
 
On l'e�t remarqu�e pour le naturel et la vivacit� d'esprit, si elle e�t re�u la moindre �ducation. Mais en sa qualit� d'h�riti�re, elle avait �t� �lev�e chez des religieuses adoratrices passionn�es duSacr�-Coeur de J�sus , et anim�es d'une haine violente pour les Fran�ais ennemis des j�suites. Mme de R�nal s'�tait trouv� assez de sens pour oublier bient�t, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien � la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries pr�coces dont elle avait �t� l'objet, en sa qualit� d'h�riti�re d'une grande fortune, et un penchant d�cid� � la d�votion passionn�e lui avaient donn� une mani�re de vivre tout int�rieure. Avec l'apparence de la condescendance la plus parfaite, et d'une abn�gation de volont�, que les maris de Verri�res citaient en exemple � leurs femmes, et qui faisait l'orgueil de M. de R�nal, la conduite habituelle de son �me �tait en effet le r�sultat de l'humeur la plus alti�re. Telle princesse, cit�e � cause de son orgueil, pr�te infiniment plus d'attention � ce que ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n'en donnait � tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu'� l'arriv�e de Julien, elle n'avait r�ellement eu d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilit� de cette �me qui, de la vie, n'avait ador� que Dieu, quand elle �tait auSacr�-Coeurde Besan�on. 
 
Sans qu'elle daign�t le dire � personne, un acc�s de fi�vre d'un de ses fils la mettait presque dans le m�me �tat que si l'enfant e�t �t� mort. Un �clat de rire grossier, un haussement d'�paules, accompagn� de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d'�panchement l'avait port�e � faire � son mari, dans les premi�res ann�es de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le coeur de Mme de R�nal. Voil� ce qu'elle trouva au lieu des flatteries empress�es et mielleuses du couvent j�suitique o� elle avait pass� sa jeunesse. Son �ducation fut faite par la douleur. Trop fi�re pour parler de ce genre de chagrins, m�me � son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes �taient comme son mari, M. Valenod et le sous-pr�fet Charcot de Maugiron. La grossi�ret�, et la plus brutale insensibilit� � tout ce qui n'�tait pas int�r�t d'argent, de pr�s�ance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles � ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre. 
 
Apr�s de longues ann�es, Mme de R�nal n'�tait pas encore accoutum�e � ces gens � argent au milieu desquels il fallait vivre. 
 
De l� le succ�s du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveaut�, dans la sympathie de cette �me noble et fi�re. Mme de R�nal lui eut bient�t pardonn� son ignorance extr�me qui �tait une gr�ce de plus, et la rudesse de ses fa�ons qu'elle parvint � corriger. Elle trouva qu'il valait la peine de l'�couter, m�me quand on parlait des choses les plus communes, m�me quand il s'agissait d'un pauvre chien �cras�, comme il traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire � son mari, tandis qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqu�s de Julien. La g�n�rosit�, la noblesse d'�me, l'humanit� lui sembl�rent peu � peu n'exister que chez ce jeune abb�. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et m�me l'admiration que ces vertus excitent chez les �mes bien n�es. 
 
A Paris, la position de Julien envers Mme de R�nal e�t �t� bien vite simplifi�e; mais � Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune pr�cepteur et sa timide ma�tresse auraient retrouv� dans trois ou quatre romans, et jusque dans les couplets du Gymnase, l'�claircissement de leur position. Les romans leur auraient trac� le r�le � jouer, montr� le mod�le � imiter; et ce mod�le, t�t ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-�tre en rechignant, la vanit� e�t forc� Julien � le suivre. 
 
Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyr�n�es, le moindre incident e�t �t� rendu d�cisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la d�licatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente ans sinc�rement sage, occup�e de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu � peu dans les provinces, il y a plus de naturel. 
 
Souvent, en songeant � la pauvret� du jeune pr�cepteur, Mme de R�nal �tait attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant tout � fait. 
 
-- Eh! madame, vous serait-il arriv� quelque malheur? 
 
-- Non, mon ami, lui r�pondit-elle; appelez les enfants, allons nous promener. 
 
Elle prit son bras et s'appuya d'une fa�on qui parut singuli�re � Julien. C'�tait pour la premi�re fois qu'elle l'avait appel� mon ami. 
 
Vers la fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas. 
 
-- On vous aura racont�, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique h�riti�re d'une tante fort riche qui habite Besan�on. Elle me comble de pr�sents... Mes fils font des progr�s... si �tonnants... que je voudrais vous prier d'accepter un petit pr�sent comme marque de ma reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler. 
 
-- Quoi, madame? dit Julien. 
 
-- Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la t�te, de parler de ceci � mon mari. 
 
-- Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s'arr�tant, les yeux brillants de col�re, et se relevant de toute sa hauteur, c'est � quoi vous n'avez pas assez r�fl�chi. Je serais moins qu'un valet si je me mettais dans le cas de cacher � M. de R�nal quoi que ce soit de relatif � mon argent. 
 
Mme de R�nal �tait atterr�e. 
 
-- M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs depuis que j'habite sa maison, je suis pr�t � montrer mon livre de d�penses � M. de R�nal et � qui que ce soit, m�me � M. Valenod qui me hait. 
 
A la suite de cette sortie, Mme de R�nal �tait rest�e p�le et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre p�t trouver un pr�texte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de R�nal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant � elle, elle le respecta, elle l'admira, elle en avait �t� grond�e. Sous pr�texte de r�parer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait caus�e, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveaut� de ces mani�res fit pendant huit jours le bonheur de Mme de R�nal. Leur effet fut d'apaiser en partie la col�re de Julien; il �tait loin d'y voir rien qui p�t ressembler � un go�t personnel. 
 
Voil�, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient, et croient ensuite pouvoir tout r�parer par quelques singeries! 
 
Le coeur de Mme de R�nal �tait trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgr� ses r�solutions � cet �gard, elle ne racont�t pas � son mari l'offre qu'elle avait faite � Julien, et la fa�on dont elle avait �t� repouss�e. 
 
-- Comment, reprit M. de R�nal vivement piqu�, avez-vous pu tol�rer un refus de la part d'undomestique ? 
 
Et comme Mme de R�nal se r�criait sur ce mot: 
 
-- Je parle, madame, comme feu M. le prince de Cond�, pr�sentant ses chambellans � sa nouvelle �pouse: �Tous ces gens-l� , lui dit-il,sont nos domestiques . � Je vous ai lu ce passage des M�moires de Besenval, essentiel pour les pr�s�ances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui vit chez vous et re�oit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots � ce monsieur Julien, et lui donner cent francs. 
 
-- Ah! mon ami, dit Mme de R�nal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques! 
 
-- Oui, ils pourraient �tre jaloux et avec raison, dit son mari en s'�loignant et pensant � la quotit� de la somme. 
 
Mme de R�nal tomba sur une chaise, presque �vanouie de douleur! Il va humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari, et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences. 
 
Lorsqu'elle revit Julien, elle �tait toute tremblante, sa poitrine �tait tellement contract�e qu'elle ne put parvenir � prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra. 
 
-- Eh bien! mon ami, lui dit-elle enfin, �tes-vous content de mon mari? 
 
-- Comment ne le serais-je pas? r�pondit Julien avec un sourire amer; il m'a donn� cent francs. 
 
Mme de R�nal le regarda comme incertaine. 
 
-- Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu. 
 
Elle osa aller jusque chez le libraire de Verri�res, malgr� son affreuse r�putation de lib�ralisme. L�, elle choisit pour dix louis de livres qu'elle donna � ses fils. Mais ces livres �taient ceux qu'elle savait que Julien d�sirait. Elle exigea que l�, dans la boutique du libraire, chacun des enfants �criv�t son nom sur les livres qui lui �taient �chus en partage. Pendant que Mme de R�nal �tait heureuse de la sorte de r�paration qu'elle avait l'audace de faire � Julien, celui-ci �tait �tonn� de la quantit� de livres qu'il apercevait chez le libraire. Jamais il n'avait os� entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer � deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de R�nal, il r�vait profond�ment au moyen qu'il y aurait, pour un jeune �tudiant en th�ologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l'id�e qu'il serait possible avec de l'adresse de persuader � M. de R�nal qu'il fallait donner pour sujet de th�me � ses fils l'histoire des gentilshommes c�l�bres n�s dans la province. Apr�s un mois de soins, Julien vit r�ussir cette id�e, et � un tel point que, quelque temps apr�s, il osa hasarder, en parlant � M. de R�nal, la mention d'une action bien autrement p�nible pour le noble maire; il s'agissait de contribuer � la fortune d'un lib�ral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de R�nal convenait bien qu'il �tait sage de donner � son fils a�n� l'id�e de visu de plusieurs ouvrages qu'il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait � l'Ecole militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner � ne pas aller plus loin. Il soup�onnait une raison secr�te, mais ne pouvait la deviner. 
 
-- Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute inconvenance � ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un R�nal par�t sur le sale registre du libraire. 
 
Le front de M. de R�nal s'�claircit. 
 
-- Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton plus humble, pour un pauvre �tudiant en th�ologie, si l'on pouvait un jour d�couvrir que son nom a �t� sur le registre d'un libraire loueur de livres. Les lib�raux pourraient m'accuser d'avoir demand� les livres les plus inf�mes; qui sait m�me s'ils n'iraient pas jusqu'� �crire apr�s mon nom les titres de ces livres pervers? 
 
Mais Julien s'�loignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. Je tiens mon homme, se dit-il. 
 
Quelques jours apr�s, l'a�n� des enfants interrogeant Julien sur un livre annonc� dansLa Quotidienne , en pr�sence de M. de R�nal: 
 
-- Pour �viter tout sujet de triomphe au parti jacobin, dit le jeune pr�cepteur, et cependant me donner les moyens de r�pondre � M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens. 
 
-- Voil� une id�e qui n'est pas mal, dit M. de R�nal �videmment fort joyeux. 
 
-- Toutefois il faudrait sp�cifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien � de certaines gens, quand ils voient le succ�s des affaires qu'ils ont le plus longtemps d�sir�es, il faudrait sp�cifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-m�me. 
 
-- Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de R�nal, d'un air hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant mezzo-termine invent� par le pr�cepteur de ses enfants. 
 
La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites n�gociations; et leur succ�s l'occupait beaucoup plus que le sentiment de pr�f�rence marqu�e qu'il n'e�t tenu qu'� lui de lire dans le coeur de Mme de R�nal. 
 
La position morale o� il avait �t� toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verri�res. L�, comme � la scierie de son p�re, il m�prisait profond�ment les gens avec qui il vivait et en �tait ha�. Il voyait chaque jour dans les r�cits faits par le sous-pr�fet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, � l'occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs id�es ressemblaient peu � la r�alit�. Une action lui semblait-elle admirable, c'�tait celle-l� pr�cis�ment qui attirait le bl�me des gens qui l'environnaient. Sa r�plique int�rieure �tait toujours: Quels monstres ou quels sots! Le plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait absolument rien � ce dont on parlait. 
 
De la vie, il n'avait parl� avec sinc�rit� qu'au vieux chirurgien-major; le peu d'id�es qu'il avait �taient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou � la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au r�cit circonstanci� des op�rations les plus douloureuses; il se disait: Je n'aurais pas sourcill�. 
 
La premi�re fois que Mme de R�nal essaya avec lui une conversation �trang�re � l'�ducation des enfants, il se mit � parler d'op�rations chirurgicales; elle p�lit et le pria de cesser. 
 
Julien ne savait rien au-del�. Ainsi, passant sa vie avec Mme de R�nal, le silence le plus singulier s'�tablissait entre eux d�s qu'ils �taient seuls. Dans le salon, quelle que f�t l'humilit� de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de sup�riorit� intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrass�. Elle en �tait inqui�te, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'�tait nullement tendre. 
 
D'apr�s je ne sais quelle id�e prise dans quelque r�cit de la bonne soci�t�, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, d�s qu'on se taisait dans un lieu o� il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humili�, comme si ce silence e�t �t� son tort particulier. Cette sensation �tait cent fois plus p�nible dans le t�te-�-t�te. Son imagination remplie des notions les plus exag�r�es, les plus espagnoles, sur ce qu'un homme doit dire, quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des id�es inadmissibles. Son �me �tait dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air s�v�re, pendant ses longues promenades avec Mme de R�nal et les enfants, �tait augment� par les souffrances les plus cruelles. Il se m�prisait horriblement. Si par malheur il se for�ait � parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de mis�re, il voyait et s'exag�rait son absurdit�; mais ce qu'il ne voyait pas, c'�tait l'expression de ses yeux; ils �taient si beaux et annon�aient une �me si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant � ce qui n'en avait pas. Mme de R�nal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais � dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque �v�nement impr�vu, il ne songeait pas � bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la g�taient pas en lui pr�sentant des id�es nouvelles et brillantes, elle jouissait avec d�lices des �clairs d'esprit de Julien. 
 
Depuis la chute de Napol�on, toute apparence de galanterie est s�v�rement bannie des moeurs de la province. On a peur d'�tre destitu�. Les fripons cherchent un appui dans la congr�gation; et l'hypocrisie a fait les plus beaux progr�s m�me dans les classes lib�rales. L'ennui redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture. 
 
Mme de R�nal, riche h�riti�re d'une tante d�vote, mari�e � seize ans � un bon gentilhomme, n'avait de sa vie �prouv� ni vu rien qui ressembl�t le moins du monde � l'amour. Ce n'�tait gu�re que son confesseur, le bon cur� Ch�lan, qui lui avait parl� de l'amour, � propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si d�go�tante, que ce mot ne lui repr�sentait que l'id�e du libertinage le plus abject. Elle regardait comme une exception, ou m�me comme tout � fait hors de nature, l'amour tel qu'elle l'avait trouv� dans le tr�s petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Gr�ce � cette ignorance, Mme de R�nal, parfaitement heureuse, occup�e sans cesse de Julien, �tait loin de se faire le plus petit reproche. 
 
 CHAPITRE VIII 
 
 PETITS EVENEMENTS 
 
 Then there were sighs, the deeper for suppression,
 And stolen glances, sweeter for the theft,
 And burning blushes, though for no transgression .
 Don Juan C. 1, st. 74.
 
 
 
 
L'ang�lique douceur que Mme de R�nal devait � son caract�re et � son bonheur actuel n'�tait un peu alt�r�e que quand elle venait � songer � sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un h�ritage, alla se confesser au cur� Ch�lan et lui avoua le projet d'�pouser Julien. Le cur� eut une v�ritable joie du bonheur de son ami; mais sa surprise fut extr�me, quand Julien lui dit d'un air r�solu que l'offre de Mlle Elisa ne pouvait lui convenir. 
 
-- Prenez garde, mon enfant, � ce qui se passe dans votre coeur, dit le cur� fron�ant le sourcil; jevous f�licite de votre vocation, si c'est � elle seule que vous devez le m�pris d'une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonn�s que je suis cur� de Verri�res, et cependant, suivant toute apparence, je vais �tre destitu�. Ceci m'afflige, et toutefois j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce d�tail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce qui vous attend dans l'�tat de pr�tre. Si vous songez � faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte �ternelle est assur�e. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux mis�rables, flatter le sous-pr�fet, le maire, l'homme consid�r�, et servir ses passions: cette conduite, qui dans le monde s'appelle savoir vivre, peut, pour un la�que, n'�tre pas absolument incompatible avec le salut; mais, dans notre �tat, il faut opter; il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre, il n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, r�fl�chissez, et revenez dans trois jours me rendre une r�ponse d�finitive. J'entrevois avec peine, au fond de votre caract�re, une ardeur sombre qui ne m'annonce pas la mod�ration et la parfaite abn�gation des avantages terrestres n�cessaires � un pr�tre; j'augure bien de votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon cur�, les larmes aux yeux, dans l'�tat de pr�tre, je tremblerai pour votre salut. 
 
Julien avait honte de son �motion; pour la premi�re fois de sa vie, il se voyait aim�; il pleurait avec d�lices, et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verri�res. 
 
Pourquoi l'�tat o� je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon cur� Ch�lan, et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il m'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secr�te dont il me parle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'�tre pr�tre, et cela pr�cis�ment quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rente allait lui donner la plus haute id�e de ma pi�t� et de ma vocation. 
 
A l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caract�re que j'aurai �prouv�es. Qui m'e�t dit que je trouverais du plaisir � r�pandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu'un sot! 
 
Trois jours apr�s, Julien avait trouv� le pr�texte dont il e�t d� se munir d�s le premier jour; ce pr�texte �tait une calomnie, mais qu'importe? Il avoua au cur�, avec beaucoup d'h�sitation, qu'une raison qu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait � un tiers, l'avait d�tourn� tout d'abord de l'union projet�e. C'�tait accuser la conduite d'Elisa. M. Ch�lan trouva dans ses mani�res un certain feu tout mondain, bien diff�rent de celui qui e�t d� animer un jeune l�vite. 
 
-- Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plut�t qu'un pr�tre sans vocation. 
 
Julien r�pondit � ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles: il trouvait les mots qu'e�t employ�s un jeune s�minariste fervent; mais le ton dont il les pronon�ait, mais le feu mal cach� qui �clatait dans ses yeux alarmaient M. Ch�lan. 
 
Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal � son �ge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards; il avait �t� priv� de la vue des grands mod�les. Par la suite, � peine lui eut-il �t� donn� d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles. 
 
Mme de R�nal fut �tonn�e que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rend�t pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le cur�, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla de son mariage. 
 
Mme de R�nal se crut malade; une sorte de fi�vre l'emp�chait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'� eux et au bonheur qu'ils trouveraient dans leur m�nage. La pauvret� de cette petite maison, o� l'on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se peignait � elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait tr�s bien se faire avocat � Bray, la sous-pr�fecture � deux lieues de Verri�res; dans ce cas elle le verrait quelquefois. 
 
Mme de R�nal crut sinc�rement qu'elle allait devenir folle; elle le dit � son mari, et enfin tomba malade. Le soir m�me, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Elisa dans ce moment, et venait de la brusquer; elle lui en demanda pardon. Les larmes d'Elisa redoubl�rent; elle lui dit que si sa ma�tresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur. 
 
-- Dites, r�pondit Mme de R�nal. 
 
-- Eh bien, madame, il me refuse; des m�chants lui auront dit du mal de moi, il les croit. 
 
-- Qui vous refuse? dit Mme de R�nal respirant � peine. 
 
-- Eh qui, madame, si ce n'est M. Julien? r�pliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le cur� n'a pu vaincre sa r�sistance; car M. le cur� trouve qu'il ne doit pas refuser une honn�te fille, sous pr�texte qu'elle a �t� femme de chambre. Apr�s tout, le p�re de M. Julien n'est autre chose qu'un charpentier; lui-m�me comment gagnait-il sa vie avant d'�tre chez madame? 
 
Mme de R�nal n'�coutait plus; l'exc�s du bonheur lui avait presque �t� l'usage de la raison. Elle se fit r�p�ter plusieurs fois l'assurance que Julien avait refus� d'une fa�on positive, et qui ne permettait plus de revenir � une r�solution plus sage. 
 
-- Je veux tenter un dernier effort, dit-elle � sa femme de chambre, je parlerai � M. Julien. 
 
Le lendemain apr�s le d�jeuner, Mme de R�nal se donna la d�licieuse volupt� de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d'Elisa refus�es constamment pendant une heure. 
 
Peu � peu Julien sortit de ses r�ponses compass�es, et finit par r�pondre avec esprit aux sages repr�sentations de Mme de R�nal. Elle ne put r�sister au torrent de bonheur qui inondait son �me apr�s tant de jours de d�sespoir. Elle se trouva mal tout � fait. Quand elle fut remise et bien �tablie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle �tait profond�ment �tonn�e. 
 
Aurais-je de l'amour pour Julien? se dit-elle enfin. 
 
Cette d�couverte, qui dans tout autre moment l'aurait plong�e dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu'un spectacle singulier, mais comme indiff�rent. Son �me, �puis�e par tout ce qu'elle venait d'�prouver, n'avait plus de sensibilit� au service des passions. 
 
Mme de R�nal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil; quand elle se r�veilla, elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait d�. Elle �tait trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Na�ve et innocente, jamais cette bonne provinciale n'avait tortur� son �me, pour t�cher d'en arracher un peu de sensibilit� � quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Enti�rement absorb�e, avant l'arriv�e de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d'une bonne m�re de famille, Mme de R�nal pensait aux passions, comme nous pensons � la loterie: duperie certaine et bonheur cherch� par des fous. 
 
La cloche du d�ner sonna; Mme de R�nal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d'un affreux mal de t�te. 
 
-- Voil� comme sont toutes les femmes, lui r�pondit M. de R�nal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose � raccommoder � ces machines-l�! 
 
Quoique accoutum�e � ce genre d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de R�nal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien; il e�t �t� l'homme le plus laid, que dans cet instant il lui e�t plu. 
 
Attentif � copier les habitudes des gens de cour, d�s les premiers beaux jours du printemps, M. de R�nal s'�tablit � Vergy; c'est le village rendu c�l�bre par l'aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l'ancienne �glise gothique, M. de R�nal poss�de un vieux ch�teau avec ses quatre tours, et un jardin dessin� comme celui des Tuileries, avec force bordures de buis et all�es de marronniers taill�sdeux fois par an. Un champ voisin, plant� de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques �taient au bout du verger; leur feuillage immense s'�levait peut-�tre � quatre-vingts pieds de hauteur. 
 
Chacun de ces maudits noyers, disait M. de R�nal quand sa femme les admirait, me co�te la r�colte d'un demi-arpent, le bl� ne peut venir sous leur ombre. 
 
La vue de la campagne sembla nouvelle � Mme de R�nal; son admiration allait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle �tait anim�e lui donnait de l'esprit et de la r�solution. D�s le surlendemain de l'arriv�e � Vergy, M. de R�nal �tant retourn� � la ville, pour les affaires de la mairie, Mme de R�nal prit des ouvriers � ses frais. Julien lui avait donn� l'id�e d'un petit chemin sabl�, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener d�s le matin, sans que leurs souliers fussent mouill�s par la ros�e. Cette id�e fut mise � ex�cution moins de vingt-quatre heures apr�s avoir �t� con�ue. Mme de R�nal passa toute la journ�e gaiement avec Julien � diriger les ouvriers. 
 
Lorsque le maire de Verri�res revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l'all�e faite. Son arriv�e surprit aussi Mme de R�nal; elle avait oubli� son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, uner�parationaussi importante, mais Mme de R�nal l'avait ex�cut�e � ses frais, ce qui le consolait un peu. 
 
Elle passait ses journ�es � courir avec ses enfants dans le verger, et � faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvresl�pidopt�res . C'est le nom barbare que Julien apprenait � Mme de R�nal. Car elle avait fait venir de Besan�on le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singuli�res de ces pauvres b�tes. 
 
On les piquait sans piti� avec des �pingles dans un grand cadre de carton arrang� aussi par Julien. 
 
Il y eut enfin entre Mme de R�nal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus expos� � l'affreux supplice que lui donnaient les moments de silence. 
 
Ils se parlaient sans cesse, et avec un int�r�t extr�me, quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occup�e et gaie, �tait du go�t de tout le monde, except� de Mlle Elisa, qui se trouvait exc�d�e de travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal � Verri�res, madame ne s'est donn� tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par jour. 
 
Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de R�nal, qui avait une peau superbe, ne se f�t arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort d�couverts. Elle �tait tr�s bien faite, et cette mani�re de se mettre lui allait � ravir. 
 
-- Jamais vousn'avez �t� si jeune , madame, lui disaient ses amis de Verri�res qui venaient d�ner � Vergy. (C'est une fa�on de parler du pays.) 
 
Une chose singuli�re, qui trouvera peu de croyance parmi nous, c'�tait sans intention directe que Mme de R�nal se livrait � tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps qu'elle ne passait pas � la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec Elisa � b�tir des robes. Sa seule course � Verri�res fut caus�e par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'�t� qu'on venait d'apporter de Mulhouse. 
 
Elle ramena � Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de R�nal s'�tait li�e insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait �t� sa compagne auSacr�-Coeur . 
 
Mme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les id�es folles de sa cousine: seule, jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces id�es impr�vues qu'on e�t appel�es saillies � Paris, Mme de R�nal en avait honte comme d'une sottise, quand elle �tait avec son mari; mais la pr�sence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d'abord ses pens�es d'une voix timide; quand ces dames �taient longtemps seules, l'esprit de Mme de R�nal s'animait, et une longue matin�e solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A ce voyage la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse. 
 
Julien, de son c�t�, avait v�cu en v�ritable enfant depuis son s�jour � la campagne, aussi heureux de courir � la suite des papillons que ses �l�ves. Apr�s tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de R�nal, il se livrait au plaisir d'exister, si vif � cet �ge, et au milieu des plus belles montagnes du monde. 
 
D�s l'arriv�e de Mme Derville il sembla � Julien qu'elle �tait son amie; il se h�ta de lui montrer le point de vue que l'on a de l'extr�mit� de la nouvelle all�e sous les grands noyers; dans le fait, il est �gal, si ce n'est sup�rieur � ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l'on monte la c�te rapide qui commence � quelques pas de l�, on arrive bient�t � de grands pr�cipices bord�s par des bois de ch�nes, qui s'avancent presque jusque sur la rivi�re. C'est sur les sommets de ces rochers coup�s � pic, que Julien, heureux, libre, et m�me quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes. 
 
-- C'est pour moi comme de la musique de Mozart, disait Mme Derville. 
 
La jalousie de ses fr�res, la pr�sence d'un p�re despote et rempli d'humeur avaient g�t� aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verri�res. A Vergy, il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la premi�re fois de sa vie, il ne voyait point d'ennemi. Quand M. de R�nal �tait � la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bient�t, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d'un vase � fleurs renvers�, il put se livrer au sommeil; le jour, dans l'intervalle des le�ons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique r�gle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait � la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de d�couragement. 
 
Certaines choses que Napol�on dit des femmes, plusieurs discussions sur le m�rite des romans � la mode sous son r�gne lui donn�rent alors, pour la premi�re fois, quelques id�es que tout autre jeune homme de son �ge aurait eues depuis longtemps. 
 
Les grandes chaleurs arriv�rent. On prit l'habitude de passer les soir�es sous un immense tilleul � quelques pas de la maison. L'obscurit� y �tait profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec d�lices du plaisir de bien parler et � des femmes jeunes; en gesticulant, il toucha la main de Mme de R�nal qui �tait appuy�e sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins. 
 
Cette main se retira bien vite; mais Julien pensa qu'il �tait de sondevoird'obtenir que l'on ne retir�t pas cette main quand il la touchait. L'id�e d'un devoir � accomplir, et d'un ridicule ou plut�t d'un sentiment d'inf�riorit� � encourir si l'on n'y parvenait pas, �loigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur. 
 
 
 
CHAPITRE IX 
 
 UNE SOIREE A LA CAMPAGNE 
 
La Didon de M. Gu�rin, esquisse charmante. 
STROMBECK. 
 
 
 
Ses regards, le lendemain, quand il revit Mme de R�nal, �taient singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si diff�rents de ceux de la veille, firent perdre la t�te � Mme de R�nal: elle avait �t� bonne pour lui, et il paraissait f�ch�. Elle ne pouvait d�tacher ses regards des siens. 
 
La pr�sence de Mme Derville permettait � Julien de moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la t�te. Son unique affaire, toute cette journ�e, fut de se fortifier par la lecture du livre inspir� qui retrempait son �me. 
 
Il abr�gea beaucoup les le�ons des enfants, et ensuite, quand la pr�sence de Mme de R�nal vint le rappeler tout � fait aux soins de sa gloire, il d�cida qu'il fallait absolument qu'elle perm�t ce soir-l� que sa main rest�t dans la sienne. 
 
Le soleil en baissant, et rapprochant le moment d�cisif, fit battre le coeur de Julien d'une fa�on singuli�re. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui �ta un poids immense de dessus la poitrine, qu'elle serait fort obscure. Le ciel charg� de gros nuages, promen�s par un vent tr�s chaud, semblait annoncer une temp�te. Les deux amies se promen�rent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-l� semblait singulier � Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines �mes d�licates, semble augmenter le plaisir d'aimer. 
 
On s'assit enfin, Mme de R�nal � c�t� de Julien, et Mme Derville pr�s de son amie. Pr�occup� de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien � dire. La conversation languissait. 
 
Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra? se dit Julien, car il avait trop de m�fiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l'�tat de son �me. 
 
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent sembl� pr�f�rables. Que de fois ne d�sira-t-il pas voir survenir � Mme de R�nal quelque affaire qui l'oblige�t de rentrer � la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien �tait oblig� de se faire �tait trop forte pour que sa voix ne f�t pas profond�ment alt�r�e; bient�t la voix de Mme de R�nal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aper�ut point. L'affreux combat que le devoir livrait � la timidit� �tait trop p�nible pour qu'il f�t en �tat de rien observer hors lui-m�me. Neuf heures trois quarts venaient de sonner � l'horloge du ch�teau, sans qu'il e�t encore rien os�. Julien, indign� de sa l�chet�, se dit: Au moment pr�cis o� dix heures sonneront, j'ex�cuterai ce que, pendant toute la journ�e; je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me br�ler la cervelle. 
 
 Apr�s un dernier moment d'attente et d'anxi�t�, pendant lequel l'exc�s de l'�motion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonn�rent � l'horloge qui �tait au-dessus de sa t�te. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique. 
 
Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il �tendit la main et prit celle de Mme de R�nal, qui la retira aussit�t. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien �mu lui-m�me, il fut frapp� de la froideur glaciale de la main qu'il prenait; il la serrait avec une force convulsive; on fit un dernier effort pour la lui �ter, mais enfin cette main lui resta. 
 
Son �me fut inond�e de bonheur, non qu'il aim�t Mme de R�nal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aper��t de rien, il se crut oblig� de parler; sa voix alors �tait �clatante et forte. Celle de Mme de R�nal, au contraire, trahissait tant d'�motion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: si Mme de R�nal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse o� j'ai pass� la journ�e. J'ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis. 
 
Au moment o� Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait. 
 
Mme de R�nal, qui se levait d�j�, se rassit, en disant, d'une voix mourante: 
 
-- Je me sens, � la v�rit�, un peu malade, mais le grand air me fait du bien. 
 
Ces mots confirm�rent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, �tait extr�me: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus aimable aux deux amies qui l'�coutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette �loquence qui lui arrivait tout � coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatigu�e du vent qui commen�ait � s'�lever et qui pr�c�dait la temp�te, ne voul�t rentrer seule au salon. Alors il serait rest� en t�te-�-t�te avec Mme de R�nal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu'il �tait hors de sa puissance de dire le mot le plus simple � Mme de R�nal. Quelque l�gers que fussent ses reproches, il allait �tre battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir, an�anti. 
 
Heureusement pour lui, ce soir-l�, ses discours touchants et emphatiques trouv�rent gr�ce devant Mme Derville, qui tr�s souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de R�nal la main dans celle de Julien, elle ne pensait � rien; elle se laissait vivre. Les heures qu'on passa sous ce grand tilleul, que la tradition du pays dit plant� par Charles le T�m�raire, furent pour elle une �poque de bonheur. Elle �coutait avec d�lices les g�missements du vent dans l'�pais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commen�aient � tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l'e�t bien rassur�; Mme de R�nal, qui avait �t� oblig�e de lui �ter sa main, parce qu'elle se leva pour aider sa cousine � relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser � leurs pieds, fut � peine assise de nouveau, qu'elle lui rendit sa main presque sans difficult�, et comme si d�j� c'e�t �t� entre eux une chose convenue. 
 
Minuit �tait sonn� depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se s�para. Mme de R�nal, transport�e du bonheur d'aimer, �tait tellement ignorante, qu'elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui �tait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien, mortellement fatigu� des combats que toute la journ�e la timidit� et l'orgueil s'�taient livr�s dans son coeur. 
 
Le lendemain on le r�veilla � cinq heures; et, ce qui e�t �t� cruel pour Mme de R�nal, si elle l'e�t su, � peine lui donna-t-il une pens�e. Il avait faitson devoir, et un devoir h�ro�que . Rempli de bonheur par ce sentiment, il s'enferma � clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau � la lecture des exploits de son h�ros. 
 
Quand la cloche du d�jeuner se fit entendre, il avait oubli�, en lisant les bulletins de la Grande Arm�e, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d'un ton l�ger, en descendant au salon: il faut dire � cette femme que je l'aime. 
 
Au lieu de ces regards charg�s de volupt�, qu'il s'attendait � rencontrer, il trouva la figure s�v�re de M. de R�nal, qui, arriv� depuis deux heures de Verri�res, ne cachait point son m�contentement de ce que Julien passait toute la matin�e sans s'occuper des enfants. Rien n'�tait laid comme cet homme important, ayant de l'humeur et croyant pouvoir la montrer. 
 
Chaque mot aigre de son mari per�ait le coeur de Mme de R�nal. Quant � Julien, il �tait tellement plong� dans l'extase, encore si occup� des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu'� peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'� �couter les propos durs que lui adressait M. de R�nal. Il lui dit enfin, assez brusquement: 
 
-- J'�tais malade. 
 
Le ton de cette r�ponse e�t piqu� un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verri�res, il eut quelque id�e de r�pondre � Julien en le chassant � l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il s'�tait faite de ne jamais trop se h�ter en affaires. 
 
Ce jeune sot, se dit-il bient�t, s'est fait une sorte de r�putation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il �pousera Elisa, et dans les deux cas, au fond du coeur, il pourra se moquer de moi. 
 
Malgr� la sagesse de ses r�flexions, le m�contentement de M. de R�nal n'en �clata pas moins par une suite de mots grossiers qui peu � peu irrit�rent Julien. Mme de R�nal �tait sur le point de fondre en larmes. A peine le d�jeuner fut-il fini, qu'elle demanda � Julien de lui donner le bras pour la promenade, elle s'appuyait sur lui avec amiti�. A tout ce que Mme de R�nal lui disait, Julien ne pouvait que r�pondre � demi-voix: 
 
--Voil� bien les gens riches!
 
M. de R�nal marchait tout pr�s d'eux; sa pr�sence augmentait la col�re de Julien. Il s'aper�ut tout � coup que Mme de R�nal s'appuyait sur son bras d'une fa�on marqu�e; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et d�gagea son bras. 
 
Heureusement M. de R�nal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarqu�e que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de R�nal se mit � poursuivre � coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger. 
 
-- Monsieur Julien, de gr�ce, mod�rez-vous; songez que nous avons tous des moments d'humeur, dit rapidement Mme Derville. 
 
Julien la regarda froidement avec des yeux o� se peignait le plus souverain m�pris. 
 
Ce regard �tonna Mme Derville, et l'e�t surprise bien davantage si elle en e�t devin� la v�ritable expression; elle y e�t lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d'humiliation qui ont fait les Robespierre. 
 
-- Votre Julien est bien violent, il m'effraie, dit tout bas Mme Derville � son amie. 
 
-- Il a raison d'�tre en col�re, lui r�pondit celle-ci. Apr�s les progr�s �tonnants qu'il a fait faire aux enfants, qu'importe qu'il passe une matin�e sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs. 
 
Pour la premi�re fois de sa vie, Mme de R�nal sentit une sorte de d�sir de vengeance contre son mari. La haine extr�me qui animait Julien contre les riches allait �clater. Heureusement M. de R�nal appela son jardinier, et resta occup� avec lui � barrer, avec des fagots d'�pines, le sentier abusif � travers le verger. Julien ne r�pondit pas un seul mot aux pr�venances dont pendant tout le reste de la promenade il fut l'objet. A peine M. de R�nal s'�tait-il �loign�, que les deux amies, se pr�tendant fatigu�es, lui avaient demand� chacune un bras. 
 
Entre ces deux femmes dont un trouble extr�me couvrait les joues de rougeur et d'embarras, la p�leur hautaine, l'air sombre et d�cid� de Julien formait un �trange contraste. Il m�prisait ces femmes, et tous les sentiments tendres. 
 
Quoi! se disait-il, pas m�me cinq cents francs de rente pour terminer mes �tudes! Ah! comme je l'enverrais promener! 
 
Absorb� par ces id�es s�v�res, le peu qu'il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui d�plaisait comme vide de sens, niais, faible, en un motf�minin . 
 
A force de parler pour parler, et de chercher � maintenir la conversation vivante, il arriva � Mme de R�nal de dire que son mari �tait venu de Verri�res parce qu'il avait fait march�, pour de la paille de ma�s, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c'est avec de la paille de ma�s que l'on remplit les paillasses des lits.) 
 
-- Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de R�nal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s'occuper d'achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de ma�s dans tous les lits du premier �tage, maintenant il est au second. 
 
Julien changea de couleur; il regarda Mme de R�nal d'un air singulier, et bient�t la prit � part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s'�loigner. 
 
-- Sauvez-moi la vie, dit Julien � Mme de R�nal, vous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait � la mort. Je dois vous avouer, madame, que j'ai un portrait; je l'ai cach� dans la paillasse de mon lit. 
 
A ce mot Mme de R�nal devint p�le � son tour. 
 
-- Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans qu'il y paraisse, dans l'angle de la paillasse qui est le plus rapproch� de la fen�tre, vous y trouverez une petite bo�te de carton noir et lisse. 
 
-- Elle renferme un portrait! dit Mme de R�nal pouvant � peine se tenir debout. 
 
Son air de d�couragement fut aper�u de Julien, qui aussit�t en profita. 
 
-- J'ai une seconde gr�ce � vous demander, madame, je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c'est mon secret. 
 
-- C'est un secret, r�p�ta Mme de R�nal, d'une voix �teinte. 
 
Mais, quoique �lev�e parmi des gens fiers de leur fortune, et sensibles au seul int�r�t d'argent, l'amour avait d�j� mis de la g�n�rosit� dans cette �me. Cruellement bless�e, ce fut avec l'air du d�vouement le plus simple que Mme de R�nal fit � Julien les questions n�cessaires pour pouvoir bien s'acquitter de sa commission. 
 
-- Ainsi, lui dit-elle en s'�loignant, une petite bo�te ronde, de carton noir, bien lisse. 
 
-- Oui, madame, r�pondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes. 
 
Elle monta au second �tage du ch�teau, p�le comme si elle f�t all�e � la mort. Pour comble de mis�re elle sentit qu'elle �tait sur le point de se trouver mal; mais la n�cessit� de rendre service � Julien lui rendit des forces. 
 
-- Il faut que j'aie cette bo�te, se dit-elle en doublant le pas. 
 
Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre m�me de Julien. Heureusement ils pass�rent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu'elle s'�corcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci, car presque en m�me temps elle sentit le poli de la bo�te de carton. Elle la saisit et disparut. 
 
A peine fut-elle d�livr�e de la crainte d'�tre surprise par son mari, que l'horreur que lui causait cette bo�te fut sur le point de la faire d�cid�ment se trouver mal. 
 
Julien est donc amoureux, et je tiens l� le portrait de la femme qu'il aime! 
 
Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartement, Mme de R�nal �tait en proie � toutes les horreurs de la jalousie. Son extr�me ignorance lui fut encore utile en ce moment, l'�tonnement temp�rait la douleur. Julien parut, saisit la bo�te, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre o� il fit du feu, et la br�la � l'instant. Il �tait p�le, an�anti, il s'exag�rait l'�tendue du danger qu'il venait de courir. 
 
Le portrait de Napol�on, se disait-il en hochant la t�te, trouv� cach� chez un homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur! trouv� par M. de R�nal, tellement ultra et tellement irrit�! et pour comble d'imprudence, sur le carton blanc derri�re le portrait, des lignes �crites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'exc�s de mon admiration! et chacun de ces transports d'amour est dat�! il y en a d'avant-hier. 
 
Toute ma r�putation tomb�e, an�antie en un moment! se disait Julien, en voyant br�ler la bo�te, et ma r�putation est tout mon bien, je ne vis que par elle... et encore, quelle vie, grand Dieu! 
 
Une heure apr�s, la fatigue et la piti� qu'il sentait pour lui-m�me le disposaient � l'attendrissement. Il rencontra Mme de R�nal et prit sa main qu'il baisa avec plus de sinc�rit� qu'il n'avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et, presque au m�me instant, repoussa Julien avec la col�re de la jalousie. La fiert� de Julien, si r�cemment bless�e, en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de R�nal qu'une femme riche, il laissa tomber sa main avec d�dain, et s'�loigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bient�t un sourire amer parut sur ses l�vres. 
 
-- Je me prom�ne l�, tranquille comme un homme ma�tre de son temps! Je ne m'occupe pas des enfants! je m'expose aux mots humiliants de M. de R�nal, et il aura raison. Il courut � la chambre des enfants. 
 
Les caresses du plus jeune, qu'il aimait beaucoup, calm�rent un peu sa cuisante douleur. 
 
Celui-l� ne me m�prise pas encore, pensa Julien. Mais bient�t il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l'on a achet� hier. 
 
 
 
CHAPITRE X 
 
 UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE 
 
�������������� But passion most dissembles, yet betrays,
 Even by its darkness; as the blackest sky
 Foretells the heaviest tempest. 
Don Juan, C. I, st. 73.
 
 
 
 
M. de R�nal, qui suivait toutes les chambres du ch�teau, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L'entr�e soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait d�border le vase. 
 
Plus p�le, plus sombre qu'� l'ordinaire, il s'�lan�a vers lui. M. de R�nal s'arr�ta et regarda ses domestiques. 
 
-- Monsieur, lui dit Julien, croyez-vous qu'avec tout autre pr�cepteur, vos enfants eussent fait les m�mes progr�s qu'avec moi? Si vous r�pondez que non, continua Julien sans laisser � M. de R�nal le temps de parler, comment osez-vous m'adresser le reproche que je les n�glige? 
 
M. de R�nal, � peine remis de sa peur, conclut du ton �trange qu'il voyait prendre � ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque proposition avantageuse et qu'il allait le quitter. La col�re de Julien, s'augmentant � mesure qu'il parlait: 
 
-- Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il. 
 
-- Je suis vraiment f�ch� de vous voir si agit�, r�pondit M. de R�nal en balbutiant un peu. Les domestiques �taient � dix pas, occup�s � arranger les lits. 
 
-- Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui; songez � l'infamie des paroles que vous m'avez adress�es, et devant des femmes encore! 
 
M. de R�nal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un p�nible combat d�chirait son �me. Il arriva que Julien, effectivement fou de col�re, s'�cria: 
 
-- Je sais o� aller, monsieur, en sortant de chez vous. 
 
A ce mot, M. de R�nal vit Julien install� chez M. Valenod. 
 
-- Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il e�t appel� le chirurgien pour l'op�ration la plus douloureuse, j'acc�de � votre demande. A compter d'apr�s-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. 
 
Julien eut envie de rire et resta stup�fait: toute sa col�re avait disparu. 
 
Je ne m�prisais pas assez l'animal, se dit-il. Voil� sans doute la plus grande excuse que puisse faire une �me aussi basse. 
 
Les enfants, qui �coutaient cette sc�ne bouche b�ante, coururent au jardin dire � leur m�re que M. Julien �tait bien en col�re, mais qu'il allait avoir cinquante francs par mois. 
 
Julien les suivit par habitude, sans m�me regarder M. de R�nal, qu'il laissa profond�ment irrit�. 
 
Voil� cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me co�te M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouv�s. 
 
Un instant apr�s, Julien se retrouva vis-�-vis de M. de R�nal: 
 
-- J'ai � parler de ma conscience � M. Ch�lan; j'ai l'honneur de vous pr�venir que je serai absent quelques heures. 
 
-- Eh, mon cher Julien! dit M. de R�nal, en riant de l'air le plus faux, toute la journ�e, si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller � Verri�res. 
 
Le voil�, se dit M. de R�nal, qui va rendre r�ponse � Valenod, il ne m'a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette t�te de jeune homme. 
 
Julien s'�chappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy � Verri�res. Il ne voulait point arriver sit�t chez M. Ch�lan. Loin de d�sirer s'astreindre � une nouvelle sc�ne d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son �me, et de donner audience � la foule de sentiments qui l'agitaient. 
 
J'ai gagn� une bataille, se dit-il aussit�t qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc gagn� une bataille! 
 
Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit � son �me quelque tranquillit�. 
 
Me voil� avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M. de R�nal ait eu une belle peur. Mais de quoi? 
 
Cette m�ditation sur ce qui avait pu faire peur � l'homme heureux et puissant contre lequel, une heure auparavant, il �tait bouillant de col�re, acheva de rass�r�ner l'�me de Julien. Il fut presque sensible un moment � la beaut� ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D'�normes quartiers de roches nues �taient tomb�s jadis au milieu de la for�t du c�t� de la montagne. De grands h�tres s'�levaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fra�cheur d�licieuse � trois pas des endroits o� la chaleur des rayons du soleil e�t rendu impossible de s'arr�ter. 
 
Julien prenait haleine un instant � l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait � monter. Bient�t par un �troit sentier � peine marqu� et qui sert seulement aux gardiens des ch�vres, il se trouva debout sur un roc immense et bien s�r d'�tre s�par� de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il br�lait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes �lev�es communiqua la s�r�nit� et m�me la joie � son �me. Le maire de Verri�res �tait bien toujours, � ses yeux, le repr�sentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgr� la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il e�t cess� de voir M. de R�nal, en huit jours il l'e�t oubli�, lui, son ch�teau, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forc�, je ne sais comment, � faire le plus grand sacrifice. Quoi! plus de cinquante �cus par an! un instant auparavant je m'�tais tir� du plus grand danger. Voil� deux victoires en un jour; la seconde est sans m�rite, il faudrait en deviner le comment. Mais � demain les p�nibles recherches. 
 
Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embras� par un soleil d'ao�t. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout �tait silence autour de lui. Il voyait � ses pieds vingt lieues de pays. Quelque �pervier parti des grandes roches au-dessus de sa t�te �tait aper�u par lui, de temps � autre, d�crivant en silence ses cercles immenses. L'oeil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. 
 
C'�tait la destin�e de Napol�on, serait-ce un jour la sienne? 
 
 CHAPITRE XI 
 
 UNE SOIREE 
 
Yet Julia's very coldness still was kind,
 And tremulously gentle her small hand
 Withdrew itself from his, but left behind
 A little pressure, thrilling, and so bland
 And slight, so very slight that to the mind.
 'Twas but a doubt. 
Don Juan C. I. st. 71.
 
 
 
 
Il fallut pourtant para�tre � Verri�res. En sortant du presbyt�re, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se h�ta de raconter l'augmentation de ses appointements. 
 
De retour � Vergy, Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit close. Son �me �tait fatigu�e de ce grand nombre d'�motions puissantes qui l'avaient agit� dans cette journ�e. Que leur dirai-je? pensait-il avec inqui�tude, en songeant aux dames. Il �tait loin de voir que son �me �tait pr�cis�ment au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l'int�r�t des femmes. Souvent Julien �tait inintelligible pour Mme Derville et m�me pour son amie, et � son tour ne comprenait qu'� demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel �tait l'effet de la force, et, si j'ose parler ainsi, de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l'�me de ce jeune ambitieux. Chez cet �tre singulier, c'�tait presque tous les jours temp�te. 
 
En entrant ce soir-l� au jardin, Julien �tait dispos� � s'occuper des id�es des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, � c�t� de Mme de R�nal. L'obscurit� devint bient�t profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait pr�s de lui, appuy�e sur le dos d'une chaise. On h�sita un peu, mais on finit par la lui retirer d'une fa�on qui marquait de l'humeur. Julien �tait dispos� � se le tenir pour dit, et � continuer gaiement la conversation, quand il entendit M. de R�nal qui s'approchait. 
 
Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossi�res du matin.Ne serait-ce pas, se dit-il, une fa�on de se moquer de cet �tre, si combl� de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, pr�cis�ment en sa pr�sence? Oui je le ferai, moi pour qui il a t�moign� tant de m�pris. 
 
De ce moment, la tranquillit� si peu naturelle au caract�re de Julien, s'�loigna bien vite; il d�sira avec anxi�t�, et sans pouvoir songer � rien autre chose, que Mme de R�nal voul�t bien lui laisser sa main. 
 
M. de R�nal parlait politique avec col�re: deux ou trois industriels de Verri�res devenaient d�cid�ment plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les �lections. Mme Derville l'�coutait. Julien, irrit� de ces discours, approcha sa chaise de celle de Mme de R�nal. L'obscurit� cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main tr�s pr�s du joli bras que la robe laissait � d�couvert. Il fut troubl�, sa pens�e ne fut plus � lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses l�vres. 
 
Mme de R�nal fr�mit. Son mari �tait � quatre pas, elle se h�ta de donner sa main � Julien, et en m�me temps de le repousser un peu. Comme M. de R�nal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laiss�e de baisers passionn�s ou du moins qui semblaient tels � Mme de R�nal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journ�e fatale, que l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant toute l'absence de Julien, elle avait �t� en proie � un malheur extr�me qui l'avait fait r�fl�chir. 
 
Quoi! j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour! Moi, femme mari�e, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais �prouv� pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis d�tacher ma pens�e de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passag�re. Qu'importe � mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de R�nal serait ennuy� des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses d'imagination. Lui, il pense � ses affaires. Je ne lui enl�ve rien pour le donner � Julien. 
 
Aucune hypocrisie ne venait alt�rer la puret� de cette �me na�ve, �gar�e par une passion qu'elle n'avait jamais �prouv�e. Elle �tait tromp�e, mais � son insu, et cependant un instinct de vertu �tait effray�. Tels �taient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l'entendit parler, presque au m�me instant elle le vit s'asseoir � ses c�t�s. Son �me fut comme enlev�e par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l'�tonnait plus encore qu'il ne la s�duisait. Tout �tait impr�vu pour elle. Cependant, apr�s quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la pr�sence de Julien pour effacer tous ses torts? Elle fut effray�e; ce fut alors qu'elle lui �ta sa main. 
 
Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n'en avait re�u de pareils, lui firent tout � coup oublier que peut-�tre il aimait une autre femme. Bient�t il ne fut plus coupable � ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soup�on, la pr�sence d'un bonheur que jamais elle n'avait m�me r�v�, lui donn�rent des transports d'amour et de folle gaiet�. Cette soir�e fut charmante pour tout le monde, except� pour le maire de Verri�res qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus � sa noire ambition, ni � ses projets si difficiles � ex�cuter. Pour la premi�re fois de sa vie, il �tait entra�n� par le pouvoir de la beaut�. Perdu dans une r�verie vague et douce, si �trang�re � son caract�re, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il �coutait � demi le mouvement des feuilles du tilleul agit�es par ce l�ger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain. 
 
Mais cette �motion �tait un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu'� un bonheur, celui de reprendre son livre favori; � vingt ans, l'id�e du monde et de l'effet � y produire l'emporte sur tout. 
 
Bient�t cependant il posa le livre. A force de songer aux victoires de Napol�on, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j'ai gagn� une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut �craser l'orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu'il est en retraite. C'est l� Napol�on tout pur. Il faut que je demande un cong� de trois jours pour aller voir mon ami Fouqu�. S'il me le refuse, je lui mets encore le march� � la main, mais il c�dera. 
 
Mme de R�nal ne put fermer l'oeil. Il lui semblait n'avoir pas v�cu jusqu'� ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pens�e du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflamm�s. 
 
Tout � coup l'affreuse parole: adult�re, lui apparut. Tout ce que la plus vile d�bauche peut imprimer de d�go�tant � l'id�e de l'amour des sens se pr�senta en foule � son imagination. Ces id�es voulaient t�cher de ternir l'image tendre et divine qu'elle se faisait de Julien et du bonheur de l'aimer. L'avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait m�prisable. 
 
Ce moment fut affreux; son �me arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait go�t� un bonheur in�prouv�; maintenant elle se trouvait tout � coup plong�e dans un malheur atroce. Elle n'avait aucune id�e de telles souffrances, elles troubl�rent sa raison. Elle eut un instant la pens�e d'avouer � son mari qu'elle craignait d'aimer Julien. C'e�t �t� parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa m�moire un pr�cepte donn� jadis par sa tante, la veille de son mariage. Il s'agissait du danger des confidences faites � un mari, qui apr�s tout est un ma�tre. Dans l'exc�s de sa douleur, elle se tordait les mains. 
 
Elle �tait entra�n�e au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tant�t elle craignait de n'�tre pas aim�e, tant�t l'affreuse id�e du crime la torturait comme si le lendemain elle e�t d� �tre expos�e au pilori sur la place publique de Verri�res, avec un �criteau expliquant son adult�re � la populace. 
 
Mme de R�nal n'avait aucune exp�rience de la vie; m�me pleinement �veill�e et dans l'exercice de toute sa raison, elle n'e�t aper�u aucun intervalle entre �tre coupable aux yeux de Dieu et se trouver accabl�e en public des marques les plus bruyantes du m�pris g�n�ral. 
 
Quand l'affreuse id�e de l'adult�re et de toute l'ignominie que, dans son opinion, ce crime entra�ne � sa suite, lui laissait quelque repos, et qu'elle venait � songer � la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le pass�, elle se trouvait jet�e dans l'id�e horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa p�leur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la premi�re fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'�tait montr� �mu ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcro�t de douleur arriva � toute l'intensit� de malheur qu'il est donn� � l'�me humaine de pouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de R�nal jeta des cris qui r�veill�rent sa femme de chambre. Tout � coup elle vit para�tre aupr�s de son lit la clart� d'une lumi�re, et reconnut Elisa. 
 
-- Est-ce vous qu'il aime? s'�cria-t-elle dans sa folie. 
 
La femme de chambre, �tonn�e du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa ma�tresse, ne fit heureusement aucune attention � ce mot singulier. Mme de R�nal sentit son imprudence: 
 
-- J'ai la fi�vre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de d�lire, restez aupr�s de moi. 
 
Tout � fait r�veill�e par la n�cessit� de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'�tat de demi-sommeil lui avait �t�. Pour se d�livrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article deLa Quotidienne , que Mme de R�nal prit la r�solution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait. 
 
 
 
CHAPITRE XII 
 
 UN VOYAGE 
 
On trouve � Paris des gens �l�gants, il peut y avoir en province des gens � caract�re .
 SIEYES.
 
 
 
 
Le lendemain, d�s cinq heures, avant que Mme de R�nal f�t visible, Julien avait obtenu de son mari un cong� de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le d�sir de la revoir, il songeait � sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de R�nal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l'e�t aim�e, il l'e�t aper�ue derri�re les persiennes � demi ferm�es du premier �tage, le front appuy� contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgr� ses r�solutions, elle se d�termina � para�tre au jardin. Sa p�leur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si na�ve �tait �videmment agit�e: un sentiment de contrainte et m�me de col�re alt�rait cette expression de s�r�nit� profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires int�r�ts de la vie, qui donnait tant de charmes � cette figure c�leste. 
 
Julien s'approcha d'elle avec empressement; il admirait ces bras si beaux qu'un ch�le jet� � la h�te laissait apercevoir. La fra�cheur de l'air du matin semblait augmenter encore l'�clat d'un teint que l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible � toutes les impressions. Cette beaut� modeste et touchante, et cependant pleine de pens�es que l'on ne trouve point dans les classes inf�rieures, semblait r�v�ler � Julien une facult� de son �me qu'il n'avait jamais sentie. Tout entier � l'admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement � l'accueil amical qu'il s'attendait � recevoir. Il fut d'autant plus �tonn� de la froideur glaciale qu'on cherchait � lui montrer, et � travers laquelle il crut m�me distinguer l'intention de le remettre � sa place. 
 
Le sourire du plaisir expira sur ses l�vres; il se souvint du rang qu'il occupait dans la soci�t�, et surtout aux yeux d'une noble et riche h�riti�re. En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la col�re contre lui-m�me. Il �prouvait un violent d�pit d'avoir pu retarder son d�part de plus d'une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant. 
 
Il n'y a qu'un sot, se dit-il, qui soit en col�re contre les autres: une pierre tombe parce qu'elle est pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contract� la bonne habitude de donner de mon �me � ces gens-l� juste pour leur argent? Si je veux �tre estim� et d'eux et de moi-m�me, il faut leur montrer que c'est ma pauvret� qui est en commerce avec leur richesse, mais que mon coeur est � mille lieues de leur insolence, et plac� dans une sph�re trop haute pour �tre atteint par leurs petites marques de d�dain ou de faveur. 
 
Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'�me du jeune pr�cepteur, sa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil souffrant et de la f�rocit�. Mme de R�nal en fut toute troubl�e. La froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner � son accueil fit place � l'expression de l'int�r�t, et d'un int�r�t anim� par toute la surprise du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on s'adresse le matin sur la sant�, sur la beaut� de la journ�e, tarirent � la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'�tait troubl� par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer � Mme de R�nal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amiti�; il ne lui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendre, la salua et partit. 
 
Comme elle le regardait aller, atterr�e de la hauteur sombre qu'elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils a�n�, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l'embrassant: 
 
-- Nous avons cong�, M. Julien s'en va pour un voyage. 
 
A ce mot, Mme de R�nal se sentit saisie d'un froid mortel; elle �tait malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse. 
 
Ce nouvel �v�nement vint occuper toute son imagination; elle fut emport�e bien au-del� des sages r�solutions qu'elle devait � la nuit terrible qu'elle venait de passer. Il n'�tait plus question de r�sister � cet amant si aimable, mais de le perdre � jamais. 
 
Il fallut assister au d�jeuner. Pour comble de douleur, M. de R�nal et Mme Derville ne parl�rent que du d�part de Julien. Le maire de Verri�res avait remarqu� quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demand� un cong�. 
 
-- Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un. Mais ce quelqu'un, f�t-ce M. Valenod, doit �tre un peu d�courag� par la somme de 600 francs, � laquelle maintenant il faut porter le d�bours� annuel. Hier, � Verri�res, on aura demand� un d�lai de trois jours pour r�fl�chir; et ce matin, afin de n'�tre pas oblig� � me donner une r�ponse, le petit monsieur part pour la montagne. Etre oblig� de compter avec un mis�rable ouvrier qui fait l'insolent, voil� pourtant o� nous sommes arriv�s! 
 
Puisque mon mari, qui ignore combien profond�ment il a bless� Julien, pense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-m�me? se dit Mme de R�nal. Ah! tout est d�cid�! 
 
Afin de pouvoir du moins pleurer en libert�, et ne pas r�pondre aux questions de Mme Derville, elle parla d'un mal de t�te affreux, et se mit au lit. 
 
-- Voil� ce que c'est que les femmes, r�p�ta M. de R�nal, il y a toujours quelque chose de d�rang� � ces machines compliqu�es. 
 
Et il s'en alla goguenard. 
 
 
Pendant que Mme de R�nal �tait en proie � ce qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engag�e, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent pr�senter les sc�nes de montagnes. Il fallait traverser la grande cha�ne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'�levant peu � peu parmi de grands bois de h�tres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vall�e du Doubs. Bient�t les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins �lev�s qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s'�tendirent jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l'�me de ce jeune ambitieux f�t � ce genre de beaut�, il ne pouvait s'emp�cher de s'arr�ter de temps � autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant. 
 
Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, pr�s duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, � la vall�e solitaire qu'habitait Fouqu�, le jeune marchand de bois son ami. Julien n'�tait point press� de le voir, lui ni aucun autre �tre humain. Cach� comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approch� de lui. Il d�couvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d'un des rochers. Il prit sa course, et bient�t fut �tabli dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l'id�e de se livrer au plaisir d'�crire ses pens�es, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carr�e lui servait de pupitre. Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derri�re les montagnes �loign�es du Beaujolais. 
 
Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du pain, etje suis libre!Au son de ce grand mot son �me s'exalta, son hypocrisie faisait qu'il n'�tait pas libre m�me chez Fouqu�. La t�te appuy�e sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait �t� de la vie, agit� par ses r�veries et par son bonheur de libert�. Sans y songer il vit s'�teindre, l'un apr�s l'autre, tous les rayons du cr�puscule. Au milieu de cette obscurit� immense, son �me s'�garait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait rencontrer un jour � Paris. C'�tait d'abord une femme bien plus belle et d'un g�nie bien plus �lev� que tout ce qu'il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il �tait aim�. S'il se s�parait d'elle pour quelques instants, c'�tait pour aller se couvrir de gloire et m�riter d'en �tre encore plus aim�. 
 
M�me en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme �lev� au milieu des tristes v�rit�s de la soci�t� de Paris, e�t �t� r�veill� � ce point de son roman par la froide ironie; les grandes actions auraient disparu avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place � la maxime si connue: Quitte-t-on sa ma�tresse, on risque, h�las! d'�tre tromp� deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus h�ro�ques, que le manque d'occasion. 
 
Mais une nuit profonde avait remplac� le jour, et il y avait encore deux lieues � faire pour descendre au hameau habit� par Fouqu�. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et br�la avec soin tout ce qu'il avait �crit. 
 
Il �tonna bien son ami en frappant � sa porte � une heure du matin. Il trouva Fouqu� occup� � �crire ses comptes. C'�tait un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cach�e sous cet aspect repoussant. 
 
-- T'es-tu donc brouill� avec ton M. de R�nal, que tu m'arrives ainsi � l'improviste? 
 
Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les �v�nements de la veille. 
 
-- Reste avec moi, lui dit Fouqu�, je vois que tu connais M. de R�nal, M. Valenod, le sous-pr�fet Maugiron, le cur� Ch�lan; tu as compris les finesses du caract�re de ces gens-l�; te voil� en �tat de para�tre aux adjudications. Tu sais l'arithm�tique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilit� de tout faire par moi-m�me et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais pour associ� m'emp�chent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires. Il n'y a pas un mois que j'ai fait gagner six mille francs � Michaud de Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis six ans, et que j'ai trouv� par hasard � la vente de Pontarlier. Pourquoi n'aurais-tu pas gagn�, toi, ces six mille francs, ou du moins trois mille? car, si ce jour-l� je t'avais eu avec moi, j'aurais mis l'ench�re � cette coupe de bois, et tout le monde me l'e�t bient�t laiss�e. Sois mon associ�. 
 
Cette offre donna de l'humeur � Julien, elle d�rangeait sa folie. Pendant tout le souper, que les deux amis pr�par�rent eux-m�mes comme des h�ros d'Hom�re, car Fouqu� vivait seul, il montra ses comptes � Julien, et lui prouva combien son commerce de bois pr�sentait d'avantages. Fouqu� avait la plus haute id�e des lumi�res et du caract�re de Julien. 
 
Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin: Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le m�tier de soldat ou celui de pr�tre, suivant la mode qui alors r�gnera en France. Le petit p�cule que j'aurai amass� l�vera toutes les difficult�s de d�tail. Solitaire dans cette montagne, j'aurai dissip� un peu l'affreuse ignorance o� je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqu� renonce � se marier, il me r�p�te que la solitude le rend malheureux. Il est �vident que s'il prend un associ� qui n'a pas de fonds � verser dans son commerce, c'est dans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais. 
 
Tromperai-je mon ami? s'�cria Julien avec humeur. Cet �tre, dont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie �taient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'id�e du plus petit manque de d�licatesse envers un homme qui l'aimait. 
 
Mais tout � coup Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. Quoi! je perdrais l�chement sept ou huit ann�es! j'arriverais ainsi � vingt-huit ans; mais, � cet �ge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j'aurai gagn� obscur�ment quelque argent en courant ces ventes de bois et m�ritant la faveur de quelques fripons subalternes, qui me dit que j'aurai encore le feu sacr� avec lequel on se fait un nom? 
 
Le lendemain matin, Julien r�pondit d'un grand sang-froid au bon Fouqu�, qui regardait l'affaire de l'association comme termin�e, que sa vocation pour le saint minist�re des autels ne lui permettait pas d'accepter. Fouqu� n'en revenait pas. 
 
-- Mais songes-tu, lui r�p�tait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. R�nal, qui te m�prise comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu'est-ce qui t'emp�che d'entrer au s�minaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouqu� en baissant la voix, je fournis de bois � br�ler M. le..., M. le..., M... Je leur livre de l'essence de ch�ne de premi�re qualit� qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais jamais argent ne fut mieux plac�. 
 
Rien ne put vaincre la vocation de Julien. Fouqu� finit par le croire un peu fou. Le troisi�me jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journ�e au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'�me, les offres de son ami la lui avaient enlev�e. Comme Hercule, il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre la m�diocrit� suivie d'un bien-�tre assur� et tous les r�ves h�ro�ques de sa jeunesse. Je n'ai donc pas une v�ritable fermet�, se disait-il; et c'�tait l� le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit ann�es pass�es � me procurer du pain ne m'enl�vent cette �nergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires. 
 
 
 
CHAPITRE XIII 
 
 LES BAS A JOUR 
 
Un roman: c'est un miroir qu'on prom�ne le long d'un chemin. 
SAINT REAL
 
 
 
 
Quand Julien aper�ut les ruines pittoresques de l'ancienne �glise de Vergy, il remarqua que, depuis l'avant-veille, il n'avait pas pens� une seule fois � Mme de R�nal. L'autre jour en partant, cette femme m'a rappel� la distance infinie qui nous s�pare, elle m'a trait� comme le fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m'avoir laiss� sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme! 
 
La possibilit� de faire fortune avec Fouqu� donnait une certaine facilit� aux raisonnements de Julien; ils n'�taient plus aussi souvent g�t�s par l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvret� et de sa bassesse aux yeux du monde. Plac� comme sur un promontoire �lev�, il pouvait juger, et dominait pour ainsi dire l'extr�me pauvret� et l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il �tait loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentirdiff�rentapr�s ce petit voyage dans la montagne. 
 
Il fut frapp� du trouble extr�me avec lequel Mme de R�nal �couta le petit r�cit de son voyage, qu'elle lui avait demand�. 
 
Fouqu� avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences � ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Apr�s avoir trouv� le bonheur trop t�t, Fouqu� s'�tait aper�u qu'il n'�tait pas seul aim�. Tous ces r�cits avaient �tonn� Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute d'imagination et de m�fiance, l'avait �loign� de tout ce qui pouvait l'�clairer. 
 
Pendant son absence, la vie n'avait �t� pour Mme de R�nal qu'une suite de supplices diff�rents, mais tous intol�rables; elle �tait r�ellement malade. 
 
-- Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit arriver Julien, indispos�e comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air humide redoublerait ton malaise. 
 
Mme Derville voyait avec �tonnement que son amie, toujours grond�e par M. de R�nal, � cause de l'excessive simplicit� de sa toilette, venait de prendre des bas � jour et de charmants petits souliers arriv�s de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de R�nal avait �t� de tailler et de faire faire en toute h�te par Elisa une robe d'�t�, d'une jolie petite �toffe fort � la mode. A peine cette robe put-elle �tre termin�e quelques instants apr�s l'arriv�e de Julien; Mme de R�nal la mit aussit�t. Son amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortun�e! se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singuli�res de sa maladie. 
 
Elle la vit parler � Julien. La p�leur succ�dait � la rougeur la plus vive. L'anxi�t� se peignait dans ses yeux attach�s sur ceux du jeune pr�cepteur. Mme de R�nal s'attendait � chaque moment qu'il allait s'expliquer, et annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien n'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Apr�s des combats affreux, Mme de R�nal osa enfin lui dire, d'une voix tremblante, et o� se peignait toute sa passion: 
 
-- Quitterez-vous vos �l�ves pour vous placer ailleurs? 
 
Julien fut frapp� de la voix incertaine et du regard de Mme de R�nal. Cette femme-l� m'aime, se dit-il; mais apr�s ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et d�s qu'elle ne craindra plus mon d�part, elle reprendra sa fiert�. Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l'�clair, il r�pondit en h�sitant: 
 
-- J'aurais beaucoup de peine � quitter des enfants si aimables etsi bien n�s , mais peut-�tre le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi. 
 
En pronon�ant la parolesi bien n�s(c'�tait un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s'anima d'un profond sentiment d'anti-sympathie. 
 
Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien n�. 
 
Mme de R�nal, en l'�coutant, admirait son g�nie, sa beaut�, elle avait le coeur perc� de la possibilit� de d�part qu'il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verri�res, qui, pendant l'absence de Julien, �taient venus d�ner � Vergy, lui avaient fait compliment comme � l'envi sur l'homme �tonnant que son mari avait eu le bonheur de d�terrer. Ce n'est pas que l'on compr�t rien aux progr�s des enfants. L'action de savoir par coeur la Bible, et encore en latin, avait frapp� les habitants de Verri�res d'une admiration qui durera peut-�tre un si�cle. 
 
Julien, ne parlant � personne, ignorait tout cela. Si Mme de R�nal avait eu le moindre sang-froid, elle lui e�t fait compliment de la r�putation qu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassur�, il e�t �t� pour elle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de R�nal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bient�t elle avoua qu'elle �tait hors d'�tat de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui �tait tout � fait. 
 
Il �tait nuit; � peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privil�ge, osa approcher les l�vres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait � la hardiesse dont Fouqu� avait fait preuve avec ses ma�tresses, et non � Mme de R�nal; le motbien n�spesait encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d'�tre fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de R�nal trahissait ce soir-l� par des signes trop �vidents, la beaut�, l'�l�gance, la fra�cheur le trouv�rent presque insensible. La puret� de l'�me, l'absence de toute �motion haineuse prolongent sans doute la dur�e de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la premi�re chez la plupart des jolies femmes. 
 
Julien fut maussade toute la soir�e; jusqu'ici il n'avait �t� en col�re qu'avec le hasard de la soci�t�; depuis que Fouqu� lui avait offert un moyen ignoble d'arriver � l'aisance, il avait de l'humeur contre lui-m�me. Tout � ses pens�es, quoique de temps en temps il d�t quelques mots � ces dames, Julien finit sans s'en apercevoir par abandonner la main de Mme de R�nal. Cette action bouleversa l'�me de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort. 
 
Certaine de l'affection de Julien, peut-�tre sa vertu e�t trouv� des forces contre lui. Tremblante de le perdre � jamais, sa passion l'�gara jusqu'au point de reprendre la main de Julien, que, dans sa distraction, il avait laiss�e appuy�e sur le dossier d'une chaise. Cette action r�veilla ce jeune ambitieux: il e�t voulu qu'elle e�t pour t�moins tous ces nobles si fiers qui, � table, lorsqu'il �tait au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne peut plus me m�priser: dans ce cas, se dit-il, je dois �tre sensible � sa beaut�; je me dois � moi-m�me d'�tre son amant. Une telle id�e ne lui f�t pas venue avant les confidences na�ves faites par son ami. 
 
La d�termination subite qu'il venait de prendre forma une distraction agr�able. Il se disait: il faut que j'aie une de ces deux femmes; il s'aper�ut qu'il aurait beaucoup mieux aim� faire la cour � Mme Derville; ce n'est pas qu'elle f�t plus agr�able, mais toujours elle l'avait vu pr�cepteur honor� pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pli�e sous le bras, comme il �tait apparu � Mme de R�nal. 
 
C'�tait pr�cis�ment comme jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des yeux, arr�t� � la porte de la maison et n'osant sonner, que Mme de R�nal se le figurait avec le plus de charme. [Variante : Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre certitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caract�re faite par le rang d'un homme. Un charretier qui e�t montr� de la bravoure e�t �t� plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'�me de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de race et plusieurs d'entre eux titr�s.] 
 
En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas songer � la conqu�te de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du go�t que Mme de R�nal montrait pour lui. Forc� de revenir � celle-ci: Que connais-je du caract�re de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les m�pris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d'amants! elle ne se d�cide peut-�tre en ma faveur qu'� cause de la facilit� des entrevues. 
 
Tel est, h�las! le malheur d'une excessive civilisation! A vingt ans, l'�me d'un jeune homme, s'il a quelque �ducation, est � mille lieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus ennuyeux des devoirs. 
 
Je me dois d'autant plus, continua la petite vanit� de Julien, de r�ussir aupr�s de cette femme, que si jamais je fais fortune, et que quelqu'un me reproche le bas emploi de pr�cepteur, je pourrai faire entendre que l'amour m'avait jet� � cette place. Julien �loigna de nouveau sa main de celle de Mme de R�nal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de R�nal lui dit � mi-voix: 
 
-- Vous nous quitterez, vous partirez? 
 
Julien r�pondit en soupirant: 
 
-- Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c'est une faute... et quelle faute pour un jeune pr�tre! 
 
Mme de R�nal s'appuya sur son bras, et avec tant d'abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien. 
 
Les nuits de ces deux �tres furent bien diff�rentes. Mme de R�nal �tait exalt�e par les transports de la volupt� morale la plus �lev�e. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour; quand elle arrive � l'�ge de la vraie passion, le charme de la nouveaut� manque. Comme Mme de R�nal n'avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur �taient neuves pour elle. Aucune triste v�rit� ne venait la glacer, pas m�me le spectre de l'avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'�tait en ce moment. L'id�e m�me de la vertu et de la fid�lit� jur�e � M. de R�nal, qui l'avait agit�e quelques jours auparavant, se pr�senta en vain, on la renvoya comme un h�te importun. Jamais je n'accorderai rien � Julien, se dit Mme de R�nal, nous vivrons � l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami. 
 
 
 
 CHAPITRE XIV 
 
 LES CISEAUX ANGLAIS 
 
Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge. 
POLIDORI.
 
 
 
 
Pour Julien, l'offre de Fouqu� lui avait en effet enlev� tout bonheur; il ne pouvait s'arr�ter � aucun parti. 
 
H�las! peut-�tre manqu�-je de caract�re, j'eusse �t� un mauvais soldat de Napol�on. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la ma�tresse du logis va me distraire un moment. 
 
Heureusement pour lui, m�me dans ce petit incident subalterne, l'int�rieur de son �me r�pondait mal � son langage cavalier. Il avait peur de Mme de R�nal � cause de sa robe si jolie. Cette robe �tait � ses yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et � l'inspiration du moment. D'apr�s les confidences de Fouqu� et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa Bible, il se fit un plan de campagne fort d�taill�. Comme, sans se l'avouer, il �tait fort troubl�, il �crivit ce plan. 
 
Le lendemain matin au salon, Mme de R�nal fut un instant seule avec lui: 
 
-- N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle. 
 
A cette demande si flatteuse, notre h�ros ne sut que r�pondre. Cette circonstance n'�tait pas pr�vue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l'esprit vif de Julien l'e�t bien servi, la surprise n'e�t fait qu'ajouter � la vivacit� de ses aper�us. 
 
Il fut gauche et s'exag�ra sa gaucherie. Mme de R�nal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui manquait pr�cis�ment � ses yeux � cet homme, auquel on trouvait tant de g�nie, c'�tait l'air de la candeur. 
 
-- Ton petit pr�cepteur m'inspire beaucoup de m�fiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de n'agir qu'avec politique. C'est un sournois. 
 
Julien resta profond�ment humili� du malheur de n'avoir su que r�pondre � Mme de R�nal. 
 
Un homme comme moi se doit de r�parer cet �chec, et, saisissant le moment o� l'on passait d'une pi�ce � l'autre, il crut de son devoir de donner un baiser � Mme de R�nal. 
 
Rien de moins amen�, rien de moins agr�able et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'�tre aper�us. Mme de R�nal le crut fou. Elle fut effray�e et surtout choqu�e. Cette sottise lui rappela M. Valenod. 
 
Que m'arriverait-il, se dit-elle, si j'�tais seule avec lui? Toute sa vertu revint, parce que l'amour s'�clipsait. 
 
Elle s'arrangea de fa�on � ce qu'un de ses enfants rest�t toujours aupr�s d'elle. 
 
La journ�e fut ennuyeuse pour Julien, il la passa tout enti�re � ex�cuter avec gaucherie son plan de s�duction. Il ne regarda pas une seule fois Mme de R�nal, sans que ce regard n'e�t un pourquoi; cependant, il n'�tait pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne r�ussissait point � �tre aimable, et encore moins s�duisant. 
 
Mme de R�nal ne revenait point de son �tonnement de le trouver si gauche et en m�me temps si hardi. C'est la timidit� de l'amour dans un homme d'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu'il n'e�t jamais �t� aim� de ma rivale! 
 
Apr�s le d�jeuner, Mme de R�nal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-pr�fet de Bray. Elle travaillait � un petit m�tier de tapisserie fort �lev�. Mme Derville �tait � ses c�t�s. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre h�ros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de R�nal, dont le bas � jour et le joli soulier de Paris attiraient �videmment les regards du galant sous-pr�fet. 
 
Mme de R�nal eut une peur extr�me; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destin�e � emp�cher la chute des ciseaux, qu'il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se bris�rent, et Mme de R�nal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s'�tait pas trouv� plus pr�s d'elle. 
 
-- Vous avez aper�u la chute avant moi, vous l'eussiez emp�ch�e; au lieu de cela votre z�le n'a r�ussi qu'� me donner un fort grand coup de pied. 
 
Tout cela trompa le sous-pr�fet, mais non Mme Derville. Ce joli gar�on a de bien sottes mani�res! pensa-t-elle; le savoir-vivre d'une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de R�nal trouva le moment de dire � Julien: 
 
-- Soyez prudent, je vous l'ordonne. 
 
Julien voyait sa gaucherie, il avait de l'humeur. Il d�lib�ra longtemps avec lui-m�me pour savoir s'il devait se f�cher de ce mot:Je vous l'ordonne . Il fut assez sot pour penser: elle pourrait me dire �� je l'ordonne , s'il s'agissait de quelque chose de relatif � l'�ducation des enfants, mais en r�pondant � mon amour, elle suppose l'�galit�. On ne peut aimer sans�galit� ... et tout son esprit se perdit � faire des lieux communs sur l'�galit�. Il se r�p�tait avec col�re ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant: 
 
...................��� L'amour
 Fait les �galit�s et ne les cherche pas.
 
 
Julien s'obstinant � jouer le r�le d'un don Juan, lui qui de la vie n'avait eu de ma�tresse, il fut sot � mourir toute la journ�e. Il n'eut qu'une id�e juste; ennuy� de lui et de Mme de R�nal, il voyait avec effroi s'avancer la soir�e o� il serait assis au jardin, � c�t� d'elle et dans l'obscurit�. Il dit � M. de R�nal qu'il allait � Verri�res voir le cur�; il partit apr�s d�ner et ne rentra que dans la nuit. 
 
A Verri�res, Julien trouva M. Ch�lan occup� � d�m�nager; il venait enfin d'�tre destitu�, le vicaire Maslon le rempla�ait. Julien aida le bon cur�, et il eut l'id�e d'�crire � Fouqu� que la vocation irr�sistible qu'il se sentait pour le saint minist�re l'avait emp�ch� d'accepter d'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de voir un tel exemple d'injustice, que peut-�tre il serait plus avantageux � son salut de ne pas entrer dans les ordres sacr�s. 
 
Julien s'applaudit de sa finesse � tirer parti de la destitution du cur� de Verri�res pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'h�ro�sme. 
 
 CHAPITRE XV 
 
 LE CHANT DU COQ 
 
 
 
 Amour en latin faict amor;
 Or donc provient d'amour la mort,
 Et, par avant, soulcy qui mord,
 Deuil, plours, pi�ges, forfaitz, remords... 
BLASON D'AMOUR.
 
 
 
 
Si Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si gratuitement, il e�t pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par son voyage � Verri�res. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-l� encore, il fut assez maussade; sur le soir, une id�e ridicule lui vint, et il la communiqua � Mme de R�nal, avec une rare intr�pidit�. 
 
A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurit� suffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de R�nal, et, au risque de la compromettre horriblement, il lui dit: 
 
-- Madame, cette nuit, � deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose. 
 
Julien tremblait que sa demande ne f�t accord�e; son r�le de s�ducteur lui pesait si horriblement que, s'il e�t pu suivre son penchant, il se f�t retir� dans sa chambre pour plusieurs jours, et n'e�t plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait g�t� toutes les belles apparences du jour pr�c�dent, et ne savait r�ellement � quel saint se vouer. 
 
Mme de R�nal r�pondit avec une indignation r�elle, et nullement exag�r�e, � l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du m�pris dans sa courte r�ponse. Il est s�r que dans cette r�ponse, prononc�e fort bas, le motfi doncavait paru. Sous pr�texte de quelque chose � dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et � son retour il se pla�a � c�t� de Mme Derville et fort loin de Mme de R�nal. Il s'�ta ainsi toute possibilit� de lui prendre la main. La conversation fut s�rieuse, et Julien s'en tira fort bien, � quelques moments de silence pr�s, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour forcer Mme de R�nal � me rendre ces marques de tendresse non �quivoques qui me faisaient croire, il y a trois jours, qu'elle �tait � moi! 
 
Julien �tait extr�mement d�concert� de l'�tat presque d�sesp�r� o� il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l'e�t plus embarrass� que le succ�s. 
 
Lorsqu'on se s�para � minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il jouissait du m�pris de Mme Derville, et que probablement il n'�tait gu�re mieux avec Mme de R�nal. 
 
De fort mauvaise humeur et tr�s humili�, Julien ne dormit point. Il �tait � mille lieues de l'id�e de renoncer � toute feinte, � tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de R�nal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journ�e. 
 
Il se fatigua le cerveau � inventer des manoeuvres savantes, un instant apr�s, il les trouvait absurdes; il �tait en un mot fort malheureux, quand deux heures sonn�rent � l'horloge du ch�teau. 
 
Ce bruit le r�veilla comme le chant du coq r�veilla saint Pierre. Il se vit au moment de l'�v�nement le plus p�nible. Il n'avait plus song� � sa proposition impertinente, depuis le moment o� il l'avait faite; elle avait �t� si mal re�ue! 
 
Je lui ai dit que j'irais chez elle � deux heures, se dit-il en se levant, je puis �tre inexp�riment� et grossier comme il appartient au fils d'un paysan. Mme Derville me l'a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible. 
 
Julien avait raison de s'applaudir de son courage, jamais il ne s'�tait impos� une contrainte plus p�nible. En ouvrant sa porte, il �tait tellement tremblant que ses genoux se d�robaient sous lui, et il fut forc� de s'appuyer contre le mur. 
 
Il �tait sans souliers. Il alla �couter � la porte de M. de R�nal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut d�sol�. Il n'y avait donc plus de pr�texte pour ne pas aller chez elle. Mais, grand Dieu! qu'y ferait-il? Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troubl� qu'il e�t �t� hors d'�tat de les suivre. 
 
Enfin, souffrant plus mille fois que s'il e�t march� � la mort, il entra dans le petit corridor qui menait � la chambre de Mme de R�nal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. 
 
Il y avait de la lumi�re, une veilleuse br�lait sous la chemin�e; il ne s'attendait pas � ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de R�nal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux! s'�cria-t-elle. Il y eut un peu de d�sordre. Julien oublia ses vains projets et revint � son r�le naturel; ne pas plaire � une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne r�pondit � ses reproches qu'en se jetant � ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extr�me duret�, il fondit en larmes. 
 
Quelques heures apr�s, quand Julien sortit de la chambre de Mme de R�nal, on e�t pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien � d�sirer. En effet, il devait � l'amour qu'il avait inspir� et � l'impression impr�vue qu'avaient produite sur lui des charmes s�duisants, une victoire � laquelle ne l'e�t pas conduit toute son adresse si maladroite. 
 
Mais, dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il pr�tendit encore jouer le r�le d'un homme accoutum� � subjuguer des femmes: il fit des efforts d'attention incroyables pour g�ter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu d'�tre attentif aux transports qu'il faisait na�tre, et aux remords qui en relevaient la vivacit�, l'id�e dudevoirne cessa jamais d'�tre pr�sente � ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule �ternel, s'il s'�cartait du mod�le id�al qu'il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un �tre sup�rieur fut pr�cis�ment ce qui l'emp�cha de go�ter le bonheur qui se pla�ait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge. 
 
Mortellement effray�e de l'apparition de Julien, Mme de R�nal fut bient�t en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le d�sespoir de Julien la troublaient vivement. 
 
M�me quand elle n'eut plus rien � lui refuser, elle repoussait Julien loin d'elle, avec une indignation r�elle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damn�e sans r�mission, et cherchait � se cacher la vue de l'enfer en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n'e�t manqu� au bonheur de notre h�ros, pas m�me une sensibilit� br�lante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il e�t su en jouir. Le d�part de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient malgr� elle, et ses combats avec les remords qui la d�chiraient. 
 
Mon Dieu! �tre heureux, �tre aim�, n'est-ce que �a? Telle fut la premi�re pens�e de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il �tait dans cet �tat d'�tonnement et de trouble inquiet o� tombe l'�me qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps d�sir�. Elle est habitu�e � d�sirer, ne trouve plus quoi d�sirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occup� � repasser tous les d�tails de sa conduite. 
 
-- N'ai-je manqu� � rien de ce que je me dois � moi-m�me? Ai-je bien jou� mon r�le? 
 
Et quel r�le? celui d'un homme accoutum� � �tre brillant avec les femmes. 
 
 
 
CHAPITRE XVI 
 
 LE LENDEMAIN 
 
He turn'd his lip to hers, and with his hand
 Call'd back the tangles of her wandering hair. 
Don Juan.C. 1. st. 170 .
 
 
 
 
Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de R�nal avait �t� trop agit�e, trop �tonn�e, pour apercevoir la sottise de l'homme qui en un moment �tait devenu tout au monde pour elle. 
 
Comme elle l'engageait � se retirer, voyant poindre le jour: 
 
-- Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue. 
 
Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci: 
 
-- Regretteriez-vous la vie? 
 
-- Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu. 
 
Julien trouva de sa dignit� de rentrer expr�s au grand jour et avec imprudence. 
 
L'attention continue avec laquelle il �tudiait ses moindres actions, dans la folle id�e de para�tre un homme d'exp�rience, n'eut qu'un avantage; lorsqu'il revit Mme de R�nal � d�jeuner, sa conduite fut un chef-d'oeuvre de prudence. 
 
Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu'une seule fois les yeux sur elle. D'abord, Mme de R�nal admira sa prudence. Bient�t, voyant que cet unique regard ne se r�p�tait pas, elle fut alarm�e: � Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle; h�las! je suis bien vieille pour lui; j'ai dix ans de plus que lui. � 
 
En passant de la salle � manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire, il la regarda avec passion, car elle lui avait sembl� bien jolie au d�jeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait pass� son temps � se d�tailler ses charmes. Ce regard consola Mme de R�nal; il ne lui �ta pas toutes ses inqui�tudes; mais ses inqui�tudes lui �taient presque tout � fait ses remords envers son mari. 
 
Au d�jeuner, ce mari ne s'�tait aper�u de rien; il n'en �tait pas de m�me de Mme Derville: elle crut Mme de R�nal sur le point de succomber. Pendant toute la journ�e, son amiti� hardie et incisive ne lui �pargna pas les demi-mots destin�s � lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu'elle courait. 
 
Mme de R�nal br�lait de se trouver seule avec Julien; elle voulait lui demander s'il l'aimait encore. Malgr� la douceur inalt�rable de son caract�re, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre � son amie combien elle �tait importune. 
 
Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se trouva plac�e entre Mme de R�nal et Julien. Mme de R�nal qui s'�tait fait une image d�licieuse du plaisir de serrer la main de Julien et de la porter � ses l�vres, ne put pas m�me lui adresser un mot. 
 
Ce contretemps augmenta son agitation. Elle �tait d�vor�e d'un remords. Elle avait tant grond� Julien de l'imprudence qu'il avait faite en venant chez elle la nuit pr�c�dente, qu'elle tremblait qu'il ne v�nt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'�tablir dans sa chambre. Mais, ne tenant pas � son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgr� l'incertitude et la passion qui la d�voraient, elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la derni�re des bassesses, car elle sert de texte � un dicton de province. 
 
Les domestiques n'�taient pas tous couch�s. La prudence l'obligea enfin � revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux si�cles de tourments. 
 
Mais Julien �tait trop fid�le � ce qu'il appelait le devoir, pour manquer � ex�cuter de point en point ce qu'il s'�tait prescrit. 
 
Comme une heure sonnait, il s'�chappa doucement de sa chambre, s'assura que le ma�tre de la maison �tait profond�ment endormi, et parut chez Mme de R�nal. Ce jour-l�, il trouva plus de bonheur aupr�s de son amie, car il songea moins constamment au r�le � jouer. Il eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de R�nal lui dit de son �ge contribua � lui donner quelque assurance. 
 
-- H�las! j'ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui r�p�tait-elle sans projet, et parce que cette id�e l'opprimait. 
 
Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu'il �tait r�el, et il oublia presque toute sa peur d'�tre ridicule. 
 
La sotte id�e d'�tre regard� comme un amant subalterne, � cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide ma�tresse, elle reprenait un peu de bonheur et la facult� de juger son amant. Heureusement, il n'eut presque pas, ce jour-l�, cet air emprunt� qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se f�t aper�ue de son attention � jouer un r�le, cette triste d�couverte lui e�t � jamais enlev� tout bonheur. Elle n'y e�t pu voir autre chose qu'un triste effet de la disproportion des �ges. 
 
Quoique Mme de R�nal n'e�t jamais pens� aux th�ories de l'amour, la diff�rence d'�ge est, apr�s celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est question d'amour. 
 
En peu de jours, Julien, rendu � toute l'ardeur de son �ge, fut �perdument amoureux. 
 
Il faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bont� d'�me ang�lique, et l'on n'est pas plus jolie. 
 
Il avait perdu presque tout � fait l'id�e du r�le � jouer. Dans un moment d'abandon, il lui avoua m�me toutes ses inqui�tudes. Cette confidence porta � son comble la passion qu'il inspirait. Je n'ai donc point eu de rivale heureuse, se disait Mme de R�nal avec d�lices! Elle osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'int�r�t; Julien lui jura que c'�tait celui d'un homme. 
 
Quand il restait � Mme de R�nal assez de sang-froid pour r�fl�chir, elle ne revenait pas de son �tonnement qu'un tel bonheur exist�t, et que jamais elle ne s'en f�t dout�e. 
 
Ah! se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie! 
 
Julien �tait fort �loign� de ces pens�es. Son amour �tait encore de l'ambition; c'�tait de la joie de poss�der, lui pauvre �tre malheureux et si m�pris�, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d'adoration, ses transports � la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la diff�rence d'�ge. Si elle e�t poss�d� un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilis�s, elle e�t fr�mi pour la dur�e d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d'amour-propre. 
 
Dans ses moments d'oubli d'ambition, Julien admirait avec transport jusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de R�nal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures enti�res admirant la beaut� et l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuy�e sur lui, le regardait; lui, regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un mariage, emplissent une corbeille de noce. 
 
J'aurais pu �pouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de R�nal; quelle �me de feu! quelle vie ravissante avec lui! 
 
Pour Julien, jamais il ne s'�tait trouv� aussi pr�s de ces terribles instruments de l'artillerie f�minine. Il est impossible, se disait-il, qu'� Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d'objection � son bonheur. Souvent la sinc�re admiration et les transports de sa ma�tresse lui faisaient oublier la vaine th�orie qui l'avait rendu si compass� et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments o�, malgr� ses habitudes d'hypocrisie, il trouvait une douceur extr�me � avouer � cette grande dame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages. Le rang de sa ma�tresse semblait l'�lever au-dessus de lui-m�me. Mme de R�nal, de son c�t�, trouvait la plus douce des volupt�s morales � instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de g�nie, et qui �tait regard� par tout le monde comme devant un jour aller si loin. M�me le sous-pr�fet et M. Valenod ne pouvaient s'emp�cher de l'admirer; ils lui en semblaient moins sots. Quant � Mme Derville, elle �tait bien loin d'avoir � exprimer les m�mes sentiments. D�sesp�r�e de ce qu'elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux � une femme qui, � la lettre, avait perdu la t�te, elle quitta Vergy sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme de R�nal en versa quelques larmes, et bient�t il lui sembla que sa f�licit� redoublait. Par ce d�part elle se trouvait presque toute la journ�e t�te � t�te avec son amant. 
 
Julien se livrait d'autant plus � la douce soci�t� de son amie, que, toutes les fois qu'il �tait trop longtemps seul avec lui-m�me, la fatale proposition de Fouqu� venait encore l'agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments o� lui, qui n'avait jamais aim�, qui n'avait jamais �t� aim� de personne, trouvait un si d�licieux plaisir � �tre sinc�re, qu'il �tait sur le point d'avouer � Mme de R�nal l'ambition qui jusqu'alors avait �t� l'essence m�me de son existence. Il e�t voulu pouvoir la consulter sur l'�trange tentation que lui donnait la proposition de Fouqu�, mais un petit �v�nement emp�cha toute franchise. 
 
 
 
CHAPITRE XVII 
 
 LE PREMIER ADJOINT 
 
O, how this spring of love resembleth
 The uncertain glory of an April day,
 Which now shows all the beauty of the sun
 And by and by a cloud takes all away! 
TWO GENTLEMEN OF VERONA.
 
 
 
 
Un soir au coucher du soleil, assis aupr�s de son amie, au fond du verger, loin des importuns, il r�vait profond�ment. Des moments si doux, pensait-il, dureront-ils toujours? Son �me �tait tout occup�e de la difficult� de prendre un �tat, il d�plorait ce grand acc�s de malheur qui termine l'enfance et g�te les premi�res ann�es de la jeunesse peu riche. -- Ah! s'�cria-t-il, que Napol�on �tait bien l'homme envoy� de Dieu pour les jeunes Fran�ais! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux, m�me plus riches que moi, qui ont juste les quelques �cus qu'il faut pour se procurer une bonne �ducation, et qui ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme � vingt ans et se pousser dans une carri�re! Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous emp�chera � jamais d'�tre heureux! 
 
Il vit tout � coup Mme de R�nal froncer le sourcil, elle prit un air froid et d�daigneux; cette fa�on de penser lui semblait convenir � un domestique. Elev�e dans l'id�e qu'elle �tait fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l'�tait aussi. Elle l'aimait mille fois plus que la vie, [variante : elle l'e�t aim� m�me ingrat et perfide] et ne faisait aucun cas de l'argent. 
 
Julien �tait loin de deviner ces id�es. Ce froncement de sourcils le rappela sur la terre. Il eut assez de pr�sence d'esprit pour arranger sa phrase et faire entendre � la noble dame, assise si pr�s de lui sur le banc de verdure, que les mots qu'il venait de r�p�ter, il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'�tait le raisonnement des impies. 
 
-- Eh bien! ne vous m�lez plus � ces gens-l�, dit Mme de R�nal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout � coup, avait succ�d� � l'expression de la plus vive tendresse. 
 
Ce froncement de sourcils, ou plut�t le remords de son imprudence, fut le premier �chec port� � l'illusion qui entra�nait Julien. Il se dit: Elle est bonne et douce, son go�t pour moi est vif, mais elle a �t� �lev�e dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d'hommes de coeur qui, apr�s une bonne �ducation, n'a pas assez d'argent pour entrer dans une carri�re. Que deviendraient-ils ces nobles, s'il nous �tait donn� de les combattre � armes �gales! Moi, par exemple, maire de Verri�res, bien intentionn�, honn�te comme l'est au fond M. de R�nal! comme j'enl�verais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans Verri�res! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils t�tonnent sans cesse. 
 
Le bonheur de Julien fut, ce jour-l�, sur le point de devenir durable. Il manqua � notre h�ros d'oser �tre sinc�re. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, maissur-le-champ ; Mme de R�nal avait �t� �tonn�e du mot de Julien, parce que les hommes de sa soci�t� r�p�taient que le retour de Robespierre �tait surtout possible � cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien �lev�s. L'air froid de Mme de R�nal dura assez longtemps, et sembla marqu� � Julien. C'est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose d�sagr�able succ�da chez elle � sa r�pugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se r�fl�chit vivement dans ses traits, si purs et si na�fs, quand elle �tait heureuse et loin des ennuyeux. 
 
Julien n'osa plus r�ver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu'il �tait imprudent d'aller voir Mme de R�nal dans sa chambre. Il valait mieux qu'elle v�nt chez lui; si un domestique l'apercevait courant dans la maison, vingt pr�textes diff�rents pouvaient expliquer cette d�marche. 
 
Mais cet arrangement avait aussi ses inconv�nients. Julien avait re�u de Fouqu� des livres que lui, �l�ve en th�ologie, n'e�t jamais pu demander � un libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il e�t �t� bien aise de n'�tre pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille encore de la petite sc�ne du verger, l'e�t mis hors d'�tat de lire. 
 
Il devait � Mme de R�nal de comprendre les livres d'une fa�on toute nouvelle. Il avait os� lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l'ignorance arr�te tout court l'intelligence d'un jeune homme n� hors de la soci�t�, quelque g�nie naturel qu'on veuille lui supposer. 
 
Cette �ducation de l'amour, donn�e par une femme extr�mement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement � voir la soci�t� telle qu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqu� par le r�cit de ce qu'elle a �t� autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient � Verri�res. 
 
Sur le premier plan parurent des intrigues tr�s compliqu�es ourdies, depuis deux ans, aupr�s du pr�fet de Besan�on. Elles �taient appuy�es par des lettres venues de Paris, et �crites par ce qu'il y a de plus illustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirod, c'�tait l'homme le plus d�vot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verri�res. 
 
Il avait pour concurrent un fabricant fort riche, qu'il fallait absolument refouler � la place de second adjoint. 
 
Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris, quand la haute soci�t� du pays venait d�ner chez M. de R�nal. Cette soci�t� privil�gi�e �tait profond�ment occup�e de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville et surtout les lib�raux ne soup�onnaient pas m�me la possibilit�. Ce qui en faisait l'importance, c'est qu'ainsi que chacun sait, le c�t� oriental de la grande rue de Verri�res doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale. 
 
Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait � �tre premier adjoint, et par la suite maire dans le cas o� M. de R�nal serait nomm� d�put�, il fermerait les yeux, et l'on pourrait faire, aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites r�parations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgr� la haute pi�t� et la probit� reconnue de M. de Moirod, on �tait s�r qu'ilserait coulant , car il avait beaucoup d'enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient � tout ce qu'il y a de mieux dans Verri�res. 
 
Aux yeux de Julien, cette intrigue �tait bien plus importante que l'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la premi�re fois dans un des livres que Fouqu� lui avait envoy�s. Il y avait des choses qui �tonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait commenc� � aller les soirs chez le cur�. Mais la discr�tion et l'humilit� d'esprit �tant les premi�res qualit�s d'un �l�ve en th�ologie, il lui avait toujours �t� impossible de faire des questions. 
 
Un jour, Mme de R�nal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l'ennemi de Julien. 
 
-- Mais, madame, c'est aujourd'hui le dernier vendredi du mois, r�pondit cet homme d'un air singulier. 
 
-- Allez, dit Mme de R�nal 
 
-- Eh bien! dit Julien, il va se rendre dans ce magasin � foin, �glise autrefois, et r�cemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voil� un de ces myst�res que je n'ai jamais pu p�n�trer. 
 
-- C'est une institution fort salutaire, mais bien singuli�re, r�pondit Mme de R�nal; les femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en sais, c'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point f�ch� de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui r�pondra sur le m�me ton. Si vous tenez � savoir ce qu'on y fait, je demanderai des d�tails � M. de Maugiron et � M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu'un jour ils ne nous �gorgent pas. 
 
Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa ma�tresse distrayait Julien de sa noire ambition. La n�cessit� de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu'ils �taient de partis contraires, ajoutait, sans qu'il s'en dout�t, au bonheur qu'il lui devait et � l'empire qu'elle acqu�rait sur lui. 
 
Dans les moments o� la pr�sence d'enfants trop intelligents les r�duisait � ne parler que le langage de la froide raison, c'�tait avec une docilit� parfaite que Julien, la regardant avec des yeux �tincelants d'amour, �coutait ses explications du monde comme il va. Souvent au milieu du r�cit de quelque friponnerie savante, � l'occasion d'un chemin ou d'une fourniture, l'esprit de Mme de R�nal s'�garait tout � coup jusqu'au d�lire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les m�mes gestes intimes qu'avec ses enfants. C'est qu'il y avait des jours o� elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas � r�pondre � ses questions na�ves sur mille choses simples qu'un enfant bien n� n'ignore pas � quinze ans? Un instant apr�s, elle l'admirait comme son ma�tre. Son g�nie allait jusqu'� l'effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abb�. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. 
 
-- Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle � Julien, la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin. 
 
 
 
 CHAPITRE XVIII 
 
 UN ROI A VERRIERES 
 
N'�tes-vous bons qu'� jeter l� comme un cadavre de peuple, sans �me, et
 dont les veines n'ont plus de sang? 
Discours de l'Ev�que,
� la chapelle de Saint-Cl�ment .
 
 
 
 
Le trois septembre � dix heures du soir, un gendarme r�veilla tout Verri�res en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa Majest� le roi de ** arrivait le dimanche suivant, et l'on �tait au mardi. Le pr�fet autorisait, c'est-�-dire demandait la formation d'une garde d'honneur; il fallait d�ployer toute la pompe possible. Une estafette fut exp�di�e � Vergy. M. de R�nal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en �moi. Chacun avait ses pr�tentions; les moins affair�s louaient des balcons pour voir l'entr�e du roi. 
 
Qui commandera la garde d'honneur? M. de R�nal vit tout de suite combien il importait, dans l'int�r�t des maisons sujettes � reculer, que M. de Moirod e�t ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n'y avait rien � dire � la d�votion de M. de Moirod, elle �tait au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait mont� � cheval. C'�tait un homme de trente-six ans, timide de toutes les fa�ons, et qui craignait �galement les chutes et le ridicule. 
 
Le maire le fit appeler d�s les cinq heures du matin. 
 
-- Vous voyez, monsieur, que je r�clame vos avis, comme si d�j� vous occupiez le poste auquel tous les honn�tes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prosp�rent, le parti lib�ral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l'int�r�t du roi, celui de la monarchie, et avant tout l'int�r�t de notre sainte religion. A qui pensez-vous, monsieur, que l'on puisse confier le commandement de la garde d'honneur? 
 
Malgr� la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. � Je saurai prendre un ton convenable �, dit-il au maire. A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant avaient servi lors du passage d'un prince du sang. 
 
A sept heures, Mme de R�nal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames lib�rales qui pr�chaient l'union des partis, et venaient la supplier d'engager son mari � accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles pr�tendait que si son mari n'�tait pas �lu, de chagrin il ferait banqueroute. Mme de R�nal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occup�e. 
 
Julien fut �tonn� et encore plus f�ch� qu'elle lui fit un myst�re de ce qui l'agitait. Je l'avais pr�vu, se disait-il avec amertume, son amour s'�clipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l'�blouit. Elle m'aimera de nouveau quand les id�es de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle. 
 
Chose �tonnante, il l'en aima davantage. 
 
Les tapissiers commen�aient � remplir la maison, il �pia longtemps en vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre � lui, Julien, emportant un de ses habits. Ils �taient seuls. Il voulut lui parler. Elle s'enfuit en refusant de l'�couter. Je suis bien sot d'aimer une telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son mari. 
 
Elle l'�tait davantage; un de ses grands d�sirs qu'elle n'avait jamais avou� � Julien de peur de le choquer, �tait de le voir quitter, ne f�t-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle, elle obtint d'abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-pr�fet de Maugiron, que Julien serait nomm� garde d'honneur de pr�f�rence � cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort ais�s, et dont deux au moins �taient d'une exemplaire pi�t�. M. Valenod, qui comptait pr�ter sa cal�che aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit � donner un de ses chevaux � Julien, l'�tre qu'il ha�ssait le plus. Mais tous les gardes d'honneur avaient � eux ou d'emprunt quelqu'un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux �paulettes de colonel en argent, qui avaient brill� sept ans auparavant. Mme de R�nal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer � Besan�on, et en faire revenir l'habit d'uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'elle trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien � Verri�res. Elle voulait le surprendre, lui et la ville. 
 
Le travail des gardes d'honneur et de l'esprit public termin�, le maire eut � s'occuper d'une grande c�r�monie religieuse, le roi de * ne voulait pas passer � Verri�res sans visiter la fameuse relique de saint Cl�ment que l'on conserve � Bray-le-Haut, � une petite lieue de la ville. On d�sirait un clerg� nombreux, ce fut l'affaire la plus difficile � arranger; M. Maslon, le nouveau cur�, voulait � tout prix �viter la pr�sence de M. Ch�lan. En vain, M. de R�nal lui repr�sentait qu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les anc�tres ont �t� si longtemps gouverneurs de la province, avait �t� d�sign� pour accompagner le roi de *. Il connaissait depuis trente ans l'abb� Ch�lan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant � Verri�res, et s'il le trouvait disgraci�, il �tait homme � aller le chercher dans la petite maison o� il s'�tait retir�, accompagn� de tout le cort�ge dont il pourrait disposer. Quel soufflet! 
 
-- Je suis d�shonor� ici et � Besan�on, r�pondait l'abb� Maslon, s'il para�t dans mon clerg�. Un jans�niste, grand Dieu! 
 
-- Quoi que vous en puissiez dire, mon cher abb�, r�pliquait M. de R�nal, je n'exposerai pas l'administration de Verri�res � recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien � la cour; mais ici, en province, c'est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu'� embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des lib�raux. 
 
Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, apr�s trois jours de pourparlers, que l'orgueil de l'abb� Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut �crire une lettre mielleuse � l'abb� Ch�lan, pour le prier d'assister � la c�r�monie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand �ge et ses infirmit�s le lui permettaient. M. Ch�lan demanda et obtint une lettre d'invitation pour Julien qui devait l'accompagner en qualit� de sous-diacre. 
 
D�s le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inond�rent les rues de Verri�res. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agit�e, on apercevait un grand feu sur un rocher � deux lieues de Verri�res. Ce signal annon�ait que le roi venait d'entrer sur le territoire du d�partement. Aussit�t le son de toutes les cloches et les d�charges r�p�t�es d'un vieux canon espagnol appartenant � la ville marqu�rent sa joie de ce grand �v�nement. La moiti� de la population monta sur les toits. Toutes les femmes �taient aux balcons. La garde d'honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont � chaque instant la main prudente �tait pr�te � saisir l'ar�on de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuvi�me file �tait un fort joli gar�on, tr�s mince, que d'abord on ne reconnut pas. Bient�t un cri d'indignation chez les uns, chez d'autres le silence de l'�tonnement annonc�rent une sensation g�n�rale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n'y eut qu'un cri contre le maire, surtout parmi les lib�raux. Quoi, parce que ce petit ouvrier d�guis� en abb� �tait pr�cepteur de ses marmots, il avait l'audace de le nommer garde d'honneur, au pr�judice de messieurs tels et tels, riches fabricants! Ces Messieurs, disait une dame banqui�re, devraient bien faire une avanie � ce petit insolent, n� dans la crotte. -- Il est sournois et porte un sabre, r�pondait le voisin, il serait assez tra�tre pour leur couper la figure. 
 
Les propos de la soci�t� noble �taient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'�tait du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En g�n�ral, on rendait justice � son m�pris pour le d�faut de naissance. 
 
Pendant qu'il �tait l'occasion de tant de propos, Julien �tait le plus heureux des hommes. Naturellement hardi, il se tenait mieux � cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagnes. Il voyait dans les yeux des femmes qu'il �tait question de lui. 
 
Ses �paulettes �taient plus brillantes, parce qu'elles �taient neuves. Son cheval se cabrait � chaque instant, il �tait au comble de la joie. 
 
Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant pr�s du vieux rempart, le bruit de la petite pi�ce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un h�ros. Il �tait officier d'ordonnance de Napol�on et chargeait une batterie. 
 
Une personne �tait plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer d'une des crois�es de l'h�tel de ville; montant ensuite en cal�che, et faisant rapidement un grand d�tour, elle arriva � temps pour fr�mir quand son cheval l'emporta hors du rang. Enfin, sa cal�che sortant au grand galop, par une autre porte de la ville, elle parvint � rejoindre la route par o� le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur � vingt pas de distance, au milieu d'une noble poussi�re. Dix mille paysans cri�rent: Vive le roi! quand le maire eut l'honneur de haranguer Sa Majest�. Une heure apr�s, lorsque, tous les discours �cout�s, le roi allait entrer dans la ville, la petite pi�ce de canon se remit � tirer � coups pr�cipit�s. Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves � Leipsick et � Montmirail, mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le d�posa mollement dans l'unique bourbier qui f�t sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il fallut le tirer de l� pour que la voiture du roi p�t passer. 
 
Sa Majest� descendit � la belle �glise neuve qui ce jour-l� �tait par�e de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait d�ner, et aussit�t apr�s remonter en voiture pour aller v�n�rer la relique de saint Cl�ment. A peine le roi fut-il � l'�glise, que Julien galopa vers la maison de M. de R�nal. L�, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses �paulettes, pour reprendre le petit habit noir r�p�. Il remonta � cheval, et en quelques instants fut � Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans, pensa Julien. On ne peut se remuer � Verri�res, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. A moiti� ruin�e par le vandalisme r�volutionnaire, elle avait �t� magnifiquement r�tablie depuis la Restauration, et l'on commen�ait � parler de miracles. Julien rejoignit l'abb� Ch�lan qui le gronda fort, et lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et suivit M. Ch�lan qui se rendait aupr�s du jeune �v�que d'Agde. C'�tait un neveu de M. de La Mole, r�cemment nomm�, et qui avait �t� charg� de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put trouver cet �v�que. 
 
Le clerg� s'impatientait. Il attendait son chef dans le clo�tre sombre et gothique de l'ancienne abbaye. On avait r�uni vingt-quatre cur�s pour figurer l'ancien chapitre de Bray-le-Haut, compos� avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Apr�s avoir d�plor� pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'�v�que, les cur�s pens�rent qu'il �tait convenable que M. le Doyen se retir�t vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait arriver, et qu'il �tait instant de se rendre au choeur. Le grand �ge de M. Ch�lan l'avait fait doyen; malgr� l'humeur qu'il t�moignait � Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel proc�d� de toilette eccl�siastique, il avait rendu ses beaux cheveux boucl�s tr�s plats; mais, par un oubli qui redoubla la col�re de M. Ch�lan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les �perons du garde d'honneur. 
 
Arriv�s � l'appartement de l'�v�que, de grands laquais bien chamarr�s daign�rent � peine r�pondre au vieux cur� que Monseigneur n'�tait pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualit� de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privil�ge d'�tre admis en tout temps aupr�s de l'�v�que officiant. 
 
L'humeur hautaine de Julien fut choqu�e de l'insolence des laquais. Il se mit � parcourir les dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les portes qu'il rencontrait. Une fort petite c�da � ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habits noirs et la cha�ne au cou. A son air press� ces messieurs le crurent mand� par l'�v�que et le laiss�rent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extr�mement sombre, et toute lambriss�e de ch�ne noir; � l'exception d'une seule, les fen�tres en ogive avaient �t� mur�es avec des briques. La grossi�ret� de cette ma�onnerie n'�tait d�guis�e par rien, et faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands c�t�s de cette salle c�l�bre parmi les antiquaires bourguignons, et que le duc Charles le T�m�raire avait fait b�tir vers 1470 en expiation de quelque p�ch�, �taient garnis de stalles de bois richement sculpt�es. On y voyait, figur�s en bois de diff�rentes couleurs, tous les myst�res de l'Apocalypse. 
 
Cette magnificence m�lancolique, d�grad�e par la vue des briques nues et du pl�tre encore tout blanc, toucha Julien. Il s'arr�ta en silence. A l'autre extr�mit� de la salle, pr�s de l'unique fen�tre par laquelle le jour p�n�trait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la t�te nue, �tait arr�t� � trois pas de la glace. Ce meuble semblait �trange en un tel lieu, et, sans doute, y avait �t� apport� de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrit�; de la main droite, il donnait gravement des b�n�dictions du c�t� du miroir. 
 
Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une c�r�monie pr�paratoire qu'accomplit ce jeune pr�tre? C'est peut-�tre le secr�taire de l'�v�que... il sera insolent comme les laquais... ma foi, n'importe, essayons. 
 
Il avan�a et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fix�e vers l'unique fen�tre, et regardant ce jeune homme qui continuait � donner des b�n�dictions ex�cut�es lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant. 
 
A mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air f�ch�. La richesse du surplis garni de dentelle arr�ta involontairement Julien � quelques pas du magnifique miroir. 
 
Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beaut� de la salle l'avait �mu, et il �tait froiss� d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser. 
 
Le jeune homme le vit dans la psych�, se retourna, et quittant subitement l'air f�ch�, lui dit du ton le plus doux: 
 
-- Eh bien! monsieur, est-elle enfin arrang�e? 
 
Julien resta stup�fait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'�tait l'�v�que d'Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!... 
 
Et il eut honte de ses �perons. 
 
-- Monseigneur, r�pondit-il timidement, je suis envoy� par le doyen du chapitre, M. Ch�lan. 
 
-- Ah! il m'est fort recommand�, dit l'�v�que d'un ton poli qui redoubla l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal emball�e � Paris; la toile d'argent est horriblement g�t�e vers le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune �v�que d'un air triste, et encore on me fait attendre! 
 
-- Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet. 
 
Les beaux yeux de Julien firent leur effet. 
 
-- Allez, monsieur, r�pondit l'�v�que avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis d�sol� de faire attendre messieurs du chapitre. 
 
Quand Julien fut arriv� au milieu de la salle, il se retourna vers l'�v�que et le vit qui s'�tait remis � donner des b�n�dictions. Qu'est-ce que cela peut �tre? se demanda Julien, sans doute c'est une pr�paration eccl�siastique n�cessaire � la c�r�monie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule o� se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, c�dant malgr� eux au regard imp�rieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur. 
 
Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'�v�que assis devant la glace; mais, de temps � autre, sa main droite, quoique fatigu�e, donnait encore la b�n�diction. Julien l'aida � placer sa mitre. L'�v�que secoua la t�te. 
 
-- Ah! elle tiendra, dit-il � Julien d'un air content. Voulez-vous vous �loigner un peu? 
 
Alors l'�v�que alla fort vite au milieu de la pi�ce, puis se rapprochant du miroir � pas lents, il reprit l'air f�ch�, et donnait gravement des b�n�dictions. 
 
Julien �tait immobile d'�tonnement; il �tait tent� de comprendre, mais n'osait pas. L'�v�que s'arr�ta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravit�: 
 
-- Que dites-vous de ma mitre, monsieur, va-t-elle bien? 
 
-- Fort bien, Monseigneur. 
 
-- Elle n'est pas trop en arri�re? cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baiss�e sur les yeux comme un shako d'officier. 
 
-- Elle me semble aller fort bien 
 
-- Le roi de * est accoutum� � un clerg� v�n�rable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, � cause de mon �ge surtout, avoir l'air trop l�ger. 
 
Et l'�v�que se mit de nouveau � marcher en donnant des b�n�dictions. 
 
C'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce � donner la b�n�diction. 
 
Apr�s quelques instants: 
 
-- Je suis pr�t, dit l'�v�que. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre. 
 
Bient�t M. Ch�lan, suivi des deux cur�s les plus �g�s, entra par une fort grande porte magnifiquement sculpt�e, et que Julien n'avait pas aper�ue. Mais cette fois il resta � son rang, le dernier de tous, et ne put voir l'�v�que que par-dessus les �paules des eccl�siastiques qui se pressaient en foule � cette porte. 
 
L'�v�que traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arriv� sur le seuil, les cur�s se form�rent en procession. Apr�s un petit moment de d�sordre, la procession commen�a � marcher en entonnant un psaume. L'�v�que s'avan�ait le dernier entre M. Ch�lan et un autre cur� fort vieux. Julien se glissa tout � fait pr�s de Monseigneur, comme attach� � l'abb� Ch�lan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgr� le soleil �clatant, ils �taient sombres et humides. On arriva enfin au portique du clo�tre. Julien �tait stup�fait d'admiration pour une si belle c�r�monie. L'ambition r�veill�e par le jeune �ge de l'�v�que, la sensibilit� et la politesse exquise de ce pr�lat se disputaient son coeur. Cette politesse �tait bien autre chose que celle de M. de R�nal, m�me dans ses bons jours. Plus on s'�l�ve vers le premier rang de la soci�t�, se dit Julien, plus on trouve de ces mani�res charmantes. 
 
On entrait dans l'�glise par une porte lat�rale; tout � coup un bruit �pouvantable fit retentir ses vo�tes antiques; Julien crut qu'elles s'�croulaient. C'�tait encore la petite pi�ce de canon; tra�n�e par huit chevaux au galop, elle venait d'arriver; et � peine arriv�e, mise en batterie par les canonniers de Leipsick, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent �t� devant elle. 
 
Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait plus � Napol�on et � la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, �tre �v�que d'Agde! mais o� est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-�tre. 
 
Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Ch�lan prit l'un des b�tons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L'�v�que se pla�a dessous. R�ellement il �tait parvenu � se donner l'air vieux; l'admiration de notre h�ros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l'adresse! pensa-t-il. 
 
Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de tr�s pr�s. L'�v�que le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majest�. 
 
Nous ne r�p�terons point la description des c�r�monies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du d�partement. Julien apprit, par le discours de l'�v�que, que le roi descendait de Charles le T�m�raire. 
 
Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de v�rifier les comptes de ce qu'avait co�t� cette c�r�monie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un �v�ch� � son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule c�r�monie de Bray-le-Haut co�ta trois mille huit cents francs. 
 
Apr�s le discours de l'�v�que et la r�ponse du roi, Sa Majest� se pla�a sous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort d�votement sur un coussin pr�s de l'autel. Le choeur �tait environn� de stalles, et les stalles �lev�es de deux marches sur le pav�. C'�tait sur la derni�re de ces marches que Julien �tait assis aux pieds de M. Ch�lan, � peu pr�s comme un caudataire pr�s de son cardinal, � la chapelle Sixtine, � Rome. Il y eut unTe Deum , des flots d'encens, des d�charges infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans �taient ivres de bonheur et de pi�t�. Une telle journ�e d�fait l'ouvrage de cent num�ros des journaux jacobins. 
 
Julien �tait � six pas du roi, qui r�ellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la premi�re fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il �tait plus pr�s du roi que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits �taient tellement brod�s d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments apr�s que c'�tait M. de La Mole. Il lui trouva l'air hautain et m�me insolent. 
 
Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli �v�que, pensa-t-il. Ah! l'�tat eccl�siastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour v�n�rer la relique, et je ne vois point de relique. O� sera saint Cl�ment? 
 
Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la v�n�rable relique �tait dans le haut de l'�difice dans unechapelle ardente . 
 
Qu'est-ce qu'une chapelle ardente? se dit Julien. 
 
Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention redoubla. 
 
En cas de visite d'un prince souverain, l'�tiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'�v�que. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abb� Ch�lan; Julien osa le suivre. 
 
Apr�s avoir mont� un long escalier, on parvint � une porte extr�mement petite, mais dont le chambranle gothique �tait dor� avec magnificence. Cet ouvrage avait l'air fait de la veille. 
 
Devant la porte �taient r�unies � genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distingu�es de Verri�res. Avant d'ouvrir la porte, l'�v�que se mit � genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu'il priait � haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne gr�ce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre � notre h�ros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se f�t battu pour l'Inquisition, et de bonne foi. La porte s'ouvrit tout � coup. La petite chapelle parut comme embras�e de lumi�re. On apercevait sur l'autel plus de mille cierges divis�s en huit rangs s�par�s entre eux par des bouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dor�e � neuf �tait fort petite, mais tr�s �lev�e. Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux cur�s et Julien. 
 
Bient�t le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-m�mes rest�rent en dehors, � genoux, et pr�sentant les armes. 
 
Sa Majest� se pr�cipita plut�t qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, coll� contre la porte dor�e, aper�ut, par-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint Cl�ment. Il �tait cach� sous l'autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d'o� le sang semblait couler. L'artiste s'�tait surpass�; ses yeux mourants, mais pleins de gr�ce, �taient � demi ferm�s. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui � demi ferm�e avait encore l'air de prier. A cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura � chaudes larmes, une de ses larmes tomba sur la main de Julien. 
 
Apr�s un instant de pri�res dans le plus profond silence, troubl� seulement par le son lointain des cloches de tous les villages � dix lieues � la ronde, l'�v�que d'Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l'effet n'en �tait que mieux assur�. 
 
-- N'oubliez jamais, jeunes chr�tiennes, que vous avez vu l'un des plus grands rois de la terre � genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, pers�cut�s, assassin�s sur la terre, comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de saint Cl�ment, ils triomphent au ciel. N'est-ce pas, jeunes chr�tiennes, vous vous souviendrez � jamais de ce jour? vous d�testerez l'impie. A jamais vous serez fid�les � ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon. 
 
A ces mots, l'�v�que se leva avec autorit�. 
 
-- Vous me le promettez? dit-il, en avan�ant le bras d'un air inspir�. 
 
-- Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes. 
 
-- Je re�ois votre promesse au nom du Dieu terrible! ajouta l'�v�que, d'une voix tonnante. 
 
Et la c�r�monie fut termin�e. 
 
Le roi lui-m�me pleurait. Ce ne fut que longtemps apr�s que Julien eut assez de sang-froid pour demander o� �taient les os du saint envoy�s de Rome � Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils �taient cach�s dans la charmante figure de cire. 
 
Sa Majest� daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagn�e dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel �taient brod�s ces mots: HAINE A L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE. 
 
M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, � Verri�res, les lib�raux trouv�rent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite � M. de Moirod. 
 
 
 
CHAPITRE XIX 
 
 PENSER FAIT SOUFFRIR 
 
Le grotesque des �v�nements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions. 
BARNAVE.
 
 
 
 
En repla�ant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occup�e M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier tr�s fort, pli�e en quatre. Il lut au bas de la premi�re page: 
 
A. S. E. M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc. 
 
C'�tait une p�tition en grosse �criture de cuisini�re. 
 
 � Monsieur le marquis, 
 
� J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'�tais dans Lyon, expos� aux bombes, lors du si�ge, en 93, d'ex�crable m�moire. Je communie; je vais tous les dimanches � la messe en l'�glise paroissiale. Je n'ai jamais manqu� au devoir pascal, m�me en 93, d'ex�crable m�moire. Ma cuisini�re, avant la R�volution j'avais des gens, ma cuisini�re fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verri�res d'une consid�ration g�n�rale, et j'ose dire m�rit�e. Je marche sous le dais dans les processions � c�t� de M. le cur� et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge achet� � mes frais. De tout quoi les certificats sont � Paris au minist�re des finances. Je demande � Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verri�res, qui ne peut manquer d'�tre bient�t vacant d'une mani�re ou d'autre, le titulaire �tant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux �lections, etc. 
 
� DE CHOLIN. � 
 
 En marge de cette p�tition �tait une apostille sign�eDe Moirod , et qui commen�ait par cette ligne: � J'ai eu l'honneur de parleryertdu bon sujet qui fait cette demande �, etc. 
 
Ainsi, m�me cet imb�cile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivre, se dit Julien. 
 
Huit jours apr�s le passage du roi de * � Verri�res, ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interpr�tations, discussions ridicules, etc., etc., dont avaient �t� l'objet, successivement, le roi, l'�v�que d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tomb� de Moirod qui, dans l'espoir d'une croix, ne sortit de chez lui qu'un mois apr�s sa chute, ce fut l'ind�cence extr�me d'avoirbombard�dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il fallait entendre, � ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s'enrouaient au caf� � pr�cher l'�galit�. Cette femme hautaine, Mme de R�nal, �tait l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fra�ches du petit abb� Sorel la disaient de reste. 
 
Peu apr�s le retour � Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fi�vre; tout � coup Mme de R�nal tomba dans des remords affreux. Pour la premi�re fois elle se reprocha son amour d'une fa�on suivie; elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute �norme elle s'�tait laiss� entra�ner. Quoique d'un caract�re profond�ment religieux, jusqu'� ce moment elle n'avait pas song� � la grandeur de son crime aux yeux de Dieu. 
 
Jadis, au couvent du Sacr�-Coeur, elle avait aim� Dieu avec passion; elle le craignit de m�me en cette circonstance. Les combats qui d�chiraient son �me �taient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien �prouva que le moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer; elle y voyait le langage de l'enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-m�me le petit Stanislas, il �tait mieux venu � lui parler de sa maladie: elle prit bient�t un caract�re grave. Alors le remords continu �ta � Mme de R�nal jusqu'� la facult� de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle e�t ouvert la bouche, c'e�t �t� pour avouer son crime � Dieu et aux hommes. 
 
-- Je vous en conjure, lui disait Julien, d�s qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez � personne; que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent �ter la fi�vre � notre Stanislas. 
 
Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de R�nal s'�tait mis dans la t�te que, pour apaiser la col�re du Dieu jaloux, il fallait ha�r Julien ou voir mourir son fils. C'�tait parce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait ha�r son amant qu'elle �tait si malheureuse. 
 
-- Fuyez-moi, dit-elle un jour � Julien; au nom de Dieu, quittez cette maison: c'est votre pr�sence ici qui tue mon fils. 
 
Dieu me punit, ajouta-t-elle � voix basse, il est juste; j'adore son �quit�; mon crime est affreux, et je vivais sans remords! C'�tait le premier signe de l'abandon de Dieu: je dois �tre punie doublement. 
 
Julien fut profond�ment touch�. Il ne pouvait voir l� ni hypocrisie, ni exag�ration. Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la malheureuse m'aime plus que son fils. Voil�, je n'en puis douter, le remords qui la tue; voil� de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal �lev�, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes fa�ons? 
 
Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de R�nal vint le voir. L'enfant, d�vor� par la fi�vre, �tait fort rouge et ne put reconna�tre son p�re. Tout � coup Mme de R�nal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre � jamais. 
 
Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de R�nal. 
 
-- Adieu! adieu! dit-il en s'en allant. 
 
-- Non, �coute-moi, s'�cria sa femme � genoux devant lui, et cherchant � le retenir. Apprends toute la v�rit�. C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donn� la vie et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie moi-m�me; peut-�tre ce sacrifice apaisera le Seigneur. 
 
Si M. de R�nal e�t �t� un homme d'imagination, il savait tout. 
 
-- Id�es romanesques, s'�cria-t-il en �loignant sa femme qui cherchait � embrasser ses genoux. Id�es romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le m�decin � la pointe du jour. 
 
Et il retourna se coucher. Mme de R�nal tomba � genoux, � demi �vanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir. 
 
Julien resta �tonn�. 
 
Voil� donc l'adult�re! se dit-il... Serait-il possible que ces pr�tres si fourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de p�ch�s auraient le privil�ge de conna�tre la vraie th�orie du p�ch�? Quelle bizarrerie!... 
 
Depuis vingt minutes que M. de R�nal s'�tait retir�, Julien voyait la femme qu'il aimait, la t�te appuy�e sur le petit lit de l'enfant, immobile et presque sans connaissance. Voil� une femme d'un g�nie sup�rieur r�duite au comble du malheur, parce qu'elle m'a connu, se dit-il. 
 
Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se d�cider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et leurs plates simagr�es? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la laisse seule en proie � la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, � force d'�tre grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fen�tre. 
 
Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-�tre, malgr� l'h�ritage qu'elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand Dieu! � ce c... d'abb� Maslon, qui prend pr�texte de la maladie d'un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le pr�tre. 
 
-- Va-t'en, lui dit tout � coup Mme de R�nal, en ouvrant les yeux. 
 
-- Je donnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t'�tre le plus utile, r�pondit Julien: jamais je ne t'ai tant aim�e, mon cher ange, ou plut�t, de cet instant seulement, je commence � t'adorer comme tu m�rites de l'�tre. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il te chassera de sa maison; tout Verri�res, tout Besan�on parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te rel�veras de cette honte... 
 
-- C'est ce que je demande, s'�cria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux. 
 
-- Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur � lui! 
 
-- Mais je m'humilie moi-m�me, je me jette dans la fange; et, par l� peut-�tre, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est peut-�tre une p�nitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire � Dieu?... Peut-�tre daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils! Indique-moi un autre sacrifice plus p�nible, et j'y cours. 
 
-- Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire � la Trappe? L'aust�rit� de cette vie peut apaiser ton Dieu... Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas... 
 
-- Ah! tu l'aimes, toi, dit Mme de R�nal, en se relevant et se jetant dans ses bras. 
 
Au m�me instant, elle le repoussa avec horreur. 
 
-- Je te crois! je te crois! continua-t-elle, apr�s s'�tre remise � genoux; � mon unique ami! � pourquoi n'es-tu pas le p�re de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible p�ch� de t'aimer mieux que ton fils. 
 
-- Veux-tu me permettre de rester, et que d�sormais je ne t'aime que comme un fr�re? C'est la seule expiation raisonnable, elle peut apaiser la col�re du Tr�s-Haut. 
 
-- Et moi, s'�cria-t-elle en se levant et prenant la t�te de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux � distance, et moi, t'aimerai-je comme un fr�re? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un fr�re? 
 
Julien fondait en larmes. 
 
-- Je t'ob�irai, dit-il, en tombant � ses pieds, je t'ob�irai quoi que tu m'ordonnes; c'est tout ce qui me reste � faire. Mon esprit est frapp� d'aveuglement; je ne vois aucun parti � prendre. Si je te quitte, tu dis tout � ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, apr�s ce ridicule, il ne sera nomm� d�put�. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon d�part? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite o� tu voudras. A l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer � ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles. 
 
Elle promit, il partit, mais fut rappel� au bout de deux jours. 
 
-- Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai � mon mari, si tu n'es pas l� constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journ�e. 
 
Enfin le ciel eut piti� de cette m�re malheureuse. Peu � peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace �tait bris�e, sa raison avait connu l'�tendue de son p�ch�; elle ne put plus reprendre l'�quilibre. Les remords rest�rent, et ils furent ce qu'ils devaient �tre dans un coeur si sinc�re. Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle �tait � ses pieds. Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, m�me dans les moments o� elle osait se livrer � tout son amour: je suis damn�e, irr�missiblement damn�e. Tu es jeune, tu as c�d� � mes s�ductions, le ciel peut te pardonner; mais moi je suis damn�e. Je le connais � un signe certain. J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle �tait � commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas d�s ce monde et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne m�rite. Mais toi, du moins, mon Julien, s'�criait-elle dans d'autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t'aime assez? 
 
La m�fiance et l'orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d'un amour � sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable et fait � chaque instant. Il adorait Mme de R�nal. Elle a beau �tre noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je ne suis pas aupr�s d'elle un valet de chambre charg� des fonctions d'amant. Cette crainte �loign�e, Julien tomba dans toutes les folies de l'amour, dans ses incertitudes mortelles. 
 
-- Au moins, s'�criait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons � passer ensemble! H�tons-nous; demain peut-�tre je ne serai plus � toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai � ne vivre que pour t'aimer, � ne pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre � ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle. 
 
� Ah! si je pouvais prendre sur moi ton p�ch�, comme tu m'offrais si g�n�reusement de prendre la fi�vre ardente de Stanislas! � 
 
Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien � sa ma�tresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beaut�, l'orgueil de la poss�der. 
 
Leur bonheur �tait d�sormais d'une nature bien sup�rieure, la flamme qui les d�vorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur e�t paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouv�rent plus la s�r�nit� d�licieuse, la f�licit� sans nuages, le bonheur facile des premi�res �poques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de R�nal �tait de n'�tre pas assez aim�e de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. 
 
Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles: -- Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'�criait tout � coup Mme de R�nal, en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien m�rit�s. Elle le serrait, s'attachant � lui comme le lierre � la muraille. 
 
Julien essayait en vain de calmer cette �me agit�e. Elle lui prenait la main, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retomb�e dans une r�verie sombre: L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une gr�ce pour moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours � passer avec lui, mais l'enfer d�s ce monde, la mort de mes enfants... Cependant, � ce prix peut-�tre mon crime me serait pardonn�... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma gr�ce � ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offens�; moi, moi, je suis la seule coupable : j'aime un homme qui n'est point mon mari. 
 
Julien voyait ensuite Mme de R�nal arriver � des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait � prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu'elle aimait. 
 
Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir, les journ�es passaient pour eux avec la rapidit� de l'�clair. Julien perdit l'habitude de r�fl�chir. 
 
Mlle Elisa alla suivre un petit proc�s qu'elle avait � Verri�res. Elle trouva M. Valenod fort piqu� contre Julien. Elle ha�ssait le pr�cepteur, et lui en parlait souvent. 
 
-- Vous me perdriez, monsieur, si je disais la v�rit�!... disait-elle un jour � M. Valenod. Les ma�tres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques... 
 
Apr�s ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosit� de M. Valenod trouva l'art d'abr�ger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre. 
 
Cette femme, la plus distingu�e du pays, que pendant six ans il avait environn�e de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fi�re, dont les d�dains l'avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier d�guis� en pr�cepteur. Et afin que rien ne manqu�t au d�pit de M. le directeur du d�p�t, Mme de R�nal adorait cet amant. 
 
-- Et, ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s'est point donn� de peine pour faire cette conqu�te, il n'est point sorti pour madame de sa froideur habituelle. 
 
Elisa n'avait eu des certitudes qu'� la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin. 
 
-- C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec d�pit, que dans le temps il a refus� de m'�pouser. Et moi, imb�cile, qui allais consulter Mme de R�nal, qui la priais de parler au pr�cepteur. 
 
D�s le m�me soir, M. de R�nal re�ut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand d�tail ce qui se passait chez lui. Julien le vit p�lir en lisant cette lettre �crite sur du papier bleu�tre, et jeter sur lui des regards m�chants. De toute la soir�e, le maire ne se remit point de son trouble, ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la g�n�alogie des meilleures familles de la Bourgogne. 
 
 CHAPITRE XX 
 
 LES LETTRES ANONYMES 
 
Do not give dalliance
 Too much the rein: the strongest oaths are straw
 To the fire i' the blood. 
TEMPEST.
 
 
 
 
Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire � son amie: 
 
-- Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soup�ons; je jurerais que cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme. 
 
Par bonheur, Julien se fermait � clef dans sa chambre. Mme de R�nal eut la folle id�e que cet avertissement n'�tait qu'un pr�texte pour ne pas la voir. Elle perdit la t�te absolument, et � l'heure ordinaire vint � sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe � l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte; �tait-ce Mme de R�nal, �tait-ce un mari jaloux? 
 
Le lendemain de fort bonne heure, la cuisini�re, qui prot�geait Julien, lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots �crits en italien :Guardate alla pagina 130 . 
 
Julien fr�mit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attach�e avec une �pingle la lettre suivante �crite � la h�te, baign�e de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de R�nal la mettait fort bien, il fut touch� de ce d�tail et oublia un peu l'imprudence effroyable. 
 
� Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments o� je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton �me. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aim�e? En ce cas, que mon mari d�couvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une �ternelle prison, � la campagne, loin de mes enfants. Peut-�tre Dieu le veut ainsi. Je mourrai bient�t. Mais tu seras un monstre. 
 
� Ne m'aimes-tu pas? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verri�res, ou plut�t montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t'aime, mais non, ne prononce pas un tel blasph�me, dis-lui que je t'adore, que la vie n'a commenc� pour moi que le jour o� je t'ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais m�me r�v� le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifi� ma vie, que je te sacrifie mon �me. Tu sais que je te sacrifie bien plus. 
 
� Mais se conna�t-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l'irriter que je brave tous les m�chants, et qu'il n'est plus au monde qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne � la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants! 
 
� N'en doute pas, cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet �tre odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du r�cit de ses sauts � cheval, de sa fatuit�, et de l'�num�ration �ternelle de tous ses avantages. 
 
� Y a-t-il une lettre anonyme? m�chant, voil� ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-�tre pour la derni�re fois, jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais �tant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrari�t� pour vous? Oui, les jours o� vous n'aurez pas re�u de M. Fouqu� quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai � mon mari que j'ai re�u une lettre anonyme, et qu'il faut � l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque pr�texte honn�te, et sans d�lai te renvoyer � tes parents. 
 
� H�las! cher ami, nous allons �tre s�par�s quinze jours, un mois peut-�tre! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voil� le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce n'est pas la premi�re que mon mari ait re�ue, et sur mon compte encore. H�las! combien j'en riais! 
 
� Tout le but de ma conduite, c'est de faire penser � mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'�tablir � Verri�res. Je ferai en sorte que mon mari ait l'id�e d'y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois � Verri�res, lie-toi d'amiti� avec tout le monde, m�me avec les lib�raux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront. 
 
� Ne va pas te f�cher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes gr�ces. L'essentiel est que l'on croie � Verri�res que tu vas entrer chez leValenod, ou chez tout autre, pour l'�ducation des enfants. 
 
� Voil� ce que mon mari ne souffrira jamais. D�t-il s'y r�soudre, eh bien! au moins tu habiteras Verri�res, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?... Je m'�gare... Enfin, tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point m�prisant avec ces grossiers personnages, je te le demande � genoux: ils vont �tre les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme � ton �gard � ce que lui prescriral'opinion publique . 
 
� C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme; arme-toi de patience et d'une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle � bouche, sur la feuille de papier bleu�tre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi � une perquisition chez toi; br�le les pages du livre que tu auras mutil�. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre � lettre. Pour �pargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme trop courte. H�las! si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue! 
 
 LETTRE ANONYME 
 
� MADAME, 
 
� Toutes vos petites men�es sont connues; mais les personnes qui ont int�r�t � les r�primer sont averties. Par un reste d'amiti� pour vous, je vous engage � vous d�tacher totalement du petit paysan. Si vous �tes assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a re�u le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret; tremblez, malheureuse; il faut � cette heuremarcher droitdevant moi. � 
 
 � D�s que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les fa�ons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te rencontrerai. 
 
� J'irai dans le village et reviendrai avec un visage troubl�; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tuas cru devinerune lettre anonyme. Enfin, avec un visage renvers�, je donnerai � mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu'� l'heure du d�ner. 
 
� Du haut des rochers tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y aura rien. 
 
� Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse arriver, sois s�r d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour � notre s�paration d�finitive. Ah! mauvaise m�re! Ce sont deux mots vains que je viens d'�crire l�, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu'� toi en ce moment, je ne les ai �crits que pour ne pas �tre bl�m�e de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, � quoi bon dissimuler? Oui! que mon �me te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore! Je n'ai d�j� que trop tromp� en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. C'est peu de chose � mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me co�teront davantage. � 
 
 
 
 CHAPITRE XXI 
 
 DIALOGUE AVEC UN MAITRE 
 
Alas, our frailty is the cause, not we:
 For such as we are made of, such we be. 
TWELFTH NIGHT.
 
 
 
 
Ce fut avec un plaisir d'enfant que, pendant une heure, Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses �l�ves et leur m�re; elle prit la lettre avec une simplicit� et un courage dont le calme l'effraya. 
 
-- La colle � bouche est-elle assez s�ch�e? lui dit-elle. 
 
Est-ce l� cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment? Il �tait trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-�tre, elle ne lui avait plu davantage. 
 
-- Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle avec le m�me sang-froid, on m'�tera tout. Enterrez ce d�p�t dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-�tre unjour ma seule ressource. 
 
Elle lui remit un �tui � verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de quelques diamants. 
 
-- Partez maintenant, lui dit-elle. 
 
Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder. 
 
Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M. de R�nal avait �t� affreuse. Il n'avait pas �t� aussi agit� depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: N'est-ce pas l� une �criture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a �crite? Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait � Verri�res, sans pouvoir fixer ses soup�ons. Un homme aurait-il dict� cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il �tait jalous� et sans doute ha� de la plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil o� il �tait ab�m�. 
 
A peine lev�: -- Grand Dieu! dit-il, en se frappant la t�te, c'est d'elle surtout qu'il faut que je me m�fie; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de col�re, les larmes lui vinrent aux yeux. 
 
Par une juste compensation de la s�cheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de R�nal redoutait le plus, �taient ses deux amis les plus intimes. 
 
Apr�s ceux-l�, j'ai dix amis peut-�tre, et il les passa en revue, estimant � mesure le degr� de consolation qu'il pourrait tirer de chacun. A tous! � tous! s'�cria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extr�me plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envi�, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de * venait d'honorer � jamais en y couchant, il avait fort bien arrang� son ch�teau de Vergy. La fa�ade �tait peinte en blanc, et les fen�tres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consol� par l'id�e de cette magnificence. Le fait est que ce ch�teau �tait aper�u de trois ou quatre lieues de distance, au grand d�triment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant ch�teaux du voisinage, auxquels on avait laiss� l'humble couleur grise donn�e par le temps. 
 
M. de R�nal pouvait compter sur les larmes et la piti� d'un de ses amis, le marguillier de la paroisse; mais c'�tait un imb�cile qui pleurait de tout. Cet homme �tait cependant sa seule ressource. 
 
Quel malheur est comparable au mien! s'�cria-t-il avec rage; quel isolement! 
 
Est-il possible se disait cet homme vraiment � plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n'aie pas un ami � qui demander conseil? car ma raison s'�gare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s'�cria-t-il avec amertume. C'�taient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait �loign�s par ses hauteurs en 1814. Ils n'�taient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d'�galit� sur lequel ils vivaient depuis l'enfance. 
 
L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur, marchand de papier � Verri�res, avait achet� une imprimerie dans le chef-lieu du d�partement et entrepris un journal. La congr�gation avait r�solu de le ruiner: son journal avait �t� condamn�, son brevet d'imprimeur lui avait �t� retir�. Dans ces tristes circonstances, il essaya d'�crire � M. de R�nal pour la premi�re fois depuis dix ans. Le maire de Verri�res crut devoir r�pondre en vieux Romain: � Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans piti� tous les imprimeurs de province, et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac. � Cette lettre � un ami intime, que tout Verri�res admira dans le temps, M. de R�nal s'en rappelait les termes avec horreur. Qui m'e�t dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour? Ce fut dans ces transports de col�re, tant�t contre lui-m�me, tant�t contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut pas l'id�e d'�pier sa femme. 
 
Je suis accoutum� � Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas � la remplacer. Alors, il se complaisait dans l'id�e que sa femme �tait innocente; cette fa�on de voir ne le mettait pas dans la n�cessit� de montrer du caract�re et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes calomni�es n'a-t-on pas vues! 
 
Mais quoi! s'�criait-il tout � coup en marchant d'un pas convulsif, souffrirai-je comme si j'�tais un homme de rien, un va-nu-pieds, qu'elle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verri�res fasse des gorges chaudes sur ma d�bonnairet�? Que n'a-t-on pas dit de Charmier (c'�tait un mari notoirement tromp� du pays)? Quand on le nomme, le sourire n'est-il pas sur toutes les l�vres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah! Charmier! dit-on, le Charmier de Bernard, on le d�signe ainsi par le nom de l'homme qui fait son opprobre. 
 
Gr�ce au ciel, disait M. de R�nal dans d'autres moments, je n'ai point de fille, et la fa�on dont je vais punir la m�re ne nuira point � l'�tablissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme, et les tuer tous les deux; dans ce cas, le tragique de l'aventure en �tera peut-�tre le ridicule. Cette id�e lui sourit; il la suivit dans tous ses d�tails. Le Code p�nal est pour moi, et, quoi qu'il arrive, notre congr�gation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chasse, qui �tait fort tranchant; mais l'id�e du sang lui fit peur. 
 
Je puis rouer de coups ce pr�cepteur insolent et le chasser; mais quel �clat dans Verri�res et m�me dans tout le d�partement! Apr�s la condamnation du journal de Falcoz, quand son r�dacteur en chef sortit de prison, je contribuai � lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet �crivailleur ose se remontrer dans Besan�on, il peut me tympaniser avec adresse, et de fa�on � ce qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux!... L'insolent insinuera de mille fa�ons qu'il a dit vrai. Un homme bien n�, qui tient son rang comme moi, est ha� de tous les pl�b�iens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris; � mon Dieu! quel ab�me! voir l'antique nom de R�nal plong� dans la fange du ridicule... Si je voyage jamais, il faudra changer de nom; quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de mis�re! 
 
Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante � Besan�on, qui lui donnera de la main � la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre � Paris avec Julien; on le saura � Verri�res, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aper�ut alors, � la p�leur de sa lampe, que le jour commen�ait � para�tre. Il alla chercher un peu d'air frais au jardin. En ce moment, il �tait presque r�solu � ne point faire d'�clat, par cette id�e surtout qu'un �clat comblerait de joie ses bons amis de Verri�res. 
 
La promenade au jardin le calma un peu. Non, s'�cria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute parente que la marquise de R..., vieille, imb�cile et m�chante. 
 
Une id�e d'un grand sens lui apparut, mais l'ex�cution demandait une force de caract�re bien sup�rieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment o� elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fi�re, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait h�rit� de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! Ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verri�res. Quoi, diront-ils, il n'a pas su m�me se venger de sa femme! Ne vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soup�ons et ne rien v�rifier? Alors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher. 
 
Un instant apr�s, M. de R�nal, repris par la vanit� bless�e, se rappelait laborieusement tous les moyens cit�s au billard duCasinoouCercle Noblede Verri�res, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s'�gayer aux d�pens d'un mari tromp�. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles! 
 
Dieu! que ma femme n'est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais passer six mois � Paris dans les meilleures soci�t�s. Apr�s ce moment de bonheur donn� par l'id�e du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la v�rit�. R�pandrait-il � minuit, apr�s que tout le monde serait couch�, une l�g�re couche de son devant la porte de la chambre de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l'impression des pas. 
 
Mais ce moyen ne vaut rien, s'�cria-t-il tout � coup avec rage, cette coquine d'Elisa s'en apercevrait, et l'on saurait bient�t dans la maison que je suis jaloux. 
 
Dans un autre conte fait auCasino , un mari s'�tait assur� de sa m�saventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scell� la porte de sa femme et celle du galant. 
 
Apr�s tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'�claircir son sort lui semblait d�cid�ment le meilleur, et il songeait � s'en servir, lorsque au d�tour d'une all�e, il rencontra cette femme qu'il e�t voulu voir morte. 
 
Elle revenait du village. Elle �tait all�e entendre la messe dans l'�glise de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais � laquelle elle ajoutait foi, pr�tend que la petite �glise dont on se sert aujourd'hui �tait la chapelle du ch�teau du sire de Vergy. Cette id�e obs�da Mme de R�nal tout le temps qu'elle comptait passer � prier dans cette �glise. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien � la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur. 
 
Mon sort, se dit-elle, d�pend de ce qu'il va penser en m'�coutant. Apr�s ce quart d'heure fatal, peut-�tre ne trouverai-je plus l'occasion de lui parler. Ce n'est pas un �tre sage et dirig� par la raison. Je pourrais alors, � l'aide de ma faible raison, pr�voir ce qu'il fera ou dira. Lui d�cidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habilet�, dans l'art de diriger les id�es de ce fantasque, que sa col�re rend aveugle, et emp�che de voir la moiti� des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid, o� les prendre? 
 
Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en d�sordre annon�aient qu'il n'avait pas dormi. 
 
Elle lui remit une lettre d�cachet�e mais repli�e. Lui, sans l'ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous. 
 
-- Voici une abomination, lui dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui pr�tend vous conna�tre et vous devoir de la reconnaissance, m'a remise comme je passais derri�re le jardin du notaire. J'exige une chose de vous, c'est que vous renvoyiez � ses parents, et sans d�lai, ce M. Julien. Mme de R�nal se h�ta de dire ce mot, peut-�tre un peu avant le moment, pour se d�barrasser de l'affreuse perspective d'avoir � le dire. 
 
Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait � son mari. A la fixit� du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait devin� juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort r�el, quel g�nie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune exp�rience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? H�las! alors ses succ�s feront qu'il m'oubliera. 
 
Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout � fait de son trouble. 
 
Elle s'applaudit de sa d�marche. Je n'ai pas �t� indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupt�. 
 
Sans dire un mot, de peur de s'engager, M. de R�nal examinait la seconde lettre anonyme compos�e, si le lecteur s'en souvient, de mots imprim�s coll�s sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les fa�ons, se disait M. de R�nal accabl� de fatigue. 
 
Encore de nouvelles insultes � examiner, et toujours � cause de ma femme! Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus grossi�res, la perspective de l'h�ritage de Besan�on l'arr�ta � grande peine. D�vor� du besoin de s'en prendre � quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et semit � se promener � grands pas, il avait besoin de s'�loigner de sa femme. Quelques instants apr�s, il revint aupr�s d'elle, et plus tranquille. 
 
-- Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien, lui dit-elle aussit�t; ce n'est apr�s tout que le fils d'un ouvrier. Vous le d�dommagerez par quelques �cus, et d'ailleurs il est savant et trouvera facilement � se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-pr�fet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort... 
 
-- Vous parlez l� comme une sotte que vous �tes, s'�cria M. de R�nal d'une voix terrible. Quel bon sens peut-on esp�rer d'une femme? Jamais vous ne pr�tez attention � ce qui est raisonnable; comment sauriez-vous quelque chose? votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d'activit� que pour la chasse aux papillons, �tres faibles et que nous sommes malheureux d'avoir dans nos familles!... 
 
Mme de R�nal le laissait dire, et il dit longtemps; ilpassait sa col�re , c'est le mot du pays. 
 
-- Monsieur, lui r�pondit-elle enfin, je parle comme une femme outrag�e dans son honneur, c'est-�-dire dans ce qu'elle a de plus pr�cieux. 
 
Mme de R�nal eut un sang-froid inalt�rable pendant toute cette p�nible conversation, de laquelle d�pendait la possibilit� de vivre encore sous le m�me toit avec Julien. Elle cherchait les id�es qu'elle croyait les plus propres � guider la col�re aveugle de son mari. Elle avait �t� insensible � toutes les r�flexions injurieuses qu'il lui avait adress�es, elle ne les �coutait pas, elle songeait alors � Julien. Sera-t-il content de moi? 
 
-- Ce petit paysan que nous avons combl� de pr�venances et m�me de cadeaux, peut �tre innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins l'occasion du premier affront que je re�ois... Monsieur! quand j'ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison. 
 
-- Voulez-vous faire un esclandre pour me d�shonorer et vous aussi? Vous faites bouillir du lait � bien des gens dans Verri�res. 
 
-- Il est vrai, on envie g�n�ralement l'�tat de prosp�rit� o� la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville... Eh bien! je vais engager Julien � vous demander un cong� pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier. 
 
-- Gardez-vous d'agir, reprit M. de R�nal avec assez de tranquillit�. Ce que j'exige avant tout, c'est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la col�re, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l'oeil. 
 
-- Ce jeune homme n'a point de tact, reprit Mme de R�nal, il peut �tre savant, vous vous y connaissez, mais ce n'est au fond qu'un v�ritable paysan. Pour moi, je n'en ai jamais eu bonne id�e depuis qu'il a refus� d'�pouser Elisa, c'�tait une fortune assur�e; et cela sous pr�texte que quelquefois, en secret, elle fait des visites � M. Valenod. 
 
-- Ah! dit M. de R�nal, �levant le sourcil d'une fa�on d�mesur�e, quoi, Julien vous a dit cela? 
 
-- Non, pas pr�cis�ment; il m'a toujours parl� de la vocation qui l'appelle au saint minist�re; mais croyez-moi, la premi�re vocation pour ces petites gens, c'est d'avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secr�tes. 
 
-- Et moi, moi, je les ignorais! s'�cria M. de R�nal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j'ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre Elisa et Valenod? 
 
-- H�! c'est de l'histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de R�nal en riant, et peut-�tre il ne s'est point pass� de mal. C'�tait dans le temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas �t� f�ch� que l'on pens�t dans Verri�res qu'il s'�tablissait entre lui et moi un petit amour tout platonique. 
 
-- J'ai eu cette id�e une fois, s'�cria M. de R�nal se frappant la t�te avec fureur et marchant de d�couvertes en d�couvertes, et vous ne m'en avez rien dit? 
 
-- Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouff�e de vanit� de notre cher directeur? O� est la femme de la soci�t� � laquelle il n'a pas adress� quelques lettres extr�mement spirituelles et m�me un peu galantes? 
 
-- Il vous aurait �crit? 
 
-- Il �crit beaucoup. 
 
-- Montrez-moi ces lettres � l'instant, je l'ordonne; et M. de R�nal se grandit de six pieds. 
 
-- Je m'en garderai bien, lui r�pondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu'� la nonchalance, je vous les montrerai un jour, quand vous serez plus sage. 
 
-- A l'instant m�me, morbleu! s'�cria M. de R�nal, ivre de col�re, et cependant plus heureux qu'il ne l'avait �t� depuis douze heures. 
 
-- Me jurez-vous, dit Mme de R�nal fort gravement, de n'avoir jamais de querelle avec le directeur du d�p�t au sujet de ces lettres? 
 
-- Querelle ou non, je puis lui �ter les enfants trouv�s; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres � l'instant; o� sont-elles? 
 
-- Dans un tiroir de mon secr�taire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef. 
 
-- Je saurai le briser, s'�cria-t-il en courant vers la chambre de sa femme. 
 
Il brisa, en effet, avec un pal de fer un pr�cieux secr�taire d'acajou ronceux venu de Paris, qu'il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache. 
 
Mme de R�nal avait mont� en courant les cent vingt marches du colombier; elle attachait le coin d'un mouchoir blanc � l'un des barreaux de fer de la petite fen�tre. Elle �tait la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces h�tres touffus, Julien �pie ce signal heureux. Longtemps elle pr�ta l'oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu'ici. Son oeil avide d�vorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pr�, que forme le sommet des arbres. Comment n'a-t-il pas l'esprit, se dit-elle tout attendrie, d'inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est �gal au mien? Elle ne descendit du colombier que quand elle eut peur que son mari ne v�nt l'y chercher. 
 
Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutum�es � �tre lues avec tant d'�motion. 
 
Saisissant un moment o� les exclamations de son mari lui laissaient la possibilit� de se faire entendre: 
 
-- J'en reviens toujours � mon id�e, dit Mme de R�nal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce n'est apr�s tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant �tre poli, il m'adresse des compliments exag�r�s et de mauvais go�t, qu'il apprend par coeur dans quelque roman... 
 
-- Il n'en lit jamais, s'�cria M. de R�nal; je m'en suis assur�. Croyez-vous que je sois un ma�tre de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui? 
 
-- Eh bien! s'il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c'est encore tant pis pour lui. Il aura parl� de moi sur ce ton dans Verri�res;... et, sans aller si loin, dit Mme de R�nal, avec l'air de faire une d�couverte, il aura parl� ainsi devant Elisa, c'est � peu pr�s comme s'il e�t parl� devant M. Valenod. 
 
-- Ah! s'�cria M. de R�nal en �branlant la table et l'appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais �t� donn�s, la lettre anonyme imprim�e et les lettres du Valenod sont �crites sur le m�me papier. 
 
Enfin!... pensa Mme de R�nal; elle se montra atterr�e de cette d�couverte, et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot alla s'asseoir au loin sur le divan, au fond du salon. 
 
La bataille �tait d�sormais gagn�e; elle eut beaucoup � faire pour emp�cher M. de R�nal d'aller parler � l'auteur suppos� de la lettre anonyme. 
 
-- Comment ne sentez-vous pas que faire une sc�ne, sans preuves suffisantes, � M. Valenod est la plus insigne des maladresses? Vous �tes envi�, monsieur, � qui la faute? � vos talents: votre sage administration, vos b�tisses pleines de go�t, la dot que je vous ai apport�e, et surtout l'h�ritage consid�rable que nous pouvons esp�rer de ma bonne tante, h�ritage dont on s'exag�re infiniment l'importance, ont fait de vous le premier personnage de Verri�res. 
 
-- Vous oubliez la naissance, dit M. de R�nal, en souriant un peu. 
 
-- Vous �tes l'un des gentilshommes les plus distingu�s de la province, reprit avec empressement Mme de R�nal, si le roi �tait libre et pouvait rendre justice � la naissance, vous figureriez sans doute � la Chambre des pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez donner � l'envie un fait � commenter? 
 
Parler � M. Valenod de sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout Verri�res, que dis-je, dans Besan�on, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-�tre � l'intimit�d'un R�nal , a trouv� le moyen de l'offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j'ai r�pondu � l'amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l'aurais m�rit� cent fois, mais non pas lui t�moigner de la col�re. Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un pr�texte pour se venger de votre sup�riorit�; songez qu'en 1816 vous avez contribu� � certaines arrestations. Cet homme r�fugi� sur son toit... 
 
-- Je songe que vous n'avez ni �gards, ni amiti� pour moi, s'�cria M. de R�nal, avec toute l'amertume que r�veillait un tel souvenir, et je n'ai pas �t� pair!... 
 
-- Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de R�nal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'� tous ces titres je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me pr�f�rez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un d�pit mal d�guis�, je suis pr�te � aller passer un hiver chez ma tante. 
 
Ce mot fut ditavec bonheur . Il y avait une fermet� qui cherche � s'environner de politesse; il d�cida M. de R�nal. Mais, suivant l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments; sa femme le laissait dire, il y avait encore de la col�re dans son accent. Enfin, deux heures de bavardage inutile �puis�rent les forces d'un homme qui avait subi un acc�s de col�re de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M. Valenod, Julien et m�me Elisa. 
 
Une ou deux fois, durant cette grande sc�ne, Mme de R�nal fut sur le point d'�prouver quelque sympathie pour le malheur fort r�el de cet homme qui, pendant douze ans avait �t� son ami. Mais les vraies passions sont �go�stes. D'ailleurs elle attendait � chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait re�ue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait � la s�ret� de Mme de R�nal de conna�tre les id�es qu'on avait pu sugg�rer � l'homme duquel son sort d�pendait. Car, en province, les maris sont ma�tres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe � l'�tat d'ouvri�re � quinze sols par journ�e, et encore les bonnes �mes se font-elles un scrupule de l'employer. 
 
Une odalisque du s�rail peut � toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui d�rober son autorit� par une suite de petites finesses. La vengeance du ma�tre est terrible, sanglante, mais militaire, g�n�reuse: un coup de poignard finit tout. C'est � coups de m�pris public qu'un mari tue sa femme au XIXe si�cle; c'est en lui fermant tous les salons. 
 
Le sentiment du danger fut vivement r�veill� chez Mme de R�nal, � son retour chez elle; elle fut choqu�e du d�sordre o� elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient �t� bris�es; plusieurs feuilles de parquet �taient soulev�es. Il e�t �t� sans piti� pour moi! se dit-elle. G�ter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de col�re. Le voil� g�t� � jamais! La vue de cette violence �loigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire. 
 
Un peu avant la cloche du d�ner, Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retir�s, Mme de R�nal lui dit fort s�chement: 
 
-- Vous m'avez t�moign� le d�sir d'aller passer une quinzaine de jours � Verri�res, M. de R�nal veut bien vous accorder un cong�. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs th�mes, que vous corrigerez. 
 
-- Certainement, ajouta M. de R�nal d'un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d'une semaine. 
 
Julien trouva sur sa physionomie l'inqui�tude d'un homme profond�ment tourment�. 
 
-- Il ne s'est pas encore arr�t� � un parti, dit-il � son amie, pendant un instant de solitude qu'ils eurent au salon. 
 
Mme de R�nal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin. 
 
-- A cette nuit les d�tails, ajouta-t-elle en riant. 
 
Perversit� de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte � nous tromper. 
 
-- Je vous trouve � la fois �clair�e et aveugl�e par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur; votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence � essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pav�e d'ennemis; songez � la haine passionn�e qu'Elisa a pour moi. 
 
-- Cette haine ressemble beaucoup � de l'indiff�rence passionn�e que vous auriez pour moi. 
 
-- M�me indiff�rent, je dois vous sauver d'un p�ril o� je vous ai plong�e. Si le hasard veut que M. de R�nal parle � Elisa, d'un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas pr�s de ma chambre, bien arm�... 
 
-- Quoi! pas m�me du courage! dit Mme de R�nal, avec toute la hauteur d'une fille noble. 
 
-- Je ne m'abaisserai jamais � parler de mon courage, dit froidement Julien, c'est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attach�, et quelle est ma joie de pouvoir prendre cong� de vous avant cette cruelle absence. 
 
 
 
CHAPITRE XXII 
 
 FA�ONS D'AGIR EN 1830 
 
La parole a �t� donn�e � l'homme pour cacher sa pens�e. 
R. P. MALAGRIDA.
 
 
 
 
A peine arriv� � Verri�res, Julien se reprocha son injustice envers Mme de R�nal. Je l'aurais m�pris�e comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqu� sa sc�ne avec M. de R�nal! Elle s'en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanit� est choqu�e, parce que M. de R�nal est un homme! illustre et vaste corporation � laquelle j'ai l'honneur d'appartenir; je ne suis qu'un sot. 
 
M. Ch�lan avait refus� les logements que les lib�raux les plus consid�r�s du pays lui avaient offerts � l'envi, lorsque sa destitution le chassa du presbyt�re. Les deux chambres qu'il avait lou�es �taient encombr�es par ses livres. Julien, voulant montrer � Verri�res ce que c'�tait qu'un pr�tre, alla prendre chez son p�re une douzaine de planches de sapin, qu'il porta lui-m�me sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils � un ancien camarade, et eut bient�t b�ti une sorte de biblioth�que dans laquelle il rangea les livres de M. Ch�lan. 
 
-- Je te croyais corrompu par la vanit� du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie; voil� qui rach�te bien l'enfantillage de ce brillant uniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis. 
 
M. de R�nal avait ordonn� � Julien de loger chez lui. Personne ne soup�onna ce qui s'�tait pass�. Le troisi�me jour apr�s son arriv�e, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-pr�fet de Maugiron. Ce ne fut qu'apr�s deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes j�r�miades sur la m�chancet� des hommes, sur le peu de probit� des gens charg�s de l'administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On �tait d�j� sur le palier de l'escalier, et le pauvre pr�cepteur � demi disgraci� reconduisait avec le respect convenable le futur pr�fet de quelque heureux d�partement, quand il plut � celui-ci de s'occuper de la fortune de Julien, de louer sa mod�ration en affaires d'int�r�t, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paterne, lui proposa de quitter M. de R�nal et d'entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants� �duquer , et qui, comme le roi Philippe, remercierait le ciel, non pas tant de les avoir donn�s que de les avoir fait na�tre dans le voisinage de M. Julien. Leur pr�cepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et toujours d'avance. 
 
C'�tait le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa r�ponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y e�t trouv� � la fois du respect pour M. de R�nal, de la v�n�ration pour le public de Verri�res et de la reconnaissance pour l'illustre sous-pr�fet. Ce sous-pr�fet, �tonn� de trouver plus j�suite que lui, essaya vainement d'obtenir quelque chose de pr�cis. Julien, enchant�, saisit l'occasion de s'exercer, et recommen�a sa r�ponse en d'autres termes. Jamais ministre �loquent, qui veut user la fin d'une s�ance o� la Chambre a l'air de vouloir se r�veiller, n'a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit � rire comme un fou. Pour profiter de sa verve j�suitique, il �crivit une lettre de neuf pages � M. de R�nal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil � Verri�res l'effet de sa lettre anonyme. 
 
Sa d�p�che exp�di�e, Julien, content comme un chasseur qui, � six heures du matin, par un beau jour d'automne, d�bouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil � M. Ch�lan. Mais avant d'arriver chez le bon cur�, le ciel qui voulait lui m�nager des jouissances jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son coeur �tait d�chir�; un pauvre gar�on comme lui se devait tout entier � la vocation que le ciel avait plac�e dans son coeur, mais la vocation n'�tait pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement � la vigne du Seigneur, et n'�tre pas tout � fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer au s�minaire de Besan�on deux ann�es bien dispendieuses; il devenait donc indispensable de faire des �conomies, ce qui �tait bien plus facile sur un traitement de huit cents francs pay�s par quartier, qu'avec six cents francs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre c�t�, le ciel, en le pla�ant aupr�s des jeunes de R�nal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement sp�cial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'�tait pas � propos d'abandonner cette �ducation pour une autre?... 
 
Julien atteignit un tel degr� de perfection dans ce genre d'�loquence, qui a remplac� la rapidit� d'action de l'Empire, qu'il finit par s'ennuyer lui-m�me par le son de ses paroles. 
 
En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livr�e, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation � d�ner pour le m�me jour. 
 
Jamais Julien n'�tait all� chez cet homme; quelques jours seulement auparavant, il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une vol�e de coups de b�ton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le d�ner ne f�t indiqu� que pour une heure, Julien trouva plus respectueux de se pr�senter d�s midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du d�p�t. Il le trouva �talant son importance au milieu d'une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son �norme quantit� de cheveux, son bonnet grec plac� de travers sur le haut de la t�te, sa pipe immense, ses pantoufles brod�es, les grosses cha�nes d'or crois�es en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil d'un financier de province, qui se croit homme � bonnes fortunes, n'imposaient point � Julien; il n'en pensait que plus aux coups de b�ton qu'il lui devait. 
 
Il demanda l'honneur d'�tre pr�sent� � Mme Valenod; elle �tait � sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage d'assister � celle de M. le directeur du d�p�t. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui pr�senta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l'une des plus consid�rables de Verri�res, avait une grosse figure d'homme, � laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande c�r�monie. Elle y d�ploya tout le pathos maternel. 
 
Julien pensait � Mme de R�nal. Sa m�fiance ne le laissait gu�re susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appel�s par les contrastes, mais alors il en �tait saisi jusqu'� l'attendrissement. Cette disposition fut augment�e par l'aspect de la maison du directeur du d�p�t. On la lui fit visiter. Tout y �tait magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait l'argent vol�. Jusqu'aux domestiques, tout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le m�pris. 
 
Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arriv�rent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques lib�raux riches. On annon�a le d�ner. Julien, d�j� fort mal dispos�, vint � penser que, de l'autre c�t� du mur de la salle � manger, se trouvaient de pauvres d�tenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-�tregrivel�pour acheter tout ce luxe de mauvais go�t dont on voulait l'�tourdir. 
 
Ils ont faim peut-�tre en ce moment, se dit-il � lui-m�me; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure apr�s; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson populaire, et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livr�e, qui disparut, et bient�t on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait � Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin co�tait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit � M. Valenod: 
 
-- On ne chante plus cette vilaine chanson. 
 
-- Parbleu! je le crois bien, r�pondit le directeur triomphant, j'ai fait imposer silence aux gueux. 
 
Ce mot fut trop fort pour Julien; il avait les mani�res, mais non pas encore le coeur de son �tat. Malgr� toute son hypocrisie si souvent exerc�e, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue. 
 
Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin.L'emp�cher de chanter!se disait-il � lui-m�me, � mon Dieu! et tu le souffres! 
 
Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonn� une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chant� en choeur: Voil� donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune � laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'� cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-�tre une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu emp�ches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras � d�ner avec l'argent que tu auras vol� sur sa mis�rable pitance, et pendant ton d�ner il sera encore plus malheureux! -- O Napol�on! qu'il �tait doux de ton temps de monter � la fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter l�chement la douleur du mis�rable! 
 
J'avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'�tre le coll�gue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui pr�tendent changer toute la mani�re d'�tre d'un grand pays, et ne veulent pas avoir � se reprocher la plus petite �gratignure. 
 
Julien fut violemment rappel� � son r�le. Ce n'�tait pas pour r�ver et ne rien dire qu'on l'avait invit� � d�ner en si bonne compagnie. 
 
Un fabricant de toiles peintes retir�, membre correspondant de l'acad�mie de Besan�on et de celle d'Uz�s, lui adressa la parole, d'un bout de la table � l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait g�n�ralement de ses progr�s �tonnants dans l'�tude du Nouveau Testament �tait vrai. 
 
Un silence profond s'�tablit tout � coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux acad�mies. Sur la r�ponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il r�cita: sa m�moire se trouva fid�le, et ce prodige fut admir� avec toute la bruyante �nergie de la fin d'un d�ner. Julien regardait la figure enlumin�e des dames; plusieurs n'�taient pas mal. Il avait distingu� la femme du percepteur beau chanteur. 
 
-- J'ai honte, en v�rit�, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'�tait le membre des deux acad�mies, a la bont� de lire au hasard une phrase latine, au lieu de r�pondre en suivant le texte latin, j'essaierai de le traduire impromptu. 
 
Cette seconde �preuve mit le comble � sa gloire. 
 
Il y avait l� plusieurs lib�raux riches, mais heureux p�res d'enfants susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualit� subitement convertis depuis la derni�re mission. Malgr� ce trait de fine politique, jamais M. de R�nal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de r�putation et pour l'avoir vu � cheval le jour de l'entr�e du roi de *, �taient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d'�couter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son �tranget�; ils en riaient. Mais Julien se lassa. 
 
Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle th�ologie de Ligorio, qu'il avait � apprendre pour le r�citer le lendemain � M. Ch�lan. Car mon m�tier, ajouta-t-il agr�ablement, est de faire r�citer des le�ons et d'en r�citer moi-m�me. 
 
On rit beaucoup, on admira; tel est l'esprit � l'usage de Verri�res. Julien �tait d�j� debout, tout le monde se leva malgr� le d�corum; tel est l'empire du g�nie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure; il fallait bien qu'il entend�t les enfants r�citer leur cat�chisme; ils firent les plus dr�les de confusions, dont lui seul s'aper�ut. Il n'eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la religion! pensait-il. Il saluait enfin et croyait pouvoir s'�chapper; mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine. 
 
-- Cet auteur est bien immoral, dit Julien � Mme Valenod, certaine fable sur messire Jean Chouart ose d�verser le ridicule sur ce qu'il y a de plus v�n�rable. Il est vivement bl�m� par les meilleurs commentateurs. 
 
Julien re�ut avant de sortir quatre ou cinq invitations � d�ner. Ce jeune homme fait honneur au d�partement, s'�criaient tous � la fois les convives fort �gay�s. Ils all�rent jusqu'� parler d'une pension vot�e sur les fonds communaux, pour le mettre � m�me de continuer ses �tudes � Paris. 
 
Pendant que cette id�e imprudente faisait retentir la salle � manger, Julien avait gagn� lestement la porte coch�re. Ah! canaille! canaille! s'�cria-t-il � voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l'air frais. 
 
Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait �t� tellement choqu� du sourire d�daigneux et de la sup�riorit� hautaine qu'il d�couvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M. de R�nal. Il ne put s'emp�cher de sentir l'extr�me diff�rence. Oublions m�me, se disait-il en s'en allant, qu'il s'agit d'argent vol� aux pauvres d�tenus, et encore qu'on emp�che de chanter! Jamais M. de R�nal s'avisa-t-il de dire � ses h�tes le prix de chaque bouteille de vin qu'il leur pr�sente? Et ce M. Valenod, dans l'�num�ration de ses propri�t�s, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est pr�sente, sans diretamaison,tondomaine. 
 
Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propri�t�, venait de faire une sc�ne abominable, pendant le d�ner, � un domestique qui avait cass� un verre � pied etd�pareill� une de ses douzaines ; et ce domestique avait r�pondu avec la derni�re insolence. 
 
Quel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moiti� de tout ce qu'ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais; je ne pourrais retenir l'expression du d�dain qu'ils m'inspirent. 
 
Il fallut cependant, d'apr�s les ordres de Mme de R�nal, assister � plusieurs d�ners du m�me genre; Julien fut � la mode; on lui pardonnait son habit de garde d'honneur, ou plut�t cette imprudence �tait la cause v�ritable de ses succ�s. Bient�t, il ne fut plus question dans Verri�res que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de R�nal, ou du directeur du d�p�t. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat, qui, depuis nombre d'ann�es, tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les lib�raux avaient � s'en plaindre; mais apr�s tout il �tait noble et fait pour la sup�riorit�, tandis que le p�re de M. Valenod ne lui avait pas laiss� six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la piti� pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, � l'envie pour ses chevaux normands, pour ses cha�nes d'or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prosp�rit� actuelle. 
 
Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut d�couvrir un honn�te homme; il �tait g�om�tre, s'appelait Gros et passait pour jacobin. Julien, s'�tant vou� � ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses � lui-m�me, fut oblig� de s'en tenir au soup�on � l'�gard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de th�mes. On lui conseillait de voir souvent son p�re, il se conformait � cette triste n�cessit�. En un mot, il raccommodait assez bien sa r�putation, lorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir r�veiller par deux mains qui lui fermaient les yeux. 
 
C'�tait Mme de R�nal, qui avait fait un voyage � la ville, et qui, montant les escaliers quatre � quatre et laissant ses enfants occup�s d'un lapin favori qui �tait du voyage, �tait parvenue � la chambre de Julien, un instant avant eux. Ce moment fut d�licieux, mais bien court: Mme de R�nal avait disparu quand les enfants arriv�rent avec le lapin, qu'ils voulaient montrer � leur ami. Julien fit bon accueil � tous, m�me au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille; il sentit qu'il aimait ces enfants, qu'il se plaisait � jaser avec eux. Il �tait �tonn� de la douceur de leur voix, de la simplicit� et de la noblesse de leurs petites fa�ons; il avait besoin de laver son imagination de toutes les fa�ons d'agir vulgaires, de toutes les pens�es d�sagr�ables au milieu desquelles il respirait � Verri�res. C'�tait toujours la crainte de manquer, c'�taient toujours le luxe et la mis�re se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il d�nait, � propos de leur r�ti, faisaient des confidences humiliantes pour eux, et naus�abondes pour qui les entendait. 
 
-- Vous autres nobles, vous avez raison d'�tre fiers, disait-il � Mme de R�nal. Et il lui racontait tous les d�ners qu'il avait subis. 
 
-- Vous �tes donc � la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au rouge que Mme Valenod se croyait oblig�e de mettre toutes les fois qu'elle attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre coeur, ajoutait-elle. 
 
Le d�jeuner fut d�licieux. La pr�sence des enfants, quoique g�nante en apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment t�moigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n'avaient pas manqu� de leur conter qu'on lui offrait deux cents francs de plus pour�duquerles petits Valenod. 
 
Au milieu du d�jeuner, Stanislas-Xavier, encore p�le de sa grande maladie, demanda tout � coup � sa m�re combien valaient son couvert d'argent et le gobelet dans lequel il buvait. 
 
-- Pourquoi cela? 
 
-- Je veux les vendre pour en donner le prix � M. Julien, et qu'il ne soit pasdupeen restant avec nous. 
 
Julien l'embrassa, les larmes aux yeux. Sa m�re pleurait tout � fait, pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu'il ne fallait pas se servir de ce motdupe , qui, employ� dans ce sens, �tait une fa�on de parler de laquais. Voyant le plaisir qu'il faisait � Mme de R�nal, il chercha � expliquer, par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c'�tait qu'�tre dupe. 
 
-- Je comprends, dit Stanislas, c'est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard, qui �tait un flatteur. 
 
Mme de R�nal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait gu�re se faire sans s'appuyer un peu sur Julien. 
 
Tout � coup la porte s'ouvrit; c'�tait M. de R�nal. Sa figure s�v�re et m�contente fit un �trange contraste avec la douce joie que sa pr�sence chassait. Mme de R�nal p�lit; elle se sentait hors d'�tat de rien nier. Julien saisit la parole, et, parlant tr�s haut, se mit � raconter � M. le maire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il �tait s�r que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de R�nal fron�ait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. La mention de ce m�tal, disait-il, est toujours une pr�face � quelque mandat tir� sur ma bourse. 
 
Mais ici il y avait plus qu'int�r�t d'argent; il y avait augmentation de soup�ons. L'air de bonheur qui animait sa famille en son absence n'�tait pas fait pour arranger les choses, aupr�s d'un homme domin� par une vanit� aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la mani�re remplie de gr�ce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des id�es nouvelles � ses �l�ves: 
 
-- Oui! oui! je le sais, il me rend odieux � mes enfants; il lui est bien ais� d'�tre pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond, suis le ma�tre. Tout tend dans ce si�cle � jeter de l'odieux sur l'autorit�l�gitime . Pauvre France! 
 
Mme de R�nal ne s'arr�ta point � examiner les nuances de l'accueil que lui faisait son mari. Elle venait d'entrevoir la possibilit� de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d'emplettes � faire � la ville, et d�clara qu'elle voulait absolument aller d�ner au cabaret; quoi que p�t dire ou faire son mari, elle tint � son id�e. Les enfants �taient ravis de ce seul motcabaret , que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne. 
 
M. de R�nal laissa sa femme dans la premi�re boutique de nouveaut�s o� elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin; il �tait convaincu que toute la ville s'occupait de lui et de Julien. A la v�rit�, personne ne lui avait encore laiss� soup�onner la partie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait redits � M. le maire avaient trait uniquement � savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du d�p�t. 
 
Ce directeur, qui rencontra M. de R�nal dans le monde, luibattit froid . Cette conduite n'�tait pas sans habilet�; il y a peu d'�tourderie en province: les sensations y sont si rares, qu'on les coule � fond. 
 
M. Valenod �tait ce qu'on appelle, � cent lieues de Paris,un faraud: c'est une esp�ce d'un naturel effront� et grossier. Son existence triomphante, depuis 1815, avait renforc� ses belles dispositions. Il r�gnait, pour ainsi dire, � Verri�res, sous les ordres de M. de R�nal; mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se m�lant de tout, sans cesse allant, �crivant, parlant, oubliant les humiliations, n'ayant aucune pr�tention personnelle, il avait fini par balancer le cr�dit de son maire aux yeux du pouvoir eccl�siastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux �piciers du pays: donnez-moi les deux plus sots d'entre vous; aux gens de loi: indiquez-moi les deux plus ignares; aux officiers de sant�: d�signez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassembl� les plus effront�s de chaque m�tier, il leur avait dit: r�gnons ensemble. 
 
Les fa�ons de ces gens-l� blessaient M. de R�nal. La grossi�ret� du Valenod n'�tait offens�e de rien, pas m�me des d�mentis que le petit abb� Maslon ne lui �pargnait pas en public. 
 
Mais, au milieu de cette prosp�rit�, M. Valenod avait besoin de se rassurer par de petites insolences de d�tail contre les grosses v�rit�s qu'il sentait bien que tout le monde �tait en droit de lui adresser. Son activit� avait redoubl� depuis les craintes que lui avait laiss�es la visite de M. Appert, il avait fait trois voyages � Besan�on; il �crivait plusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d'autres par des inconnus qui passaient chez lui � la tomb�e de la nuit. Il avait eu tort peut-�tre de faire destituer le vieux cur� Ch�lan; car cette d�marche vindicative l'avait fait regarder, par plusieurs d�votes de bonne naissance, comme un homme profond�ment m�chant. D'ailleurs ce service rendu l'avait mis dans la d�pendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il en recevait d'�tranges commissions. Sa politique en �tait � ce point, lorsqu'il c�da au plaisir d'�crire une lettre anonyme. Pour surcro�t d'embarras, sa femme lui d�clara qu'elle voulait avoir Julien chez elle; sa vanit� s'en �tait coiff�e. 
 
Dans cette position, M. Valenod pr�voyait une sc�ne d�cisive avec son ancien conf�d�r� M. de R�nal. Celui-ci lui adresserait des paroles dures, ce qui lui �tait assez �gal; mais il pouvait �crire � Besan�on et m�me � Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout � coup � Verri�res, et prendre le d�p�t de mendicit�. M. Valenod pensa � se rapprocher des lib�raux: c'est pour cela que plusieurs �taient invit�s au d�ner o� Julien r�cita. Il aurait �t� puissamment soutenu contre le maire. Mais des �lections pouvaient survenir, et il �tait trop �vident que le d�p�t et un mauvais vote �taient incompatibles. Le r�cit de cette politique, fort bien devin�e par Mme de R�nal, avait �t� fait � Julien, pendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une boutique � l'autre, et peu � peu les avait entra�n�s auCOURS DE LA FIDELITE , o� ils pass�rent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu'� Vergy. 
 
Pendant ce temps, M. Valenod essayait d'�loigner une sc�ne d�cisive avec son ancien patron, en prenant lui-m�me l'air audacieux envers lui. Ce jour-l�, ce syst�me r�ussit, mais augmenta l'humeur du maire. 
 
Jamais la vanit� aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent peut avoir de plus �pre et de plus mesquin n'a mis un homme dans un plus pi�tre �tat que celui o� se trouvait M. de R�nal, en entrant aucabaret . Jamais, au contraire, ses enfants n'avaient �t� plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer. 
 
-- Je suis de trop dans ma famille, � ce que je puis voir! dit-il en entrant, d'un ton qu'il voulut rendre imposant. 
 
Pour toute r�ponse, sa femme le prit � part et lui exprima la n�cessit� d'�loigner Julien. Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui avaient rendu l'aisance et la fermet� n�cessaires pour suivre le plan de conduite qu'elle m�ditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verri�res, c'est qu'il savait que l'on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pourl'esp�ce . M. Valenod �tait g�n�reux comme un voleur, et lui, il s'�tait conduit d'une mani�re plus prudente que brillante dans les cinq ou six derni�res qu�tes pour la confr�rie de Saint-Joseph, pour la congr�gation de la Vierge, pour la congr�gation du Saint-Sacrement, etc., etc. 
 
Parmi les hobereaux de Verri�res et des environs, adroitement class�s sur le registre des fr�res collecteurs, d'apr�s le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d'une fois le nom de M. de R�nal occuper la derni�re ligne. En vain disait-il que lui negagnait rien . Le clerg� ne badine pas sur cet article. 
 
 
 
CHAPITRE XXIII 
 
 CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE 
 
Il piacere di alzar la testa tutto l'anno � ben pagato da certi quarti d'ora che bisogna passar. 
CASTI.
 
 
 
 
Mais laissons ce petit homme � ses petites craintes; pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de coeur, tandis qu'il lui fallait l'�me d'un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe si�cle est que, quand un �tre puissant et noble rencontre un homme de coeur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie tellement, que l'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n'est pas encore l'homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par �lections, comme celui de New York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des �tres comme M. de R�nal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme dou� d'une �me noble, g�n�reuse, et qui e�t �t� votre ami, mais qui habite � cent lieues, juge de vous par l'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait na�tre nobles, riches et mod�r�s. Malheur � qui se distingue! 
 
Aussit�t apr�s le d�ner, on repartit pour Vergy; mais, d�s le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille � Verri�res. 
 
Une heure ne s'�tait pas �coul�e, qu'� son grand �tonnement, il d�couvrit que Mme de R�nal lui faisait myst�re de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari d�s qu'il paraissait, et semblait presque d�sirer qu'il s'�loign�t. Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et r�serv�; Mme de R�nal s'en aper�ut et ne chercha pas d'explication. Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les rois, jamais plus de pr�venances qu'au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgr�ce. 
 
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement � son approche, il �tait souvent question d'une grande maison appartenant � la commune de Verri�res, vieille, mais vaste et commode, et situ�e vis-�-vis l'�glise, dans l'endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant! se disait Julien. Dans son chagrin, il se r�p�tait ces jolis vers de Fran�ois Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de R�nal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'�tait-il pas d�menti! 
 
Souvent femme varie, Bien fol qui s'y fie. 
 
M. de R�nal partit en poste pour Besan�on. Ce voyage se d�cida en deux heures, il paraissait fort tourment�. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table. 
 
-- Voil� cette sotte affaire, dit-il � sa femme. 
 
Une heure apr�s, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue. 
 
Il attendait, impatient, derri�re l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosit� de Julien y vit l'annonce fort d�taill�e de la location aux ench�res publiques de cette grande et vieille maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de R�nal avec sa femme. L'adjudication du bail �tait annonc�e pour le lendemain � deux heures, en la salle de la commune, � l'extinction du troisi�me feu. Julien fut fort d�sappoint�; il trouvait bien le d�lai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'�tre avertis? Mais du reste, cette affiche, qui �tait dat�e de quinze jours auparavant et qu'il relut tout enti�re en trois endroits diff�rents, ne lui apprenait rien. 
 
Il alla visiter la maison � louer. Le portier ne le voyant pas approcher disait myst�rieusement � un voisin: 
 
-- Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs; et comme le maire regimbait, il a �t� mand� � l'�v�ch� par M. le grand vicaire de Frilair. 
 
L'arriv�e de Julien eut l'air de d�ranger beaucoup les deux amis, qui n'ajout�rent plus un mot. 
 
Julien ne manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal �clair�e; mais tout le mondese toisaitd'une fa�on singuli�re. Tous les yeux �taient fix�s sur une table, o� Julien aper�ut, dans un plat d'�tain, trois petits bouts de bougie allum�s. L'huissier criait:Trois cents francs, messieurs!
 
-- Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, � voix basse, � son voisin. Et Julien �tait entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette ench�re. 
 
-- C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu � te mettre � dos M. Maslon, M. Valenod, l'�v�que, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique. 
 
-- Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant. 
 
-- Vilaine b�te! r�pliqua son voisin. Et voil� justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien. 
 
Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention � lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'�teignit, et la voix tra�nante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, � M. de Saint-Giraud, chef de bureau � la pr�fecture de *, et pour trois cent trente francs. 
 
D�s que le maire fut sorti de la salle, les propos commenc�rent. 
 
-- Voil� trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut � la commune, disait l'un. 
 
-- Mais M. de Saint-Giraud, r�pondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer. 
 
-- Quelle infamie! disait un gros homme � la gauche de Julien: une maison dont j'aurais donn�, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j'aurais fait un bon march�. 
 
-- Bah! lui r�pondait un jeune fabricant lib�ral, M. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congr�gation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verri�res lui fasse un suppl�ment de traitement de cinq cents francs, voil� tout. 
 
-- Et dire que le maire n'a pas pu l'emp�cher! remarquait un troisi�me. Car il est ultra, lui, � la bonne heure; mais il ne vole pas. 
 
-- Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l'an. Mais voil� ce petit Sorel; allons-nous-en. 
 
Julien rentra de tr�s mauvaise humeur; il trouva Mme de R�nal fort triste. 
 
-- Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle. 
 
-- Oui, madame, o� j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le maire. 
 
-- S'il m'avait cru, il e�t fait un voyage. 
 
A ce moment, M. de R�nal parut; il �tait fort sombre. Le d�ner se passa sans mot dire. M. de R�nal ordonna � Julien de suivre les enfants � Vergy, le voyage fut triste. Mme de R�nal consolait son mari: 
 
-- Vous devriez y �tre accoutum�, mon ami. 
 
Le soir, on �tait assis en silence autour du foyer domestique; le bruit du h�tre enflamm� �tait la seule distraction. C'�tait un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s'�cria joyeusement: 
 
-- On sonne! on sonne! 
 
-- Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous pr�texte de remerciement, s'�cria le maire, je lui dirai son fait; c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq? 
 
Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment � la suite du domestique. 
 
-- Monsieur le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attach� � l'ambassade de Naples, m'a remise pour vous � mon d�part; il n'y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de R�nal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l'italien. 
 
La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soir�e en une soir�e fort gaie. Mme de R�nal voulut absolument lui donner � souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait � tout prix distraire Julien de la qualification d'espion que, deux fois dans cette journ�e, il avait entendu retentir � son oreille. Le signor Geronimo �tait un chanteur c�l�bre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualit�s qui, en France, ne sont gu�re plus compatibles. Il chanta apr�s souper un petit duettino avec Mme de R�nal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin les enfants se r�cri�rent, quand Julien leur proposa d'aller se coucher. 
 
-- Encore cette histoire, dit l'a�n�. 
 
-- C'est la mienne, signorino , reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j'�tais comme vous un jeune �l�ve du Conservatoire de Naples, j'entends j'avais votre �ge; mais je n'avais pas l'honneur d'�tre le fils de l'illustre maire de la jolie ville de Verri�res. 
 
Ce mot fit soupirer M. de R�nal, il regarda sa femme. 
 
Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli �tait un ma�tre excessivement s�v�re. Il n'est pas aim� au Conservatoire; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais; j'allais au petit th��tre de San-Carlino, o� j'entendais une musique des dieux: mais, � ciel! comment faire pour r�unir les huit sous que co�te l'entr�e du parterre? Somme �norme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m'entendit chanter. J'avais seize ans: Cet enfant, il est un tr�sor, dit-il. 
 
-- Veux-tu que je t'engage, mon cher ami? vint-il me dire. 
 
-- Et combien me donnerez-vous? 
 
-- Quarante ducats par mois. Messieurs, c'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts. 
 
-- Mais comment, dis-je � Giovannone, obtenir que le s�v�re Zingarelli me laisse sortir? 
 
-- Lascia fare a me.
 
-- Laissez faire � moi! s'�cria l'a�n� des enfants. 
 
-- Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit: Caro, d'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite, il me dit ce que je dois faire. 
 
Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer. 
 
-- Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli. 
 
-- Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d'application. 
 
-- Si je ne craignais pas de g�ter la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et � l'eau pour quinze jours, polisson. 
 
-- Maestro, repris-je, je vais �tre le mod�le de toute l'�cole,credete a me . Mais je vous demande une gr�ce, si quelqu'un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De gr�ce, dites que vous ne pouvez pas. 
 
-- Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le Conservatoire? Est-ce que tu veux te moquer de moi? D�campe, d�campe! dit-il, en cherchant � me donner un coup de pied au c... ou gare le pain sec et la prison. 
 
Une heure apr�s, le signor Giovannone arrive chez le directeur: 
 
-- Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu'il chante � mon th��tre, et cet hiver je marie ma fille. 
 
-- Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l'auras pas; et d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il ne voudra quitter le conservatoire, il vient de me le jurer. 
 
-- Si ce n'est que de sa volont� qu'il s'agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement,carta canta!voici sa signature. 
 
Aussit�t Zingarelli, furieux, se pend � sa sonnette: 
 
-- Qu'on chasse Geronimo du Conservatoire, cria-t-il, bouillant de col�re. 
 
On me chassa donc, moi riant aux �clats. Le m�me soir, je chantai l'airdel Moltiplico . Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son m�nage, et il s'embrouille � chaque instant dans ce calcul. 
 
-- Ah! veuillez, monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de R�nal. 
 
Geronimo chanta, et tout le monde pleurait � force de rire. Il signor Geronimo n'alla se coucher qu'� deux heures du matin, laissant cette famille enchant�e de ses bonnes mani�res, de sa complaisance et de sa ga�t�. 
 
Le lendemain, M. et Mme de R�nal lui remirent les lettres dont il avait besoin � la cour de France. 
 
Ainsi, partout de la fausset�, dit Julien. Voil� il signor Geronimo qui va � Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San-Carlino, sa voix divine n'e�t peut-�tre �t� connue et admir�e que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux �tre un Geronimo qu'un R�nal. Il n'est pas si honor� dans la soci�t�, mais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d'aujourd'hui, et sa vie est gaie. 
 
Une chose �tonnait Julien: les semaines solitaires pass�es � Verri�res, dans la maison de M. de R�nal avaient �t� pour lui une �poque de bonheur. Il n'avait rencontr� le d�go�t et les tristes pens�es qu'aux d�ners qu'on lui avait donn�s; dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, �crire, r�fl�chir sans �tre troubl�? A chaque instant, il n'�tait pas tir� de ses r�veries brillantes par la cruelle n�cessit� d'�tudier les mouvements d'une �me basse, et encore afin de la tromper par des d�marches ou des mots hypocrites. 
 
Le bonheur serait-il si pr�s de moi?... La d�pense d'une telle vie est peu de chose; je puis � mon choix �pouser Mlle Elisa, ou me faire l'associ� de Fouqu�... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s'assied au sommet, et trouve un plaisir parfait � se reposer. Serait-il heureux si on le for�ait � se reposer toujours? 
 
L'esprit de Mme de R�nal �tait arriv� � des pens�es fatales. Malgr� ses r�solutions, elle avait avou� � Julien toute l'affaire de l'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle! 
 
Elle e�t sacrifi� sa vie sans h�siter pour sauver celle de son mari, si elle l'e�t vu en p�ril. C'�tait une de ces �mes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilit� d'une action g�n�reuse, et ne pas la faire, est la source d'un remords presque �gal � celui du crime commis. Toutefois, il y avait des jours funestes o� elle ne pouvait chasser l'image de l'exc�s de bonheur qu'elle go�terait si, devenant veuve tout � coup, elle pouvait �pouser Julien. 
 
Il aimait ses fils beaucoup plus que leur p�re; malgr� sa justice s�v�re, il en �tait ador�. Elle sentait bien qu'�pousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui �taient si chers. Elle se voyait vivant � Paris, continuant � donner � ses fils cette �ducation qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous �taient parfaitement heureux. 
 
Etrange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe si�cle! L'ennui de la vie matrimoniale fait p�rir l'amour s�rement, quand l'amour a pr�c�d� le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il am�ne bient�t chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n'est que les �mes s�ches, parmi les femmes, qu'il ne pr�dispose pas � l'amour. 
 
La r�flexion du philosophe me fait excuser Mme de R�nal, mais on ne l'excusait pas � Verri�res, et toute la ville, sans qu'elle s'en dout�t, n'�tait occup�e que du scandale de ses amours. A cause de cette grande affaire, cet automne-l� on s'y ennuya moins que de coutume. 
 
L'automne, une partie de l'hiver pass�rent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verri�res commen�ait � s'indigner de ce que ses anath�mes faisaient si peu d'impression sur M. de R�nal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se d�dommagent de leur s�rieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donn�rent les soup�ons les plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesur�s. 
 
M. Valenod, qui jouait serr�, avait plac� Elisa dans une famille noble et fort consid�r�e, o� il y avait cinq femmes. Elisa craignant, disait-elle, de ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demand� � cette famille que les deux tiers � peu pr�s de ce qu'elle recevait chez M. le maire. D'elle-m�me, cette fille avait eu l'excellente id�e d'aller se confesser � l'ancien cur� Ch�lan et en m�me temps au nouveau, afin de leur raconter � tous les deux le d�tail des amours de Julien. 
 
Le lendemain de son arriv�e, d�s six heures du matin, l'abb� Ch�lan fit appeler Julien: 
 
-- Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie, et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j'exige que sous trois jours vous partiez pour le s�minaire de Besan�on ou pour la demeure de votre ami Fouqu�, qui est toujours dispos� � vous faire un sort magnifique. J'ai tout pr�vu, tout arrang�, mais il faut partir, et ne pas revenir d'un an � Verri�res. 
 
Julien ne r�pondit point; il examinait si son honneur devait s'estimer offens� des soins que M. Ch�lan, qui apr�s tout n'�tait pas son p�re, avait pris pour lui. 
 
-- Demain � pareille heure, j'aurai l'honneur de vous revoir, dit-il enfin au cur�. 
 
M. Ch�lan, qui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Envelopp� dans l'attitude et la physionomie la plus humble, Julien n'ouvrit pas la bouche. 
 
Il sortit enfin, et courut pr�venir Mme de R�nal, qu'il trouva au d�sespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caract�re s'appuyant sur la perspective de l'h�ritage de Besan�on, l'avait d�cid� � la consid�rer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'�trange �tat dans lequel il trouvait l'opinion publique de Verri�res. Le public avait tort, il �tait �gar� par des envieux, mais enfin que faire? 
 
Mme de R�nal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod, et rester � Verri�res. Mais ce n'�tait plus cette femme simple et timide de l'ann�e pr�c�dente; sa fatale passion, ses remords l'avaient �clair�e. Elle eut bient�t la douleur de se prouver � elle-m�me, tout en �coutant son mari, qu'une s�paration au moins momentan�e �tait devenue indispensable. Loin de moi, Julien va retomber dans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moi, grand Dieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aim�, il aimera. Ah! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je n'ai pas eu le m�rite de faire cesser le crime, il m'�te le jugement. Il ne tenait qu'� moi de gagner Elisa � force d'argent, rien ne m'�tait plus facile. Je n'ai pas pris la peine de r�fl�chir un moment, les folles imaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je p�ris. 
 
Julien fut frapp� d'une chose, en apprenant la terrible nouvelle du d�part � Mme de R�nal, il ne trouva aucune objection �go�ste. Elle faisait �videmment des efforts pour ne pas pleurer. 
 
-- Nous avons besoin de fermet�, mon ami. 
 
Elle coupa une m�che de ses cheveux. 
 
-- Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle, mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de pr�s, t�che d'en faire d'honn�tes gens. S'il y a une nouvelle r�volution, tous les nobles seront �gorg�s, leur p�re �migrera peut-�tre � cause de ce paysan tu� sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieu, mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j'esp�re qu'en public j'aurai le courage de penser � ma r�putation. 
 
Julien s'attendait � du d�sespoir. La simplicit� de ces adieux le toucha. 
 
-- Non, je ne re�ois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent; vous le voulez vous-m�me. Mais, trois jours apr�s mon d�part, je reviendrai vous voir de nuit. 
 
L'existence de Mme de R�nal fut chang�e. Julien l'aimait donc bien, puisque de lui-m�me il avait trouv� l'id�e de la revoir! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle e�t �prouv�s de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami �tait � ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de d�chirant. D�s cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de R�nal fut noble, ferme et parfaitement convenable. 
 
M. de R�nal rentra bient�t; il �tait hors de lui. Il parla enfin � sa femme de la lettre anonyme re�ue deux mois auparavant. 
 
-- Je veux la porter au Casino, montrer � tous qu'elle est de cet inf�me Valenod, que j'ai pris � la besace pour en faire un des plus riches bourgeois de Verri�res. Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort. 
 
Je pourrais �tre veuve, grand Dieu! pensa Mme de R�nal. Mais presque au m�me instant, elle se dit: Si je n'emp�che pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtri�re de mon mari. 
 
Jamais elle n'avait m�nag� sa vanit� avec autant d'adresse. En moins de deux heures elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouv�es par lui, qu'il fallait marquer plus d'amiti� que jamais � M. Valenod, et m�me reprendre Elisa dans la maison. Mme de R�nal eut besoin de courage pour se d�cider � revoir cette fille, cause de tous ses malheurs. Mais cette id�e venait de Julien. 
 
Enfin, apr�s avoir �t� mis trois ou quatre fois sur la voie, M. de R�nal arriva, tout seul, � l'id�e financi�rement bien p�nible, que ce qu'il y aurait de plus d�sagr�able pour lui, ce serait que Julien, au milieu de l'effervescence et des propos de tout Verri�res, y rest�t comme pr�cepteur des enfants de M. Valenod. L'int�r�t �vident de Julien �tait d'accepter les offres du directeur du d�p�t de mendicit�. Il importait au contraire � la gloire de M. de R�nal que Julien quitt�t Verri�res pour entrer au s�minaire de Besan�on ou � celui de Dijon. Mais comment l'y d�cider, et ensuite comment y vivrait-il? 
 
M. de R�nal, voyant l'imminence du sacrifice d'argent, �tait plus au d�sespoir que sa femme. Pour elle, apr�s cet entretien, elle �tait dans la position d'un homme de coeur qui, las de la vie, a pris une dose destramonium ; il n'agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d'int�r�t � rien. Ainsi il arriva � Louis XIV mourant de dire:Quand j'�tais roi . Parole admirable! 
 
Le lendemain, d�s le grand matin, M. de R�nal re�ut une lettre anonyme. Celle-ci �tait du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables � sa position s'y voyaient � chaque ligne. C'�tait l'ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena � la pens�e de se battre avec M. Valenod. Bient�t son courage alla jusqu'aux id�es d'ex�cution imm�diate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger. 
 
Au fait, se disait-il, l'administration s�v�re de l'empereur Napol�on reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries � me reprocher. J'ai tout au plus ferm� les yeux; mais j'ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m'y autorisent. 
 
Mme de R�nal fut effray�e de la col�re froide de son mari, elle lui rappelait la fatale id�e de veuvage qu'elle avait tant de peine � repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le d�cidait. Enfin elle parvint � transformer le courage de donner un soufflet � M. Valenod en celui d'offrir six cents francs � Julien pour une ann�e de sa pension dans un s�minaire. M. de R�nal, maudissant mille fois le jour o� il avait eu la fatale id�e de prendre un pr�cepteur chez lui, oublia la lettre anonyme. 
 
Il se consola un peu par une id�e qu'il ne dit pas � sa femme: avec de l'adresse, et en se pr�valant des id�es romanesques du jeune homme, il esp�rait l'engager, pour une somme moindre, � refuser les offres de M. Valenod. 
 
Mme de R�nal eut bien plus de peine � prouver � Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs, que lui offrait publiquement le directeur du d�p�t, il pouvait sans honte accepter un d�dommagement. 
 
-- Mais, disait toujours Julien, jamais je n'ai eu, m�me pour un instant, le projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutum� � la vie �l�gante, la grossi�ret� de ces gens-l� me tuerait. 
 
La cruelle n�cessit�, avec sa main de fer, plia la volont� de Julien. Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un pr�t la somme offerte par le maire de Verri�res, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec int�r�ts. 
 
Mme de R�nal avait toujours quelques milliers de francs cach�s dans la petite grotte de la montagne. 
 
Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle serait refus�e avec col�re. 
 
-- Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours abominable? 
 
Enfin Julien quitta Verri�res. M. de R�nal fut bien heureux; au moment fatal d'accepter de l'argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de R�nal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demand� un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre h�ros avait cinq louis d'�conomies, et comptait demander une pareille somme � Fouqu�. 
 
Il �tait fort �mu. Mais � une lieue de Verri�res, o� il laissait tant d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besan�on. 
 
Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de R�nal fut tromp�e par une des plus cruelles d�ceptions de l'amour. Sa vie �tait passable, il y avait entre elle et l'extr�me malheur, cette derni�re entrevue qu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes qui l'en s�paraient. Enfin, pendant la nuit du troisi�me jour, elle entendit de loin le signal convenu. Apr�s avoir travers� mille dangers, Julien parut devant elle. 
 
De ce moment, elle n'eut plus qu'une pens�e, c'est pour la derni�re fois que je le vois. Loin de r�pondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre � peine anim�. Si elle se for�ait � lui dire qu'elle l'aimait, c'�tait d'un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l'id�e cruelle de s�paration �ternelle. Le m�fiant Julien crut un instant �tre d�j� oubli�. Ses mots piqu�s dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence, et des serrements de main presque convulsifs. 
 
-- Mais, grand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie? r�pondait Julien aux froides protestations de son amie; vous montreriez cent fois plus d'amiti� sinc�re � Mme Derville, � une simple connaissance. 
 
Mme de R�nal, p�trifi�e, ne savait que r�pondre: 
 
-- Il est impossible d'�tre plus malheureuse... J'esp�re que je vais mourir... Je sens mon coeur se glacer... 
 
Telles furent les r�ponses les plus longues qu'il put en obtenir. 
 
Quand l'approche du jour vint rendre le d�part n�cessaire, les larmes de Mme de R�nal cess�rent tout � fait. Elle le vit attacher une corde nou�e � la fen�tre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait: 
 
-- Nous voici arriv�s � l'�tat que vous avez tant souhait�. D�sormais vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe. 
 
-- Je suis f�ch�e que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement. 
 
Julien finit par �tre profond�ment frapp� des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser � autre chose pendant plusieurs lieues. Son �me �tait navr�e, et avant de passer la montagne, tant qu'il put voir le clocher de l'�glise de Verri�res, souvent il se retourna. 
 
 CHAPITRE XXIV 
 
 UNE CAPITALE 
 
Que de bruit, que de gens affair�s! que d'id�es pour l'avenir dans une t�te de vingt ans! quelle distraction pour l'amour !
 BARNAVE.
 
 
 
 
Enfin il aper�ut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'�tait la citadelle de Besan�on. Quelle diff�rence pour moi, dit-il en soupirant, si j'arrivais dans cette noble ville de guerre pour �tre sous-lieutenant dans un des r�giments charg�s de la d�fendre! 
 
Besan�on n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'�tait qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingu�s. 
 
Il avait pris chez Fouqu� un habit bourgeois, et c'est dans ce costume qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du si�ge de 1674, il voulut voir, avant de s'enfermer au s�minaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arr�ter par les sentinelles; il p�n�trait dans des endroits que le g�nie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans. 
 
La hauteur des murs, la profondeur des foss�s, l'air terrible des canons l'avaient occup� pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le grand caf�, sur le boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait beau lire le mot caf�, �crit en gros caract�res au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidit�; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est �lev� de vingt pieds au moins. Ce jour-l�, tout �tait enchantement pour lui. 
 
Deux parties de billard �taient en train. Les gar�ons criaient les points; les joueurs couraient autour des billards encombr�s de spectateurs. Des flots de fum�e de tabac, s'�lan�ant de la bouche de tous, les enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs �paules arrondies, leur d�marche lourde, leurs �normes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en criant; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait, immobile; il songeait � l'immensit� et � la magnificence d'une grande capitale telle que Besan�on. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de caf� � un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard. 
 
Mais la demoiselle du comptoir avait remarqu� la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arr�t� � trois pas du po�le, et son petit paquet sous le bras, consid�rait le buste du roi, en beau pl�tre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un caf�, avait d�j� dit deux fois, d'une petite voix qui cherchait � n'�tre entendue que de Julien: Monsieur! Monsieur! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'�tait � lui qu'on parlait. 
 
 
Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il e�t march� � l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba. 
 
Quelle piti� notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lyc�ens de Paris qui, � quinze ans, savent d�j� entrer dans un caf� d'un air si distingu�? Mais ces enfants, si bien styl�s � quinze ans, � dix-huit tournentau commun . La timidit� passionn�e que l'on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne � vouloir. En s'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la v�rit�, pensa Julien, qui devenait courageux � force de timidit� vaincue. 
 
-- Madame, je viens pour la premi�re fois de ma vie � Besan�on; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de caf�. 
 
La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effray� et ne repara�trait plus. 
 
-- Placez-vous ici, pr�s de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout � fait cach�e par l'�norme comptoir d'acajou qui s'avance dans la salle. 
 
La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l'occasion de d�ployer une taille superbe. Julien la remarqua; toutes ses id�es chang�rent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle h�sitait � appeler un gar�on pour avoir du caf�, comprenant bien qu'� l'arriv�e de ce gar�on, son t�te-�-t�te avec Julien allait finir. 
 
Julien, pensif, comparait cette beaut� blonde et gaie � certains souvenirs qui l'agitaient souvent. L'id�e de la passion dont il avait �t� l'objet lui �ta presque toute sa timidit�. La belle demoiselle n'avait qu'un instant; elle lut dans les regards de Julien. 
 
-- Cette fum�e de pipe vous fait tousser, venez d�jeuner demain avant huit heures du matin; alors, je suis presque seule. 
 
-- Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidit� heureuse. 
 
-- Amanda Binet. 
 
-- Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci? 
 
La belle Amanda r�fl�chit un peu. 
 
-- Je suis surveill�e: ce que vous me demandez peut me compromettre; cependant, je m'en vais �crire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment. 
 
-- Je m'appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n'ai ni parents, ni connaissance � Besan�on. 
 
-- Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l'Ecole de droit? 
 
-- H�las! non, r�pondit Julien; on m'envoie au s�minaire. 
 
Le d�couragement le plus complet �teignit les traits d'Amanda; elle appela un gar�on: elle avait du courage maintenant. Le gar�on versa du caf� � Julien, sans le regarder. 
 
Amanda recevait de l'argent au comptoir; Julien �tait fier d'avoir os� parler: on se disputa � l'un des billards. Les cris et les d�mentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui �tonnait Julien. Amanda �tait r�veuse et baissait les yeux. 
 
-- Si vous voulez, mademoiselle, lui dit-il tout � coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin. 
 
Ce petit air d'autorit� plut � Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son oeil �tait occup� � voir si quelqu'un s'approchait du comptoir: 
 
-- Moi je suis de Genlis, pr�s de Dijon; dites que vous �tes aussi de Genlis, et cousin de ma m�re. 
 
-- Je n'y manquerai pas. 
 
-- Tous les jeudis, � cinq heures, en �t�, MM. les s�minaristes passent ici devant le caf�. 
 
-- Si vous pensez � moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes � la main. 
 
Amanda le regarda d'un air �tonn�; ce regard changea le courage de Julien en t�m�rit�; cependant il rougit beaucoup en lui disant: 
 
-- Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent. 
 
-- Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effray�. 
 
 Julien songeait � se rappeler les phrases d'un volume d�pareill� deLa Nouvelle H�lo�se , qu'il avait trouv� � Vergy. Sa m�moire le servit bien; depuis dix minutes, il r�citaitLa Nouvelle H�lo�se� Mlle Amanda, ravie, il �tait heureux de sa bravoure, quand tout � coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait � la porte du caf�. 
 
Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des �paules; il regarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans les extr�mes, ne fut remplie que d'id�es de duel. Il p�lit beaucoup, �loigna sa tasse, prit une mine assur�e, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la t�te en se versant famili�rement un verre d'eau-de-vie sur le comptoir, d'un regard Amanda ordonna � Julien de baisser les yeux. Il ob�it, et, pendant deux minutes, se tint immobile � sa place, p�le, r�solu et ne songeant qu'� ce qui allait arriver; il �tait vraiment bien en cet instant. Le rival avait �t� �tonn� des yeux de Julien; son verre d'eau-de-vie aval� d'un trait, il dit un mot � Amanda, pla�a ses deux mains dans les poches lat�rales de sa grosse redingote, et s'approcha d'un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transport� de col�re; mais il ne savait comment s'y prendre pour �tre insolent. Il posa son petit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put, marcha vers le billard. 
 
En vain la prudence lui disait: Mais avec un duel d�s l'arriv�e � Besan�on, la carri�re eccl�siastique est perdue. 
 
-- Qu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent. 
 
Amanda vit son courage; il faisait un joli contraste avec la na�vet� de ses mani�res; en un instant, elle le pr�f�ra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l'air de suivre de l'oeil quelqu'un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard: 
 
-- Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-fr�re. 
 
-- Que m'importe, il m'a regard�. 
 
-- Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute, il vous a regard�, peut-�tre m�me il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous �tes un parent de ma m�re, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n'a jamais d�pass� D�le, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien. 
 
Julien h�sitait encore; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance: 
 
-- Sans doute il vous a regard�, mais c'est au moment o� il me demandait qui vous �tes; c'est un homme qui estmanantavec tout le monde, il n'a pas voulu vous insulter. 
 
L'oeil de Julien suivait le pr�tendu beau-fr�re; il le vit acheter un num�ro � la poule que l'on jouait au plus �loign� des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d'un ton mena�ant:Je prends � faire! Il passa vivement derri�re Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras: 
 
-- Venez me payer d'abord, lui dit-elle. 
 
C'est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda �tait aussi agit�e que lui et fort rouge; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui r�p�tant � voix basse: 
 
-- Sortez � l'instant du caf�, ou je ne vous aime plus; et cependant je vous aime bien. 
 
Julien sortit, en effet, mais lentement. N'est-il pas de mon devoir, se r�p�tait-il, d'aller regarder � mon tour en soufflant ce grossier personnage? Cette incertitude le retint une heure, sur le boulevard, devant le caf�; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s'�loigna. 
 
Il n'�tait � Besan�on que depuis quelques heures, et d�j� il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donn� autrefois, malgr� sa goutte, quelques le�ons d'escrime; telle �tait toute la science que Julien trouvait au service de sa col�re. Mais cet embarras n'e�t rien �t� s'il e�t su comment se f�cher autrement qu'en donnant un soufflet; et, si l'on en venait aux coups de poings, son rival, homme �norme, l'e�t battu et puis plant� l�. 
 
Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n'y aura pas grande diff�rence entre un s�minaire et une prison; il faut que je d�pose mes habits bourgeois dans quelque auberge, o� je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens � sortir du s�minaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement �tait beau; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune. 
 
Enfin, comme il repassait devant l'h�tel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontr�rent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, � l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui raconta son histoire. 
 
-- Certainement, mon joli petit abb�, lui dit l'h�tesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et m�me les ferai �pousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. 
 
Elle prit une clef et le conduisit elle-m�me dans une chambre, en lui recommandant d'�crire la note de ce qu'il laissait. 
 
-- Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme �a, monsieur l'abb� Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit � la cuisine, je m'en vais vous faire servir un bon d�ner; et, ajouta-t-elle � voix basse, il ne vous co�tera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut bien m�nager votre petitboursicot . 
 
-- J'ai dix louis, r�pliqua Julien avec une certaine fiert�. 
 
-- Ah! bon Dieu, r�pondit la bonne h�tesse alarm�e, ne parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besan�on. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les caf�s, ils sont remplis de mauvais sujets. 
 
-- Vraiment! dit Julien, � qui ce mot donnait � penser. 
 
-- Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du caf�. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon d�ner � vingt sols; c'est parler �a, j'esp�re. Allez vous mettre � table, je vais vous servir moi-m�me. 
 
-- Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop �mu, je vais entrer au s�minaire en sortant de chez vous. 
 
La bonne femme ne le laissa partir qu'apr�s avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'h�tesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route. 
 
 
 
CHAPITRE XXV 
 
 LE SEMINAIRE 
 
Trois cent trente-six d�ners � 83 centimes, trois cent trente-six soupers � 38 centimes, du chocolat � qui de droit; combien y a-t-il � gagner sur la soumission ? 
LE VALENOD, de Besan�on.
 
 
 
 
Il vit de loin la croix de fer dor� sur la porte; il approcha lentement; ses jambes semblaient se d�rober sous lui. Voil� donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se d�cida � sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme p�le, v�tu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussit�t baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singuli�re. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat; les contours immobiles de ses paupi�res annon�aient l'impossibilit� de toute sympathie; ses l�vres minces se d�veloppaient en demi-cercle sur des dents qui avan�aient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plut�t cette insensibilit� parfaite qui inspire bien plus de terreur � la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure d�vote fut un m�pris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l'int�r�t du ciel. 
 
Julien releva les yeux avec effort, et d'une voix que le battement de coeur rendait tremblante, il expliqua qu'il d�sirait parler � M. Pirard, le directeur du s�minaire. Sans dire une parole, l'homme noir lui fit signe de le suivre. Ils mont�rent deux �tages par un large escalier � rampe de bois, dont les marches d�jet�es penchaient tout � fait du c�t� oppos� au mur, et semblaient pr�tes � tomber. Une petite porte, surmont�e d'une grande croix de cimeti�re en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficult�, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis � la chaux �taient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. L�, Julien fut laiss� seul; il �tait atterr�, son coeur battait violemment; il e�t �t� heureux d'oser pleurer. Un silence de mort r�gnait dans toute la maison. 
 
Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journ�e, le portier � figure sinistre reparut sur le pas d'une porte � l'autre extr�mit� de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d'avancer. Il entra dans une pi�ce encore plus grande que la premi�re et fort mal �clair�e. Les murs aussi �taient blanchis; mais il n'y avait pas de meubles. Seulement dans un coin pr�s de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l'autre extr�mit� de la chambre, pr�s d'une petite fen�tre, � vitres jaunies, garnie de vases de fleurs tenus salement, il aper�ut un homme assis devant une table, et couvert d'une soutane d�labr�e; il avait l'air en col�re, et prenait l'un apr�s l'autre une foule de petits carr�s de papier qu'il rangeait sur sa table, apr�s y avoir �crit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la pr�sence de Julien. Celui-ci �tait immobile, debout vers le milieu de la chambre, l� o� l'avait laiss� le portier, qui �tait ressorti en fermant la porte. 
 
Dix minutes se pass�rent ainsi; l'homme mal v�tu �crivait toujours. L'�motion et la terreur de Julien �taient telles, qu'il lui semblait �tre sur le point de tomber. Un philosophe e�t dit, peut-�tre en se trompant: c'est la violente impression du laid sur une �me faite pour aimer ce qui est beau. 
 
L'homme qui �crivait leva la t�te; Julien ne s'en aper�ut qu'au bout d'un moment, et m�me, apr�s l'avoir vu, il restait encore immobile comme frapp� � mort par le regard terrible dont il �tait l'objet. Les yeux troubl�s de Julien distinguaient � peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, except� sur le front, qui laissait voir une p�leur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les vastes contours de ce front �taient marqu�s par des cheveux �pais, plats et d'un noir de jais. 
 
-- Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec impatience. 
 
Julien s'avan�a d'un pas mal assur�, et enfin, pr�t � tomber et p�le, comme de sa vie il ne l'avait �t�, il s'arr�ta � trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carr�s de papier. 
 
-- Plus pr�s, dit l'homme. 
 
Julien s'avan�a encore en �tendant la main, comme cherchant � s'appuyer sur quelque chose. 
 
-- Votre nom? 
 
-- Julien Sorel. 
 
-- Vous avez bien tard�, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un oeil terrible. 
 
Julien ne put supporter ce regard; �tendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher. 
 
L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui s'approchaient. 
 
On le releva, on le pla�a sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l'homme terrible qui disait au portier: 
 
-- Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que �a. 
 
Quand Julien put ouvrir les yeux, l'homme � la figure rouge continuait � �crire; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre h�ros, et surtout cacher ce que je sens: il �prouvait un violent mal de coeur; s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi. Enfin l'homme cessa d'�crire, et regardant Julien de c�t�: 
 
-- Etes-vous en �tat de me r�pondre? 
 
-- Oui, monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie. 
 
-- Ah! c'est heureux. 
 
L'homme noir s'�tait lev� � demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui s'ouvrit en criant. Il la trouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d'un air � lui arracher le peu de vie qui lui restait: 
 
-- Vous m'�tes recommand� par M. Ch�lan, c'�tait le meilleur cur� du dioc�se, homme vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans. 
 
-- Ah! c'est � M. Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une voix mourante. 
 
-- Apparemment, r�pliqua le directeur du s�minaire, en le regardant avec humeur. 
 
Il y eut un redoublement d'�clat dans ses petits yeux, suivi d'un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'�tait la physionomie du tigre go�tant par avance le plaisir de d�vorer sa proie. 
 
-- La lettre de Ch�lan est courte, dit-il, comme se parlant � lui-m�me.Intelligenti pauca ; par le temps qui court, on ne saurait �crire trop peu. Il lut haut: 
 
� Je vous adresse Julien Sorel, de cette paroisse, que j'ai baptis� il y aura bient�t vingt ans; fils d'un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La m�moire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la r�flexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sinc�re ? � 
 
--Sinc�re!r�p�ta l'abb� Pirard, d'un air �tonn�, et en regardant Julien; mais d�j� le regard de l'abb� �tait moins d�nu� de toute humanit�;sinc�re ! r�p�ta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture: 
 
� Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la m�ritera en subissant les examens n�cessaires. Je lui ai montr� un peu de th�ologie, de cette ancienne et bonne th�ologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur du d�p�t de mendicit�, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour �tre pr�cepteur de ses enfants. -- Mon int�rieur est tranquille, gr�ce � Dieu. Je m'accoutume au coup terrible.Vale et me ama . � 
 
L'abb� Pirard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, pronon�a avec un soupir le motCh�lan . 
 
-- Il est tranquille, dit-il; en effet, sa vertu m�ritait cette r�compense; Dieu puisse-t-il me l'accorder le cas �ch�ant! 
 
Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacr�, Julien sentit diminuer l'horreur profonde qui, depuis son entr�e dans cette maison, l'avait glac�. 
 
-- J'ai ici trois cent vingt et un aspirants � l'�tat le plus saint, dit enfin l'abb� Pirard, d'un ton de voix s�v�re, mais non m�chant; sept ou huit seulement me sont recommand�s par des hommes tels que l'abb� Ch�lan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez �tre le neuvi�me. Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de s�v�rit� contre les vices. Allez fermer cette porte � clef. 
 
Julien fit un effort pour marcher et r�ussit � ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fen�tre, voisine de la porte d'entr�e, donnait sur la campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme s'il e�t aper�u d'anciens amis. 
 
--Loquerisne linguam latinam ? (Parlez-vous latin?) lui dit l'abb� Pirard, comme il revenait. 
 
--Ita, pater optime(Oui, mon excellent p�re), r�pondit Julien, revenant un peu � lui. Certainement, jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure. 
 
L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abb� s'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible, pensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien s'applaudit d'avoir cach� presque tout son argent dans ses bottes. 
 
L'abb� Pirard examina Julien sur la th�ologie, il fut surpris de l'�tendue de son savoir. Son �tonnement augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les Saintes �critures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des P�res, il s'aper�ut que Julien ignorait presque jusqu'aux noms de saint J�r�me, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint Basile, etc., etc. 
 
Au fait, pensa l'abb� Pirard, voil� bien cette tendance fatale au protestantisme que j'ai toujours reproch�e � Ch�lan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des Saintes �critures. 
 
(Julien venait de lui parler, sans �tre interrog� � ce sujet, du tempsv�ritableo� avaient �t� �crits la Gen�se, le Pentateuque, etc.) 
 
A quoi m�ne ce raisonnement infini sur les Saintes �critures, pensa l'abb� Pirard, si ce n'est �l'examen personnel , c'est-�-dire au plus affreux protestantisme? Et � c�t� de cette science imprudente, rien sur les P�res qui puisse compenser cette tendance. 
 
Mais l'�tonnement du directeur du s�minaire n'eut plus de bornes, lorsque, interrogeant Julien sur l'autorit� du pape, et s'attendant aux maximes de l'ancienne �glise gallicane, le jeune homme lui r�cita tout le livre de M. de Maistre. 
 
Singulier homme que ce Ch�lan, pensa l'abb� Pirard; lui a-t-il montr� ce livre pour lui apprendre � s'en moquer? 
 
Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour t�cher de deviner s'il croyait s�rieusement � la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne r�pondait qu'avec sa m�moire. De ce moment, Julien fut r�ellement tr�s bien, il sentait qu'il �tait ma�tre de soi. Apr�s un examen fort long, il lui sembla que la s�v�rit� de M. Pirard envers lui n'�tait plus qu'affect�e. En effet, sans les principes de gravit� aust�re que, depuis quinze ans, il s'�tait impos�s envers ses �l�ves en th�ologie, le directeur du s�minaire e�t embrass� Julien au nom de la logique, tant il trouvait de clart�, de pr�cision et de nettet� dans ses r�ponses. 
 
Voil� un esprit hardi et sain, se disait-il, maiscorpus debile(le corps est faible). 
 
-- Tombez-vous souvent ainsi? dit-il � Julien en fran�ais et lui montrant du doigt le plancher. 
 
-- C'est la premi�re fois de ma vie, la figure du portier m'avait glac�, ajouta Julien en rougissant comme un enfant. 
 
L'abb� Pirard sourit presque. 
 
-- Voil� l'effet des vaines pompes du monde; vous �tes accoutum� apparemment � des visages riants, v�ritables th��tres de mensonge. La v�rit� est aust�re, monsieur. Mais notre t�che ici-bas n'est-elle pas aust�re aussi? Il faudra veiller � ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse:Trop de sensibilit� aux vaines gr�ces de l'ext�rieur . 
 
Si vous ne m'�tiez pas recommand�, dit l'abb� Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marqu�, si vous ne m'�tiez pas recommand� par un homme tel que l'abb� Ch�lan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il para�t que vous �tes trop accoutum�. La bourse enti�re que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile � obtenir. Mais l'abb� Ch�lan a m�rit� bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une bourse au s�minaire. 
 
Apr�s ces mots, l'abb� Pirard recommanda � Julien de n'entrer dans aucune soci�t� ou congr�gation secr�te sans son consentement. 
 
-- Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'�panouissement de coeur d'un honn�te homme. 
 
Le directeur du s�minaire sourit pour la premi�re fois. 
 
-- Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit � tant de fautes, et souvent � des crimes. Vous me devez la sainte ob�issance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulleUnam ecclesiamde saint Pie V. Je suis votre sup�rieur eccl�siastique. Dans cette maison, entendre, mon tr�s cher fils, c'est ob�ir. Combien avez-vous d'argent? 
 
Nous y voici, se dit Julien, c'�tait pour cela qu'�tait le tr�s cher fils. 
 
-- Trente-cinq francs, mon p�re. 
 
-- Ecrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez � m'en rendre compte. 
 
Cette p�nible s�ance avait dur� trois heures; Julien appela le portier. 
 
-- Allez installer Julien Sorel dans la cellule n� 103, dit l'abb� Pirard � cet homme. 
 
Par une grande distinction, il accordait � Julien un logement s�par�. 
 
-- Portez-y sa malle, ajouta-t-il. 
 
Julien baissa les yeux et reconnut sa malle pr�cis�ment en face de lui, il la regardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue. 
 
En arrivant au n� 103, c'�tait une petite chambrette de huit pieds en carr�, au dernier �tage de la maison, Julien remarqua qu'elle donnait sur les remparts, et par del� on apercevait la jolie plaine que le Doubs s�pare de la ville. 
 
Quelle vue charmante! s'�cria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait �prouv�es depuis le peu de temps qu'il �tait � Besan�on avaient enti�rement �puis� ses forces. Il s'assit pr�s de la fen�tre sur l'unique chaise de bois qui f�t dans sa cellule, et tomba aussit�t dans un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on l'avait oubli�. 
 
Quand les premiers rayons du soleil le r�veill�rent le lendemain matin, il se trouva couch� sur le plancher. 
 
 
 
CHAPITRE XXVI 
 
 LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE 
 
 
 
 Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser � moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une duret� de coeur que je ne me sens point. Ils me ha�ssent � cause de ma bont� facile. Ah! bient�t je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs . 
YOUNG.
 
 
 
 
Il se h�ta de brosser son habit et de descendre, il �tait en retard. Un sous-ma�tre le gronda s�v�rement; au lieu de chercher � se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine: 
 
--Peccavi, pater optime(j'ai p�ch�, j'avoue ma faute, � mon p�re), dit-il d'un air contrit. 
 
Ce d�but eut un grand succ�s. Les gens adroits parmi les s�minaristes virent qu'ils avaient affaire � un homme qui n'en �tait pas aux �l�ments du m�tier. L'heure de la r�cr�ation arriva. Julien se vit l'objet de la curiosit� g�n�rale. Mais on ne trouva chez lui que r�serve et silence. Suivant les maximes qu'il s'�tait faites, il consid�ra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous � ses yeux �tait l'abb� Pirard. 
 
Peu de jours apr�s, Julien eut � choisir un confesseur, on lui pr�senta une liste. 
 
Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pasce que parler veut dire ?et il choisit l'abb� Pirard. 
 
Sans qu'il s'en dout�t, cette d�marche �tait d�cisive. Un petit s�minariste tout jeune, natif de Verri�res, et qui, d�s le premier jour, s'�tait d�clar� son ami, lui apprit que s'il e�t choisi M. Castan�de, le sous-directeur du s�minaire, il e�t peut-�tre agi avec plus de prudence. 
 
-- L'abb� Castan�de est l'ennemi de M. Pirard qu'on soup�onne de jans�nisme, ajouta le petit s�minariste en se penchant vers son oreille. 
 
Toutes les premi�res d�marches de notre h�ros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d'un confesseur, des �tourderies. Egar� par toute la pr�somption d'un homme � imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consomm�. Sa folie allait jusqu'� se reprocher ses succ�s dans cet art de la faiblesse. 
 
H�las! c'est ma seule arme! � une autre �poque, se disait-il, c'est par des actions parlantes en face de l'ennemi que j'auraisgagn� mon pain . 
 
Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui; il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus pure. 
 
Huit ou dix s�minaristes vivaient en odeur de saintet�, et avaient des visions comme sainte Th�r�se et saint Fran�ois lorsqu'il re�ut les stigmates sur le montVernadans l'Apennin. Mais c'�tait un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens � visions �taient presque toujours � l'infirmerie. Une centaine d'autres r�unissaient � une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent r�el, et, entre autres, un nomm� Chazel; mais Julien se sentait de l'�loignement pour eux, et eux pour lui. 
 
Le reste des trois cent vingt et un s�minaristes ne se composait que d'�tres grossiers qui n'�taient pas bien s�rs de comprendre les mots latins qu'ils r�p�taient tout le long de la journ�e. Presque tous �taient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en r�citant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'apr�s cette observation que, d�s les premiers jours, Julien se promit de rapides succ�s. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail � faire, se disait-il. Sous Napol�on, j'eusse �t� sergent; parmi ces futurs cur�s, je serai grand vicaire. 
 
Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers d�s l'enfance, ont v�cu, jusqu'� leur arriv�e ici, de lait caill� et de pain noir. Dans leurs chaumi�res, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchant�s des d�lices du s�minaire. 
 
Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait apr�s le d�ner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels �taient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que, �tre le premier dans les diff�rents cours de dogme, d'histoire eccl�siastique, etc., etc., que l'on suit au s�minaire, n'�tait � leurs yeux qu'un p�ch�splendide . Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux Chambres qui n'est au fond quem�fiance et examen personnel , et donne � l'esprit des peuples cette mauvaise habitude dese m�fier , l'Eglise de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout � ses yeux. R�ussir dans les �tudes, m�me sacr�es, lui est suspect, et � bon droit. Qui emp�chera l'homme sup�rieur de passer de l'autre c�t� comme Siey�s ou Gr�goire! L'Eglise tremblante s'attache au pape comme � la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et, par les pieuses pompes des c�r�monies de sa cour, faire impression sur l'esprit ennuy� et malade des gens du monde. 
 
Julien, p�n�trant � demi ces diverses v�rit�s, que cependant toutes les paroles prononc�es dans un s�minaire tendent � d�mentir, tombait dans une m�lancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et r�ussissait rapidement � apprendre des choses tr�s utiles � un pr�tre, tr�s fausses � ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun int�r�t. Il croyait n'avoir rien autre chose � faire. 
 
Suis-je donc oubli� de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait re�u et jet� au feu quelques lettres timbr�es de Dijon, et o�, malgr� les formes du style le plus convenable, per�ait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l'abb� Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aim�e. 
 
Un jour, l'abb� Pirard ouvrit une lettre qui semblait � demi effac�e par les larmes, c'�tait un �ternel adieu. Enfin, disait-on � Julien, le ciel m'a fait la gr�ce de ha�r, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-m�me. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des �tres auxquels je me dois, et que vous avez tant aim�s, l'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur m�re. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes. 
 
Cette fin de lettre �tait presque absolument illisible. On donnait une adresse � Dijon, et cependant on esp�rait que jamais Julien ne r�pondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme revenue � la vertu pourrait entendre sans rougir. 
 
La m�lancolie de Julien, aid�e par la m�diocre nourriture que fournissait au s�minaire l'entrepreneur des d�ners � 83 centimes, commen�ait � influer sur sa sant�, lorsqu'un matin Fouqu� parut tout � coup dans sa chambre. 
 
-- Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois � Besan�on, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai apost� quelqu'un � la porte du s�minaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais? 
 
-- C'est une �preuve que je me suis impos�e. 
 
-- Je te trouve bien chang�. Enfin je te revois. Deux beaux �cus de cinq francs viennent de m'apprendre que je n'�tais qu'un sot de ne pas les avoir offerts d�s le premier voyage. 
 
La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur lorsque Fouqu� lui dit: 
 
-- A propos, sais-tu? la m�re de tes �l�ves est tomb�e dans la plus haute d�votion. 
 
Et il parlait de cet air d�gag� qui fait une si singuli�re impression sur l'�me passionn�e de laquelle on bouleverse, sans s'en douter, les plus chers int�r�ts. 
 
-- Oui, mon ami, dans la d�votion la plus exalt�e. On dit qu'elle fait des p�lerinages. Mais, � la honte �ternelle de l'abb� Maslon, qui a espionn� si longtemps ce pauvre M. Ch�lan, Mme de R�nal n'a pas voulu de lui. Elle va se confesser � Dijon ou � Besan�on. 
 
-- Elle vient � Besan�on, dit Julien, le front couvert de rougeur. 
 
-- Assez souvent, r�pondit Fouqu� d'un air interrogatif. 
 
-- As-tu desConstitutionnelssur toi? 
 
-- Que dis-tu? r�pliqua Fouqu�. 
 
-- Je te demande si tu as desConstitutionnels , reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le num�ro ici. 
 
-- Quoi! m�me au s�minaire, des lib�raux! s'�cria Fouqu�. Pauvre France! ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abb� Maslon. 
 
Cette visite e�t fait une profonde impression sur notre h�ros, si, d�s le lendemain, un mot que lui adressa ce petit s�minariste de Verri�res qui lui semblait si enfant, ne lui e�t fait faire une importante d�couverte. Depuis qu'il �tait au s�minaire, la conduite de Julien n'avait �t� qu'une suite de fausses d�marches. Il se moqua de lui-m�me avec amertume. 
 
A la v�rit�, les actions importantes de sa vie �taient savamment conduites; mais il ne soignait pas les d�tails, et les habiles au s�minaire ne regardent qu'aux d�tails. Aussi, passait-il d�j� parmi ses camarades pour unesprit fort . Il avait �t� trahi par une foule de petites actions. 
 
A leurs yeux, il �tait convaincu de ce vice �norme,il pensait, il jugeait par lui-m�me , au lieu de suivre aveugl�mentl'autorit�et l'exemple. L'abb� Pirard ne lui avait �t� d'aucun secours; il ne lui avait pas adress� une seule fois la parole hors du tribunal de la p�nitence, o� encore il �coutait plus qu'il ne parlait. Il en e�t �t� bien autrement s'il e�t choisi l'abb� Castan�de. 
 
Du moment que Julien se fut aper�u de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il voulut conna�tre toute l'�tendue du mal, et, � cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstin� avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un m�pris qui alla jusqu'� la d�rision. Il reconnut que, depuis son entr�e au s�minaire, il n'y avait pas eu une heure, surtout pendant les r�cr�ations, qui n'e�t port� cons�quence pour ou contre lui, qui n'e�t augment� le nombre de ses ennemis, ou ne lui e�t concili� la bienveillance de quelque s�minariste sinc�rement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal � r�parer �tait immense, la t�che fort difficile. D�sormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s'agissait de se dessiner un caract�re tout nouveau. 
 
Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donn�rent beaucoup de peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-l� on les porte baiss�s. Quelle n'�tait pas ma pr�somption � Verri�res! se disait Julien, je croyais vivre; je me pr�parais seulement � la vie; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu'� la fin de mon r�le, entour� de vrais ennemis. Quelle immense difficult�, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute! c'est � faire p�lir les travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant quinze ann�es de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse. 
 
La science n'est donc rien ici! se disait-il avec d�pit; les progr�s dans le dogme, dans l'histoire sacr�e, etc., ne comptent qu'en apparence. Tout ce qu'on dit � ce sujet est destin� � faire tomber dans le pi�ge les fous tels que moi. H�las! mon seul m�rite consistait dans mes progr�s rapides, dans ma fa�on de saisir ces balivernes. Est-ce qu'au fond ils les estimeraient � leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et j'avais la sottise d'en �tre fier! Ces premi�res places que j'obtiens toujours n'ont servi qu'� me donner des ennemis acharn�s. Chazel, qui a plus de science que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait rel�guer � la cinquanti�me place; s'il obtient la premi�re, c'est par distraction. Ah! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'e�t �t� utile! 
 
Du moment que Julien fut d�tromp�, les longs exercices de pi�t� asc�tique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacr�-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d'action les plus int�ressants. En r�fl�chissant s�v�rement sur lui-m�me, et cherchant surtout � ne pas s'exag�rer ses moyens, Julien n'aspira pas d'embl�e, comme les s�minaristes qui servaient de mod�les aux autres, � faire � chaque instant des actionssignificatives , c'est-�-dire prouvant un genre de perfection chr�tienne. Au s�minaire, il est une fa�on de manger un oeuf � la coque qui annonce les progr�s faits dans la vie d�vote. 
 
Le lecteur, qui sourit peut-�tre, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un oeuf, l'abb� Delille invit� � d�jeuner chez une grande dame de la cour de Louis XVI. 
 
Julien chercha d'abord � arriver aunon culpa ; c'est l'�tat du jeune s�minariste dont la d�marche, dont la fa�on de mouvoir les bras, les yeux, etc., n'indiquent � la v�rit� rien de mondain, mais ne montrent pas encore l'�tre absorb� par l'id�e de l'autre vie et lepur n�antde celle-ci. 
 
Sans cesse Julien trouvait �crites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans d'�preuves, mis en balance avec une �ternit� de d�lices ou une �ternit� d'huile bouillante en enfer? Il ne les m�prisa plus; il comprit qu'il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai aux fid�les une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la diff�rence de mon ext�rieur et de celui d'un la�c. 
 
Apr�s plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait encore l'air depenser . Sa fa�on de remuer les yeux et de porter la bouche n'annon�ait pas la foi implicite et pr�te � tout croire et � tout soutenir, m�me par le martyre. C'�tait avec col�re que Julien se voyait prim� dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur. 
 
Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver � cette physionomie de foi fervente et aveugle, pr�te � tout croire et � tout souffrir, que l'on trouve si fr�quemment dans les couvents d'Italie, et dont � nous autres la�cs, le Guerchin a laiss� de si parfaits mod�les dans ses tableaux d'�glise. [ Voir, au mus�e du Louvre, Fran�ois duc d'Aquitaine d�posant la cuirasse et prenant l'habit de moine, n� 1130.] 
 
Les jours de grande f�te, on donnait aux s�minaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien observ�rent qu'il �tait insensible � ce bonheur; ce fut l� un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce d�daigneux, disaient-ils, qui fait semblant de m�priser la meilleurepitance , des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l'orgueilleux! le damn�! 
 
H�las! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux un avantage immense, s'�criait Julien dans ses moments de d�couragement. A leur arriv�e au s�minaire, le professeur n'a point � les d�livrer de ce nombre effroyable d'id�es mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent sur ma figure, quoi que je fasse. 
 
Julien �tudiait, avec une attention voisine de l'envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au s�minaire. Au moment o� on les d�pouillait de leur veste de ratine pour leur faire endosser la robe noire, leur �ducation se bornait � un respect immense et sans bornes pour l'argentsec et liquide , comme on dit en Franche-Comt�. 
 
C'est la mani�re sacramentelle et h�ro�que d'exprimer l'id�e sublime d' argent comptant . 
 
Le bonheur, pour ces s�minaristes, comme pour les h�ros des romans de Voltaire, consiste surtout � bien d�ner. Julien d�couvrait chez presque tous un respect inn� pour l'homme qui porte un habit dedrap fin . Ce sentiment appr�cie lajustice distributive , telle que nous la donnent nos tribunaux, � sa valeur et m�me au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, r�p�taient-ils souvent entre eux, � plaider contre ungros ? 
 
C'est le mot des vall�es du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu'on juge de leur respect pour l'�tre le plus riche de tous: le gouvernement! 
 
Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le pr�fet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comt�, pour une imprudence: or, l'imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain. 
 
Apr�s avoir �t� comme suffoqu� dans les premiers temps par le sentiment du m�pris, Julien finit par �prouver de la piti�: il �tait arriv� souvent aux p�res de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver � leur chaumi�re, et de n'y trouver ni pain, ni ch�taignes, ni pommes de terre. Qu'y a-t-il donc d'�tonnant, se disait Julien, si l'homme heureux, � leurs yeux, est d'abord celui qui vient de bien d�ner, et ensuite celui qui poss�de un bon habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c'est-�-dire qu'ils voient dans l'�tat eccl�siastique une longue continuation de ce bonheur: bien d�ner et avoir un habit chaud en hiver. 
 
Il arriva � Julien d'entendre un jeune s�minariste, dou� d'imagination, dire � son compagnon: 
 
-- Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quint, qui gardait les pourceaux? 
 
-- On ne fait pape que des Italiens, r�pondit l'ami; mais pour s�r on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-�tre d'�v�ques. M. P..., �v�que de Ch�lons, est fils d'un tonnelier: c'est l'�tat de mon p�re. 
 
Un jour, au milieu d'une le�on de dogme, l'abb� Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosph�re physique et morale au milieu de laquelle il �tait plong�. 
 
Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effray� le jour de son entr�e au s�minaire. 
 
-- Expliquez-moi ce qui est �crit sur cette carte � jouer, lui dit-il en le regardant de fa�on � le faire rentrer sous terre. 
 
Julien lut: � Amanda Binet, au caf� de la Girafe, avant huit heures. Dire que l'on est de Genlis, et le cousin de ma m�re �. 
 
Julien vit l'immensit� du danger; la police de l'abb� Castan�de lui avait vol� cette adresse. 
 
-- Le jour o� j'entrai ici, r�pondit-il en regardant le front de l'abb� Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j'�tais tremblant: M. Ch�lan m'avait dit que c'�tait un lieu plein de d�lations et de m�chancet�s de tous les genres; l'espionnage et la d�nonciation entre camarades y sont encourag�s. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu'elle est, aux jeunes pr�tres, et leur inspirer le d�go�t du monde et de ses pompes. 
 
-- Et c'est � moi que vous faites des phrases, dit l'abb� Pirard furieux. Petit coquin! 
 
-- A Verri�res, reprit froidement Julien, mes fr�res me battaient lorsqu'ils avaient sujet d'�tre jaloux de moi... 
 
-- Au fait! au fait! s'�cria M. Pirard, presque hors de lui. 
 
Sans �tre le moins du monde intimid�, Julien reprit sa narration. 
 
-- Le jour de mon arriv�e � Besan�on, vers midi, j'avais faim, j'entrai dans un caf�. Mon coeur �tait rempli de r�pugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon d�jeuner me co�terait moins cher l� qu'� l'auberge. Une dame, qui paraissait la ma�tresse de la boutique, eut piti� de mon air novice. Besan�on est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S'il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours � moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du s�minaire refusent de faire votre commission, dites que vous �tes mon cousin, et natif de Genlis... 
 
-- Tout ce bavardage va �tre v�rifi�, s'�cria l'abb� Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre. 
 
-- Qu'on se rende dans sa cellule! 
 
L'abb� suivit Julien et l'enferma � clef. Celui-ci se mit aussit�t � visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte �tait pr�cieusement cach�e. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs d�rangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n'aie jamais accept� la permission de sortir, que M. Castan�de m'offrait si souvent avec une bont� que je comprends maintenant. Peut-�tre j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a d�sesp�r� de tirer parti du renseignement de cette mani�re, pour ne pas le perdre, on en a fait une d�nonciation. 
 
Deux heures apr�s, le directeur le fit appeler. 
 
-- Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins s�v�re; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravit�. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-�tre, elle vous portera dommage. 
 
 CHAPITRE XXVII 
 
 PREMIERE EXPERIENCE DE LA VIE 
 
Le temps pr�sent, grand Dieu! c'est l'arche du Seigneur. Malheur � qui y touche.
DIDEROT.
 
 
 
 
Le lecteur voudra bien nous permettre de donner tr�s peu de faits clairs et pr�cis sur cette �poque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous manquent, bien au contraire; mais, peut-�tre ce qu'il vit au s�minaire est-il trop noir pour le coloris mod�r� que l'on a cherch� � conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, m�me celui de lire un conte. 
 
Julien r�ussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba dans des moments de d�go�t et m�me de d�couragement complet. Il n'avait pas de succ�s, et encore dans une vilaine carri�re. Le moindre secours ext�rieur e�t suffi pour lui remettre le coeur, la difficult� � vaincre n'�tait pas bien grande; mais il �tait seul comme une barque abandonn�e au milieu de l'Oc�an. Et quand je r�ussirais, se disait-il; avoir toute une vie � passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent qu'� l'omelette au lard qu'ils d�voreront au d�ner, ou des abb�s Castan�de, pour qui aucun crime n'est trop noir! Ils parviendront au pouvoir; mais � quel prix, grand Dieu! 
 
La volont� de l'homme est puissante, je le lis partout; mais suffit-elle pour surmonter un tel d�go�t? La t�che des grands hommes a �t� facile; quelque terrible que f�t le danger, ils le trouvaient beau; et qui peut comprendre, except� moi, la laideur de ce qui m'environne? 
 
Ce moment fut le plus �prouvant de sa vie. Il lui �tait si facile de s'engager dans un des beaux r�giments en garnison � Besan�on! Il pouvait se faire ma�tre de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance! mais alors plus de carri�re, plus d'avenir pour son imagination: c'�tait mourir. Voici le d�tail d'une de ses tristes journ�es. 
 
Ma pr�somption s'est si souvent applaudie de ce que j'�tais diff�rent des autres jeunes paysans! Eh bien, j'ai assez v�cu pour voir quediff�rence engendre haine , se disait-il un matin. Cette grande v�rit� venait de lui �tre montr�e par une de ses plus piquantes irr�ussites. Il avait travaill� huit jours � plaire � un �l�ve qui vivait en odeur de saintet�. Il se promenait avec lui dans la cour, �coutant avec soumission des sottises � dormir debout. Tout � coup le temps tourna � l'orage, le tonnerre gronda, et le saint �l�ve s'�cria, le repoussant d'une fa�on grossi�re: 
 
-- Ecoutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas �tre br�l� par le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire. 
 
Les dents serr�es de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonn� par la foudre: je m�riterais d'�tre submerg�, si je m'endors pendant la temp�te! s'�cria Julien. Essayons la conqu�te de quelque autre cuistre. 
 
Le cours d'histoire sacr�e de l'abb� Castan�de sonna. 
 
A ces jeunes paysans si effray�s du travail p�nible et de la pauvret� de leurs p�res, l'abb� Castan�de enseignait ce jour-l� que cet �tre si terrible � leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir r�el et l�gitime qu'en vertu de la d�l�gation du vicaire de Dieu sur la terre. 
 
-- Rendez-vous dignes des bont�s du pape par la saintet� de votre vie, par votre ob�issance, soyezcomme un b�ton entre ses mains , ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe o� vous commanderez en chef, loin de tout contr�le; une place inamovible, dont le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fid�les, form�s par vos pr�dications, les deux autres tiers. 
 
Au sortir de son cours, M. Castan�de s'arr�ta dans la cour. [Variante : , au milieu de ses �l�ves, ce jour-l� plus attentifs.] 
 
-- C'est bien d'un cur� que l'on peut dire: tant vaut l'homme, tant vaut la place, disait-il aux �l�ves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne dont le casuel valait mieux que celui de bien des cur�s de ville. Il y avait autant d'argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et mille agr�ments de d�tail; et l� le cur� est le premier sans contredit: point de bon repas o� il ne soit invit�, f�t�, etc. 
 
A peine M. Castan�de fut-il remont� chez lui, que les �l�ves se divis�rent en groupes. Julien n'�tait d'aucun; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un �l�ve jeter un sol en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu'il aurait bient�t une de ces cures � riche casuel. 
 
Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune pr�tre, � peine ordonn� depuis un an, ayant offert un lapin priv� � la servante d'un vieux cur�, il avait obtenu d'�tre demand� pour vicaire, et, peu de mois apr�s, car le cur� �tait mort bien vite, l'avait remplac� dans la bonne cure. Tel autre avait r�ussi � se faire d�signer pour successeur � la cure d'un gros bourg fort riche, en assistant � tous les repas du vieux cur� paralytique, et lui d�coupant ses poulets avec gr�ce. 
 
Les s�minaristes, comme les gens dans toutes les carri�res, s'exag�rent l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent l'imagination. 
 
Il faut, se disait Julien, que je me fasse � ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s'entretenait de la partie mondaine des doctrines eccl�siastiques; des diff�rends des �v�ques et des pr�fets, des maires et des cur�s. Julien voyait appara�tre l'id�e d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus � craindre et bien plus puissant que l'autre; ce second Dieu �tait le pape. On se disait, mais en baissant la voix, et quand on �tait bien s�r de n'�tre pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les pr�fets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis � ce soin le roi de France, en le nommant fils a�n� de l'Eglise. 
 
Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa consid�ration du livreDu Pape , par M. de Maistre. A vrai dire, il �tonna ses camarades; mais ce fut encore un malheur. Il leur d�plut en exposant mieux qu'eux-m�mes leurs propres opinions. M. Ch�lan avait �t� imprudent pour Julien comme il l'�tait pour lui-m�me. Apr�s lui avoir donn� l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait n�glig� de lui dire que, chez l'�tre peu consid�r�, cette habitude est un crime; car tout bon raisonnement offense. 
 
Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, � force de songer � lui, parvinrent � exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait: ils le surnomm�rent MARTIN LUTHER ; surtout, disaient-ils, � cause de cette infernale logique qui le rend si fier. 
 
Plusieurs jeunes s�minaristes avaient des couleurs plus fra�ches et pouvaient passer pour plus jolis gar�ons que Julien; mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propret� d�licate. Cet avantage n'en �tait pas un dans la triste maison o� le sort l'avait jet�. Les sales paysans au milieu desquels il vivait d�clar�rent qu'il avait des moeurs fort rel�ch�es. Nous craignons de fatiguer le lecteur du r�cit des mille infortunes de notre h�ros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre; il fut oblig� de s'armer d'un compas de fer et d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi avantageusement que des paroles. 
 
 
 
CHAPITRE XXVIII 
 
 UNE PROCESSION 
 
 Tous les coeurs �taient �mus. La pr�sence de Dieu semblait descendue dans ces rues �troites et gothiques, tendues de toutes parts, et bien sabl�es par les soins des fid�les.
YOUNG.
 
 
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Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il �tait trop diff�rent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens tr�s fins et choisis entre mille; comment n'aiment-ils pas mon humilit�? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance � tout croire et � sembler dupe de tout. C'�tait l'abb� Chas-Bernard, directeur des c�r�monies de la cath�drale, o�, depuis quinze ans, on lui faisait esp�rer une place de chanoine; en attendant, il enseignait l'�loquence sacr�e au s�minaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours �tait un de ceux o� Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abb� Chas �tait parti de l� pour lui t�moigner de l'amiti�, et, � la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin. 
 
O� veut-il en venir? se disait Julien. Il voyait avec �tonnement que, pendant des heures enti�res, l'abb� Chas lui parlait des ornements poss�d�s par la cath�drale. Elle avait dix-sept chasubles galonn�es, outre les ornements de deuil. On esp�rait beaucoup de la vieille pr�sidente de Rubempr�, cette dame, �g�e de quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de noce, en superbes �toffes de Lyon, broch�es d'or. Figurez-vous, mon ami, disait l'abb� Chas en s'arr�tant tout court et ouvrant de grands yeux, que ces �toffes se tiennent droites, tant il y a d'or. On croit g�n�ralement dans Besan�on que, par le testament de la pr�sidente, letr�sorde la cath�drale sera augment� de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes f�tes. Je vais plus loin, ajoutait l'abb� Chas en baissant la voix, j'ai des raisons pour penser que la pr�sidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d'argent dor�, que l'on suppose avoir �t� achet�s en Italie, par le duc de Bourgogne, Charles le T�m�raire, dont un de ses anc�tres fut le ministre favori. 
 
Mais o� cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie? pensait Julien. Cette pr�paration adroite dure depuis un si�cle, et rien ne para�t. Il faut qu'il se m�fie bien de moi! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends, l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans! 
 
Un soir, au milieu de la le�on d'armes, Julien fut appel� chez l'abb� Pirard, qui lui dit: 
 
-- C'est demain la f�te duCorpus Domini(la F�te-Dieu). M. l'abb� Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider � orner la cath�drale, allez et ob�issez. 
 
L'abb� Pirard le rappela, et de l'air de la commis�ration, ajouta: 
 
-- C'est � vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous �carter dans la ville. 
 
--Incedo per ignes , r�pondit Julien (j'ai des ennemis cach�s). 
 
Le lendemain, d�s le grand matin, Julien se rendit � la cath�drale, les yeux baiss�s. L'aspect des rues et de l'activit� qui commen�ait � r�gner dans la ville lui fit du bien. De toutes parts, on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait pass� au s�minaire ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pens�e �tait � Vergy et � cette jolie Amanda Binet qu'il pouvait rencontrer, car son caf� n'�tait pas bien �loign�. Il aper�ut de loin l'abb� Chas-Bernard sur la porte de sa ch�re cath�drale; c'�tait un gros homme � face r�jouie et � l'air ouvert. Ce jour-l� il �tait triomphant: Je vous attendais, mon cher fils, s'�cria-t-il, du plus loin qu'il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journ�e sera longue et rude, fortifions-nous par un premier d�jeuner; le second viendra � dix heures pendant la grand'messe. 
 
-- Je d�sire, monsieur, lui dit Julien d'un air grave, n'�tre pas un instant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l'horloge au-dessus de leur t�te, que j'arrive � cinq heures moins une minute. 
 
-- Ah! ces petits m�chants du s�minaire vous font peur! Vous �tes bien bon de penser � eux, dit l'abb� Chas; un chemin est-il moins beau parce qu'il y a des �pines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font route et laissent les �pines m�chantes se morfondre � leur place. Du reste, � l'ouvrage, mon cher ami, � l'ouvrage! 
 
L'abb� Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande c�r�monie fun�bre � la cath�drale; l'on n'avait pu rien pr�parer; il fallait donc, en une seule matin�e, rev�tir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d'une sorte d'habit de damas rouge qui monte � trente pieds de hauteur. M. l'�v�que avait fait venir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces messieurs ne pouvaient suffire � tout, et loin d'encourager la maladresse de leurs camarades bisontins, ils la redoublaient en se moquant d'eux. 
 
Julien vit qu'il fallait monter � l'�chelle lui-m�me, son agilit� le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abb� Chas enchant� le regardait voltiger d'�chelle en �chelle. Quand tous les piliers furent rev�tus de damas, il fut question d'aller placer cinq �normes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du ma�tre-autel. Un riche couronnement de bois dor� est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais, pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-�tre vermoulue et � quarante pieds d'�l�vation. 
 
L'aspect de ce chemin ardu avait �teint la ga�t� si brillante jusque-l� des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en bas, discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumes, et monta l'�chelle en courant. Il les pla�a fort bien sur l'ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l'�chelle, l'abb� Chas-Bernard le serra dans ses bras. 
 
--Optime , s'�cria le bon pr�tre, je conterai �a � Monseigneur. 
 
Le d�jeuner de dix heures fut tr�s gai. Jamais l'abb� Chas n'avait vu son �glise si belle. 
 
-- Cher disciple, disait-il � Julien, ma m�re �tait loueuse de chaises dans cette v�n�rable basilique, de sorte que j'ai �t� nourri dans ce grand �difice. La Terreur de Robespierre nous ruina; mais, � huit ans que j'avais alors, je servais d�j� des messes en chambre, et l'on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n'�taient coup�s. Depuis le r�tablissement du culte par Napol�on, j'ai le bonheur de tout diriger dans cette v�n�rable m�tropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient par�e de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a �t� si resplendissante, jamais les l�s de damas n'ont �t� aussi bien attach�s qu'aujourd'hui, aussi collants aux piliers. 
 
-- Enfin il va me dire son secret, pensa Julien, le voil� qui me parle de lui; il y a �panchement. Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme �videmment exalt�. Et pourtant il a beaucoup travaill�, il est heureux, se dit Julien, le bon vin n'a pas �t� �pargn�. Quel homme! quel exemple pour moi! � lui le pompon. (C'�tait un mauvais mot qu'il tenait du vieux chirurgien.) 
 
Comme leSanctusde la grand'messe sonna, Julien voulut prendre un surplis pour suivre l'�v�que � la superbe procession. 
 
-- Et les voleurs, mon ami, et les voleurs! s'�cria l'abb� Chas, vous n'y pensez pas. La procession va sortir; l'�glise restera d�serte; nous veillerons, vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque qu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C'est encore un don de Mme de Rubempr�; il provient du fameux comte son bisa�eul; c'est de l'or pur, mon cher ami, ajouta l'abb� en lui parlant � l'oreille, et d'un air �videmment exalt�, rien de faux! Je vous charge de l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi l'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux; c'est de l� que les espionnes des voleurs �pient le moment o� nous avons le dos tourn�. 
 
Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonn�rent, aussit�t la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait � pleine vol�e; ces sons si pleins et si solennels �murent Julien. Son imagination n'�tait plus sur la terre. 
 
L'odeur de l'encens et des feuilles de roses jet�es devant le saint sacrement par les petits enfants d�guis�s en saint Jean, acheva de l'exalter. 
 
Les sons si graves de cette cloche n'auraient d� r�veiller chez Julien que l'id�e du travail de vingt hommes pay�s � cinquante centimes, et aid�s peut-�tre par quinze ou vingt fid�les. Il e�t d� penser � l'usure des cordes, � celle de la charpente, au danger de la cloche elle-m�me qui tombe tous les deux si�cles, et r�fl�chir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs, ou de les payer par quelque indulgence ou autre gr�ce tir�e des tr�sors de l'Eglise, et qui n'aplatit pas sa bourse. 
 
Au lieu de ces sages r�flexions, l'�me de Julien, exalt�e par ces sons si m�les et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon pr�tre, ni un grand administrateur. Les �mes qui s'�meuvent ainsi sont bonnes tout au plus � produire un artiste. Ici �clate dans tout son jour la pr�somption de Julien. Cinquante, peut-�tre, des s�minaristes ses camarades, rendus attentifs au r�el de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en embuscade derri�re chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cath�drale, n'auraient song� qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient examin� avec le g�nie de Barr�me si le degr� d'�motion du public valait l'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien e�t voulu songer aux int�r�ts mat�riels de la cath�drale, son imagination, s'�lan�ant au-del� du but, aurait pens� � �conomiser quarante francs � la fabrique, et laiss� perdre l'occasion d'�viter une d�pense de vingt-cinq centimes. 
 
Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait lentement Besan�on, et s'arr�tait aux brillants reposoirs �lev�s � l'envi par toutes les autorit�s, l'�glise �tait rest�e dans un profond silence. Une demi-obscurit�, une agr�able fra�cheur y r�gnaient; elle �tait encore embaum�e par le parfum des fleurs et de l'encens. 
 
Le silence, la solitude profonde, la fra�cheur des longues nefs rendaient plus douce la r�verie de Julien. Il ne craignait point d'�tre troubl� par l'abb� Chas, occup� dans une autre partie de l'�difice. Son �me avait presque abandonn� son enveloppe mortelle, qui se promenait � pas lents dans l'aile du nord confi�e � sa surveillance. Il �tait d'autant plus tranquille, qu'il s'�tait assur� qu'il n'y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses; son oeil regardait sans voir. 
 
Cependant sa distraction fut � demi vaincue par l'aspect de deux femmes fort bien mises qui �taient � genoux, l'une dans un confessionnal, et l'autre, tout pr�s de la premi�re, sur une chaise. Il regardait sans voir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y avait pas de pr�tre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que ces belles dames ne soient pas � genoux devant quelque reposoir, si elles sont d�votes; ou plac�es avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise! quelle gr�ce! Il ralentit le pas pour chercher � les voir. 
 
Celle qui �tait � genoux dans le confessionnal d�tourna un peu la t�te en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout � coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal. 
 
En perdant ses forces, cette dame � genoux tomba en arri�re; son amie, qui �tait pr�s d'elle, s'�lan�a pour la secourir. En m�me temps Julien vit les �paules de la dame qui tombait en arri�re. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de R�nal! c'�tait elle. La dame qui cherchait � lui soutenir la t�te et � l'emp�cher de tomber tout � fait, �tait Mme Derville. Julien, hors de lui, s'�lan�a; la chute de Mme de R�nal e�t peut-�tre entra�n� son amie si Julien ne les e�t soutenues. Il vit la t�te de Mme de R�nal p�le, absolument priv�e de sentiment, flottant sur son �paule. Il aida Mme Derville � placer cette t�te charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il �tait � genoux. 
 
Mme Derville se retourna et le reconnut: 
 
-- Fuyez, monsieur, fuyez! lui dit-elle avec l'accent de la plus vive col�re. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle �tait si heureuse avant vous! Votre proc�d� est atroce. Fuyez; �loignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur. 
 
Ce mot fut dit avec tant d'autorit�, et Julien �tait si faible dans ce moment, qu'il s'�loigna. Elle m'a toujours ha�, se dit-il en pensant � Mme Derville. 
 
Au m�me instant, le chant nasillard des premiers pr�tres de la procession retentit dans l'�glise; elle rentrait. L'abb� Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien, qui d'abord ne l'entendit pas: il vint enfin le prendre par le bras derri�re un pilier o� Julien s'�tait r�fugi� � demi mort. Il voulait le pr�senter � l'�v�que. 
 
-- Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abb� en le voyant si p�le et presque hors d'�tat de marcher; vous avez trop travaill�. 
 
L'abb� lui donna le bras. 
 
-- Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau b�nite, derri�re moi; je vous cacherai. Ils �taient alors � c�t� de la grande porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. T�chez de vous remettre; quand il passera, je vous soul�verai, car je suis fort et vigoureux, malgr� mon �ge. 
 
Mais quand l'�v�que passa, Julien �tait tellement tremblant, que l'abb� Chas renon�a � l'id�e de le pr�senter. 
 
-- Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion. 
 
Le soir, il fit porter � la chapelle du s�minaire dix livres de cierges �conomis�s, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidit� avec laquelle il avait fait �teindre. Rien de moins vrai. Le pauvre gar�on �tait �teint lui-m�me; il n'avait pas eu une id�e depuis la vue de Mme de R�nal. 
 
 
 
CHAPITRE XXIX 
 
 LE PREMIER AVANCEMENT 
 
Il a connu son si�cle, il a connu son d�partement, et il est riche. 
LE PRECURSEUR.
 
 
 
 
Julien n'�tait pas encore revenu de la r�verie profonde o� l'avait plong� l'�v�nement de la cath�drale, lorsqu'un matin le s�v�re abb� Pirard le fit appeler. 
 
-- Voil� M. l'abb� Chas-Bernard qui m'�crit en votre faveur. Je suis assez content de l'ensemble de votre conduite. Vous �tes extr�mement imprudent et m�me �tourdi, sans qu'il y paraisse; cependant, jusqu'ici le coeur est bon et m�me g�n�reux; l'esprit est sup�rieur. Au total, je vois en vous une �tincelle qu'il ne faut pas n�gliger. 
 
Apr�s quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette maison: mon crime est d'avoir laiss� les s�minaristes � leur libre arbitre, et de n'avoir ni prot�g�, ni desservi cette soci�t� secr�te dont vous m'avez parl� au tribunal de la p�nitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour vous; j'aurais agi deux mois plus t�t, car vous le m�ritez, sans la d�nonciation fond�e sur l'adresse d'Amanda Binet, trouv�e chez vous. Je vous fais r�p�titeur pour le Nouveau et l'Ancien Testament. 
 
Julien, transport� de reconnaissance, eut bien l'id�e de se jeter � genoux et de remercier Dieu; mais il c�da � un mouvement plus vrai. Il s'approcha de l'abb� Pirard et lui prit la main, qu'il porta � ses l�vres. 
 
-- Qu'est ceci? s'�cria le directeur d'un air f�ch�; mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action. 
 
L'abb� Pirard le regarda avec �tonnement, tel qu'un homme qui, depuis de longues ann�es, a perdu l'habitude de rencontrer des �motions d�licates. Cette attention trahit le directeur; sa voix s'alt�ra. 
 
-- Eh bien! oui, mon enfant, je te suis attach�. Le ciel sait que c'est bien malgr� moi. Je devrais �tre juste, et n'avoir ni haine, ni amour pour personne. Ta carri�re sera p�nible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te ha�r; et s'ils feignent de t'aimer, ce sera pour te trahir plus s�rement. A cela il n'y a qu'un rem�de: n'aie recours qu'� Dieu, qui t'a donn�, pour te punir de ta pr�somption, cette n�cessit� d'�tre ha�; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens � la v�rit� d'une �treinte invincible, t�t ou tard tes ennemis seront confondus. 
 
Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amie, qu'il faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abb� Pirard lui ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux. 
 
Julien �tait fou de joie; cet avancement �tait le premier qu'il obtenait; les avantages �taient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir �t� condamn� � passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact imm�diat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intol�rables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le d�sordre dans une organisation d�licate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien v�tus ne savait jouir d'elle-m�me, ne se croyait enti�re que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs poumons. 
 
Maintenant, Julien d�nait seul, ou � peu pr�s, une heure plus tard que les autres s�minaristes. Il avait une clef du jardin et pouvait s'y promener aux heures o� il est d�sert. 
 
A son grand �tonnement, Julien s'aper�ut qu'on le ha�ssait moins; il s'attendait, au contraire, � un redoublement de haine. Ce d�sir secret qu'on ne lui adress�t pas la parole, qui �tait trop �vident et lui valait tant d'ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des �tres grossiers qui l'entouraient, ce fut un juste sentiment de sa dignit�. La haine diminua sensiblement, surtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses �l�ves, et qu'il traitait avec beaucoup de politesse. Peu � peu il eut m�me des partisans; il devint de mauvais ton de l'appeler Martin Luther. 
 
Mais � quoi bon nommer ses amis, ses ennemis? Tout cela est laid, et d'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant l� les seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et sans eux que deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le cur�? 
 
Depuis la nouvelle dignit� de Julien, le directeur du s�minaire affecta de ne lui parler jamais sans t�moins. Il y avait dans cette conduite prudence pour le ma�tre, comme pour le disciple; mais il y avait surtout�preuve . Le principe invariable du s�v�re jans�niste Pirard �tait: Un homme a-t-il du m�rite � vos yeux? mettez obstacle � tout ce qu'il d�sire, � tout ce qu'il entreprend. Si le m�rite est r�el, il saura bien renverser ou tourner les obstacles. 
 
C'�tait le temps de la chasse. Fouqu� eut l'id�e d'envoyer au s�minaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent d�pos�s dans le passage, entre la cuisine et le r�fectoire. Ce fut l� que tous les s�minaristes les virent en allant d�ner. Ce fut un grand objet de curiosit�. Le sanglier, tout mort qu'il �tait, faisait peur aux plus jeunes; ils touchaient ses d�fenses. On ne parla d'autre chose pendant huit jours. 
 
Ce don, qui classait la famille de Julien dans la partie de la soci�t� qu'il faut respecter, porta un coup mortel � l'envie. Il fut une sup�riorit� consacr�e par la fortune. Chazel et les plus distingu�s des s�minaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints � lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi expos�s � manquer de respect � l'argent. 
 
Il y eut une conscription dont Julien fut exempt� en sa qualit� de s�minariste. Cette circonstance l'�mut profond�ment. Voil� donc pass� � jamais l'instant o�, vingt ans plus t�t, une vie h�ro�que e�t commenc� pour moi! 
 
Il se promenait seul dans le jardin du s�minaire, il entendit parler entre eux des ma�ons qui travaillaient au mur de cl�ture. 
 
-- Eh bien! y faut partir, v'l� une nouvelle conscription. 
 
-- Dans le tempsde l'autre� la bonne heure! un ma�on y devenait officier, y devenait g�n�ral, on a vu �a. 
 
-- Va-t'en voir maintenant! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui ade quoireste au pays. 
 
-- Ah ��, est-ce bien vrai, ce qu'ils disent, que l'autre est mort? reprit un troisi�me ma�on. 
 
-- Ce sont les gros qui disent �a, vois-tu! l'autre leur faisait peur. 
 
-- Quelle diff�rence, comme l'ouvrage allait de son temps! Et dire qu'il a �t� trahi par ses mar�chaux! Faut-y �tre tra�tre! 
 
Cette conversation consola un peu Julien. En s'�loignant, il r�p�tait avec un soupir: 
 
 Le seul roi dont le peuple ait gard� la m�moire! 
 
 Le temps des examens arriva. Julien r�pondit d'une fa�on brillante; il vit que Chazel lui-m�me cherchait � montrer tout son savoir. 
 
Le premier jour, les examinateurs nomm�s par le fameux grand vicaire de Frilair furent tr�s contrari�s de devoir toujours porter le premier, ou tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur �tait signal� comme le benjamin de l'abb� Pirard. Il y eut des paris au s�minaire, que, dans la liste de l'examen g�n�ral, Julien aurait le num�ro premier, ce qui emportait l'honneur de d�ner chez Monseigneur l'�v�que. Mais � la fin d'une s�ance, o� il avait �t� question des P�res de l'Eglise, un examinateur adroit, apr�s avoir interrog� Julien sur saint J�r�me, et sa passion pour Cic�ron, vint � parler d'Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait appris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entra�n� par ses succ�s, il oublia le lieu o� il �tait, et, sur la demande r�it�r�e de l'examinateur, r�cita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d'Horace. Apr�s l'avoir laiss� s'enferrer pendant vingt minutes, tout � coup l'examinateur changea de visage et lui reprocha avec aigreur le temps qu'il avait perdu � ces �tudes profanes, et les id�es inutiles ou criminelles qu'il s'�tait mises dans la t�te. 
 
-- Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air modeste, en reconnaissant le stratag�me adroit dont il �tait victime. 
 
Cette ruse de l'examinateur fut trouv�e sale, m�me au s�minaire, ce qui n'emp�cha pas M. l'abb� de Frilair, cet homme adroit qui avait organis� si savamment le r�seau de la congr�gation bisontine, et dont les d�p�ches � Paris faisaient trembler juges, pr�fet, et jusqu'aux officiers g�n�raux de la garnison, de placer, de sa main puissante, le num�ro 198 � c�t� du nom de Julien. Il avait de la joie � mortifier ainsi son ennemi, le jans�niste Pirard. 
 
Depuis dix ans, sa grande affaire �tait de lui enlever la direction du s�minaire. Cet abb�, suivant pour lui-m�me le plan de conduite qu'il avait indiqu� � Julien, �tait sinc�re, pieux, sans intrigues, attach� � ses devoirs. Mais le ciel, dans sa col�re, lui avait donn� ce temp�rament bilieux, fait pour sentir profond�ment les injures et la haine. Aucun des outrages qu'on lui adressait n'�tait perdu pour cette �me ardente. Il e�t cent fois donn� sa d�mission, mais il se croyait utile dans le poste o� la Providence l'avait plac�. J'emp�che les progr�s du j�suitisme et de l'idol�trie, se disait-il. 
 
A l'�poque des examens, il y avait deux mois peut-�tre qu'il n'avait parl� � Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annon�ant le r�sultat du concours, il vit le num�ro 198 plac� � c�t� du nom de cet �l�ve qu'il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caract�re s�v�re fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu'il ne d�couvrit en lui ni col�re, ni projets de vengeance, ni d�couragement. 
 
Quelques semaines apr�s, Julien tressaillit en recevant une lettre; elle portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de R�nal se souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel, et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait � �tudier avec succ�s les bons auteurs latins, une somme pareille lui serait adress�e chaque ann�e. 
 
C'est elle, c'est sa bont�! se dit Julien attendri, elle veut me consoler; mais pourquoi pas une seule parole d'amiti�? 
 
Il se trompait sur cette lettre, Mme de R�nal, dirig�e par son amie Mme Derville, �tait tout enti�re � ses remords profonds. Malgr� elle, elle pensait souvent � l'�tre singulier dont la rencontre avait boulevers� son existence, mais se f�t bien gard�e de lui �crire. 
 
Si nous parlions le langage du s�minaire, nous pourrions reconna�tre un miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c'�tait de M. de Frilair lui-m�me, que le ciel se servait pour faire ce don � Julien. 
 
Douze ann�es auparavant, M. l'abb� de Frilair �tait arriv� � Besan�on avec un portemanteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus riches propri�taires du d�partement. Dans le cours de ses prosp�rit�s, il avait achet� la moiti� d'une terre, dont l'autre partie �chut par h�ritage � M. de La Mole. De l� un grand proc�s entre ces personnages. 
 
Malgr� sa brillante existence � Paris, et les emplois qu'il avait � la Cour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il �tait dangereux de lutter � Besan�on contre un grand vicaire qui passait pour faire et d�faire les pr�fets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francs, d�guis�e sous un nom quelconque admis par le budget, et d'abandonner � l'abb� de Frilair ce ch�tif proc�s de cinquante mille francs, le marquis se piqua. Il croyait avoir raison: belle raison! 
 
Or, s'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a pas un fils ou du moins un cousin � pousser dans le monde? 
 
Pour �clairer les plus aveugles, huit jours apr�s le premier arr�t qu'il obtint, M. l'abb� de Frilair prit le carrosse de Monseigneur l'�v�que, et alla lui-m�me porter la croix de la L�gion d'honneur � son avocat. M. de La Mole un peu �tourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des conseils � l'abb� Ch�lan, qui le mit en relation avec M. Pirard. 
 
Ces relations avaient dur� plusieurs ann�es � l'�poque de notre histoire. L'abb� Pirard porta son caract�re passionn� dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il �tudia sa cause, et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outr� de l'insolence, et de la part d'un petit jans�niste encore! 
 
-- Voyez ce que c'est que cette noblesse de cour qui se pr�tend si puissante! disait, � ses intimes, l'abb� de Frilair. M. de La Mole n'a pas seulement envoy� une mis�rable croix � son agent � Besan�on, et va le laisser platement destituer. Cependant, m'�crit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller �taler son cordon bleu dans le salon du garde des sceaux, quel qu'il soit. 
 
Malgr� toute l'activit� de l'abb� Pirard, et quoique M. de La Mole f�t toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses bureaux, tout ce qu'il avait pu faire, apr�s six ann�es de soins, avait �t� de ne pas perdre absolument son proc�s. 
 
Sans cesse en correspondance avec l'abb� Pirard, pour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finit par go�ter le genre d'esprit de l'abb�. Peu � peu, malgr� l'immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amiti�. L'abb� Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger, � force d'avanies, � donner sa d�mission. Dans la col�re que lui inspira le stratag�me inf�me, suivant lui, employ� contre Julien, il conta son histoire au marquis. 
 
Quoique fort riche, ce grand seigneur n'�tait point avare. De la vie, il n'avait pu faire accepter � l'abb� Pirard, m�me le remboursement des frais de poste occasionn�s par le proc�s. Il saisit l'id�e d'envoyer cinq cents francs � son �l�ve favori. 
 
M. de La Mole se donna la peine d'�crire lui-m�me la lettre d'envoi. Cela le fit penser � l'abb�. 
 
Un jour, celui-ci re�ut un petit billet qui, pour affaire pressante, l'engageait � passer, sans d�lai, dans une auberge du faubourg de Besan�on. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole. 
 
-- M. le marquis m'a charg� de vous amener sa cal�che, lui dit cet homme. Il esp�re qu'apr�s avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m'indiquer � parcourir les terres de M. le marquis, en Franche-Comt�. Apr�s quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris. 
 
La lettre �tait courte: 
 
 � D�barrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air tranquille, � Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l'ordre d'attendre votre d�termination, pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-m�me, � Paris, jusqu'� mardi. Il ne me faut qu'un oui, de votre part, monsieur, pour accepter en votre nom une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos futurs paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est d�vou� plus que vous ne pouvez croire, c'est le marquis de La Mole. � 
 
 Sans s'en douter, le s�v�re abb� Pirard aimait ce s�minaire, peupl� de ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses pens�es. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du chirurgien charg� de faire une op�ration cruelle et n�cessaire. Sa destitution �tait certaine. Il donna rendez-vous � l'intendant � trois jours de l�. 
 
Pendant quarante-huit heures, il eut la fi�vre d'incertitude. Enfin, il �crivit � M. de La Mole, et composa, pour Monseigneur l'�v�que une lettre, chef-d'oeuvre de style eccl�siastique, mais un peu longue. Il e�t �t� difficile de trouver des phrases plus irr�prochables et respirant un respect plus sinc�re. Et toutefois, cette lettre, destin�e � donner une heure difficile � M. de Frilair, vis-�-vis de son patron, articulait tous les sujets de plaintes graves, et descendait jusqu'aux petites tracasseries sales qui, apr�s avoir �t� endur�es avec r�signation pendant six ans, for�aient l'abb� Pirard � quitter le dioc�se. 
 
On lui volait son bois dans son b�cher, on empoisonnait son chien, etc., etc. 
 
Cette lettre finie, il fit r�veiller Julien qui, � huit heures du soir, dormait d�j�, ainsi que tous les s�minaristes. 
 
-- Vous savez o� est l'�v�ch�? lui dit-il en beau style latin; portez cette lettre � Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonges dans vos r�ponses; mais songez que qui vous interroge �prouverait peut-�tre une joie v�ritable � pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette exp�rience avant de vous quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma d�mission. 
 
Julien resta immobile, il aimait l'abb� Pirard. La prudence avait beau lui dire: Apr�s le d�part de cet honn�te homme, le parti du Sacr�-Coeur va me d�grader et peut-�tre me chasser. 
 
Il ne pouvait penser � lui. Ce qui l'embarrassait, c'�tait une phrase qu'il voulait arranger d'une mani�re polie, et r�ellement il ne s'en trouvait pas l'esprit. 
 
-- Eh bien! mon ami, ne partez-vous pas? 
 
-- C'est qu'on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre longue administration, vous n'avez rien mis de c�t�. J'ai six cents francs. 
 
Les larmes l'emp�ch�rent de continuer. 
 
--Cela aussi sera marqu� , dit froidement l'ex-directeur du s�minaire. Allez � l'�v�ch�, il se fait tard. 
 
Le hasard voulut que ce soir-l�, M. l'abb� de Frilair f�t de service dans le salon de l'�v�ch�; Monseigneur d�nait � la pr�fecture. Ce fut donc � M. de Frilair lui-m�me que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas. 
 
Julien vit, avec �tonnement, cet abb� ouvrir hardiment la lettre adress�e � l'�v�que. La belle figure du grand vicaire exprima bient�t une surprise m�l�e de vif plaisir, et redoubla de gravit�. Pendant qu'il lisait, Julien, frapp� de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner. Cette figure e�t eu plus de gravit�, sans la finesse extr�me qui apparaissait dans certains traits, et qui f�t all�e jusqu'� d�noter la fausset�, si le possesseur de ce beau visage e�t cess� un instant de s'en occuper. Le nez, tr�s avanc�, formait une seule ligne parfaitement droite, et donnait, par malheur, � un profil, fort distingu� d'ailleurs, une ressemblance irr�m�diable avec la physionomie d'un renard. Du reste, cet abb� qui paraissait si occup� de la d�mission de M. Pirard, �tait mis avec une �l�gance qui plut beaucoup � Julien, et qu'il n'avait jamais vue � aucun pr�tre. 
 
Julien ne sut que plus tard quel �tait le talent sp�cial de l'abb� de Frilair. Il savait amuser son �v�que, vieillard aimable, fait pour le s�jour de Paris, et qui regardait Besan�on comme un exil. Cet �v�que avait une fort mauvaise vue, et aimait passionn�ment le poisson. L'abb� de Frilair �tait les ar�tes du poisson qu'on servait � Monseigneur. 
 
Julien regardait en silence l'abb� qui relisait la d�mission, lorsque tout � coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement v�tu, passa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la porte; il aper�ut un petit vieillard portant une croix pectorale. Il se prosterna: l'�v�que lui adressa un sourire de bont� et passa. Le bel abb� le suivit, et Julien resta seul dans le salon dont il put � loisir admirer la magnificence pieuse. 
 
L'�v�que de Besan�on, homme d'esprit �prouv�, mais non pas �teint par les longues mis�res de l'�migration, avait plus de soixante-quinze ans, et s'inqui�tait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans. 
 
-- Quel est ce s�minariste au regard fin, que je crois avoir vu en passant? dit l'�v�que. Ne doivent-ils pas, suivant mon r�glement, �tre couch�s � l'heure qu'il est? 
 
-- Celui-ci est fort �veill�, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle: c'est la d�mission du seul jans�niste qui rest�t dans votre dioc�se. Ce terrible abb� Pirard comprend enfin ce que parler veut dire. 
 
-- Eh bien! dit l'�v�que en riant, je vous d�fie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet homme, je l'invite � d�ner pour demain. 
 
Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le pr�lat, peu dispos� � parler d'affaires, lui dit: 
 
-- Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en va. Faites-moi venir ce s�minariste, la v�rit� est dans la bouche des enfants. 
 
Julien fut appel�: Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs, pensa-t-il. Jamais il ne s'�tait senti plus de courage. 
 
Au moment o� il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-m�me, d�shabillaient Monseigneur. Ce pr�lat, avant d'en venir � M. Pirard, crut devoir interroger Julien sur ses �tudes. Il parla un peu de dogme, et fut �tonn�. Bient�t il en vint aux humanit�s, � Virgile, � Horace, � Cic�ron. Ces noms-l�, pensa Julien, m'ont valu mon num�ro 198. Je n'ai rien � perdre, essayons de briller. Il r�ussit; le pr�lat, excellent humaniste lui-m�me, fut enchant�. 
 
Au d�ner de la pr�fecture, une jeune fille, justement c�l�bre, avait r�cit� le po�me de la Madeleine. Il �tait en train de parler litt�rature, et oublia bien vite l'abb� Pirard et toutes les affaires, pour discuter, avec le s�minariste, la question de savoir si Horace �tait riche ou pauvre. Le pr�lat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa m�moire �tait paresseuse, et sur-le-champ Julien r�citait l'ode tout enti�re, d'un air modeste; ce qui frappa l'�v�que fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation; il disait ses vingt ou trente vers latins comme il e�t parl� de ce qui se passait dans son s�minaire. On parla longtemps de Virgile, de Cic�ron. Enfin le pr�lat ne put s'emp�cher de faire compliment au jeune s�minariste. 
 
-- Il est impossible d'avoir fait de meilleures �tudes. 
 
-- Monseigneur, dit Julien, votre s�minaire peut vous offrir cent quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation. 
 
-- Comment cela? dit le pr�lat �tonn� de ce chiffre. 
 
-- Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire devant Monseigneur. 
 
A l'examen annuel du s�minaire, r�pondant pr�cis�ment sur les mati�res qui me valent, dans ce moment, l'approbation de Monseigneur, j'ai obtenu le n� 198. 
 
-- Ah! c'est le benjamin de l'abb� Pirard, s'�cria l'�v�que en riant et regardant M. de Frilair; nous aurions d� nous y attendre; mais c'est de bonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s'adressant � Julien, qu'on vous a fait r�veiller pour vous envoyer ici? 
 
-- Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du s�minaire qu'une seule fois en ma vie, pour aller aider M. l'abb� Chas-Bernard � orner la cath�drale, le jour de la F�te-Dieu. 
 
--Optime , dit l'�v�que; quoi, c'est vous qui avez fait preuve de tant de courage, en pla�ant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me font fr�mir chaque ann�e; je crains toujours qu'ils ne me co�tent la vie d'un homme. Mon ami, vous irez loin; mais je ne veux pas arr�ter votre carri�re, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim. 
 
Et sur l'ordre de l'�v�que, on apporta des biscuits et du vin de Malaga, auxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abb� de Frilair, qui savait que son �v�que aimait � voir manger gaiement et de bon app�tit. 
 
Le pr�lat, de plus en plus content de la fin de sa soir�e, parla un instant d'histoire eccl�siastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le pr�lat passa � l'�tat moral de l'Empire romain, sous les empereurs du si�cle de Constantin. La fin du paganisme �tait accompagn�e de cet �tat d'inqui�tude et de doute qui, au XIXe si�cle, d�sole les esprits tristes et ennuy�s. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu'au nom de Tacite. 
 
Julien r�pondit avec candeur, � l'�tonnement du pr�lat, que cet auteur ne se trouvait pas dans la biblioth�que du s�minaire. 
 
-- J'en suis vraiment bien aise, dit l'�v�que gaiement. Vous me tirez d'embarras: depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de la soir�e aimable que vous m'avez procur�e, et certes d'une mani�re bien impr�vue. Je ne m'attendais pas � trouver un docteur dans un �l�ve de mon s�minaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite. 
 
Le pr�lat se fit apporter huit volumes sup�rieurement reli�s, et voulut �crire lui-m�me, sur le titre du premier, un compliment latin pour Julien Sorel. L'�v�que se piquait de belle latinit�; il finit par lui dire, d'un ton s�rieux, qui tranchait tout � fait avec celui du reste de la conversation: 
 
 -- Jeune homme,si vous �tes sage , vous aurez un jour la meilleure cure de mon dioc�se, et pas � cent lieues de mon palais �piscopal; mais il faut�tre sage . 
 
Julien, charg� de ses volumes, sortit de l'�v�ch�, fort �tonn�, comme minuit sonnait. 
 
Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abb� Pirard. Julien �tait surtout �tonn� de l'extr�me politesse de l'�v�que. Il n'avait pas l'id�e d'une telle urbanit� de formes, r�unie � un air de dignit� aussi naturel. Julien fut surtout frapp� du contraste en revoyant le sombre abb� Pirard qui l'attendait en s'impatientant. 
 
--Quid tibi dixerunt?(Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix forte, du plus loin qu'il l'aper�ut. 
 
Julien s'embrouillant un peu � traduire en latin les discours de l'�v�que: 
 
-- Parlez fran�ais, et r�p�tez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l'ex-directeur du s�minaire, avec son ton dur et ses mani�res profond�ment in�l�gantes. 
 
-- Quel �trange cadeau de la part d'un �v�que � un jeune s�minariste! disait-il en feuilletant le superbeTacite , dont la tranche dor�e avait l'air de lui faire horreur. 
 
Deux heures sonnaient, lorsque apr�s un compte rendu fort d�taill�, il permit � son �l�ve favori de regagner sa chambre. 
 
-- Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, o� est le compliment de Monseigneur l'�v�que, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maison, apr�s mon d�part. 
 
 Erit tibi, fili mi, successor meus tanquam leo quaerens quem devoret.(Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et qui cherche � d�vorer.) 
 
Le lendemain matin, Julien trouva quelque chose d'�trange dans la mani�re dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus r�serv�. Voil�, pensa-t-il, l'effet de la d�mission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de l'insulte dans ces fa�ons; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long des dortoirs: Que veut dire ceci? c'est un pi�ge sans doute, jouons serr�. Enfin le petit s�minariste de Verri�res lui dit en riant:Cornelii Taciti opera omnia(Oeuvres compl�tes de Tacite). 
 
A ce mot, qui fut entendu, tous comme � l'envi firent compliment � Julien, non seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait re�u de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait �t� honor�. On savait jusqu'aux plus petits d�tails. De ce moment, il n'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abb� Castan�de, qui, la veille encore, �tait de la derni�re insolence envers lui, vint le prendre par le bras et l'invita � d�jeuner. 
 
Par une fatalit� du caract�re de Julien, l'insolence de ces �tres grossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du d�go�t et aucun plaisir. 
 
Vers midi, l'abb� Pirard quitta ses �l�ves non sans leur adresser une allocution s�v�re. Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d'�tre insolent impun�ment envers tous? ou bien voulez-vous votre salut �ternel? les moins avanc�s d'entre vous n'ont qu'� ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes. 
 
A peine fut-il sorti que les d�vots duSacr�-Coeur de J�susall�rent entonner unTe Deumdans la chapelle. Personne au s�minaire ne prit au s�rieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa destitution, disait-on de toutes parts; pas un seul s�minariste n'eut la simplicit� de croire � la d�mission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs. 
 
L'abb� Pirard alla s'�tablir dans la plus belle auberge de Besan�on; et sous pr�texte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux jours. 
 
L'�v�que l'avait invit� � d�ner; et, pour plaisanter son grand vicaire de Frilair, cherchait � le faire briller. On �tait au dessert, lorsque arriva de Paris l'�trange nouvelle que l'abb� Pirard �tait nomm� � la magnifique cure de N..., � quatre lieues de la capitale. Le bon pr�lat l'en f�licita sinc�rement. Il vit dans toute cette affaire unbien jou�qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abb�. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence � l'abb� de Frilair, qui se permettait des remontrances. 
 
Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempr�. Ce fut une grande nouvelle pour la haute soci�t� de Besan�on; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait d�j� l'abb� Pirard, �v�que. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-l� de sourire des airs imp�rieux que M. l'abb� de Frilair portait dans le monde. 
 
Le lendemain matin, on suivait presque l'abb� Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla solliciter les juges du marquis. Pour la premi�re fois, il en fut re�u avec politesse. Le s�v�re jans�niste, indign� de tout ce qu'il voyait, fit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire � deux ou trois amis de coll�ge, qui l'accompagnaient jusqu'� la cal�che dont ils admir�rent les armoiries, qu'apr�s avoir administr� le s�minaire pendant quinze ans, il quittait Besan�on avec cinq cent vingt francs d'�conomie. Ces amis l'embrass�rent en pleurant, et se dirent entre eux: 
 
-- Le bon abb� e�t pu s'�pargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule. 
 
Le vulgaire, aveugl� par l'amour de l'argent, n'�tait pas fait pour comprendre que c'�tait dans sa sinc�rit� que l'abb� Pirard avait trouv� la force n�cessaire pour lutter seul pendant six ans contre MarieAlacoque, le Sacr�-Coeur de J�sus, les j�suites et son �v�que. 
 
 
 
CHAPITRE XXX 
 
 UN AMBITIEUX 
 
 
 
 Il n'y a plus qu'une seule noblesse, c'est le titre deduc ; marquis est ridicule, au motducon tourne la t�te. 
EDINBURGH REVIEW.
 
 
 
 
Le marquis de La Mole re�ut l'abb� Pirard sans aucune de ces petites fa�ons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C'e�t �t� du temps perdu, et le marquis �tait assez avant dans les grandes affaires pour n'avoir point de temps � perdre. 
 
Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter � la fois au roi et � la nation un certain minist�re, qui, par reconnaissance, le ferait duc. 
 
Le marquis demandait en vain, depuis de longues ann�es, � son avocat de Besan�on un travail clair et pr�cis sur ses proc�s de Franche-Comt�. Comment l'avocat c�l�bre les lui e�t-il expliqu�s, s'il ne les comprenait pas lui-m�me? 
 
Le petit carr� de papier, que lui remit l'abb�, expliquait tout. 
 
-- Mon cher abb�, lui dit le marquis, apr�s avoir exp�di� en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les choses personnelles, mon cher abb�, au milieu de ma pr�tendue prosp�rit�, il me manque du temps pour m'occuper s�rieusement de deux petites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin; je soigne mes plaisirs, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins � mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l'�tonnement dans ceux de l'abb� Pirard. 
 
Quoique homme de sens, l'abb� �tait �merveill� de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs. 
 
-- Le travail existe sans doute � Paris, continua le grand seigneur, mais perch� au cinqui�me �tage, et d�s que je me rapproche d'un homme, il prend un appartement au second, et sa femme prend un jour; par cons�quent plus de travail, plus d'effort que pour �tre ou para�tre un homme du monde. C'est l� leur unique affaire d�s qu'ils ont du pain. 
 
Pour mes proc�s, exactement parlant, et encore pour chaque proc�s pris � part, j'ai des avocats qui se tuent; il m'en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en g�n�ral, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j'ai renonc� � trouver un homme qui, pendant qu'il �crit pour moi, daigne songer un peu s�rieusement � ce qu'il fait? Au reste, tout ceci n'est qu'une pr�face. 
 
Je vous estime, et j'oserais ajouter, quoique vous voyant pour la premi�re fois, je vous aime. Voulez-vous �tre mon secr�taire, avec huit mille francs d'appointements ou bien avec le double? J'y gagnerai encore, je vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour o� nous ne nous conviendrons plus. 
 
L'abb� refusa; mais vers la fin de la conversation, le v�ritable embarras o� il voyait le marquis lui sugg�ra une id�e. 
 
-- J'ai laiss� au fond de mon s�minaire un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y �tre rudement pers�cut�. S'il n'�tait qu'un simple religieux, il serait d�j�in pace . 
 
Jusqu'ici ce jeune homme ne sait que le latin et l'Ecriture sainte; mais il n'est pas impossible qu'un jour il d�ploie de grands talents soit pour la pr�dication, soit pour la direction des �mes. J'ignore ce qu'il fera; mais il a le feu sacr�, il peut aller loin. Je comptais le donner � notre �v�que, si jamais il nous en �tait venu un qui e�t un peu de votre mani�re de voir les hommes et les affaires. 
 
-- D'o� sort votre jeune homme? dit le marquis. 
 
-- On le dit fils d'un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plut�t fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents francs. 
 
-- Ah! c'est Julien Sorel, dit le marquis. 
 
-- D'o� savez-vous son nom? dit l'abb� �tonn�; et comme il rougissait de sa question: 
 
-- C'est ce que je ne vous dirai pas, r�pondit le marquis. 
 
-- Eh bien! reprit l'abb�, vous pourriez essayer d'en faire votre secr�taire, il a de l'�nergie, de la raison; en un mot, c'est un essai � tenter. 
 
-- Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme � se laisser graisser la patte par le pr�fet de police ou par tout autre pour faire l'espion chez moi? Voil� toute mon objection. 
 
D'apr�s les assurances favorables de l'abb� Pirard, le marquis prit un billet de mille francs: 
 
-- Envoyez ce viatique � Julien Sorel; faites-le-moi venir. 
 
-- On voit bien, dit l'abb� Pirard, que vous habitez Paris. [Variante : L'habitude d'habiter Paris doit, en effet, M. le marquis, produire cette illusion dans votre esprit; vous ne connaissez pas, parce que vous �tes dans une position sociale �lev�e,] Vous ne connaissez pas la tyrannie qui p�se sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les pr�tres non amis des j�suites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des pr�textes les plus habiles, on me r�pondra qu'il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc. 
 
-- Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre � l'�v�que, dit le marquis. 
 
-- J'oubliais une pr�caution, dit l'abb�: ce jeune homme quoique n� bien bas a le coeur haut, il ne sera d'aucune utilit� si l'on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide. 
 
-- Ceci me pla�t, dit le marquis, j'en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il? 
 
Quelque temps apr�s, Julien re�ut une lettre d'une �criture inconnue et portant le timbre de Ch�lon, il y trouva un mandat sur un marchand de Besan�on, et l'avis de se rendre � Paris sans d�lai. La lettre �tait sign�e d'un nom suppos�, mais en l'ouvrant Julien avait tressailli: une feuille d'arbre �tait tomb�e � ses pieds; c'�tait le signal dont il �tait convenu avec l'abb� Pirard. 
 
Moins d'une heure apr�s, Julien fut appel� � l'�v�ch� o� il se vit accueillir avec une bont� toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destin�es qui l'attendaient � Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup de consid�ration pour lui. Un des petits pr�tres de l'�v�ch� �crivit au maire qui se h�ta d'apporter lui-m�me un passeport sign�, mais o� l'on avait laiss� en blanc le nom du voyageur. 
 
Le soir avant minuit, Julien �tait chez Fouqu�, dont l'esprit sage fut plus �tonn� que charm� de l'avenir qui semblait attendre son ami. 
 
-- Cela finira pour toi, dit cet �lecteur lib�ral, par une place de gouvernement, qui t'obligera � quelque d�marche qui sera vilipend�e dans les journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi que, m�me financi�rement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le ma�tre, que de recevoir quatre mille francs d'un gouvernement, f�t-il celui du roi Salomon. 
 
Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de campagne. Il allait enfin para�tre sur le th��tre des grandes choses. [Variante : Il aimait mieux moins de certitude et des chances plus vastes. Dans ce coeur-l� il n'y avait plus la moindre peur de mourir de faim.] Le bonheur d'aller � Paris, qu'il se figurait peupl� de gens d'esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l'�v�que de Besan�on et que l'�v�que d'Agde, �clipsait tout � ses yeux. Il se repr�senta � son ami, comme priv� de son libre arbitre par la lettre de l'abb� Pirard. 
 
Le lendemain vers midi, il arriva dans Verri�res le plus heureux des hommes; il comptait revoir Mme de R�nal. Il alla d'abord chez son premier protecteur, le bon abb� Ch�lan. Il trouva une r�ception s�v�re. 
 
-- Croyez-vous m'avoir quelque obligation? lui dit M. Ch�lan, sans r�pondre � son salut. Vous allez d�jeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verri�res,sans y voir personne . 
 
-- Entendre c'est ob�ir, r�pondit Julien avec une mine de s�minaire; et il ne fut plus question que de th�ologie et de belle latinit�. 
 
Il monta � cheval, fit une lieue, apr�s quoi apercevant un bois, et personne pour l'y voir entrer, il s'y enfon�a. Au coucher du soleil il renvoya le cheval. Plus tard, il entra chez un paysan, qui consentit � lui vendreune �chelle et � le suivre en la portant jusqu'au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDELITE, � Verri�res. 
 
-- Je suis un pauvre conscrit r�fractaire... Ou un contrebandier, dit le paysan, en prenant cong� de lui, mais qu'importe! mon �chelle est bien pay�e, et moi-m�me je ne suis pas sans avoir pass� quelquesmouvementsde montre en ma vie. 
 
La nuit �tait fort noire. Vers une heure du matin, Julien, charg� de son �chelle, entra dans Verri�res. Il descendit le plus t�t qu'il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de R�nal � une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l'�chelle. Quel accueil me feront les chiens de garde? pensait-il. Toute la question est l�. Les chiens aboy�rent, et s'avanc�rent au galop sur lui; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser. 
 
Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent ferm�es, il lui fut facile d'arriver jusque sous la fen�tre de la chambre � coucher de Mme de R�nal qui, du c�t� du jardin, n'est �lev�e que de huit ou dix pieds au-dessus du sol. 
 
Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeur, que Julien connaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n'�tait pas �clair�e par la lumi�re int�rieure d'une veilleuse. 
 
Grand Dieu! se dit-il, cette nuit, cette chambre n'est pas occup�e par Mme de R�nal! O� sera-t-elle couch�e? La famille est � Verri�res, puisque j'ai trouv� les chiens; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de R�nal lui-m�me ou un �tranger, et alors quel esclandre! 
 
Le plus prudent �tait de se retirer; mais ce parti fit horreur � Julien. Si c'est un �tranger, je me sauverai � toutes jambes, abandonnant mon �chelle; mais si c'est elle, quelle r�ception m'attend? Elle est tomb�e dans le repentir et dans la plus haute pi�t�, je n'en puis douter; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu'elle vient de m'�crire. Cette raison le d�cida. 
 
Le coeur tremblant, mais cependant r�solu � p�rir ou � la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet; point de r�ponse. Il appuya son �chelle � c�t� de la fen�tre, et frappa lui-m�me contre le volet, d'abord doucement, puis plus fort. Quelque obscurit� qu'il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette id�e r�duisit l'entreprise folle � une question de bravoure. 
 
Cette chambre est inhabit�e cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit la personne qui y couche, elle est �veill�e maintenant. Ainsi plus rien � m�nager envers elle; il faut seulement t�cher de n'�tre pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres. 
 
Il descendit, pla�a son �chelle contre un des volets, remonta, et passant la main dans l'ouverture en forme de coeur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attach� au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer; ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce volet n'�tait plus retenu et c�dait � son effort. Il faut l'ouvrir petit � petit, et faire reconna�tre ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la t�te, et en r�p�tant � voix basse:C'est un ami . 
 
Il s'assura, en pr�tant l'oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais d�cid�ment, il n'y avait point de veilleuse, m�me � demi �teinte, dans la chemin�e; c'�tait un bien mauvais signe. 
 
Gare le coup de fusil! Il r�fl�chit un peu; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre: pas de r�ponse; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait tr�s fort, il crut entrevoir, au milieu de l'extr�me obscurit�, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin, il n'y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s'avancer avec une extr�me lenteur. Tout � coup il vit une joue qui s'appuyait � la vitre contre laquelle �tait son oeil. 
 
Il tressaillit, et s'�loigna un peu. Mais la nuit �tait tellement noire que, m�me � cette distance, il ne put distinguer si c'�tait Mme de R�nal. Il craignait un premier cri d'alarme; il entendait les chiens r�der et gronder � demi autour du pied de son �chelle. C'est moi, r�p�tait-il assez haut, un ami. Pas de r�ponse; le fant�me blanc avait disparu. Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux! et il frappait de fa�on � briser la vitre. 
 
Un petit bruit sec se fit entendre; l'espagnolette de la fen�tre c�dait; il poussa la crois�e et sauta l�g�rement dans la chambre. 
 
Le fant�me blanc s'�loignait; il lui prit les bras; c'�tait une femme. Toutes ses id�es de courage s'�vanouirent. Si c'est elle, que va-t-elle dire? Que devint-il, quand il comprit � un petit cri que c'�tait Mme de R�nal? 
 
Il la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait � peine la force de le repousser. 
 
-- Malheureux! que faites-vous? 
 
A peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l'indignation la plus vraie. 
 
-- Je viens vous voir apr�s quatorze mois d'une cruelle s�paration. 
 
-- Sortez, quittez-moi � l'instant. Ah! M. Ch�lan, pourquoi m'avoir emp�ch� de lui �crire? j'aurais pr�venu cette horreur. Elle le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime; le ciel a daign� m'�clairer, r�p�tait-elle d'une voix entrecoup�e. Sortez! fuyez! 
 
-- Apr�s quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parl�. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je vous ai assez aim�e pour m�riter cette confidence... je veux tout savoir. 
 
Malgr� Mme de R�nal, ce ton d'autorit� avait de l'empire sur son coeur. 
 
Julien, qui la tenait serr�e avec passion, et r�sistait � ses efforts pour se d�gager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de R�nal. 
 
-- Je vais retirer l'�chelle, dit-il, pour qu'elle ne nous compromette pas si quelque domestique, �veill� par le bruit, fait une ronde. 
 
-- Ah! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une v�ritable col�re. Que m'importent les hommes? c'est Dieu qui voit l'affreuse sc�ne que vous me faites et qui m'en punira. Vous abusez l�chement des sentiments que j'eus pour vous, mais que je n'ai plus. Entendez-vous, monsieur Julien? 
 
Il retirait l'�chelle fort lentement pour ne pas faire de bruit. 
 
-- Ton mari est-il � la ville? lui dit-il, non pour la braver, mais emport� par l'ancienne habitude. 
 
-- Ne me parlez pas ainsi, de gr�ce, ou j'appelle mon mari. Je ne suis d�j� que trop coupable de ne pas vous avoir chass�, quoi qu'il p�t en arriver. J'ai piti� de vous, lui dit-elle, cherchant � blesser son orgueil qu'elle connaissait si irritable. 
 
Ce refus de tutoiement, cette fa�on brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, port�rent jusqu'au d�lire le transport d'amour de Julien. 
 
-- Quoi! est-il possible que vous ne m'aimiez plus! lui dit-il avec un de ces accents du coeur, si difficiles � �couter de sang-froid. 
 
Elle ne r�pondit pas; pour lui, il pleurait am�rement. 
 
R�ellement, il n'avait plus la force de parler. 
 
-- Ainsi je suis compl�tement oubli� du seul �tre qui m'ait jamais aim�! A quoi bon vivre d�sormais? Tout son courage l'avait quitt� d�s qu'il n'avait plus eu � craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait disparu de son coeur, hors l'amour. 
 
Il pleura longtemps en silence. [Variante : Elle entendait le bruit de ses sanglots.] Il prit sa main, elle voulut la retirer; et cependant, apr�s quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L'obscurit� �tait extr�me; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de Mme de R�nal. 
 
Quelle diff�rence avec ce qui �tait il y a quatorze mois! pensa Julien; et ses larmes redoubl�rent. Ainsi l'absence d�truit s�rement tous les sentiments de l'homme! [Variante : Il vaut mieux m'en aller.] 
 
-- Daignez me dire ce qui vous est arriv�, dit enfin Julien embarrass� de son silence et d'une voix coup�e par les larmes. [Variante : dit enfin Julien d'une voix presque �teinte par la douleur.] 
 
-- Sans doute, r�pondit Mme de R�nal d'une voix dure, et dont l'accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes �garements �taient connus dans la ville, lors de votre d�part. Il y avait eu tant d'imprudence dans vos d�marches! Quelque temps apr�s, alors j'�tais au d�sespoir, le respectable M. Ch�lan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l'id�e de me conduire dans cette �glise de Dijon, o� j'ai fait ma premi�re communion. L�, il osa parler le premier... 
 
Mme de R�nal fut interrompue par ses larmes. 
 
-- Quel moment de honte! J'avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m'accabler du poids de son indignation: il s'affligea avec moi. Dans ce temps-l�, je vous �crivais tous les jours des lettres que je n'osais vous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j'�tais trop malheureuse, je m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres. 
 
Enfin, M. Ch�lan obtint que je les lui remettrais... Quelques-unes, �crites avec un peu plus de prudence, vous avaient �t� envoy�es; vous ne me r�pondiez point. 
 
-- Jamais, je te jure, je n'ai re�u aucune lettre de toi au s�minaire. 
 
-- Grand Dieu! qui les aura intercept�es? 
 
-- Juge de ma douleur, avant le jour o� je te vis � la cath�drale, je ne savais si tu vivais encore. 
 
-- Dieu me fit la gr�ce de comprendre combien je p�chais envers lui, envers mes enfants, envers mon mari, reprit Mme de R�nal. Il ne m'a jamais aim�e comme je croyais alors que vous m'aimiez... 
 
Julien se pr�cipita dans ses bras, r�ellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de R�nal le repoussa, et continuant avec assez de fermet�: 
 
-- Mon respectable ami, M. Ch�lan, me fit comprendre qu'en �pousant M. de R�nal, je lui avais engag� toutes mes affections, m�me celles que je ne connaissais pas, et que je n'avais jamais �prouv�es avant une liaison fatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m'�taient si ch�res, ma vie s'est �coul�e sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillit�. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi... le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu'il pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine... Dites-moi � votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au s�minaire, r�p�ta-t-elle, puis vous vous en irez. 
 
Sans penser � ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontr�es, puis de sa vie plus tranquille depuis qu'il avait �t� nomm� r�p�titeur. 
 
Ce fut alors, ajouta-t-il, qu'apr�s un long silence, qui sans doute �tait destin� � me faire comprendre ce que je vois trop aujourd'hui, que vous ne m'aimiez plus et que j'�tais devenu indiff�rent pour vous... 
 
Mme de R�nal serra ses mains. 
 
-- Ce fut alors que vous m'envoy�tes une somme de cinq cents francs. 
 
-- Jamais, dit Mme de R�nal. 
 
-- C'�tait une lettre timbr�e de Paris et sign�e Paul Sorel, afin de d�jouer tous les soup�ons. 
 
Il s'�leva une petite discussion sur l'origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir, Mme de R�nal et Julien avaient quitt� le ton solennel; ils �taient revenus � celui d'une tendre amiti�. Ils ne se voyaient point, tant l'obscurit� �tait profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie; ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'�loigner le bras de Julien, qui, avec assez d'habilet�, attira son attention dans ce moment par une circonstance int�ressante de son r�cit. Ce bras fut comme oubli� et resta dans la position qu'il occupait. 
 
Apr�s bien des conjectures sur l'origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son r�cit; il devenait un peu plus ma�tre de lui en parlant de sa vie pass�e, qui, aupr�s de ce qui lui arrivait en cet instant, l'int�ressait si peu. Son attention se fixa tout enti�re sur la mani�re dont allait finir sa visite. 
 
-- Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref. 
 
Quelle honte pour moi si je suis �conduit! ce sera un remords � empoisonner toute ma vie, se disait-il, jamais elle ne m'�crira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays! De ce moment, tout ce qu'il y avait de c�leste dans la position de Julien disparut rapidement de son coeur. Assis� c�t� d'une femme qu'il adorait, la serrant presque dans ses bras, dans cette chambre o� il avait �t� si heureux, au milieu d'une obscurit� profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle pleurait, sentant, au mouvement de sa poitrine, qu'elle avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique, presque aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du s�minaire, il se voyait en butte � quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son r�cit, et parlait de la vie malheureuse qu'il avait men�e depuis son d�part de Verri�res. Ainsi, se disait Mme de R�nal, apr�s un an d'absence, priv� presque enti�rement de marques de souvenir, tandis que moi je l'oubliais, il n'�tait occup� que des jours heureux qu'il avait trouv�s � Vergy. Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succ�s de son r�cit. Il comprit qu'il fallait tenter la derni�re ressource: il arriva brusquement � la lettre qu'il venait de recevoir de Paris. 
 
-- J'ai pris cong� de Monseigneur l'�v�que. 
 
-- Quoi! vous ne retournez pas � Besan�on! vous nous quittez pour toujours? 
 
-- Oui, r�pondit Julien d'un ton r�solu; oui, j'abandonne un pays o� je suis oubli� m�me de ce que j'ai le plus aim� en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais � Paris... 
 
-- Tu vas � Paris! s'�cria assez haut Mme de R�nal. 
 
Sa voix �tait presque �touff�e par les larmes, et montrait tout l'exc�s de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement: il allait tenter une d�marche qui pouvait tout d�cider contre lui; et avant cette exclamation, n'y voyant point, il ignorait absolument l'effet qu'il parvenait � produire. Il n'h�sita plus; la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-m�me; il ajouta froidement en se levant: 
 
-- Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse; adieu. 
 
Il fit quelques pas vers la fen�tre; d�j� il l'ouvrait. Mme de R�nal s'�lan�a vers lui et se pr�cipita dans ses bras. [Variante : Il sentit sa t�te sur son �paule et qu'elle le serrait dans ses bras, en collant sa joue contre la sienne.] 
 
Ainsi, apr�s trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu'il avait d�sir� avec tant de passion pendant les deux premi�res. Un peu plus t�t arriv�s, le retour aux sentiments tendres, l'�clipse des remords chez Mme de R�nal eussent �t� un bonheur divin; ainsi obtenus avec art, ce ne fut plus qu'un plaisir. Julien voulut absolument, contre les instances de son amie, allumer la veilleuse. 
 
-- Veux-tu donc, lui disait-il, qu'il ne me reste aucun souvenir de t'avoir vue? L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi? la blancheur de cette jolie main me sera donc invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-�tre! 
 
Mme de R�nal n'avait rien � refuser � cette id�e qui la faisait fondre en larmes. [Variante : Quelle honte! se disait Mme de R�nal, mais elle n'avait rien � refuser � cette id�e de s�paration pour toujours. Mais] L'aube commen�ait � dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne � l'orient de Verri�res. Au lieu de s'en aller, Julien ivre de volupt� demanda � Mme de R�nal de passer toute la journ�e cach� dans sa chambre, et de ne partir que la nuit suivante. 
 
-- Et pourquoi pas? r�pondit-elle. Cette fatale rechute m'�te toute estime pour moi, et fait � jamais mon malheur, et elle le pressait contre son coeur [Variante : avec ravissement]. Mon mari n'est plus le m�me, il a des soup�ons; il croit que je l'ai men� dans toute cette affaire, et se montre fort piqu� contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis. 
 
-- Ah! voil� une phrase de M. Ch�lan, dit Julien; tu ne m'aurais pas parl� ainsi avant ce cruel d�part pour le s�minaire: tu m'aimais alors! 
 
Julien fut r�compens� du sang-froid qu'il avait mis dans ce mot: il vit son amie oublier rapidement le danger que la pr�sence de son mari lui faisait courir, pour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et �clairait vivement la chambre; Julien retrouva toutes les volupt�s de l'orgueil, lorsqu'il put revoir dans ses bras et presque � ses pieds, cette femme charmante, la seule qu'il e�t aim�e et qui, peu d'heures auparavant, �tait tout enti�re � la crainte d'un Dieu terrible et � l'amour de ses devoirs. Des r�solutions fortifi�es par un an de constance n'avaient pu tenir devant son courage. 
 
Bient�t on entendit du bruit dans la maison; une chose � laquelle elle n'avait pas song� vint troubler Mme de R�nal. 
 
-- Cette m�chante Elisa va entrer dans la chambre, que faire de cette �norme �chelle? dit-elle � son ami; o� la cacher? Je vais la porter au grenier, s'�cria-t-elle tout � coup, avec une sorte d'enjouement. 
 
-- [Variante : C'est l� ta physionomie d'autrefois! dit Julien ravi.] Mais il faut passer dans la chambre du domestique, dit Julien �tonn�. 
 
-- Je laisserai l'�chelle dans le corridor, j'appellerai le domestique et lui donnerai une commission. 
 
-- Songe � pr�parer un mot pour le cas o� le domestique passant devant l'�chelle, dans le corridor, la remarquera. 
 
-- Oui, mon ange, dit Mme de R�nal en lui donnant un baiser. Toi, songe � te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Elisa entre ici. 
 
Julien fut �tonn� de cette ga�t� soudaine. Ainsi, pensa-t-il, l'approche d'un danger mat�riel, loin de la troubler, lui rend sa ga�t�, parce qu'elle oublie ses remords! Femme vraiment sup�rieure! ah! voil� un coeur dans lequel il est glorieux de r�gner! Julien �tait ravi. 
 
Mme de R�nal prit l'�chelle; elle �tait �videmment trop pesante pour elle. Julien allait � son secours; il admirait cette taille �l�gante et qui �tait si loin d'annoncer de la force, lorsque tout � coup, sans aide, elle saisit l'�chelle, et l'enleva comme elle e�t fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisi�me �tage o� elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s'habiller, monta au colombier. Cinq minutes apr�s, � son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l'�chelle. Qu'�tait-elle devenue? Si Julien e�t �t� hors de la maison, ce danger ne l'e�t gu�re touch�e. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette �chelle! cet incident pouvait �tre abominable. Mme de R�nal courait partout. Enfin elle d�couvrit cette �chelle sous le toit o� le domestique l'avait port�e et m�me cach�e. Cette circonstance �tait singuli�re, autrefois elle l'e�t alarm�e. 
 
Que m'importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords? 
 
Elle avait comme une id�e vague de devoir quitter la vie, mais qu'importe! Apr�s une s�paration qu'elle avait crue �ternelle, il lui �tait rendu, elle le revoyait, et ce qu'il avait fait pour parvenir jusqu'� elle montrait tant d'amour! 
 
En racontant l'�v�nement de l'�chelle � Julien: 
 
-- Que r�pondrai-je � mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte qu'il a trouv� cette �chelle? Elle r�va un instant; il leur faudra vingt-quatre heures pour d�couvrir le paysan qui te l'a vendue; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d'un mouvement convulsif: Ah! mourir, mourir ainsi! s'�criait-elle en le couvrant de baisers; mais il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant. 
 
Viens; d'abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui reste toujours ferm�e � clef. Elle alla veiller � l'extr�mit� du corridor, et Julien passa en courant. Garde-toi d'ouvrir, si l'on frappe, lui dit-elle en l'enfermant � clef; dans tous les cas, ce ne serait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux. 
 
-- Fais-les venir dans le jardin, sous la fen�tre, dit Julien, que j'aie le plaisir de les voir, fais-les parler. 
 
-- Oui, oui, lui cria Mme de R�nal en s'�loignant. 
 
Elle revint bient�t avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga; il lui avait �t� impossible de voler du pain. 
 
-- Que fait ton mari? dit Julien. 
 
-- Il �crit des projets de march�s avec des paysans. 
 
Mais huit heures avaient sonn�, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l'on n'e�t pas vu Mme de R�nal, on l'e�t cherch�e partout; elle fut oblig�e de le quitter. Bient�t elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de caf�; elle tremblait qu'il ne mour�t de faim. Apr�s le d�jeuner, elle r�ussit � amener les enfants sous la fen�tre de la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l'air commun, ou bien ses id�es avaient chang�. 
 
Mme de R�nal leur parla de Julien. L'a�n� r�pondit avec amiti� et regrets pour l'ancien pr�cepteur; mais il se trouva que les cadets l'avaient presque oubli�. 
 
M. de R�nal ne sortit pas ce matin-l�; il montait et descendait sans cesse dans la maison, occup� � faire des march�s avec des paysans, auxquels il vendait sa r�colte de pommes de terre. Jusqu'au d�ner, Mme de R�nal n'eut pas un instant � donner � son prisonnier. Le d�ner sonn� et servi, elle eut l'id�e de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il occupait, portant cette assiette avec pr�caution, elle se trouva face � face avec le domestique qui avait cach� l'�chelle le matin. Dans ce moment, il s'avan�ait aussi sans bruit dans le corridor et comme �coutant. Probablement Julien avait march� avec imprudence. Le domestique s'�loigna un peu confus. Mme de R�nal entra hardiment chez Julien; cette rencontre le fit fr�mir. 
 
-- Tu as peur, lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu'une chose, c'est le moment o� je serai seule apr�s ton d�part, et elle le quitta en courant. 
 
-- Ah! se dit Julien exalt�, le remords est le seul danger que redoute cette �me sublime! 
 
Enfin le soir vint. M. de R�nal alla au casino. Sa femme avait annonc� une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se h�ta de renvoyer Elisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir � Julien. 
 
Il se trouva que r�ellement il mourait de faim. Mme de R�nal alla � l'office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de R�nal revint, et lui raconta qu'entrant dans l'office sans lumi�re, s'approchant d'un buffet o� l'on serrait le pain, et �tendant la main, elle avait touch� un bras de femme. C'�tait Elisa qui avait jet� le cri entendu par Julien. 
 
-- Que faisait-elle l�? 
 
-- Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous �piait, dit Mme de R�nal avec une indiff�rence compl�te. Mais heureusement j'ai trouv� un p�t� et un gros pain. 
 
-- Qu'y a-t-il donc l�? dit Julien, en lui montrant les poches de son tablier. 
 
Mme de R�nal avait oubli� que, depuis le d�ner, elles �taient remplies de pain. 
 
Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne lui avait sembl� si belle. M�me � Paris, se disait-il confus�ment, je ne pourrai rencontrer un plus grand caract�re. Elle avait toute la gaucherie d'une femme peu accoutum�e � ces sortes de soins, et en m�me temps le vrai courage d'un �tre qui ne craint que des dangers d'un autre ordre et bien autrement terribles. 
 
Pendant que Julien soupait de grand app�tit, et que son amie le plaisantait sur la simplicit� de ce repas, car elle avait horreur de parler s�rieusement, la porte de la chambre fut tout � coup secou�e avec force. C'�tait M. de R�nal. 
 
-- Pourquoi t'es-tu enferm�e? lui criait-il. 
 
Julien n'eut que le temps de se glisser sous le canap�. 
 
-- Quoi! vous �tes tout habill�e, dit M. de R�nal en entrant; vous soupez, et vous avez ferm� votre porte � clef! 
 
Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la s�cheresse conjugale, e�t troubl� Mme de R�nal, mais elle sentait que son mari n'avait qu'� se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de R�nal s'�tait jet� sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-�-vis le canap�. 
 
La migraine servit d'excuse � tout. Pendant qu'� son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagn�e au billard du casino, une poule de dix-neuf francs ma foi! ajoutait-il, elle aper�ut sur une chaise, � trois pas devant eux, le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit � se d�shabiller, et, dans un certain moment, passant rapidement derri�re son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau. 
 
M. de R�nal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le r�cit de sa vie au s�minaire; hier je ne t'�coutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu'� obtenir de moi de te renvoyer. 
 
Elle �tait l'imprudence m�me. Ils parlaient tr�s haut; et il pouvait �tre deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent � la porte. C'�tait encore M. de R�nal. 
 
-- Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison! disait-il, Saint-Jean a trouv� leur �chelle ce matin. 
 
-- Voici la fin de tout, s'�cria Mme de R�nal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs; je vais mourir dans tes bras, plus heureuse � ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne r�pondait nullement � son mari qui se f�chait, elle embrassait Julien avec passion. 
 
-- Sauve la m�re de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fen�tre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussit�t que tu pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d'aveux, je le d�fends, il vaut mieux qu'il ait des soup�ons que des certitudes. 
 
-- Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule r�ponse et sa seule inqui�tude. 
 
Elle alla avec lui � la fen�tre du cabinet; elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin � son mari bouillant de col�re. Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits de Julien lui furent jet�s, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du c�t� du Doubs. 
 
Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussit�t le bruit d'un coup de fusil. 
 
Ce n'est pas M. de R�nal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence � ses c�t�s, un second coup cassa apparemment la patte � un chien, car il se mit � pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d'une terrasse, fit � couvert une cinquantaine de pas, et se remit � fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s'appelaient, et vit distinctement le domestique, son ennemi, tirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre c�t� du jardin, mais d�j� Julien avait gagn� la rive du Doubs o� il s'habillait. 
 
Une heure apr�s, il �tait � une lieue de Verri�res, sur la route de Gen�ve; si l'on a des soup�ons, pensa Julien, c'est sur la route de Paris qu'on me cherchera. 
 
 
 
LIVRE SECOND 
 
 Elle n'est pas jolie, elle n'a point de rouge.SAINTE-BEUVE. 
 
 CHAPITRE PREMIER 
 
 LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE 
 
O rus quando ego te aspiciam! 
VIRGILE.
 
 
 
 
-- Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le ma�tre d'une auberge o� il s'arr�ta pour d�jeuner. 
 
-- Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit Julien. 
 
La malle-poste arriva comme il faisait l'indiff�rent. Il y avait deux places libres. 
 
-- Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du c�t� de Gen�ve � celui qui montait en voiture en m�me temps que Julien. 
 
-- Je te croyais �tabli aux environs de Lyon, dit Falcoz, dans une d�licieuse vall�e pr�s du Rh�ne? 
 
-- Joliment �tabli. Je fuis. 
 
-- Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud, avec cette mine sage, tu as commis quelque crime? dit Falcoz en riant. 
 
-- Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l'abominable vie que l'on m�ne en province. J'aime la fra�cheur des bois et la tranquillit� champ�tre, comme tu sais; tu m'as souvent accus� d'�tre romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politique, et la politique me chasse. 
 
-- Mais de quel parti es-tu? 
 
-- D'aucun, et c'est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la musique, la peinture; un bon livre est un �v�nement pour moi; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il � vivre? Quinze, vingt, trente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honn�tes gens que ceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa pr�rogative; toujours l'ambition de devenir d�put�, la gloire et les centaines de mille francs gagn�s par Mirabeau emp�cheront de dormir les gens riches de la province: ils appelleront cela �tre lib�ral et aimer le peuple. Toujours l'envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l'Etat, tout le monde voudra s'occuper de la manoeuvre, car elle est bien pay�e. N'y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager? 
 
-- Au fait, au fait, qui doit �tre fort plaisant avec ton caract�re tranquille. Sont-ce les derni�res �lections qui te chassent de ta province? 
 
-- Mon mal vient de plus loin. J'avais, il y a quatre ans, quarante ans et cinq cent mille francs; j'ai quatre ans de plus aujourd'hui, et probablement cinquante mille francs de moins, que je vais perdre sur la vente de mon ch�teau de Monfleury, pr�s du Rh�ne, position superbe. 
 
A Paris, j'�tais las de cette com�die perp�tuelle, � laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du XIXe si�cle. J'avais soif de bonhomie et de simplicit�. J'ach�te une terre dans les montagnes pr�s du Rh�ne, rien d'aussi beau sous le ciel. 
 
Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois; je leur donne � d�ner; j'ai quitt� Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le voyez, je ne suis abonn� � aucun journal. Moins le facteur de la poste m'apporte de lettres, plus je suis content. 
 
Ce n'�tait pas le compte du vicaire; bient�t je suis en butte � mille demandes indiscr�tes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge, etc. je refuse: alors on me fait cent insultes. J'ai la b�tise d'en �tre piqu�. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beaut� de nos montagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes r�veries, et me rappelle d�sagr�ablement les hommes et leur m�chancet�. Aux processions des Rogations, par exemple, dont le chant me pla�t (c'est probablement une m�lodie grecque), on ne b�nit plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent � un impie. La vache d'une vieille paysanne d�vote meurt, elle dit que c'est � cause du voisinage d'un �tang qui appartient � moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours apr�s je trouve tous mes poissons le ventre en l'air empoisonn�s avec de la chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de paix, honn�te homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu abandonn� par le vicaire, chef de la congr�gation du village, et non soutenu par le capitaine en retraite, chef des lib�raux, tous me sont tomb�s dessus, jusqu'au ma�on que je faisais vivre depuis un an, jusqu'au charron qui voulait me friponner impun�ment en raccommodant mes charrues. 
 
Afin d'avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes proc�s, je me fais lib�ral; mais, comme tu dis, ces diables d'�lections arrivent, on me demande ma voix... 
 
-- Pour un inconnu? 
 
-- Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse, imprudence affreuse! d�s ce moment, me voil� aussi les lib�raux sur les bras, ma position devient intol�rable. Je crois que s'il f�t venu dans la t�te au vicaire de m'accuser d'avoir assassin� ma servante, il y aurait eu vingt t�moins des deux partis, qui auraient jur� avoir vu commettre le crime. 
 
-- Tu veux vivre � la campagne sans servir les passions de tes voisins, sans m�me �couter leurs bavardages. Quelle faute!... 
 
-- Enfin elle est r�par�e. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs, s'il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champ�tre au seul lieu o� elles existent en France, dans un quatri�me �tage donnant sur les Champs-Elys�es. Et encore j'en suis � d�lib�rer, si je ne commencerai pas ma carri�re politique, dans le quartier du Roule, par rendre le pain b�nit � la paroisse. 
 
-- Tout cela ne te f�t pas arriv� sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de courroux et de regret. 
 
-- A la bonne heure, mais pourquoi n'a-t-il pas su se tenir en place, ton Bonaparte? tout ce dont je souffre aujourd'hui, c'est lui qui l'a fait. 
 
Ici l'attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz �tait l'ancien ami d'enfance de M. de R�nal, par lui r�pudi� en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait �tre fr�re de ce chef de bureau � la pr�fecture de..., qui savait se faire adjuger � bon compte les maisons des communes. 
 
-- Et tout cela c'est ton Bonaparte qui l'a fait, continuait Saint-Giraud. Un honn�te homme, inoffensif s'il en fut, avec quarante ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s'�tablir en province et y trouver la paix; ses pr�tres et ses nobles l'en chassent. 
 
-- Ah! ne dis pas de mal de lui, s'�cria Falcoz, jamais la France n'a �t� si haut dans l'estime des peuples que pendant les treize ans qu'il a r�gn�. Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu'on faisait. 
 
-- Ton Empereur, que le diable emporte, reprit l'homme de quarante-quatre ans, n'a �t� grand que sur ses champs de bataille, et lorsqu'il a r�tabli les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis? Avec ses chambellans, sa pompe et ses r�ceptions aux Tuileries, il a donn� une nouvelle �dition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle �tait corrig�e, elle e�t pu passer encore un si�cle ou deux. Les nobles et les pr�tres ont voulu revenir � l'ancienne, mais ils n'ont pas la main de fer qu'il faut pour la d�biter au public. 
 
-- Voil� bien le langage d'un ancien imprimeur! 
 
-- Qui me chasse de ma terre? continua l'imprimeur en col�re. Les pr�tres, que Napol�on a rappel�s par son concordat, au lieu de les traiter comme l'Etat traite les m�decins, les avocats, les astronomes, de ne voir en eux que des citoyens, sans s'inqui�ter de l'industrie par laquelle ils cherchent � gagner leur vie. Y aurait-il aujourd'hui des gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n'e�t fait des barons et des comtes? Non, la mode en �tait pass�e. Apr�s les pr�tres, ce sont les petits nobles campagnards qui m'ont donn� le plus d'humeur, et m'ont forc� � me faire lib�ral. 
 
La conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un demi-si�cle. Comme Saint-Giraud r�p�tait toujours qu'il �tait impossible de vivre en province, Julien proposa timidement l'exemple de M. de R�nal. 
 
-- Parbleu, jeune homme, vous �tes bon! s'�cria Falcoz; il s'est fait marteau pour n'�tre pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je le vois d�bord� par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-l�? voil� le v�ritable. Que dira votre M. de R�nal lorsqu'il se verra destitu� un de ces quatre matins, et le Valenod mis � sa place? 
 
-- Il restera t�te � t�te avec ses crimes, dit Saint-Giraud. Vous connaissez donc Verri�res, jeune homme? Eh bien! Bonaparte, que le ciel confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le r�gne des R�nal et des Ch�lan, qui a amen� le r�gne des Valenod et des Maslon. 
 
Cette conversation d'une sombre politique �tonnait Julien, et le distrayait de ses r�veries voluptueuses. 
 
Il fut peu sensible au premier aspect de Paris, aper�u dans le lointain. Les ch�teaux en Espagne sur son sort � venir avaient � lutter avec le souvenir encore pr�sent des vingt-quatre heures qu'il venait de passer � Verri�res. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amie, et de tout quitter pour les prot�ger, si les impertinences des pr�tres nous donnent la r�publique et les pers�cutions contre les nobles. 
 
Que serait-il arriv� la nuit de son arriv�e � Verri�res, si, au moment o� il appuyait son �chelle contre la crois�e de la chambre � coucher de Mme de R�nal, il avait trouv� cette chambre occup�e par un �tranger, ou par M. de R�nal? 
 
Mais aussi quelles d�lices les deux premi�res heures, quand son amie voulait sinc�rement le renvoyer et qu'il plaidait sa cause, assis aupr�s d'elle dans l'obscurit�! Une �me comme celle de Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l'entrevue se confondait d�j� avec les premi�res �poques de leurs amours, quatorze mois auparavant. 
 
Julien fut r�veill� de sa r�verie profonde, parce que la voiture s'arr�ta. On venait d'entrer dans la cour des postes, rue J.-J.-Rousseau. -- Je veux aller � la Malmaison, dit-il � un cabriolet qui s'approcha. 
 
-- A cette heure, monsieur, et pour quoi faire? 
 
-- Que vous importe! marchez. 
 
Toute vraie passion ne songe qu'� elle. C'est pourquoi, ce me semble, les passions sont si ridicules � Paris, o� le voisin pr�tend toujours qu'on pense beaucoup � lui. Je me garderai de raconter les transports de Julien � la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgr� les vilains murs blancs construits cette ann�e, et qui coupent ce parc en morceaux? Oui, monsieur: pour Julien comme pour la post�rit�, il n'y avait rien entre Arcole, Sainte-H�l�ne et la Malmaison. 
 
Le soir, Julien h�sita beaucoup avant d'entrer au spectacle, il avait des id�es �tranges sur ce lieu de perdition. 
 
Une profonde m�fiance l'emp�cha d'admirer le Paris vivant, il n'�tait touch� que des monuments laiss�s par son h�ros. 
 
Me voici donc dans le centre de l'intrigue et de l'hypocrisie! Ici r�gnent les protecteurs de l'abb� de Frilair. 
 
Le soir du troisi�me jour, la curiosit� l'emporta sur le projet de tout voir avant de se pr�senter � l'abb� Pirard. Cet abb� lui expliqua, d'un ton froid, le genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole. 
 
-- Si au bout de quelques mois vous n'�tes pas utile, vous rentrerez au s�minaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis, l'un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l'habit noir, mais comme un homme qui est en deuil, et non pas comme un eccl�siastique. J'exige que, trois fois la semaine, vous suiviez vos �tudes en th�ologie dans un s�minaire, o� je vous ferai pr�senter. Chaque jour, � midi, vous vous �tablirez dans la biblioth�que du marquis, qui compte vous employer � faire des lettres pour des proc�s et d'autres affaires. Le marquis �crit, en deux mots, en marge de chaque lettre qu'il re�oit, le genre de r�ponse qu'il faut y faire. J'ai pr�tendu qu'au bout de trois mois, vous seriez en �tat de faire ces r�ponses, de fa�on que, sur douze que vous pr�senterez � la signature du marquis, il puisse en signer huit ou neuf. Le soir, � huit heures, vous mettrez son bureau en ordre, et � dix vous serez libre. 
 
Il se peut, continua l'abb� Pirard, que quelque vieille dame ou quelque homme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immenses, ou tout grossi�rement vous offre de l'or pour lui montrer les lettres re�ues par le marquis... 
 
-- Ah monsieur! s'�cria Julien rougissant. 
 
-- Il est singulier, dit l'abb� avec un sourire amer, que pauvre comme vous l'�tes, et apr�s une ann�e de s�minaire, il vous reste encore de ces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez �t� bien aveugle! 
 
Serait-ce la force du sang? se dit l'abb� � demi-voix et comme se parlant � soi-m�me. Ce qu'il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c'est que le marquis vous conna�t... Je ne sais comment. Il vous donne, pour commencer, cent louis d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par caprice, c'est l� son d�faut; il luttera d'enfantillages avec vous. S'il est content, vos appointements pourront s'�lever par la suite jusqu'� huit mille francs. 
 
Mais vous sentez bien, reprit l'abb� d'un ton aigre, qu'il ne vous donne pas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s'agit d'�tre utile. A votre place, moi, je parlerais tr�s peu, et surtout je ne parlerais jamais de ce que j'ignore. 
 
Ah! dit l'abb�, j'ai pris des informations pour vous; j'oubliais la famille de M. de La Mole. Il a deux enfants, une fille et un fils de dix-neuf ans, �l�gant par excellence, esp�ce de fou, qui ne sait jamais � midi ce qu'il fera � deux heures. Il a de l'esprit, de la bravoure; il a fait la guerre d'Espagne. Le marquis esp�re, je ne sais pourquoi, que vous deviendrez l'ami du jeune comte Norbert. J'ai dit que vous �tiez un grand latiniste, peut-�tre compte-t-il que vous apprendrez � son fils quelques phrases toutes faites, sur Cic�ron et Virgile. 
 
A votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune homme; et, avant de c�der � ses avances parfaitement polies, mais un peu g�t�es par l'ironie, je me les ferais r�p�ter plus d'une fois. 
 
Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous m�priser d'abord, parce que vous n'�tes qu'un petit bourgeois. Son a�eul � lui �tait de la Cour, et eut l'honneur d'avoir la t�te tranch�e en place de Gr�ve le 26 avril 1574, pour une intrigue politique. Vous, vous �tes le fils d'un charpentier de Verri�res, et de plus, aux gages de son p�re. Pesez bien ces diff�rences, et �tudiez l'histoire de cette famille dans Moreri; tous les flatteurs qui d�nent chez eux y font de temps en temps ce qu'ils appellent des allusions d�licates. 
 
Prenez garde � la fa�on dont vous r�pondrez aux plaisanteries de M. le comte Norbert de La Mole, chef d'escadron de hussards et futur pair de France, et ne venez pas me faire des dol�ances par la suite. 
 
-- Il me semble, dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas m�me r�pondre � un homme qui me m�prise. 
 
-- Vous n'avez pas d'id�e de ce m�pris-l�; il ne se montrera que par des compliments exag�r�s. Si vous �tiez un sot, vous pourriez vous y laisser prendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser prendre. 
 
-- Le jour o� tout cela ne me conviendra plus, dit Julien, passerai-je pour un ingrat, si je retourne � ma petite cellule n� 103? 
 
-- Sans doute, r�pondit l'abb�, tous les complaisants de la maison vous calomnieront, mais je para�trai, moi.Adsum qui feci . Je dirai que c'est de moi que vient cette r�solution. 
 
Julien �tait navr� du ton amer et presque m�chant qu'il remarquait chez M. Pirard; ce ton g�tait tout � fait sa derni�re r�ponse. 
 
Le fait est que l'abb� se faisait un scrupule de conscience d'aimer Julien, et c'est avec une sorte de terreur religieuse qu'il se m�lait aussi directement du sort d'un autre. 
 
-- Vous verrez encore, ajouta-t-il avec la m�me mauvaise gr�ce, et comme accomplissant un devoir p�nible, vous verrez Mme la marquise de La Mole. C'est une grande femme blonde, d�vote, hautaine, parfaitement polie, et encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si connu par ses pr�jug�s nobiliaires. Cette grande dame est une sorte d'abr�g�, en haut relief, de ce qui fait au fond le caract�re des femmes de son rang. Elle ne cache pas, elle, qu'avoir eu des anc�tres qui soient all�s aux croisades est le seul avantage qu'elle estime. L'argent ne vient que longtemps apr�s: cela vous �tonne? Nous ne sommes plus en province, mon ami. 
 
Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos princes avec un ton de l�g�ret� singulier. Pour Mme de La Mole, elle baisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle que Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont �t� ROIS, ce qui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et surtout aux respects d'�tres sans naissance, tels que vous et moi. Cependant, ajouta M. Pirard, nous sommes pr�tres, car elle vous prendra pour tel; � ce titre elle nous consid�re comme des valets de chambre n�cessaires � son salut. 
 
-- Monsieur, dit Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps � Paris. 
 
-- A la bonne heure; mais remarquez qu'il n'y a de fortune, pour un homme de notre robe, que par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi d'ind�finissable, du moins pour moi, qu'il y a dans votre caract�re, si vous ne faites pas fortune vous serez pers�cut�; il n'y a pas de moyen terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu'ils ne vous font pas plaisir en vous adressant la parole; dans un pays social comme celui-ci, vous �tes vou� au malheur, si vous n'arrivez pas aux respects. 
 
Que seriez-vous devenu � Besan�on, sans ce caprice du marquis de La Mole? Un jour, vous comprendrez toute la singularit� de ce qu'il fait pour vous, et, si vous n'�tes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa famille une �ternelle reconnaissance. Que de pauvres abb�s, plus savants que vous, ont v�cu des ann�es � Paris, avec les quinze sous de leur messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne!... Rappelez-vous ce que je vous contais, l'hiver dernier, des premi�res ann�es de ce mauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-il, par hasard, plus de talent que lui? 
 
Moi, par exemple, homme tranquille et m�diocre, je comptais mourir dans mon s�minaire; j'ai eu l'enfantillage de m'y attacher. Eh bien! j'allais �tre destitu� quand j'ai donn� ma d�mission. Savez-vous quelle �tait ma fortune? J'avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins; pas un ami, � peine deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je n'avais jamais vu, m'a tir� de ce mauvais pas; il n'a eu qu'un mot � dire, et l'on m'a donn� une cure dont tous les paroissiens sont des gens ais�s, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant il est peu proportionn� � mon travail. Je ne vous ai parl� aussi longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette t�te. 
 
Encore un mot: j'ai le malheur d'�tre irascible; il est possible que vous et moi nous cessions de nous parler. 
 
Si les hauteurs de la marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son fils, vous rendent cette maison d�cid�ment insupportable, je vous conseille de finir vos �tudes dans quelque s�minaire � trente lieues de Paris, et plut�t au nord qu'au midi. Il y a au nord plus de civilisation et moins d'injustices; et, ajouta-t-il en baissant la voix, il faut que je l'avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits tyrans. 
 
Si nous continuons � trouver du plaisir � nous voir, et que la maison du marquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et je partagerai par moiti� avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois cela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julien, pour l'offre singuli�re que vous m'avez faite � Besan�on. Si au lieu de cinq cent vingt francs, je n'avais rien eu, vous m'eussiez sauv�. 
 
L'abb� avait perdu son ton de voix cruel. A sa grande honte, Julien se sentit les larmes aux yeux; il mourait d'envie de se jeter dans les bras de son ami: il ne put s'emp�cher de lui dire, de l'air le plus m�le qu'il put affecter: 
 
-- J'ai �t� ha� de mon p�re depuis le berceau; c'�tait un de mes grands malheurs; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j'ai retrouv� un p�re en vous, monsieur. 
 
-- C'est bon, c'est bon, dit l'abb� embarrass�; puis rencontrant fort � propos un mot de directeur de s�minaire: il ne faut jamais dire le hasard, mon enfant, dites toujours la Providence. 
 
Le fiacre s'arr�ta; le cocher souleva le marteau de bronze d'une porte immense: c'�tait l'HOTEL DE LA MOLE; et, pour que les passants ne pussent en douter, ces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de la porte. 
 
Cette affectation d�plut � Julien. Ils ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa charrette derri�re chaque haie; ils en sont souvent � mourir de rire, et ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'�meute, et la pille. Il communiqua sa pens�e � l'abb� Pirard. 
 
-- Ah! pauvre enfant, vous serez bient�t mon vicaire. Quelle �pouvantable id�e vous est venue l�! 
 
-- Je ne trouve rien de si simple, dit Julien. 
 
La gravit� du portier et surtout la propret� de la cour l'avaient frapp� d'admiration. Il faisait un beau soleil. 
 
-- Quelle architecture magnifique! dit-il � son ami. 
 
Il s'agissait d'un de ces h�tels � fa�ade si plate du faubourg Saint-Germain, b�tis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le beau n'ont �t� si loin l'un de l'autre. 
 
 
 
 CHAPITRE II 
 
 ENTREE DANS LE MONDE 
 
 
 
 Souvenir ridicule et touchant: le premier salon o� � dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui! le regard d'une femme suffisait pour m'intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les id�es les plus fausses; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regard� d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidit�, qu'un beau jour �tait beau!
KANT.
 
 
 
 
Julien s'arr�tait �bahi au milieu de la cour. 
 
-- Ayez donc l'air raisonnable, dit l'abb� Pirard; il vous vient des id�es horribles, et puis vous n'�tes qu'un enfant! O� est lenil mirarid'Horace? (Jamais d'enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous voyant �tabli ici, va chercher � se moquer de vous; ils verront en vous un �gal, mis injustement au-dessus d'eux. Sous les dehors de la bonhomie, des bons conseils, du d�sir de vous guider, ils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise. 
 
-- Je les en d�fie, dit Julien en se mordant la l�vre, et il reprit toute sa m�fiance. 
 
Les salons que ces messieurs travers�rent au premier �tage, avant d'arriver au cabinet du marquis, vous eussent sembl�, � mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu'ils sont, que vous refuseriez de les habiter; c'est la patrie du b�illement et du raisonnement triste. Ils redoubl�rent l'enchantement de Julien. Comment peut-on �tre malheureux, pensait-il, quand on habite un s�jour aussi splendide! 
 
Enfin, ces messieurs arriv�rent � la plus laide des pi�ces de ce superbe appartement: � peine s'il y faisait jour; l�, se trouva un petit homme maigre, � l'oeil vif et en perruque blonde. L'abb� se retourna vers Julien et le pr�senta. C'�tait le marquis. Julien eut beaucoup de peine � le reconna�tre, tant il lui trouva l'air poli. Ce n'�tait plus le grand seigneur, � mine si alti�re, de l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla � Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. A l'aide de cette sensation, il ne fut point du tout intimid�. Le descendant de l'ami de Henri III lui parut d'abord avoir une tournure assez mesquine. Il �tait fort maigre et s'agitait beaucoup. Mais il remarqua bient�t que le marquis avait une politesse encore plus agr�able � l'interlocuteur que celle de l'�v�que de Besan�on lui-m�me. L'audience ne dura pas trois minutes. En sortant, l'abb� dit � Julien: 
 
-- Vous avez regard� le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bient�t vous en saurez plus que moi; mais enfin la hardiesse de votre regard m'a sembl� peu polie. 
 
On �tait remont� en fiacre; le cocher arr�ta pr�s du boulevard; l'abb� introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu'il n'y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dor�e, repr�sentant un sujet tr�s ind�cent selon lui, lorsqu'un monsieur fort �l�gant s'approcha d'un air riant. Julien fit un demi-salut. 
 
Le monsieur sourit et lui mit la main sur l'�paule. Julien tressaillit et fit un saut en arri�re. Il rougit de col�re. L'abb� Pirard, malgr� sa gravit�, rit aux larmes. Le monsieur �tait un tailleur. 
 
-- Je vous rends votre libert� pour deux jours, lui dit l'abb� en sortant; c'est alors seulement que vous pourrez �tre pr�sent� � Mme de la Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille, en ces premiers moments de votre s�jour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite, si vous avez � vous perdre, et je serai d�livr� de la faiblesse que j'ai de penser � vous. Apr�s-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits; vous donnerez cinq francs au gar�on qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas conna�tre le son de votre voix � ces Parisiens-l�. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C'est leur talent. Apr�s-demain soyez chez moi � midi... Allez, perdez-vous... J'oubliais, allez commander des bottes, des chemises, un chapeau aux adresses que voici. 
 
Julien regardait l'�criture de ces adresses. 
 
-- C'est la main du marquis, dit l'abb�; c'est un homme actif qui pr�voit tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend aupr�s de lui pour que vous lui �pargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d'esprit pour bien ex�cuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera � demi-mot? C'est ce que montrera l'avenir: gare � vous! 
 
Julien entra sans dire un seul mot chez les ouvriers indiqu�s par les adresses; il remarqua qu'il en �tait re�u avec respect, et le bottier, en �crivant son nom sur son registre, mit M. Julien de Sorel. 
 
Au cimeti�re du P�re-Lachaise, un monsieur fort obligeant, et encore plus lib�ral dans ses propos, s'offrit pour indiquer � Julien le tombeau du mar�chal Ney, qu'une politique savante prive de l'honneur d'une �pitaphe. Mais en se s�parant de ce lib�ral, qui, les larmes aux yeux, le serrait presque dans ses bras, Julien n'avait plus de montre. Ce fut riche de cette exp�rience que le surlendemain, � midi, il se pr�senta � l'abb� Pirard, qui le regarda beaucoup. 
 
-- Vous allez peut-�tre devenir un fat, lui dit l'abb� d'un air s�v�re. Julien avait l'air d'un fort jeune homme, en grand deuil; il �tait � la v�rit� tr�s bien, mais le bon abb� �tait trop provincial lui-m�me pour voir que Julien avait encore cette d�marche des �paules qui en province est � la fois �l�gance et importance. En voyant Julien, le marquis jugea ses gr�ces d'une mani�re si diff�rente de celle du bon abb�, qu'il lui dit: 
 
-- Auriez-vous quelque objection � ce que M. Sorel pr�t des le�ons de danse? 
 
L'abb� resta p�trifi�. 
 
-- Non, r�pondit-il enfin, Julien n'est pas pr�tre. 
 
Le marquis montant deux � deux les marches d'un petit escalier d�rob�, alla lui-m�me installer notre h�ros dans une jolie mansarde qui donnait sur l'immense jardin de l'h�tel. Il lui demanda combien il avait pris de chemises chez la ling�re. 
 
-- Deux, r�pondit Julien, intimid� de voir un si grand seigneur descendre � ces d�tails. 
 
-- Fort bien, reprit le marquis d'un air s�rieux et avec un certain ton imp�ratif et bref, qui donna � penser � Julien, fort bien! prenez encore vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements. 
 
En descendant de la mansarde, le marquis appela un homme �g�: 
 
-- Ars�ne, lui dit-il, vous servirez M. Sorel. 
 
Peu de minutes apr�s, Julien se trouva seul dans une biblioth�que magnifique; ce moment fut d�licieux. Pour n'�tre pas surpris dans son �motion, il alla se cacher dans un petit coin sombre; de l� il contemplait avec ravissement le dos brillant des livres: Je pourrai lire tout cela, se disait-il. Et comment me d�plairais-je ici? M. de R�nal se serait cru d�shonor� � jamais de la centi�me partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire pour moi. 
 
Mais, voyons les copies � faire. Cet ouvrage termin�, Julien osa s'approcher des livres; il faillit devenir fou de joie en trouvant une �dition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la biblioth�que pour n'�tre pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d'ouvrir chacun des quatre-vingts volumes. Ils �taient reli�s magnifiquement, c'�tait le chef-d'oeuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n'en fallait pas tant pour porter au comble l'admiration de Julien. 
 
Une heure apr�s, le marquis entra, regarda les copies, et remarqua avec �tonnement que Julien �crivaitcelaavec deux ll,cella . Tout ce que l'abb� m'a dit de sa science serait-il tout simplement un conte! Le marquis fort d�courag�, lui dit avec douceur: 
 
-- Vous n'�tes pas s�r de votre orthographe? 
 
-- Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu'il se faisait; il �tait attendri des bont�s du marquis, qui lui rappelait le ton rogue de M. de R�nal. 
 
C'est du temps perdu que toute cette exp�rience de petit abb� franc-comtois, pensa le marquis; mais j'avais un si grand besoin d'un homme s�r! 
 
--Celane s'�crit qu'avec unl , lui dit le marquis; quand vos copies seront termin�es, cherchez dans le dictionnaire les mots de l'orthographe desquels vous ne serez pas s�r. 
 
A six heures, le marquis le fit demander, il regarda avec une peine �vidente les bottes de Julien: J'ai un tort � me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours � cinq heures et demie, il faut vous habiller. 
 
Julien le regardait sans comprendre. 
 
-- Je veux dire mettre des bas. Ars�ne vous en fera souvenir; aujourd'hui je ferai vos excuses. 
 
En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de R�nal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le premier � la porte. La petite vanit� de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal � cause de sa goutte. -- Ah! il est balourd par-dessus le march�, se dit celui-ci. Il le pr�senta � une femme de haute taille et d'un aspect imposant. C'�tait la marquise. Julien lui trouva l'air impertinent, un peu comme Mme de Maugiron, la sous-pr�f�te de l'arrondissement de Verri�res, quand elle assistait au d�ner de la Saint-Charles. Un peu troubl� de l'extr�me magnificence du salon, Julien n'entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna � peine le regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune �v�que d'Agde, qui avait daign� lui parler quelques mois auparavant � la c�r�monie de Bray-le-Haut. Ce jeune pr�lat fut effray� sans doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidit� de Julien, et ne se soucia point de reconna�tre ce provincial. 
 
Les hommes r�unis dans ce salon sembl�rent � Julien avoir quelque chose de triste et de contraint; on parle bas � Paris, et l'on n'exag�re pas les petites choses. 
 
Un joli jeune homme, avec des moustaches, tr�s p�le et tr�s �lanc�, entra vers les six heures et demie; il avait une t�te fort petite. 
 
-- Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, � laquelle il baisait la main. 
 
Julien comprit que c'�tait le comte de La Mole. Il le trouva charmant d�s le premier abord. 
 
Est-il possible, se dit-il, que ce soit l� l'homme dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison! 
 
A force d'examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu'il �tait en bottes et en �perons; et moi je dois �tre en souliers, apparemment comme inf�rieur. On se mit � table. Julien entendit la marquise qui disait un mot s�v�re, en �levant un peu la voix. Presque en m�me temps il aper�ut une jeune personne, extr�mement blonde et fort bien faite, qui vint s'asseoir vis-�-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant en la regardant attentivement, il pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux aussi beaux; mais ils annon�aient une grande froideur d'�me. Par la suite, Julien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examine, mais qui se souvient de l'obligation d'�tre imposant. Mme de R�nal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment; mais ils n'avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n'avait pas assez d'usage pour distinguer que c'�tait du feu de la saillie que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde, c'est ainsi qu'il l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de R�nal s'animaient, c'�tait du feu des passions, ou par l'effet d'une indignation g�n�reuse au r�cit de quelque action m�chante. Vers la fin du repas, Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beaut� des yeux de Mlle de La Mole: Ils sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement � sa m�re, qui lui d�plaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien �tait tellement s�duit, qu'il n'eut pas l'id�e d'en �tre jaloux et de le ha�r, parce qu'il �tait plus riche et plus noble que lui. 
 
Julien trouva que le marquis avait l'air de s'ennuyer. 
 
Vers le second service, il dit � son fils: 
 
-- Norbert, je te demande tes bont�s pour M. Julien Sorel que je viens de prendre � mon �tat-major, et dont je pr�tends faire un homme, sicellase peut. 
 
-- C'est mon secr�taire, dit le marquis � son voisin, et il �critcelaavec deuxll . 
 
Tout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de t�te un peu trop marqu�e � Norbert; mais en g�n�ral on fut content de son regard. 
 
Il fallait que le marquis e�t parl� du genre d'�ducation que Julien avait re�ue, car un des convives l'attaqua sur Horace: C'est pr�cis�ment en parlant d'Horace que j'ai r�ussi aupr�s de l'�v�que de Besan�on, se dit Julien, apparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur. A partir de cet instant, il fut ma�tre de lui. Ce mouvement fut rendu facile, parce qu'il venait de d�cider que Mlle de La Mole ne serait jamais une femme � ses yeux. Depuis le s�minaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux. Il e�t joui de tout son sang-froid, si la salle � manger e�t �t� meubl�e avec moins de magnificence. C'�tait, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d'Horace, qui lui imposaient encore. Ses phrases n'�taient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux, dont la timidit� tremblante ou heureuse, quand il avait bien r�pondu, redoublait l'�clat. Il fut trouv� agr�able. Cette sorte d'examen jetait un peu d'int�r�t dans un d�ner grave. Le marquis engagea par un signe l'interlocuteur de Julien � le pousser vivement. Serait-il possible qu'il s�t quelque chose, pensait-il! 
 
Julien r�pondit en inventant ses id�es, et perdit assez de sa timidit� pour montrer, non pas de l'esprit, chose impossible � qui ne sait pas la langue dont on se sert � Paris, mais il eut des id�es nouvelles quoique pr�sent�es sans gr�ce ni �-propos et l'on vit qu'il savait parfaitement le latin. 
 
L'adversaire de Julien �tait un acad�micien des Inscriptions, qui, par hasard, savait le latin; il trouva en Julien un tr�s bon humaniste, n'eut plus la crainte de le faire rougir, et chercha r�ellement � l'embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin l'ameublement magnifique de la salle � manger, il en vint � exposer sur les po�tes latins des id�es que l'interlocuteur n'avait lues nulle part. En honn�te homme il en fit honneur au jeune secr�taire. Par bonheur, on entama une discussion sur la question de savoir si Horace a �t� pauvre ou riche: un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers pour s'amuser, comme Chapelle, l'ami de Moli�re et de La Fontaine; ou un pauvre diable de po�te laur�at suivant la Cour et faisant des odes pour le jour de naissance du roi, comme Southey, l'accusateur de lord Byron. On parla de l'�tat de la soci�t� sous Auguste et sous George IV; aux deux �poques l'aristocratie �tait toute-puissante; mais � Rome, elle se voyait arracher le pouvoir par M�c�ne, qui n'�tait que simple chevalier; et en Angleterre elle avait r�duit George � peu pr�s � l'�tat d'un doge de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l'�tat de torpeur o� l'ennui le plongeait au commencement du d�ner. 
 
Julien ne comprenait rien � tous les noms modernes, comme Southey, lord Byron, George IV, qu'il entendait prononcer pour la premi�re fois. Mais il n'�chappa � personne que toutes les fois qu'il �tait question de faits pass�s � Rome, et dont la connaissance pouvait se d�duire des oeuvres d'Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une incontestable sup�riorit�. Julien s'empara sans fa�on de plusieurs id�es qu'il avait apprises de l'�v�que de Besan�on, dans la fameuse discussion qu'il avait eue avec ce pr�lat; ce ne furent pas les moins go�t�es. 
 
Lorsqu'on fut las de parler de po�tes, la marquise, qui se faisait une loi d'admirer tout ce qui amusait son mari, daigna regarder Julien. 
 
-- Les mani�res gauches de ce jeune abb� cachent peut-�tre un homme instruit, dit � la marquise l'acad�micien qui se trouvait pr�s d'elle; et Julien en entendit quelque chose. Les phrases toutes faites convenaient assez � l'esprit de la ma�tresse de la maison; elle adopta celle-ci sur Julien, et se sut bon gr� d'avoir engag� l'acad�micien � d�ner. Il amuse M. de La Mole, pensait-elle. 
 
 
 
CHAPITRE III 
 
 LES PREMIERS PAS 
 
 
 
 Cette immense vall�e remplie de lumi�res �clatantes et de tant de milliers d'hommes �blouit ma vue. Pas un ne me conna�t, tous me sont sup�rieurs. Ma t�te se perd.
Poemi dell'av. REINA.
 
 
 
 
Le lendemain, de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres dans la biblioth�que, lorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte de d�gagement, fort bien cach�e avec des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette invention, Mlle Mathilde paraissait fort �tonn�e et assez contrari�e de le rencontrer l�. Julien lui trouva en papillotes l'air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret de voler des livres dans la biblioth�que de son p�re sans qu'il y par�t. La pr�sence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce qui la contraria d'autant plus, qu'elle venait chercher le second volume deLa Princesse de Babylonede Voltaire, digne compl�ment d'une �ducation �minemment monarchique et religieuse, chef-d'oeuvre du Sacr�-Coeur! Cette pauvre fille, � dix-neuf ans, avait d�j� besoin du piquant de l'esprit pour s'int�resser � un roman. 
 
Le comte Norbert parut dans la biblioth�que vers les trois heures; il venait �tudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oubli� l'existence. Il fut parfait pour lui; il lui offrit de monter � cheval. 
 
-- Mon p�re nous donne cong� jusqu'au d�ner. 
 
Julien comprit ce nous et le trouva charmant. 
 
-- Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s'il s'agissait d'abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de l'�quarrir et d'en faire des planches, je m'en tirerais bien, j'ose le dire; mais monter � cheval, cela ne m'est pas arriv� six fois en ma vie. 
 
-- Eh bien, ce sera la septi�me, dit Norbert. 
 
Au fond, Julien se rappelait l'entr�e du roi de*, � Verri�res, et croyait monter � cheval sup�rieurement. Mais, en revenant du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba, en voulant �viter brusquement un cabriolet, et se couvrit de boue. Bien lui prit d'avoir deux habits. Au d�ner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui demanda des nouvelles de sa promenade; Norbert se h�ta de r�pondre en termes g�n�raux. 
 
-- M. le comte est plein de bont�s pour moi, reprit Julien, je l'en remercie, et j'en sens tout le prix. Il a daign� me faire donner le cheval le plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m'y attacher, et, faute de cette pr�caution, je suis tomb� au beau milieu de cette rue si longue, pr�s du pont. 
 
Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un �clat de rire; ensuite son indiscr�tion demanda des d�tails. Julien s'en tira avec beaucoup de simplicit�; il eut de la gr�ce sans le savoir. 
 
-- J'augure bien de ce petit pr�tre, dit le marquis � l'acad�micien; un provincial simple en pareille occurrence! c'est ce qui ne s'est jamais vu et ne se verra plus; et encore il raconte son malheur devant desdames ! 
 
Julien mit tellement les auditeurs � leur aise sur son infortune, qu'� la fin du d�ner, lorsque la conversation g�n�rale eut pris un autre cours, Mlle Mathilde faisait des questions � son fr�re sur les d�tails de l'�v�nement malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa r�pondre directement, quoiqu'il ne f�t pas interrog�, et tous trois finirent par rire, comme auraient pu faire trois jeunes habitants d'un village au fond d'un bois. 
 
Le lendemain, Julien assista � deux cours de th�ologie, et revint ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva �tabli pr�s de lui, dans la biblioth�que, un jeune homme mis avec beaucoup de soin, mais la tournure �tait mesquine, et la physionomie celle de l'envie. 
 
Le marquis entra. 
 
-- Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d'un ton s�v�re. 
 
-- Je croyais..., reprit le jeune homme en souriant bassement. 
 
-- Non monsieur, vousne croyiez pas . Ceci est un essai, mais il est malheureux. 
 
Le jeune Tanbeau se leva furieux et disparut. C'�tait un neveu de l'acad�micien, ami de Mme de La Mole, il se destinait aux lettres. L'acad�micien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secr�taire. Tanbeau, qui travaillait dans une chambre �cart�e, ayant su la faveur dont Julien �tait l'objet, voulut la partager et le matin il �tait venu �tablir son �critoire dans la biblioth�que. 
 
A quatre heures, Julien osa, apr�s un peu d'h�sitation, para�tre chez le comte Norbert. Celui-ci allait monter � cheval, et fut embarrass�, car il �tait parfaitement poli. 
 
-- Je pense, dit-il � Julien, que bient�t vous irez au man�ge; et apr�s quelques semaines, je serai ravi de monter � cheval avec vous. 
 
-- Je voulais avoir l'honneur de vous remercier des bont�s que vous avez eues pour moi; croyez, monsieur, ajouta Julien d'un air fort s�rieux, que je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n'est pas bless� par suite de ma maladresse d'hier, et s'il est libre, je d�sirerais le monter ce matin. 
 
-- Ma foi, mon cher Sorel, � vos risques et p�rils. Supposez que je vous ai fait toutes les objections que r�clame la prudence; le fait est qu'il est quatre heures, nous n'avons pas de temps � perdre. 
 
Une fois qu'il fut � cheval: 
 
-- Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte. 
 
-- Bien des choses, r�pondit Norbert en riant aux �clats: par exemple, tenir le corps en arri�re. 
 
Julien prit le grand trot. On �tait sur la place Louis XVI. 
 
-- Ah! jeune t�m�raire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore men�es par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps; ils n'iront pas risquer de g�ter la bouche de leur cheval en l'arr�tant tout court. 
 
Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber; mais enfin la promenade finit sans accident. En rentrant, le jeune comte dit � sa soeur: 
 
-- Je vous pr�sente un hardi casse-cou. 
 
A d�ner, parlant � son p�re, d'un bout de la table � l'autre, il rendit justice � la hardiesse de Julien; c'�tait tout ce qu'on pouvait louer dans sa fa�on de monter � cheval. Le jeune comte avait entendu le matin les gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la chute de Julien pour se moquer de lui outrageusement. 
 
Malgr� tant de bont�, Julien se sentit bient�t parfaitement isol� au milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singuliers, et il manquait � tous. Ses b�vues faisaient la joie des valets de chambre. 
 
L'abb� Pirard �tait parti pour sa cure. Si Julien est un faible roseau, qu'il p�risse; si c'est un homme de coeur, qu'il se tire d'affaire tout seul, pensait-il. 
 
 
 
CHAPITRE IV 
 
 L'HOTEL DE LA MOLE 
 
Que fait-il ici? s'y plairait-il? penserait-il y plaire? 
RONSARD.
 
 
 
 
Si tout semblait �trange � Julien, dans le noble salon de l'h�tel de La Mole, ce jeune homme, p�le et v�tu de noir, semblait � son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa � son mari de l'envoyer en mission les jours o� l'on avait � d�ner certains personnages. 
 
-- J'ai envie de pousser l'exp�rience jusqu'au bout, r�pondit le marquis. L'abb� Pirard pr�tend que nous avons tort de briser l'amour-propre des gens que nous admettons aupr�s de nous.On ne s'appuieque sur ce qui r�siste , etc. Celui-ci n'est inconvenant que par sa figure inconnue, c'est du reste un sourd-muet. 
 
Pour que je puisse m'y reconna�tre, il faut, se dit Julien, que j'�crive les noms et un mot sur le caract�re des personnages que je vois arriver dans ce salon. 
 
Il pla�a en premi�re ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour � tout hasard, le croyant prot�g� par un caprice du marquis. C'�taient de pauvres h�res, plus ou moins plats; mais, il faut le dire � la louange de cette classe d'hommes telle qu'on la trouve aujourd'hui dans les salons de l'aristocratie, ils n'�taient pas plats �galement pour tous. Tel d'entre eux se f�t laiss� malmener par le marquis, qui se f�t r�volt� contre un mot dur � lui adress� par Mme de La Mole. 
 
Il y avait trop de fiert� et trop d'ennui au fond du caract�re des ma�tres de la maison; ils �taient trop accoutum�s � outrager pour se d�sennuyer, pour qu'ils pussent esp�rer de vrais amis. Mais, except� les jours de pluie, et dans les moments d'ennui f�roce, qui �taient rares, on les trouvait toujours d'une politesse parfaite. 
 
Si les cinq ou six complaisants qui t�moignaient une amiti� si paternelle � Julien eussent d�sert� l'h�tel de La Mole, la marquise e�t �t� expos�e � de grands moments de solitude; et, aux yeux des femmes de ce rang, la solitude est affreuse: c'est l'embl�me de ladisgr�ce . 
 
Le marquis �tait parfait pour sa femme; il veillait � ce que son salon f�t suffisamment garni; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux coll�gues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez amusants pour y �tre admis comme subalternes. 
 
Ce ne fut que bien plus tard que Julien p�n�tra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l'entretien des maisons bourgeoises n'est abord�e dans celles de la classe du marquis, que dans les instants de d�tresse. 
 
Tel est encore, m�me dans ce si�cle ennuy�, l'empire de la n�cessit� de s'amuser que m�me les jours de d�ners, � peine le marquis avait-il quitt� le salon, tout le monde s'enfuyait. Pourvu qu'on ne plaisant�t ni de Dieu, ni des pr�tres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes prot�g�s par la Cour, ni de tout ce qui est �tabli; pourvu qu'on ne d�t du bien ni de B�ranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler; pourvu surtout qu'on ne parl�t jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout. 
 
Il n'y a pas de cent mille �cus de rentes ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre id�e vive semblait une grossi�ret�. Malgr� le bon ton, la politesse parfaite, l'envie d'�tre agr�able, l'ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui f�t soup�onner une pens�e, ou de trahir quelque lecture prohib�e, se taisaient apr�s quelques mots bien �l�gants sur Rossini et le temps qu'il faisait. 
 
Julien observa que la conversation �tait ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l'�migration. Ces messieurs jouissaient de six � huit mille livres de rente; quatre tenaient pourLa Quotidienne , et trois pourLa Gazette de France . L'un d'eux avait tous les jours � raconter quelque anecdote du Ch�teau o� le motadmirablen'�tait pas �pargn�. Julien remarqua qu'il avait cinq croix, les autres n'en avaient en g�n�ral que trois. 
 
En revanche, on voyait dans l'antichambre dix laquais en livr�e, et toute la soir�e, on avait des glaces ou du th� tous les quarts d'heure; et, sur le minuit, une esp�ce de souper avec du vin de Champagne. 
 
C'�tait la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu'� la fin; du reste, il ne comprenait presque pas que l'on p�t �couter s�rieusement la conversation ordinaire de ce salon, si magnifiquement dor�. Quelquefois, il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-m�mes ne se moquaient pas de ce qu'ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais par coeur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux. 
 
Julien n'�tait pas le seul � s'apercevoir de l'asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soir�e: Je sors de l'h�tel de La Mole, o� j'ai su que la Russie, etc. 
 
Julien apprit, d'un des complaisants, qu'il n'y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait r�compens� une assiduit� de plus de vingt ann�es en faisant pr�fet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-pr�fet depuis la Restauration. 
 
Ce grand �v�nement avait retremp� le z�le de tous ces messieurs; ils se seraient f�ch�s de bien peu de chose auparavant, ils ne se f�ch�rent plus de rien. Rarement, le manque d'�gards �tait direct, mais Julien avait d�j� surpris � table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui �taient plac�s aupr�s d'eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le m�pris sinc�re pour tout ce qui n'�tait pas issu de gensmontant dans les carrosses du roi . Julien observa que le motcroisade�tait le seul qui donn�t � leur figure l'expression du s�rieux profond, m�l� de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance. 
 
Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s'int�ressait � rien qu'� M. de La Mole; il l'entendit avec plaisir protester un jour qu'il n'�tait pour rien dans l'avancement de ce pauvre Le Bourguignon. C'�tait une attention pour la marquise: Julien savait la v�rit� par l'abb� Pirard. 
 
Un matin que l'abb� travaillait avec Julien, dans la biblioth�que du marquis, � l'�ternel proc�s de Frilair: 
 
-- Monsieur, dit Julien tout � coup, d�ner tous les jours avec Mme la marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bont� que l'on a pour moi? 
 
-- C'est un honneur insigne! reprit l'abb�, scandalis�. Jamais M. N... l'acad�micien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n'a pu l'obtenir pour son neveu M. Tanbeau. 
 
-- C'est pour moi, monsieur, la partie la plus p�nible de mon emploi. Je m'ennuyais moins au s�minaire. Je vois b�iller quelquefois jusqu'� Mlle de La Mole, qui pourtant doit �tre accoutum�e � l'amabilit� des amis de la maison. J'ai peur de m'endormir. De gr�ce, obtenez-moi la permission d'aller d�ner � quarante sous dans quelque auberge obscure. 
 
L'abb�, v�ritable parvenu, �tait fort sensible � l'honneur de d�ner avec un grand seigneur. Pendant qu'il s'effor�ait de faire comprendre ce sentiment par Julien, un bruit l�ger leur fit tourner la t�te. Julien vit Mlle de La Mole qui �coutait. Il rougit. Elle �tait venue chercher un livre et avait tout entendu; elle prit quelque consid�ration pour Julien. Celui-l� n'est pas n� � genoux, pensa-t-elle, comme ce vieil abb�. Dieu! qu'il est laid. 
 
A d�ner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole, mais elle eut la bont� de lui adresser la parole. Ce jour-l�, on attendait beaucoup de monde, elle l'engagea � rester. Les jeunes filles de Paris n'aiment gu�re les gens d'un certain �ge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n'avait pas eu besoin de beaucoup de sagacit� pour s'apercevoir que les coll�gues de M. Le Bourguignon, rest�s dans le salon, avaient l'honneur d'�tre l'objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-l�, qu'il y e�t ou non de l'affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux. 
 
Mlle de La Mole �tait le centre d'un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derri�re l'immense berg�re de la marquise. L�, se trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers, amis de Norbert ou de sa soeur. Ces messieurs s'asseyaient sur un grand canap� bleu. A l'extr�mit� du canap�, oppos�e � celle qu'occupait la brillante Mathilde, Julien �tait plac� silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste �tait envi� par tous les complaisants; Norbert y maintenait d�cemment le jeune secr�taire de son p�re, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soir�e. Ce jour-l�, Mlle de La Mole lui demanda quelle pouvait �tre la hauteur de la montagne sur laquelle est plac�e la citadelle de Besan�on. Jamais Julien ne put dire si cette montagne �tait plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il riait de grand coeur de ce qu'on disait dans ce petit groupe; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C'�tait comme une langue �trang�re qu'il e�t comprise [Variante : et admir�e], mais qu'il n'e�t pu parler. 
 
Les amis de Mathilde �taient ce jour-l� en hostilit� continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de la maison eurent d'abord la pr�f�rence, comme �tant mieux connus. On peut juger si Julien �tait attentif; tout l'int�ressait, et le fond des choses et la mani�re d'en plaisanter. 
 
-- Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n'a plus de perruque; est-ce qu'il voudrait arriver � la pr�fecture par le g�nie? Il �tale ce front chauve qu'il dit rempli de hautes pens�es. 
 
-- C'est un homme qui conna�t toute la terre, dit le marquis de Croisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge aupr�s de chacun de ses amis, pendant des ann�es de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l'amiti�, c'est son talent. Tel que vous le voyez, il est d�j� crott�, � la porte d'un de ses amis, d�s les sept heures du matin, en hiver. 
 
Il se brouille de temps en temps, et il �crit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se r�concilie, et il a sept ou huit lettres pour les transports d'amiti�. Mais c'est dans l'�panchement franc et sinc�re de l'honn�te homme qui ne garde rien sur le coeur, qu'il brille le plus. Cette manoeuvre para�t, quand il a quelque service � demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l'am�nerai. 
 
-- Bah! je ne croirais pas � ces propos; c'est jalousie de m�tier entre petites gens, dit le comte de Caylus. 
 
-- M. Descoulis aura un nom dans l'histoire, reprit le marquis; il a fait la Restauration avec l'abb� de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo. 
 
-- Cet homme a mani� des millions, dit Norbert, et je ne con�ois pas qu'il vienne ici embourser les �pigrammes de mon p�re, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis? lui criait-il l'autre jour, d'un bout de la table � l'autre. 
 
-- Mais est-il vrai qu'il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n'a pas trahi? 
 
-- Quoi! dit le comte de Caylus � Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux lib�ral; et que diable vient-il y faire? Il faut que je l'approche, que je lui parle, que je le fasse parler; on dit qu'il a tant d'esprit. 
 
-- Mais comment ta m�re va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a des id�es si extravagantes, si g�n�reuses, si ind�pendantes... 
 
-- Voyez, dit Mlle de La Mole, voil� l'homme ind�pendant, qui salue jusqu'� terre M. Descoulis, et qui saisit sa main. J'ai presque cru qu'il allait la porter � ses l�vres. 
 
-- Sainclair vient ici pour �tre de l'Acad�mie, dit Norbert; voyez comme il salue le baron L..., Croisenois. 
 
-- Il serait moins bas de se mettre � genoux, reprit M. de Luz. 
 
-- Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l'esprit, mais qui arrivez de vos montagnes, t�chez de ne jamais saluer comme fait ce grand po�te, f�t-ce Dieu le p�re. 
 
-- Ah! voici l'homme d'esprit par excellence, M. le baron B�ton, dit Mlle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l'annoncer. 
 
-- Je crois que m�me vos gens se moquent de lui. Quel nom, baron B�ton! dit M. de Caylus. 
 
-- Que fait le nom? nous disait-il l'autre jour, reprit Mathilde. Figurez-vous le duc de Bouillon annonc� pour la premi�re fois; il ne manque au public, � mon �gard, qu'un peu d'habitude... 
 
Julien quitta le voisinage du canap�. Peu sensible encore aux charmantes finesses d'une moquerie l�g�re, pour rire d'une plaisanterie, il pr�tendait qu'elle f�t fond�e en raison. Il ne voyait dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de d�nigrement g�n�ral, et en �tait choqu�. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'� y voir de l'envie, en quoi assur�ment il se trompait. 
 
Le comte Norbert, se disait-il, � qui j'ai vu faire trois brouillons pour une lettre de vingt lignes � son colonel, serait bien heureux s'il avait �crit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair. 
 
Passant inaper�u � cause de son peu d'importance, Julien s'approcha successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron B�ton et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouv� trois ou quatre phrases piquantes. Il sembla � Julien que ce genre d'esprit avait besoin d'espace. 
 
Le baron ne pouvait pas dire des mots; il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour �tre brillant. 
 
--Cet homme disserte, il ne cause pas , disait quelqu'un derri�re Julien. 
 
Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C'est l'homme le plus fin du si�cle. Julien avait souvent trouv� son nom dans leM�morial de Sainte-H�l�neet dans les morceaux d'histoire dict�s par Napol�on. Le comte Chalvet �tait bref dans sa parole; ses traits �taient des �clairs, justes, vifs, profonds. S'il parlait d'une affaire, sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c'�tait plaisir de l'entendre. Du reste, en politique, il �tait cynique effront�. 
 
-- Je suis ind�pendant, moi, disait-il � un monsieur portant trois plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois aujourd'hui de la m�me opinion qu'il y a six semaines? En ce cas, mon opinion serait mon tyran. 
 
Quatre jeunes gens graves, qui l'entouraient, firent la mine; ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il �tait all� trop loin. Heureusement il aper�ut l'honn�te M. Balland, tartufe d'honn�tet�. Le comte se mit � lui parler: on se rapprocha, on comprit que le pauvre Balland allait �tre immol�. A force de morale et de moralit�, quoique horriblement laid, et apr�s des premiers pas dans le monde difficiles � raconter, M. Balland a �pous� une femme fort riche, qui est morte; ensuite une seconde femme fort riche, que l'on ne voit point dans le monde. Il jouit en toute humilit� de soixante mille livres de rentes, et a lui-m�me des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans piti�. Il y eut bient�t autour d'eux un cercle de trente personnes. Tout le monde souriait, m�me les jeunes gens graves, l'espoir du si�cle. 
 
Pourquoi vient-il chez M. de La Mole, o� il est le plastron �videmment? pensa Julien. Il se rapprocha de l'abb� Pirard, pour le lui demander. 
 
M. Balland s'esquiva. 
 
-- Bon! dit Norbert, voil� un des espions de mon p�re parti; il ne reste plus que le petit boiteux Napier. 
 
Serait-ce l� le mot de l'�nigme? pensa Julien. Mais, en ce cas, pourquoi le marquis re�oit-il M. Balland? 
 
Le s�v�re abb� Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer. 
 
-- C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver que des gens tar�s. 
 
C'est que le s�v�re abb� ne connaissait pas ce qui tient � la haute soci�t�. Mais, par ses amis les jans�nistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur extr�me finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-l�, il r�pondit d'abondance de coeur aux questions empress�es de Julien, puis s'arr�ta tout court, d�sol� d'avoir toujours du mal � dire de tout le monde, et se l'imputant � p�ch�. Bilieux, jans�niste, et croyant au devoir de la charit� chr�tienne, sa vie dans le monde �tait un combat. 
 
-- Quelle figure a cet abb� Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien se rapprochait du canap�. 
 
 Julien se sentit irrit�, mais pourtant elle avait raison. M. Pirard �tait sans contredit le plus honn�te homme du salon, mais sa figure couperos�e, qui s'agitait des bourr�lements de sa conscience, le rendait hideux en ce moment. Croyez apr�s cela aux physionomies, pensa Julien; c'est dans le moment o� la d�licatesse de l'abb� Pirard se reproche quelque peccadille, qu'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de ce Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille. L'abb� Pirard avait fait cependant de grandes concessions � son parti, il avait pris un domestique, il �tait fort bien v�tu. 
 
Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c'�tait un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annon�ait le fameux baron de Tolly, sur lequel les �lections venaient de fixer tous les regards. Julien s'avan�a et le vit fort bien. Le baron pr�sidait un coll�ge: il eut l'id�e lumineuse d'escamoter les petits carr�s de papier portant les votes d'un des partis. Mais, pour qu'il y e�t compensation, il les rempla�ait � mesure par d'autres petits morceaux de papier portant un nom qui lui �tait agr�able. Cette manoeuvre d�cisive fut aper�ue par quelques �lecteurs qui s'empress�rent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme �tait encore p�le de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient prononc� le mot de gal�res. M. de La Mole le re�ut froidement. Le pauvre baron s'�chappa. 
 
-- S'il nous quitte si vite, c'est pour aller chez M. Comte, dit le comte Chalvet, et l'on rit. 
 
Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants, la plupart tar�s, mais tous gens d'esprit, qui, ce soir-l�, abordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un minist�re), le petit Tanbeau faisait ses premi�res armes. S'il n'avait pas encore la finesse des aper�us, il s'en d�dommageait, comme on va voir, par l'�nergie des paroles. 
 
-- Pourquoi ne pas condamner cet homme � dix ans de prison? disait-il au moment o� Julien approcha de son groupe; c'est dans un fond de basse-fosse qu'il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir � l'ombre, autrement leur venin s'exalte et devient plus dangereux. A quoi bon le condamner � mille �cus d'amende? II est pauvre, soit, tant mieux; mais son parti payera pour lui. Il fallait cinq cents francs d'amende et dix ans de basse-fosse. 
 
Eh! bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julien, qui admirait le ton v�h�ment et les gestes saccad�s de son coll�gue. La petite figure maigre et tir�e du neveu favori de l'acad�micien �tait hideuse en ce moment. Julien apprit bient�t qu'il s'agissait du plus grand po�te de l'�poque. 
 
-- Ah! monstre! s'�cria Julien � demi haut, et des larmes g�n�reuses vinrent mouiller ses yeux. Ah! petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos. 
 
Voil� pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet homme illustre qu'il calomnie, que de croix, que de sin�cures n'e�t-il pas accumul�es, s'il se f�t vendu, je ne dis pas au plat minist�re de M. de Nerval, mais � quelqu'un de ces ministres passablement honn�tes que nous avons vus se succ�der? 
 
L'abb� Pirard fit signe de loin � Julien; M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment �coutait, les yeux baiss�s, les g�missements d'un �v�que, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accapar� par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l'ex�crait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour. 
 
 Quand la mort nous d�livrera-t-elle de cette vieille pourriture?C'�tait dans ces termes, d'une �nergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son m�rite �tait de savoir tr�s bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer � quelque influence sous le r�gne du nouveau roi d'Angleterre. 
 
L'abb� Pirard passa dans un salon voisin; Julien le suivit: 
 
-- Le marquis n'aime pas les �crivailleurs, je vous en avertis; c'est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l'histoire des Egyptiens, des Perses, etc., il vous honorera et vous prot�gera comme un savant. Mais n'allez pas �crire une page en fran�ais, et surtout sur des mati�res graves et au-dessus de votre position dans le monde, il vous appellerait �crivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant l'h�tel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d'Alembert et Rousseau: � Cela veut raisonner de tout, et n'a pas mille �cus de rente! � 
 
Tout se sait, pensa Julien, ici comme au s�minaire! II avait �crit huit ou dix pages assez emphatiques: c'�tait une sorte d'�loge historique du vieux chirurgien-major qui, disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours �t� ferm� � clef! Il monta chez lui, br�la son manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient quitt�, il ne restait que les hommes � plaques. 
 
Autour de la table, que les gens venaient d'apporter toute servie, se trouvaient sept � huit femmes fort nobles, fort d�votes, fort affect�es, �g�es de trente � trente-cinq ans. La brillante mar�chale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il �tait plus de minuit; elle alla prendre place aupr�s de la marquise. Julien fut profond�ment �mu; elle avait les yeux et le regard de Mme de R�nal. 
 
Le groupe de Mlle de La Mole �tait encore peupl�. Elle �tait occup�e avec ses amis � se moquer du malheureux comte de Thaler. C'�tait le fils unique de ce fameux juif, c�l�bre par les richesses qu'il avait acquises en pr�tant de l'argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir laissant � son fils cent mille �cus de rente par mois, et un nom, h�las, trop connu! Cette position singuli�re e�t exig� de la simplicit� dans le caract�re, ou beaucoup de force de volont�. 
 
Malheureusement, le comte n'�tait qu'un bon homme garni de toutes sortes de pr�tentions qui lui �taient inspir�es par ses flatteurs. 
 
M. de Caylus pr�tendait qu'on lui avait donn� la volont� de demander en mariage Mlle de La Mole (� laquelle le marquis de Croisenois, qui devait �tre duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour). 
 
-- Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volont�, disait piteusement Norbert. 
 
Ce qui manquait peut-�tre le plus � ce pauvre comte de Thaler, c'�tait la facult� de vouloir. Par ce c�t� de son caract�re il e�t �t� digne d'�tre roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le courage de suivre aucun avis jusqu'au bout. 
 
Sa physionomie e�t suffi � elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui inspirer une joie �ternelle. C'�tait un m�lange singulier d'inqui�tude et de d�sappointement; mais de temps � autre on y distinguait fort bien des bouff�es d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens � moustaches le persifl�rent tant qu'ils voulurent, sans qu'il s'en dout�t, et enfin le renvoy�rent comme une heure sonnait: 
 
-- Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent � la porte par le temps qu'il fait? lui dit Norbert. 
 
-- Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher, r�pondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me co�te cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que cent louis; mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que de nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable � celui de l'autre. 
 
La r�flexion de Norbert fit penser au comte qu'il �tait d�cent pour un homme comme lui d'avoir la passion des chevaux, et qu'il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant apr�s en se moquant de lui. 
 
Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a �t� donn� de voir l'autre extr�me de ma situation! Je n'ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouv� c�te � c�te avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l'on se moquait de lui... Une telle vue gu�rit de l'envie. 
 
 CHAPITRE V 
 
 LA SENSIBILITE ET UNE GRANDE DAME DEVOTE 
 
Une id�e un peu vive y a l'air d'une grossi�ret�, tant on y est accoutum� aux mots sans relief. Malheur � qui invente en parlant! 
FAUBLAS.
 
 
 
 
Apr�s plusieurs mois d'�preuves, voici o� en �tait Julien le jour o� l'intendant de la maison lui remit le troisi�me quartier de ses appointements. M. de La Mole l'avait charg� de suivre l'administration de ses terres en Bretagne et enNormandie. Julien y faisait de fr�quents voyages. Il �tait charg�, en chef, de la correspondance relative au fameux proc�s avec l'abb� de Frilair. M. Pirard l'avait instruit. 
 
Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui �taient adress�s, Julien composait des lettres qui presque toutes �taient sign�es. 
 
A l'�cole de th�ologie, ses professeurs se plaignaient de son peu d'assiduit�, mais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs �l�ves les plus distingu�s. Ces diff�rents travaux, saisis avec toute l'ardeur de l'ambition souffrante, avaient bien vite enlev� � Julien les fra�ches couleurs qu'il avait apport�es de la province. Sa p�leur �tait un m�rite aux yeux des jeunes s�minaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup moins m�chants, beaucoup moins � genoux devant un �cu que ceux de Besan�on; eux le croyaient attaqu� de la poitrine. Le marquis lui avait donn� un cheval. 
 
Craignant d'�tre rencontr� dans ses courses � cheval, Julien leur avait dit que cet exercice lui �tait prescrit par les m�decins. L'abb� Pirard l'avait men� dans plusieurs soci�t�s de jans�nistes. Julien fut �tonn�; l'id�e de la religion �tait invinciblement li�e dans son esprit � celle d'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes pieux et s�v�res qui ne songent pas au budget. Plusieurs jans�nistes l'avaient pris en amiti� et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s'ouvrait devant lui. Il connut chez les jans�nistes un comte Altamira qui avait pr�s de six pieds de haut, lib�ral condamn� � mort dans son pays, et d�vot. Cet �trange contraste, la d�votion et l'amour de la libert�, le frappa. 
 
Julien �tait en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouv� qu'il r�pondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manqu� une ou deux fois aux convenances, s'�tait prescrit de ne jamais adresser la parole � Mlle Mathilde. On �tait toujours parfaitement poli � son �gard � l'h�tel de La Mole; mais il se sentait d�chu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire,tout beau tout nouveau . 
 
Peut-�tre �tait-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par l'urbanit� parisienne �tait pass�. 
 
D�s qu'il cessait de travailler, il �tait en proie � un ennui mortel; c'est l'effet dess�chant de la politesse admirable, mais si mesur�e, si parfaitement gradu�e suivant les positions, qui distingue la haute soci�t�. Un coeur un peu sensible voit l'artifice. 
 
Sans doute, on peut reprocher � la province un ton commun ou peu poli; mais on se passionne un peu en vous r�pondant. Jamais � l'h�tel de La Mole l'amour-propre de Julien n'�tait bless�; mais souvent, � la fin de la journ�e, en prenant sa bougie dans l'antichambre, il se sentait l'envie de pleurer. En province, un gar�on de caf� prend int�r�t � vous, s'il vous arrive un accident en entrant dans son caf�; mais si cet accident offre quelque chose de d�sagr�able pour l'amour-propre, en vous plaignant, il r�p�tera dix fois le mot qui vous torture. A Paris, on a l'attention de se cacher pour rire, mais vous �tes toujours un �tranger. 
 
Nous passons sous silence une foule de petites aventures qui eussent donn� des ridicules � Julien, s'il n'e�t pas �t� en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilit� folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs �taient de pr�caution: il tirait le pistolet tous les jours, il �tait un des bons �l�ves des plus fameux ma�tres d'armes. D�s qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu de l'employer � lire comme autrefois, il courait au man�ge et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le ma�tre du man�ge, il �tait presque r�guli�rement jet� par terre. 
 
Le marquis le trouvait commode � cause de son travail obstin�, de son silence, de son intelligence, et, peu � peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles � d�brouiller. Dans les moments o� sa haute ambition lui laissait quelque rel�che, le marquis faisait des affaires avec sagacit�; �port�e de savoir des nouvelles, il jouait � la rente avec bonheur. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait facilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut cherchent dans les affaires de l'amusement et non des r�sultats. Le marquis avait besoin d'un chef d'�tat-major qui m�t un ordre clair et facile � saisir dans toutes ses affaires d'argent. 
 
Mme de La Mole, quoique d'un caract�re si mesur�, se moquait quelquefois de Julien.L'impr�vu , produit par la sensibilit�, est l'horreur des grandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti: S'il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau. Julien, de son c�t�, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s'int�resser � tout d�s qu'on annon�ait le baron de La Joumate. C'�tait un �tre froid, � physionomie impassible. Il �tait petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Ch�teau, et, en g�n�ral, ne disait rien sur rien. Telle �tait sa fa�on de penser. Mme de La Mole e�t �t� passionn�ment heureuse, pour la premi�re fois de sa vie, si elle e�t pu en faire le mari de sa fille. 
 
 
 
CHAPITRE VI 
 
 MANIERE DE PRONONCER 
 
Leur haute mission est de juger avec calme les petits �v�nements de la vie journali�re des peuples. Leur sagesse doit pr�venir les grandes col�res pour les petites causes, ou pour des �v�nements que la voix de la renomm�e transfigure en les portant au loin. 
GRATIUS.
 
 
 
 
Pour un nouveau d�barqu�, qui, par hauteur, ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour, pouss� dans un caf� de la rue Saint-Honor�, par une averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, �tonn� de son regard sombre, le regarda � son tour, absolument comme jadis, � Besan�on, l'amant de Mlle Amanda. 
 
Julien s'�tait reproch� trop souvent d'avoir laiss� passer cette premi�re insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication. L'homme en redingote lui adressa aussit�t les plus sales injures: tout ce qui �tait dans le caf� les entoura; les passants s'arr�taient devant la porte. Par une pr�caution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets; sa main les serrait dans sa poche d'un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna � r�p�ter � son homme de minute en minute:Monsieur, votre adresse? je vous m�prise . 
 
La constance avec laquelle il s'attachait � ces six mots finit par frapper la foule. 
 
Dame! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L'homme � la redingote, entendant cette d�cision souvent r�p�t�e, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l'atteignit au visage, il s'�tait promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas o� il serait touch�. L'homme s'en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures. 
 
Julien se trouva baign� de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m'�mouvoir � ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilit� si humiliante? 
 
[Variante : Il e�t voulu pouvoir se battre � l'instant. Mais une difficult� l'arr�tait. Dans tout ce grand Paris,] O� prendre un t�moin? il n'avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutes, r�guli�rement, au bout de six semaines de relations, s'�loignaient de lui. Je suis insociable, et m'en voil� cruellement puni, pensa-t-il. Enfin, il eut l'id�e de chercher un ancien lieutenant du 96e, nomm� Li�vin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sinc�re avec lui. 
 
-- Je veux bien �tre votre t�moin, dit Li�vin, mais � une condition: si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, s�ance tenante. 
 
-- Convenu, dit Julien enchant�, et ils all�rent chercher M. C. de Beauvoisis � l'adresse indiqu�e par ses billets, au fond du faubourg Saint-Germain. 
 
Il �tait sept heures du matin. Ce ne fut qu'en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien �tre le jeune parent de Mme de R�nal, employ�jadis � l'ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait donn� une lettre de recommandation au chanteur Geronimo. 
 
Julien avait remis � un grand valet de chambre une des cartes jet�es la veille, et une des siennes. 
 
On le fit attendre, lui et son t�moin, trois grands quarts d'heure; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'�l�gance. Ils trouv�rent un grand jeune homme, mis comme une poup�e; ses traits offraient la perfection et l'insignifiance de la beaut� grecque. Sa t�te, remarquablement �troite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils �taient fris�s avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne d�passait l'autre. C'est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariol�e, le pantalon du matin, tout, jusqu'aux pantoufles brod�es, �tait correct et merveilleusement soign�. Sa physionomie, noble et vide, annon�ait des id�es convenables et rares: l'id�al de l'homme aimable, l'horreur de l'impr�vu et de la plaisanterie, beaucoup de gravit�. 
 
Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqu� que se faire attendre longtemps, apr�s lui avoir jet� si grossi�rement sa carte � la figure, �tait une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l'intention d'�tre insolent, mais il aurait bien voulu en m�me temps �tre de bon ton. 
 
Il fut si frapp� de la douceur des mani�res de M. de Beauvoisis, de son air � la fois compass�, important et content de soi, de l'�l�gance admirable de ce qui l'entourait, qu'il perdit en un clin d'oeil toute id�e d'�tre insolent. Ce n'�tait pas son homme de la veille. Son �tonnement fut tel de rencontrer un �tre aussi distingu� au lieu du grossier personnage rencontr� au caf�, qu'il ne put trouver une seule parole. Il pr�senta une des cartes qu'on lui avait jet�es. 
 
-- C'est mon nom, dit l'homme � la mode, auquel l'habit noir de Julien, d�s sept heures du matin, inspirait assez peu de consid�ration; mais je ne comprends pas, d'honneur... 
 
La mani�re de prononcer ces derniers mots rendit � Julien une partie de son humeur. 
 
-- Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d'un trait toute l'affaire. 
 
M. Charles de Beauvoisis, apr�s y avoir m�rement pens�, �tait assez content de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staub, c'est clair, se disait-il en l'�coutant parler; ce gilet est de bon go�t, ces bottes sont bien; mais, d'un autre c�t�, cet habit noir d�s le grand matin!... Ce sera pour mieux �chapper � la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis. 
 
D�s qu'il se fut donn� cette explication, il revint � une politesse parfaite, et presque d'�gal � �gal envers Julien. Le colloque fut assez long, l'affaire �tait d�licate; mais enfin Julien ne put se refuser � l'�vidence. Le jeune homme si bien n� qu'il avait devant lui n'offrait aucun point de ressemblance avec le grossier personnage qui, la veille, l'avait insult�. 
 
Julien �prouvait une invincible r�pugnance � s'en aller, il faisait durer l'explication. Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c'est ainsi qu'il s'�tait nomm� en parlant de lui, choqu� de ce que Julien l'appelait tout simplement monsieur. 
 
Il admirait sa gravit�, m�l�e d'une certaine fatuit� modeste, mais qui ne l'abandonnait pas un seul instant. Il �tait �tonn� de sa mani�re singuli�re de remuer la langue en pronon�ant les mots... Mais enfin, dans tout cela, il n'y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle. 
 
Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de gr�ce, mais l'ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes �cart�es, les mains sur les cuisses, et les coudes en dehors, d�cida que son ami M. Sorel n'�tait point fait pour chercher une querelle d'Allemand � un homme, parce qu'on avait vol� � cet homme ses billets de visite. 
 
Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l'attendait dans la cour, devant le perron; par hasard, Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher. 
 
Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son si�ge et l' accabler de coups de cravache ne fut que l'affaire d'un instant. Deux laquais voulurent d�fendre leur camarade; Julien re�ut des coups de poing: au m�me instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur eux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l'affaire d'une minute. 
 
Le chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravit� la plus plaisante, r�p�tant avec sa prononciation de grand seigneur: 
 
-- Qu'est �a? qu'est �a? 
 
Il �tait �videmment fort curieux, mais l'importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d'int�r�t. Quand il sut de quoi il s'agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid l�g�rement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate. 
 
Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre: il voulut diplomatiquement aussi conserver � son ami les avantages de l'initiative. 
 
-- Pour le coup, s'�cria-t-il, il y a l� mati�re � duel! 
 
-- Je le croirais assez, reprit le diplomate. 
 
-- Je chasse ce coquin, dit-il � ses laquais; qu'un autre monte. 
 
On ouvrit la porti�re de la voiture: le chevalier voulut absolument en faire les honneurs � Julien et � son t�moin. On alla chercher un ami de M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en allant fut vraiment bien. Il n'y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre. 
 
Ces messieurs, quoique tr�s nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent d�ner chez M. de La Mole; et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant apr�s, ils se permettent d'�tre ind�cents. On parlait des danseuses que le public avait distingu�es dans un ballet donn� la veille. Ces messieurs faisaient allusion � des anecdotes piquantes que Julien et son t�moin, le lieutenant du 96e, ignoraient absolument. Julien n'eut point la sottise de pr�tendre les savoir; il avoua de bonne gr�ce son ignorance. Cette franchise plut � l'ami du chevalier; il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands d�tails, et fort bien. 
 
Une chose �tonna infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au milieu de la rue, pour la procession de la F�te-Dieu, arr�ta un instant la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries; le cur�, suivant eux, �tait fils d'un archev�que. Jamais chez le marquis de La Mole, qui voulait �tre duc, on n'e�t os� prononcer un tel mot. 
 
Le duel fut fini en un instant: Julien eut une balle dans le bras; on le lui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de l'eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien tr�s poliment de lui permettre de le reconduire chez lui, dans la m�me voiture qui l'avait amen�. Quand Julien indiqua l'h�tel de La Mole, il y eut �change de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien �tait l�, mais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e. 
 
Mon Dieu! un duel, n'est-ce que �a! pensait Julien. Que je suis heureux d'avoir retrouv� ce cocher! Quel serait mon malheur, si j'avais d� supporter encore cette injure dans un caf�! La conversation amusante n'avait presque pas �t� interrompue. Julien comprit alors que l'affectation diplomatique est bonne � quelque chose. 
 
L'ennui n'est donc point inh�rent, se disait-il, � une conversation entre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de la F�te-Dieu, ils osent raconter et avec d�tails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le raisonnement sur la chose politique, et ce manque-l� est plus que compens� par la gr�ce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions. Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je serais heureux de les voir souvent! 
 
A peine se fut-on quitt�, que le chevalier de Beauvoisis courut aux informations: elles ne furent pas brillantes. 
 
Il �tait fort curieux de conna�tre son homme; pouvait-il d�cemment lui faire une visite? Le peu de renseignements qu'il put obtenir n'�taient pas d'une nature encourageante. 
 
-- Tout cela est affreux! dit-il � son t�moin. Il est impossible que j'avoue m'�tre battu avec un simple secr�taire de M. de La Mole, et encore parce que mon cocher m'a vol� mes cartes de visite. 
 
-- Il est s�r qu'il y aurait dans tout cela possibilit� de ridicule. 
 
Le soir m�me, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Sorel, d'ailleurs un jeune homme parfait, �tait fils naturel d'un ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficult�. Une fois qu'il fut �tabli, le jeune diplomate et son ami daign�rent faire quelques visites � Julien, pendant les quinze jours qu'il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu'il n'�tait all� qu'une fois en sa vie � l'Op�ra. 
 
-- Cela est �pouvantable, lui dit-on, on ne va que l�; il faut que votre premi�re sortie soit pour leComte Ory . 
 
A l'Op�ra, le chevalier de Beauvoisis le pr�senta au fameux chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succ�s. 
 
Julien faisait presque la cour au chevalier; ce m�lange de respect pour soi-m�me, d'importance myst�rieuse et de fatuit� de jeune homme l'enchantait. Par exemple le chevalier b�gayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce d�faut. Jamais Julien n'avait trouv� r�unis dans un seul �tre le ridicule qui amuse et la perfection des mani�res qu'un pauvre provincial doit chercher � imiter. 
 
On le voyait � l'Op�ra avec le chevalier de Beauvoisis; cette liaison fit prononcer son nom. 
 
-- Eh bien! lui dit un jour M. de La Mole, vous voil� donc le fils naturel d'un riche gentilhomme de Franche-Comt�, mon ami intime? 
 
Le marquis coupa la parole � Julien, qui voulait protester qu'il n'avait contribu� en aucune fa�on � accr�diter ce bruit. 
 
-- M. de Beauvoisis n'a pas voulu s'�tre battu contre le fils d'un charpentier. 
 
-- Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole; c'est � moi maintenant de donner de la consistance � ce r�cit, qui me convient. Mais j'ai une gr�ce � vous demander, et qui ne vous co�tera qu'une petite demi-heure de votre temps: tous les jours d'Op�ra, � onze heures et demie, allez assister dans le vestibule � la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des fa�ons de province, il faudrait vous en d�faire; d'ailleurs il n'est pas mal de conna�tre, au moins de vue, de grands personnages aupr�s desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconna�tre; on vous a donn� les entr�es. 
 
 
 
 CHAPITRE VII 
 
 UNE ATTAQUE DE GOUTTE 
 
Et j'eus de l'avancement, non pour mon m�rite, mais parce que mon ma�tre avait la goutte. 
BERTOLOTTI.
 
 
 
 
Le lecteur est peut-�tre surpris de ce ton libre et presque amical; nous avons oubli� de dire que depuis six semaines le marquis �tait retenu chez lui par une attaque de goutte. 
 
Mlle de La Mole et sa m�re �taient � Hy�res, aupr�s de la m�re de la marquise. Le comte Norbert ne voyait son p�re que des instants; ils �taient fort bien l'un pour l'autre, mais n'avaient rien � se dire. M. de La Mole, r�duit � Julien, fut �tonn� de lui trouver des id�es. Il se faisait lire les journaux. Bient�t le jeune secr�taire fut en �tat de choisir les passages int�ressants. Il y avait un journal nouveau que le marquis abhorrait; il avait jur� de ne le jamais lire, et chaque jour en parlait. Julien riait [Variante: et admirait la pauvret� du duel entre le pouvoir et une id�e. Cette petitesse du marquis lui rendait tout le sang-froid qu'il �tait tent� de perdre en passant des soir�es t�te-�-t�te avec un si grand seigneur.] Le marquis, irrit� contre le temps pr�sent, se fit lire Tite-Live; la traduction improvis�e sur le texte latin l'amusait. 
 
Un jour le marquis dit avec ce ton de politesse excessive qui souvent impatientait Julien: 
 
-- Permettez, mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d'un habit bleu: quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez, � mes yeux, le fr�re cadet du comte de Chaulnes, c'est-�-dire le fils de mon ami le vieux duc. 
 
Julien ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait; le soir m�me il essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un �gal. Julien avait un coeur digne de sentir la vraie politesse, mais il n'avait pas d'id�e des nuances. Il e�t jur�, avant cette fantaisie du marquis, qu'il �tait impossible d'�tre re�u par lui avec plus d'�gards. Quel admirable talent! se dit Julien; quand il se leva pour sortir, le marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l'accompagner � cause de sa goutte. 
 
Cette id�e singuli�re occupa Julien: Se moquerait-il de moi? pensa-t-il. Il alla demander conseil � l'abb� Pirard, qui, moins poli que le marquis, ne lui r�pondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le lendemain matin Julien se pr�senta au marquis, en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres � signer. Il en fut re�u � l'ancienne mani�re. Le soir en habit bleu, ce fut un ton tout diff�rent et absolument aussi poli que la veille. 
 
-- Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez la bont� de faire � un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il faudrait lui parler de tous les petits incidents de votre vie, mais franchement et sans songer � autre chose qu'� raconter clairement et d'une fa�on amusante. Car il faut s'amuser, continua le marquis; il n'y a que cela de r�el dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie � la guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d'un million; mais si j'avais Rivarol, ici, aupr�s de ma chaise longue, tous les jours il m'�terait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup connu � Hambourg, pendant l'�migration. 
 
Et le marquis conta � Julien les anecdotes de Rivarol avec les Hambourgeois qui s'associaient quatre pour comprendre un bon mot. 
 
M. de La Mole, r�duit � la soci�t� de ce petit abb�, voulut l'�moustiller. Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on lui demandait la v�rit�, Julien r�solut de tout dire; mais en taisant deux choses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au marquis, et la parfaite incr�dulit� qui n'allait pas trop bien � un futur cur�. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort � propos. Le marquis rit aux larmes de la sc�ne dans le caf� de la rue Saint-Honor�, avec le cocher qui l'accablait d'injures sales. Ce fut l'�poque d'une franchise parfaite dans les relations entre le ma�tre et le prot�g�. 
 
M. de La Mole s'int�ressa � ce caract�re singulier. Dans les commencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d'en jouir; bient�t il trouva plus d'int�r�t � corriger tout doucement les fausses mani�res de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux qui arrivent � Paris admirent tout, pensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils ont trop d'affectation, lui n'en a pas assez, et les sots le prennent pour un sot. 
 
L'attaque de goutte fut prolong�e par les grands froids de l'hiver et dura plusieurs mois. 
 
On s'attache bien � un bel �pagneul, se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m'attacher � ce petit abb�? il est original. Je le traite comme un fils; eh bien! o� est l'inconv�nient? Cette fantaisie, si elle dure, me co�tera un diamant de cinq cents louis dans mon testament. 
 
Une fois que le marquis eut compris le caract�re ferme de son prot�g�, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire. 
 
Julien remarqua avec effroi qu'il arrivait � ce grand seigneur de lui donner des d�cisions contradictoires sur le m�me objet. 
 
Ceci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec lui sans apporter un registre sur lequel il �crivait les d�cisions, et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les d�cisions relatives � chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres. 
 
Cette id�e sembla d'abord le comble du ridicule et de l'ennui. Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les d�penses des terres que Julien �tait charg� d'administrer. 
 
Ces mesures �claircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu'il put se donner le plaisir d'entreprendre deux ou trois nouvelles sp�culations sans le secours de son pr�te-nom qui le volait. 
 
-- Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour � son jeune ministre. 
 
-- Monsieur, ma conduite peut �tre calomni�e. 
 
-- Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur. 
 
-- Que vous veuilliez bien prendre un arr�t� et l'�crire de votre main sur le registre: cet arr�t� me donnera une somme de trois mille francs. Au reste, c'est M. l'abb� Pirard qui a eu l'id�e de toute cette comptabilit�. Le marquis, avec la mine ennuy�e du marquis de Moncade �coutant les comptes de M. Poisson, son intendant, �crivit la d�cision. 
 
Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n'�tait jamais question d'affaires. Les bont�s du marquis �taient si flatteuses pour l'amour-propre toujours souffrant de notre h�ros, que bient�t, malgr� lui, il �prouva une sorte d'attachement pour ce vieillard aimable. Ce n'est pas que Julien f�t sensible, comme on l'entend � Paris; mais ce n'�tait pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parl� avec tant de bont�. Il remarquait avec �tonnement que le marquis avait pour son amour-propre des m�nagements de politesse qu'il n'avait jamais trouv�s chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien �tait plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le p�re du marquis �tait un grand seigneur. 
 
Un jour, � la fin d'une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son pr�te-nom venait de lui apporter de la Bourse. 
 
-- J'esp�re, monsieur le marquis, ne pas m'�carter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot. 
 
-- Parlez, mon ami. 
 
-- Que monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n'est pas � l'homme en habit noir qu'il est adress�, et il g�terait tout � fait les fa�ons que l'on a la bont� de tol�rer chez l'homme en habit bleu. 
 
Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder. 
 
Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir � l'abb� Pirard. 
 
-- Il faut que je vous avoue enfin une chose, mon cher abb�. Je connais la naissance de Julien, et je vous autorise � ne pas me garder le secret sur cette confidence. 
 
Son proc�d� de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je l'anoblis. 
 
Quelque temps apr�s, le marquis put enfin sortir. 
 
-- Allez passer deux mois � Londres, dit-il � Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres re�ues par moi avec mes notes. Vous ferez les r�ponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa r�ponse. J'ai calcul� que le retard ne sera que de cinq jours. 
 
En courant la poste sur la route de Calais, Julien s'�tonnait de la futilit� des pr�tendues affaires pour lesquelles on l'envoyait. 
 
Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d'horreur il toucha le sol anglais. On conna�t sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-H�l�ne et en recevant la r�compense par dix ann�es de minist�re. 
 
A Londres, il connut enfin la haute fatuit�. Il s'�tait li� avec de jeunes seigneurs russes qui l'initi�rent. 
 
-- Vous �tes pr�destin�, mon cher Sorel, lui disaient-ils, vous avez naturellement cette mine froide et �mille lieues de la sensation pr�sente , que nous cherchons tant � nous donner. 
 
-- Vous n'avez pas compris votre si�cle, lui disait le prince Korasoff:Faites toujours le contraire de ce qu'on attend de vous . Voil�, d'honneur, la seule religion de l'�poque. Ne soyez ni fou, ni affect�, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le pr�cepte ne serait plus accompli. 
 
Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke, qui l'avait engag� � d�ner, ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. La fa�on dont Julien se conduisit au milieu des vingt personnes qui attendaient est encore cit�e parmi les jeunes secr�taires d'ambassade � Londres. Sa mine fut impayable. 
 
Il voulut voir, malgr� les dandys ses amis, le c�l�bre Philippe Vane, le seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke. Il le trouva achevant sa septi�me ann�e de prison. L'aristocratie ne badine pas en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est d�shonor�, vilipend�, etc. 
 
Julien le trouva gaillard; la rage de l'aristocratie le d�sennuyait. Voil�, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j'aie vu en Angleterre. 
 
 L'id�e la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui avait dit Vane...
 
Nous supprimons le reste du syst�me comme cynique. 
 
A son retour: 
 
-- Quelle id�e amusante m'apportez-vous d'Angleterre? lui dit M. de La Mole... 
 
Il se taisait. 
 
-- Quelle id�e apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis vivement. 
 
-- Primo, dit Julien, l'Anglais le plus sage est fou une heure par jour; il est visit� par le d�mon du suicide, qui est le dieu du pays. 
 
2� L'esprit et le g�nie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en d�barquant en Angleterre. 
 
3� Rien au monde n'est beau, admirable, attendrissant comme les paysages anglais. 
 
-- A mon tour, dit le marquis: 
 
Primo, pourquoi allez-vous dire, au bal chez l'ambassadeur de Russie, qu'il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui d�sirent passionn�ment la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois? 
 
-- On ne sait comment faire en parlant � nos grands diplomates, dit Julien. Ils ont la manie d'ouvrir des discussions s�rieuses. Si l'on s'en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l'on se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont �tonn�s, ne savent que r�pondre, et le lendemain matin � sept heures, ils vous font dire par le premier secr�taire d'ambassade qu'on a �t� inconvenant. 
 
-- Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l'homme profond, que vous n'avez pas devin� ce que vous �tes all� faire en Angleterre. 
 
-- Pardonnez-moi, reprit Julien; j'y ai �t� pour d�ner une fois la semaine chez l'ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes. 
 
-- Vous �tes all� chercher la croix que voil�, lui dit le marquis. Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noir, et je suis accoutum� au ton plus amusant que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu. Jusqu'� nouvel ordre, entendez bien ceci: quand je verrai cette croix, vous serez le fils cadet de mon ami le duc de Chaulnes, qui sans s'en douter, est depuis six mois employ� dans la diplomatie. Remarquez, ajouta le marquis, d'un air fort s�rieux, et coupant court aux actions de gr�ces, que je ne veux point vous sortir de votre �tat. C'est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le prot�g�. Quand mes proc�s vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l'abb� Pirard, etrien de plus , ajouta le marquis d'un ton fort sec. 
 
-- Cette croix mit � l'aise l'orgueil de Julien; il parla beaucoup plus. Il se crut moins souvent offens� et pris de mire par ces propos, susceptibles de quelque explication peu polie, et qui, dans une conversation anim�e, peuvent �chapper � tout le monde. 
 
Cette croix lui valut une singuli�re visite; ce fut celle de M. le baron de Valenod, qui venait � Paris remercier le minist�re de sa baronnie et s'entendre avec lui. Il allait �tre nomm� maire de Verri�res en remplacement de M. de R�nal. 
 
Julien rit bien, int�rieurement, quand M. de Valenod lui fit entendre qu'on venait de d�couvrir que M. de R�nal �tait un jacobin. Le fait est que, dans une r��lection qui se pr�parait, [Variante: une r��lection g�n�rale qu'on pr�parait pour la Chambre des d�put�s,] le nouveau baron �tait le candidat du minist�re, et au grand coll�ge du d�partement, � la v�rit� fort ultra, c'�tait M. de R�nal qui �tait port� par les lib�raux. 
 
Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de R�nal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalit�, et fut imp�n�trable. Il finit par demander � Julien la voix de son p�re dans les �lections qui allaient avoir lieu. Julien promit d'�crire. 
 
-- Vous devriez, monsieur le chevalier, me pr�senter � M. le marquis de La Mole. 
 
En effet, je le devrais, pensa Julien; mais un tel coquin!... 
 
-- En v�rit�, r�pondit-il, je suis un trop petit gar�on � l'h�tel de La Mole pour prendre sur moi de pr�senter. 
 
Julien disait tout au marquis: le soir il lui conta la pr�tention du Valenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814. 
 
-- Non seulement, reprit M. de La Mole, d'un air fort s�rieux, vous me pr�senterez demain le nouveau baron, mais je l'invite � d�ner pour apr�s-demain. Ce sera un de nos nouveaux pr�fets. 
 
-- En ce cas, reprit Julien froidement, je demande la place de directeur du d�p�t de mendicit� pour mon p�re. 
 
-- A la bonne heure, dit le marquis en reprenant l'air gai; accord�; je m'attendais � des moralit�s. Vous vous formez. 
 
M. de Valenod apprit � Julien que le titulaire du bureau de loterie de Verri�res venait de mourir: Julien trouva plaisant de donner cette place � M. de Cholin, ce vieil imb�cile dont jadis il avait ramass� la p�tition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bon coeur de la p�tition que Julien r�cita en lui faisant signer la lettre qui demandait cette place au ministre des finances. 
 
A peine M. de Cholin nomm�, Julien apprit que cette place avait �t� demand�e par la d�putation du d�partement pour M. Gros, le c�l�bre g�om�tre: cet homme g�n�reux n'avait que quatorze cents francs de rente, et chaque ann�e pr�tait six cents francs au titulaire qui venait de mourir, pour l'aider � �lever sa famille. 
 
Julien fut �tonn� de ce qu'il avait fait. [Variante: Cette famille du mort, comment vit-elle aujourd'hui? Cette id�e lui serra le coeur.] Ce n'est rien, se dit-il; il faudra en venir � bien d'autres injustices, si je veux parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles sentimentales: pauvre M. Gros! c'est lui qui m�ritait la croix, c'est moi qui l'ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne. 
 
 
 
CHAPITRE VIII 
 
 QUELLE EST LA DECORATION QUI DISTINGUE? 
 
Ton eau ne me rafra�chit pas, dit le g�nie alt�r�.-- C'est pourtant le puits le plus frais de tout le Diar B�kir. 
PELLICO.
 
 
 
 
Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec int�r�t, parce que, de toutes les siennes, c'�tait la seule qui e�t appartenu au c�l�bre Boniface de La Mole. Il trouva � l'h�tel la marquise et sa fille, qui arrivaient d'Hy�res. 
 
Julien �tait un dandy maintenant, et comprenait l'art de vivre � Paris. Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir gard� aucun souvenir des temps o� elle lui demandait si gaiement des d�tails sur sa mani�re de tomber de cheval [Variante : avec gr�ce]. 
 
Mlle de La Mole le trouva grandi et p�li. Sa taille, sa tournure n'avaient plus rien du provincial; il n'en �tait pas ainsi de sa conversation: on y remarquait encore trop de s�rieux, trop de positif. Malgr� ces qualit�s raisonnables, gr�ce � son orgueil, elle n'avait rien de subalterne; on sentait seulement qu'il regardait encore trop de choses comme importantes. Mais on voyait qu'il �tait homme � soutenir son dire. 
 
-- Il manque de l�g�ret�, mais non pas d'esprit, dit Mlle de La Mole � son p�re, en plaisantant avec lui sur la croix qu'il avait donn�e � Julien. Mon fr�re vous l'a demand�e pendant dix-huit mois, et c'est un La Mole!... 
 
-- Oui, mais Julien a de l'impr�vu, c'est ce qui n'est jamais arriv� au La Mole dont vous me parlez. 
 
On annon�a M. le duc de Retz. 
 
Mathilde se sentit saisie d'un b�illement irr�sistible; [Variante : � le voir, il lui semblait qu'] elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitu�s du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre � Paris. Et cependant � Hy�res elle regrettait Paris. 
 
Et pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle: c'est l'�ge du bonheur, disent tous ces nigauds � tranches dor�es. Elle regardait huit ou dix volumes de po�sies nouvelles, accumul�s, pendant le voyage de Provence, sur la console du salon. Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz, et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la po�sie, le midi, etc., etc. 
 
Ces yeux si beaux, o� respirait l'ennui le plus profond, et, pis encore, le d�sespoir de trouver le plaisir, s'arr�t�rent sur Julien. Du moins, il n'�tait pas exactement comme un autre. 
 
-- Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, br�ve, et qui n'a rien de f�minin, qu'emploient les jeunes femmes de la haute classe, monsieur Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz? 
 
-- Mademoiselle, je n'ai pas eu l'honneur d'�tre pr�sent� � M. le duc. (On e�t dit que ces mots et ce titre �corchaient la bouche du provincial orgueilleux.) 
 
-- Il a charg� mon fr�re de vous amener avec lui; et, si vous y �tiez venu, vous m'auriez donn� des d�tails sur la terre de Villequier; il est question d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le ch�teau est logeable, et si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant de r�putations usurp�es! 
 
Julien ne r�pondait pas. 
 
-- Venez au bal avec mon fr�re, ajouta-t-elle d'un ton fort sec. 
 
Julien salua avec respect. Ainsi, m�me au milieu du bal, je dois des comptes � tous les membres de la famille. Ne suis-je pas pay� comme homme d'affaires? Sa mauvaise humeur ajouta: Dieu sait encore si ce que je dirai � la fille ne contrariera pas les projets du p�re, du fr�re, de la m�re! C'est une v�ritable cour de prince souverain. Il faudrait y �tre d'une nullit� parfaite, et cependant ne donner � personne le droit de se plaindre. 
 
Que cette grande fille me d�pla�t! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Mole, que sa m�re avait appel�e pour la pr�senter � plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes, sa robe lui tombe des �paules... elle est encore plus p�le qu'avant son voyage... Quels cheveux sans couleur, � force d'�tre blonds! On dirait que le jour passe � travers!... Que de hauteur dans cette fa�on de saluer, dans ce regard! quels gestes de reine! 
 
Mlle de La Mole venait d'appeler son fr�re, au moment o� il quittait le salon. 
 
Le comte Norbert s'approcha de Julien: 
 
-- Mon cher Sorel, lui dit-il, o� voulez-vous que je vous prenne � minuit pour le bal de M. de Retz? Il m'a charg� express�ment de vous amener. 
 
-- Je sais bien � qui je dois tant de bont�s, r�pondit Julien, en saluant jusqu'� terre. 
 
Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver � reprendre au ton de politesse et m�me d'int�r�t avec lequel Norbert lui avait parl�, se mit � s'exercer sur la r�ponse que lui, Julien, avait faite � ce mot obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse. 
 
Le soir, en arrivant au bal, il fut frapp� de la magnificence de l'h�tel de Retz. La cour d'entr�e �tait couverte d'une immense tente de coutil cramoisi avec des �toiles en or: rien de plus �l�gant. Au-dessous de cette tente, la cour �tait transform�e en un bois d'orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment les vases, les lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures �tait sabl�. 
 
Cet ensemble parut extraordinaire � notre provincial. Il n'avait pas l'id�e d'une telle magnificence; en un instant son imagination �mue fut � mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal, Norbert �tait heureux, et lui voyait tout en noir; � peine entr�s dans la cour, les r�les chang�rent. 
 
Norbert n'�tait sensible qu'� quelques d�tails, qui, au milieu de tant de magnificence, n'avaient pu �tre soign�s. Il �valuait la d�pense de chaque chose, et, � mesure qu'il arrivait � un total �lev�, Julien remarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur. 
 
Pour lui, il arriva s�duit, admirant, et presque timide � force d'�motion, dans le premier des salons o� l'on dansait. On se pressait � la porte du second, et la foule �tait si grande, qu'il lui fut impossible d'avancer. La d�coration de ce second salon repr�sentait l'Alhambra de Grenade. 
 
-- C'est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme � moustaches, dont l'�paule entrait dans la poitrine de Julien. 
 
-- Mlle Fourmont, qui tout l'hiver a �t� la plus jolie, lui r�pondait son voisin, s'aper�oit qu'elle descend � la seconde place: vois son air singulier. 
 
-- Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce sourire gracieux au moment o� elle figure seule dans cette contredanse. C'est, d'honneur, impayable. 
 
-- Mlle de La Mole a l'air d'�tre ma�tresse du plaisir que lui fait son triomphe, dont elle s'aper�oit fort bien. On dirait qu'elle craint de plaire � qui lui parle. 
 
-- Tr�s bien! voil� l'art de s�duire. 
 
Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme s�duisante; sept ou huit hommes plus grands que lui l'emp�chaient de la voir. 
 
-- Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le jeune homme � moustaches. 
 
-- Et ces grands yeux bleus qui s'abaissent si lentement au moment o� l'on dirait qu'ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma foi, rien de plus habile. 
 
-- Vois comme aupr�s d'elle la belle Fourmont a l'air commun, dit un troisi�me. 
 
-- Cet air de retenue veut dire: Que d'amabilit� je d�ploierais pour vous, si vous �tiez l'homme digne de moi! 
 
-- Et qui peut �tre digne de la sublime Mathilde? dit le premier: quelque prince souverain, beau, spirituel, bien fait, un h�ros � la guerre, et �g� de vingt ans tout au plus. 
 
-- Le fils naturel de l'empereur de Russie... auquel, en faveur de ce mariage, on ferait une souverainet�... ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de paysan habill�... 
 
La porte fut d�gag�e, Julien put entrer. 
 
Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poup�es, elle vaut la peine que je l'�tudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-l�. 
 
Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir m'appelle, se dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son expression. La curiosit� le faisait avancer avec un plaisir que la robe fort basse des �paules de Mathilde augmenta bien vite, � la v�rit� d'une mani�re peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beaut� a de la jeunesse, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien reconnut ceux qu'il avait entendus � la porte, �taient entre elle et lui. 
 
-- Vous monsieur, qui avez �t� ici tout l'hiver, lui dit-elle, n'est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison? 
 
Il ne r�pondait pas. 
 
-- Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent d'une fa�on parfaite. 
 
Les jeunes gens se retourn�rent pour voir quel �tait l'homme heureux dont on voulait absolument avoir une r�ponse. Elle ne fut pas encourageante. 
 
-- Je ne saurais �tre un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie � �crire: c'est le premier bal de cette magnificence que j'aie vu. 
 
Les jeunes gens � moustaches furent scandalis�s. 
 
-- Vous �tes un sage, monsieur Sorel, reprit-on avec un int�r�t plus marqu�; vous voyez tous ces bals, toutes ces f�tes, comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous �tonnent sans vous s�duire. 
 
Un mot venait d'�teindre l'imagination de Julien et de chasser de son coeur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un d�dain un peu exag�r� peut-�tre. 
 
-- J.-J. Rousseau, r�pondit-il, n'est � mes yeux qu'un sot, lorsqu'il s'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait le coeur d'un laquais parvenu. 
 
-- Il a fait leContrat social , dit Mathilde du ton de la v�n�ration. 
 
-- Tout en pr�chant la r�publique et le renversement des dignit�s monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la direction de sa promenade apr�s d�ner pour accompagner un de ses amis. 
 
-- Ah! oui, le duc de Luxembourg � Montmorency accompagne un M. Coindet du c�t� de Paris..., reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l'abandon de la premi�re jouissance de p�danterie. Elle �tait ivre de son savoir, � peu pr�s comme l'acad�micien qui d�couvrit l'existence du roi Feretrius. L'oeil de Julien resta p�n�trant et s�v�re. Mathilde avait eu un moment d'enthousiasme; la froideur de son partner la d�concerta profond�ment. Elle fut d'autant plus �tonn�e, que c'�tait elle qui avait coutume de produire cet effet-l� sur les autres. 
 
Dans ce moment, le marquis de Croisenois s'avan�ait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant � trois pas d'elle, sans pouvoir p�n�trer � cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle. La jeune marquise de Rouvray �tait pr�s de lui, c'�tait une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras � son mari, qui ne l'�tait que depuis quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout l'amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance uniquement arrang� par les notaires, trouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait �tre duc � la mort d'un oncle fort �g�. 
 
Pendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule, regardait Mathilde d'un air riant, elle arr�tait ses grands yeux, d'un bleu c�leste, sur lui et ses voisins. Quoi de plus plat, se dit-elle, que tout ce groupe! Voil� Croisenois qui pr�tend m'�pouser; il est doux, poli, il a des mani�res parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui qu'ils donnent, ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air born� et content. Un an apr�s le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes robes, mon ch�teau � vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que possible, tout � fait ce qu'il faut pour faire p�rir d'envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple; et apr�s?... 
 
Mathilde s'ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint � l'approcher, et lui parlait, mais elle r�vait sans l'�couter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal. Elle suivait machinalement de l'oeil Julien, qui s'�tait �loign� d'un air respectueux, mais fier et m�content. Elle aper�ut dans un coin, loin de la foule circulante, le comte Altamira, condamn� � mort dans son pays, que le lecteur conna�t d�j�. Sous Louis XIV, une de ses parentes avait �pous� un prince de Conti; ce souvenir le prot�geait un peu contre la police de la congr�gation. 
 
Je ne vois que la condamnation � mort qui distingue un homme, pensa Mathilde: c'est la seule chose qui ne s'ach�te pas. 
 
Ah! c'est un bon mot que je viens de me dire! Quel dommage qu'il ne soit pas venu de fa�on � m'en faire honneur! Mathilde avait trop de go�t pour amener dans la conversation un bon mot fait d'avance; mais elle avait aussi trop de vanit� pour ne pas �tre enchant�e d'elle-m�me. Un air de bonheur rempla�a dans ses traits l'apparence de l'ennui. Le marquis de Croisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succ�s, et redoubla de faconde. 
 
Qu'est-ce qu'un m�chant pourrait objecter � mon bon mot? se dit Mathilde. Je r�pondrais au critique: Un titre de baron, de vicomte, cela s'ach�te; une croix, cela se donne; mon fr�re vient de l'avoir, qu'a-t-il fait? un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison, ou un parent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert. Une grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et par cons�quent de plus m�ritoire. Voil� qui est dr�le! c'est le contraire de tout ce que disent les livres... Eh bien! pour la fortune, on �pouse la fille de M. Rothschild. 
 
R�ellement mon mot a de la profondeur. La condamnation � mort est encore la seule chose que l'on ne soit pas avis� de solliciter. 
 
-- Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle � M. de Croisenois. 
 
Elle avait l'air de revenir de si loin, et cette question avait si peu de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutes, que son amabilit� en fut d�concert�e. C'�tait pourtant un homme d'esprit et fort renomm� comme tel. 
 
Mathilde a de la singularit�, pensa-t-il; c'est un inconv�nient, mais elle donne une si belle position sociale � son mari! Je ne sais comment fait ce marquis de La Mole; il est li� avec ce qu'il y a de mieux dans tous les partis, c'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurs, cette singularit� de Mathilde peut passer pour du g�nie. Avec une haute naissance et beaucoup de fortune, le g�nie n'est point un ridicule, et alors quelle distinction! Elle a si bien d'ailleurs, quand elle veut, ce m�lange d'esprit, de caract�re et d'�-propos, qui fait l'amabilit� parfaite... Comme il est difficile de faire bien deux choses � la fois, le marquis r�pondait � Mathilde d'un air vide, et comme r�citant une le�on: 
 
-- Qui ne conna�t ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l'histoire de sa conspiration manqu�e, ridicule, absurde. 
 
-- Tr�s absurde! dit Mathilde, comme se parlant � elle-m�me, mais il a agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis tr�s choqu�. 
 
Le comte Altamira �tait un des admirateurs les plus d�clar�s de l'air hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole; elle �tait suivant lui l'une des plus belles personnes de Paris. 
 
-- Comme elle serait belle sur un tr�ne! dit-il � M. de Croisenois; et il se laissa amener sans difficult�. 
 
Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent �tablir que rien n'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et quoi de plus laid que le jacobin sans succ�s? 
 
Le regard de Mathilde se moquait du lib�ralisme d'Altamira avec M. de Croisenois, mais elle l'�coutait avec plaisir. 
 
Un conspirateur au bal, c'est un joli contraste, pensait-elle. Elle trouvait � celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand il se repose; mais elle s'aper�ut bient�t que son esprit n'avait qu'une attitude:l'utilit�, l'admiration pour l'utilit� . 
 
Except� ce qui pouvait donner � son pays le gouvernement de deux Chambres, le jeune comte trouvait que rien n'�tait digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus s�duisante personne du bal, parce qu'il vit entrer un g�n�ral p�ruvien. 
 
D�sesp�rant de l'Europe, le pauvre Altamira en �tait r�duit � penser que, quand les Etats de l'Am�rique m�ridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre � l'Europe la libert� que Mirabeau leur a envoy�e. [ Cette feuille, compos�e le 25 juillet 1830, a �t� imprim�e le 4 ao�t. Note de l'�diteur (vraisembalement Stendhal)]. 
 
Un tourbillon de jeunes gens � moustaches s'�tait approch� de Mathilde. Elle avait bien vu qu'Altamira n'�tait pas s�duit, et se trouvait piqu�e de son d�part; elle voyait son oeil noir briller en parlant au g�n�ral p�ruvien. Mlle de La Mole regardait [Variante : promenait ses regards sur] les jeunes Fran�ais avec ce s�rieux profond qu'aucune de ses rivales ne pouvait imiter. Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner � mort, en lui supposant m�me toutes les chances favorables? 
 
Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais inqui�tait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot piquant et de r�ponse difficile. 
 
Une haute naissance donne cent qualit�s dont l'absence m'offenserait: je le vois par l'exemple de Julien, pensait Mathilde; mais elle �tiole ces qualit�s de l'�me qui font condamner � mort. 
 
En ce moment quelqu'un disait pr�s d'elle: 
 
-- Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel, c'est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, d�capit� en 1268. C'est l'une des plus nobles familles de Naples. 
 
Voil�, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime: La haute naissance �te la force de caract�re sans laquelle on ne se fait point condamner � mort! Je suis donc pr�destin�e � d�raisonner ce soir. Puisque je ne suis qu'une femme comme une autre, eh bien! il faut danser. Elle c�da aux instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut �tre parfaitement s�duisante, M. de Croisenois fut ravi. 
 
Mais ni la danse, ni le d�sir de plaire � l'un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il �tait impossible d'avoir plus de succ�s. Elle �tait la reine du bal, elle le voyait, mais avec froideur. 
 
Quelle vie effac�e je vais passer avec un �tre tel que Croisenois! se disait-elle, comme il la ramenait � sa place une heure apr�s... O� est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, apr�s six mois d'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal qui fait l'envie de toutes les femmes de Paris? Et encore, j'y suis environn�e des hommages d'une soci�t� que je ne puis pas imaginer mieux compos�e. Il n'y a ici de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-�tre. Et cependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages le sort ne m'a-t-il pas donn�s: illustration, fortune, jeunesse! h�las! tout, except� le bonheur. 
 
Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parl� toute la soir�e. L'esprit, j'y crois, car je leur fais peur �videmment � tous. S'ils osent aborder un sujet s�rieux, au bout de cinq minutes de conversation ils arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une grande d�couverte � une chose que je leur r�p�te depuis une heure. Je suis belle, j'ai cet avantage pour lequel Mme de Sta�l e�t tout sacrifi�, et pourtant il est de fait que je meurs d'ennui. Y a-t-il une raison pour que Je m'ennuie moins quand j'aurai chang� mon nom pour celui du marquis de Croisenois? 
 
Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l'envie de pleurer, n'est-ce pas un homme parfait? C'est le chef-d'oeuvre de l'�ducation de ce si�cle; on ne peut le regarder sans qu'il trouve une chose aimable, et m�me spirituelle, � vous dire; il est brave... Mais ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son oeil quittait l'air morne pour l'air f�ch�. Je l'ai averti que j'avais � lui parler, et il ne daigne pas repara�tre! 
 
 
 
 CHAPITRE IX 
 
 LE BAL 
 
Le luxe des toilettes, l'�clat des bougies, les parfums: tant de jolis bras, de belles �paules; des bouquets; des airs de Rossini qui enl�vent, des peintures de Ciceri; Je suis hors de moi! 
Voyages d'Uzeri.
 
 
 
 
-- Vous avez de l'humeur, lui dit la marquise de La Mole; je vous en avertis, c'est de mauvaise gr�ce au bal. 
 
-- Je ne me sens que mal � la t�te, r�pondit Mathilde d'un air d�daigneux, il fait trop chaud ici. 
 
A ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole, le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on fut oblig� de l'emporter. On parla d'apoplexie, ce fut un �v�nement d�sagr�able. 
 
Mathilde ne s'en occupa point. C'�tait un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les �tres reconnus pour dire des choses tristes. 
 
Elle dansa pour �chapper � la conversation sur l'apoplexie, qui n'en �tait pas une, car le surlendemain le baron reparut. 
 
Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore apr�s qu'elle eut dans�. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aper�ut dans un autre salon. Chose �tonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui �tait si naturel; il n'avait plus l'air anglais. 
 
Il cause avec le comte Altamira, mon condamn� � mort! se dit Mathilde. Son oeil est plein d'un feu sombre; il a l'air d'un prince d�guis�; son regard a redoubl� d'orgueil. 
 
Julien se rapprochait de la place o� elle �tait, toujours causant avec Altamira; elle le regardait fixement, �tudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualit�s qui peuvent valoir � un homme l'honneur d'�tre condamn� � mort. 
 
Comme il passait pr�s d'elle: 
 
-- Oui, disait-il au comte Altamira, Danton �tait un homme! 
 
O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde; mais il a une figure si noble, et ce Danton �tait si horriblement laid, un boucher, je crois. Julien �tait encore assez pr�s d'elle, elle n'h�sita pas � l'appeler; elle avait la conscience et l'orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille. 
 
-- Danton n'�tait-il pas un boucher? lui dit-elle. 
 
-- Oui, aux yeux de certaines personnes, lui r�pondit Julien avec l'expression du m�pris le plus mal d�guis�, et l'oeil encore enflamm� de sa conversation avec Altamira, mais malheureusement pour les gens bien n�s, il �tait avocat � M�ry-sur-Seine; c'est-�-dire, mademoiselle, ajouta-t-il d'un air m�chant, qu'il a commenc� comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un d�savantage �norme aux yeux de la beaut�, il �tait fort laid. 
 
Ces derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et assur�ment fort peu poli. 
 
Julien attendit un instant, le haut du corps l�g�rement pench� et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis pay� pour vous r�pondre, et je vis de ma paye. Il ne daignait pas lever l'oeil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fix�s sur lui, avait l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu'un valet regarde son ma�tre, afin de prendre des ordres. Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fix�s sur lui avec un regard �trange, il s'�loigna avec un empressement marqu�. 
 
Lui, qui est r�ellement si beau, se dit enfin Mathilde sortant de sa r�verie, faire un tel �loge de la laideur! Jamais de retour sur lui-m�me! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l'air que mon p�re prend quand il fait si bien Napol�on au bal. Elle avait tout � fait oubli� Danton. D�cid�ment, ce soir, je m'ennuie. Elle saisit le bras de son fr�re, et, � son grand chagrin, le for�a de faire un tour dans le bal. L'id�e lui vint de suivre la conversation du condamn� � mort avec Julien. 
 
La foule �tait �norme. Elle parvint cependant � les rejoindre au moment o�, � deux pas devant elle, Altamira s'approchait d'un plateau pour prendre une glace. Il parlait � Julien, le corps � demi tourn�. Il vit un bras d'habit brod� qui prenait une glace � c�t� de la sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout � fait pour voir le personnage � qui appartenait ce bras. A l'instant, ces yeux si nobles et si na�fs prirent une l�g�re expression de d�dain. 
 
-- Vous voyez cet homme, dit-il assez bas � Julien; c'est le prince d'Araceli, ambassadeur de *. Ce matin il a demand� mon extradition � votre ministre des affaires �trang�res de France, M. de Nerval. Tenez, le voil� l�-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez dispos� � me livrer, car nous vous avons donn� deux ou trois conspirateurs en 1816. Si l'on me rend � mon roi, je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs � moustaches quim'empoignera . 
 
-- Les inf�mes! s'�cria Julien � demi-haut. 
 
Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L'ennui avait disparu. 
 
-- Pas si inf�mes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parl� de moi pour vous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli; toutes les cinq minutes, il jette les yeux sur sa Toison d'Or; il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au fond qu'un anachronisme. Il y a cent ans, la Toison �tait un honneur insigne, mais alors elle e�t pass� bien au-dessus de sa t�te. Aujourd'hui, parmi les gens bien n�s, il faut �tre un Araceli pour en �tre enchant�. Il e�t fait pendre toute une ville pour l'obtenir. 
 
-- Est-ce � ce prix qu'il l'a eue? dit Julien avec anxi�t�. 
 
-- Non, pas pr�cis�ment, r�pondit Altamira froidement; il a peut-�tre fait jeter � la rivi�re une trentaine de riches propri�taires de son pays, qui passaient pour lib�raux. 
 
-- Quel monstre! dit encore Julien. 
 
Mlle de La Mole, penchant la t�te avec le plus vif int�r�t, �tait si pr�s de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son �paule. 
 
-- Vous �tes bien jeune! r�pondait Altamira. Je vous disais que j'ai une soeur mari�e en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce; c'est une excellente m�re de famille, fid�le � tous ses devoirs, pieuse et non d�vote. 
 
O� veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole. 
 
-- Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l'�tait en 1815. Alors j'�tais cach� chez elle, dans sa terre pr�s d'Antibes; eh bien, au moment o� elle apprit l'ex�cution du mar�chal Ney, elle se mit � danser! 
 
-- Est-il possible? dit Julien atterr�. 
 
-- C'est l'esprit de parti, reprit Altamira. Il n'y a plus de passions v�ritables au XIXe si�cle: c'est pour cela que l'on s'ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruaut�s, mais sans cruaut�. 
 
-- Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir: ils n'ont que cela de bon, et l'on ne peut m�me les justifier un peu que par cette raison. 
 
Mlle de La Mole, oubliant tout � fait ce qu'elle se devait � elle-m�me, s'�tait plac�e presque enti�rement entre Altamira et Julien. Son fr�re, qui lui donnait le bras, accoutum� � lui ob�ir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance, avait l'air d'�tre arr�t� par la foule. 
 
-- Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans s'en souvenir, m�me les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-�tre qui seront damn�s comme assassins. Ils l'ont oubli�, et le monde aussi. 
 
Plusieurs sont �mus jusqu'aux larmes si leur chien se casse la patte. Au P�re-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment � Paris, on nous apprend qu'ils r�unissaient toutes les vertus des preux chevaliers, et l'on parle des grandes actions de leur bisa�eul qui vivait sous Henri IV. Si, malgr� les bons offices du prince d'Araceli, je ne suis pas pendu, et que je jouisse jamais de ma fortune � Paris, je veux vous faire d�ner avec huit ou dix assassins honor�s et sans remords. 
 
Vous et moi, � ce d�ner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai m�pris� et presque ha�, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous, m�pris� simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie. 
 
-- Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole. 
 
Altamira la regarda �tonn�; Julien ne daigna pas la regarder. 
 
-- Notez que la r�volution � la t�te de laquelle je me suis trouv�, continua le comte Altamira, n'a pas r�ussi uniquement parce que je n'ai pas voulu faire tomber trois t�tes et distribuer � nos partisans sept � huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j'avais la clef. Mon roi, qui aujourd'hui br�le de me faire pendre, et qui, avant la r�volte, me tutoyait, m'e�t donn� le grand cordon de son ordre si j'avais fait tomber ces trois t�tes et distribuer l'argent de ces caisses, car j'aurais obtenu au moins un demi-succ�s, et mon pays e�t eu une charte telle quelle... Ainsi va le monde, c'est une partie d'�checs. 
 
-- Alors, reprit Julien l'oeil en feu, vous ne saviez pas le jeu; maintenant... 
 
-- Je ferais tomber des t�tes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous r�pondrai, dit Altamira d'un air triste, quand vous aurez tu� un homme en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire ex�cuter par un bourreau. 
 
-- Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d'�tre un atome, j'avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie � quatre. 
 
Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le m�pris des vains jugements des hommes; ils rencontr�rent ceux de Mlle de La Mole tout pr�s de lui, et ce m�pris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler. 
 
Elle en fut profond�ment choqu�e, mais il ne fut plus en son pouvoir d'oublier Julien; elle s'�loigna avec d�pit, entra�nant son fr�re. 
 
Il faut que je prenne du punch, et que je danse beaucoup, se dit-elle; je veux choisir ce qu'il y a de mieux, et faire effet � tout prix. Bon, voici ce fameux impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son invitation; ils dans�rent. Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent, mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler. Bient�t tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenance. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que des paroles �l�gantes, au lieu d'id�es, faisait des mines; Mathilde, qui avait de l'humeur, fut cruelle pour lui, et s'en fit un ennemi. Elle dansa jusqu'au jour, et enfin se retira horriblement fatigu�e. Mais, en voiture, le peu de force qui lui restait �tait encore employ� � la rendre triste et malheureuse. Elle avait �t� m�pris�e par Julien, et ne pouvait le m�priser. 
 
Julien �tait au comble du bonheur, ravi � son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l'�l�gance g�n�rale, et, plus que tout, par son imagination qui r�vait des distinctions pour lui et la libert� pour tous. 
 
-- Quel beau bal! dit-il au comte, rien n'y manque. 
 
-- Il y manque la pens�e, r�pondit Altamira. 
 
Et sa physionomie trahissait ce m�pris, qui n'en est que plus piquant, parce qu'on voit que la politesse s'impose le devoir de le cacher. 
 
-- Vous y �tes, monsieur le comte. N'est-ce pas, la pens�e est conspirante encore? 
 
-- Je suis ici � cause de mon nom. Mais on hait la pens�e dans vos salons. Il faut qu'elle ne s'�l�ve pas au-dessus de la pointe d'un couplet de vaudeville: alors on la r�compense. Mais l'homme qui pense, s'il a de l'�nergie et de la nouveaut� dans ses saillies, vous l'appelezcynique . N'est-ce pas ce nom-l� qu'un de vos juges a donn� � Courier? Vous l'avez mis en prison, ainsi que B�ranger. Tout ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l'esprit, la congr�gation le jette � la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit. 
 
C'est que votre soci�t� vieillie prise avant tout les convenances... Vous ne vous �l�verez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Murat, et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanit�. Un homme qui invente en parlant arrive facilement � une saillie imprudente, et le ma�tre de la maison se croit d�shonor�. 
 
A ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien, s'arr�ta devant l'h�tel de La Mole. Julien �tait amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, �videmment �chapp� � une profonde conviction: Vous n'avez pas la l�g�ret� fran�aise, et comprenez le principe del'utilit� . Il se trouvait que, justement l'avant-veille, Julien avait vuMarino Faliero , trag�die de M. Casimir Delavigne. 
 
Isra�l Bertuccio, [Variante : un simple charpentier de l'arsenal,] n'a-t-il pas plus de caract�re que tous ces nobles V�nitiens? se disait notre pl�b�ien r�volt�; et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouv�e remonte � l'an 700, un si�cle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu'il y avait de plus noble ce soir au bal de M. de Retz ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu'au XIIIe si�cle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, [Variante : mais si �tiol�s, mais si effac�s par le caract�re,] c'est d'Isra�l Bertuccio qu'on se souvient. 
 
Une conspiration an�antit tous les titres donn�s par les caprices sociaux. L�, un homme prend d'embl�e le rang que lui assigne sa mani�re d'envisager la mort. L'esprit lui-m�me perd de son empire... 
 
Que serait Danton aujourd'hui, dans ce si�cle des Valenod et des R�nal? pas m�me substitut du procureur du roi... 
 
Que dis-je? il se serait vendu � la congr�gation; il serait ministre, car enfin ce grand Danton a vol�. Mirabeau aussi s'est vendu. Napol�on avait vol� des millions en Italie, sans quoi il e�t �t� arr�t� tout court par la pauvret�, comme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais vol�. Faut-il voler, faut-il se vendre? pensa Julien. Cette question l'arr�ta tout court. Il passa le reste de la nuit � lire l'histoire de la R�volution. 
 
Le lendemain, en faisant ses lettres dans la biblioth�que, il ne songeait encore qu'� la conversation du comte Altamira. 
 
Dans le fait, se disait-il, apr�s une longue r�verie, si ces Espagnols lib�raux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les e�t pas balay�s avec cette facilit�. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards... comme moi! s'�cria tout � coup Julien comme se r�veillant en sursaut. 
 
Qu'ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables, qui enfin, une fois en la vie, ont os�, ont commenc� � agir? Je suis comme un homme qui, au sortir de table, s'�crie: Demain je ne d�nerai pas; ce qui ne m'emp�chera point d'�tre fort et all�gre comme je le suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on �prouve � moiti� chemin d'une grande action? [Variante : Car enfin ces choses-l� ne se font pas comme on tire un coup de pistolet...] Ces hautes pens�es furent troubl�es par l'arriv�e impr�vue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la biblioth�que. Il �tait tellement anim� par son admiration pour les grandes qualit�s de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n'�tre pas vaincus, que ses yeux s'arr�t�rent sur Mlle de La Mole, mais sans songer � elle, sans la saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s'aper�urent de sa pr�sence, son regard s'�teignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume. 
 
En vain elle lui demanda un volume de l' Histoire de Francede V�ly, plac� au rayon le plus �lev� ce qui obligeait Julien � aller chercher la plus grande des deux �chelles. Julien avait approch� l'�chelle; il avait cherch� le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer � elle. En remportant l'�chelle, dans sa pr�occupation il donna un coup de coude dans une des glaces de la biblioth�que; les �clats, en tombant sur le parquet, le r�veill�rent enfin. Il se h�ta de faire des excuses � Mlle de La Mole; il voulut �tre poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec �vidence qu'elle l'avait troubl�, et qu'il e�t mieux aim� songer � ce qui l'occupait avant son arriv�e, que lui parler. Apr�s l'avoir beaucoup regard�, elle s'en alla lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la simplicit� de sa toilette actuelle avec l'�l�gance magnifique de celle de la veille. La diff�rence entre les deux physionomies �tait presque aussi frappante. Cette jeune fille, si alti�re au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment un regard suppliant. R�ellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller encore mieux la beaut� de sa taille. Elle a un port de reine; mais pourquoi est-elle en deuil? 
 
Si je demande � quelqu'un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien �tait tout � fait sorti des profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots saut�s et les balourdises que j'y trouverai. Comme il lisait avec une attention forc�e la premi�re de ces lettres, il entendit tout pr�s de lui le bruissement d'une robe de soie; il se retourna rapidement; Mlle de La Mole �tait � deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l'humeur � Julien. 
 
 Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu'elle n'�tait rien pour ce jeune homme; ce rire �tait fait pour cacher son embarras, elle y r�ussit. 
 
-- Evidemment, vous songez � quelque chose de bien int�ressant, monsieur Sorel. N'est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoy� � Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit; je br�le de le savoir; je serai discr�te, je vous le jure. 
 
Elle fut �tonn�e de ce mot en se l'entendant prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d'un petit air l�ger: 
 
-- Qu'est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un �tre inspir�, une esp�ce de proph�te de Michel-Ange? 
 
Cette vive et indiscr�te interrogation, blessant Julien profond�ment, lui rendit toute sa folie. 
 
-- Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d'un air qui devenait de plus en plus farouche. Les r�volutionnaires du Pi�mont, de l'Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner � des gens m�me sans m�rite toutes les places de l'arm�e, toutes les croix? les gens qui auraient port� ces croix n'eussent-ils pas redout� le retour du roi? Fallait-il mettre le tr�sor de Turin au pillage? En un mot, mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d'un air terrible, l'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre doit-il passer comme la temp�te et faire le mal comme au hasard? 
 
Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d'un pas l�ger elle sortit de la biblioth�que. 
 
 
 
 CHAPITRE X 
 
 LA REINE MARGUERITE 
 
Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas � nous faire trouver du plaisir? 
��Lettre d'une religieuse portugaise .
 
 
 
 
Julien relut ses lettres. Quand la cloche du d�ner se fit entendre: Combien je dois avoir �t� ridicule aux yeux de cette poup�e parisienne! se dit-il; quelle folie de lui dire r�ellement ce � quoi je pensais! mais peut-�tre folie pas si grande. La v�rit� dans cette occasion �tait digne de moi. 
 
Pourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes! Cette question est indiscr�te de sa part. Elle a manqu� d'usage. Mes pens�es sur Danton ne font point partie du service pour lequel son p�re me paye. 
 
En arrivant dans la salle � manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus qu'aucune autre personne de la famille n'�tait en noir. 
 
Apr�s d�ner, il se trouva tout � fait d�barrass� de l'acc�s d'enthousiasme qui l'avait obs�d� toute la journ�e. Par bonheur, l'acad�micien qui savait le latin �tait de ce d�ner. Voil� l'homme qui se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le pr�sume, ma question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie. 
 
Mathilde le regardait avec une expression singuli�re. Voil� bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de R�nal me l'avait peinte, se dit Julien. Je n'ai pas �t� aimable pour elle ce matin, je n'ai pas c�d� � la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de prix � ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tard, sa hauteur d�daigneuse saura bien se venger. Je la mets � pis faire. Quelle diff�rence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle na�vet�! Je savais ses pens�es avant elle, je les voyais na�tre, je n'avais pour antagoniste, dans son coeur, que la peur de la mort de ses enfants; c'�tait une affection raisonnable et naturelle, aimable m�me pour moi qui en souffrais. J'ai �t� un sot. Les id�es que je me faisais de Paris m'ont emp�ch� d'appr�cier cette femme sublime. 
 
Quelle diff�rence, grand Dieu! et qu'est-ce que je trouve ici? de la vanit� s�che et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et rien de plus. 
 
On se levait de table. Ne laissons pas engager mon acad�micien, se dit Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succ�s d' Hernani . 
 
-- Si nous �tions encore au temps des lettres de cachet!... dit-il. 
 
-- Alors il n'e�t pas os�, s'�cria l'acad�micien avec un geste � la Talma. 
 
A propos d'une fleur, Julien cita quelques mots desG�orgiquesde Virgile, et trouva que rien n'�tait �gal aux vers de l'abb� Delille. En un mot, il flatta l'acad�micien de toutes les fa�ons. Apr�s quoi, de l'air le plus indiff�rent: 
 
-- Je suppose, lui dit-il, que Mlle de La Mole a h�rit� de quelque oncle dont elle porte le deuil. 
 
-- Quoi! vous �tes de la maison, dit l'acad�micien en s'arr�tant tout court, et vous ne savez pas sa folie? Au fait, il est �trange que sa m�re lui permette de telles choses; mais, entre nous, ce n'est pas pr�cis�ment par la force du caract�re qu'on brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux tous, et les m�ne. C'est aujourd'hui le 30 avril! et l'acad�micien s'arr�ta en regardant Julien d'un air fin. Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put. 
 
Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire, et le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais. 
 
-- Je vous avouerai..., dit-il � l'acad�micien, et son oeil continuait � interroger. 
 
-- Faisons un tour de jardin, dit l'acad�micien, entrevoyant avec ravissement l'occasion de faire une longue narration �l�gante. 
 
-- Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s'est pass� le 30 avril 1574? 
 
-- Et o�? dit Julien �tonn�. 
 
-- En place de Gr�ve. 
 
Julien �tait si �tonn�, que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosit�, l'attente d'un int�r�t tragique, si en rapport avec son caract�re, lui donnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant � voir chez la personne qui �coute. L'acad�micien, ravi de trouver une oreille vierge, raconta longuement � Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli gar�on de son si�cle, Boniface de La Mole, et Annibal de Coconasso, gentilhomme pi�montais, son ami, avaient eu la t�te tranch�e en place de Gr�ve. La Mole �tait l'amant ador� de la reine Marguerite de Navarre; et remarquez, ajouta l'acad�micien, que Mlle de La Mole s'appelleMathilde-Marguerite . La Mole �tait en m�me temps le favori du duc d'Alen�on, et l'intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa ma�tresse. Le jour du mardi-gras de cette ann�e 1574, la cour se trouvait � Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s'en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine Catherine de M�dicis retenait comme prisonniers � la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d'Alen�on eut peur, et La Mole fut jet� au bourreau. 
 
Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu'elle m'a avou� elle-m�me, il y a sept � huit ans, quand elle en avait douze, car c'est une t�te, une t�te!... et l'acad�micien leva les yeux au ciel. Ce qui l'a frapp�e dans cette catastrophe politique, c'est que la reine Marguerite de Navarre, cach�e dans une maison de la place de Gr�ve, osa faire demander au bourreau la t�te de son amant. Et la nuit suivante, � minuit, elle prit cette t�te dans sa voiture, et alla l'enterrer elle-m�me dans une chapelle situ�e au pied de la colline de Montmartre. 
 
-- Est-il possible? s'�cria Julien touch�. 
 
-- Mlle Mathilde m�prise son fr�re, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement � toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler l'amiti� intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso, comme un Italien qu'il �tait, s'appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom. Et, ajouta l'acad�micien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de Charles IX lui-m�me, l'un des plus cruels assassins du 24 ao�t 1572... Mais comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous le commensal de cette maison? 
 
-- Voil� donc pourquoi, deux fois � d�ner, Mlle de La Mole a appel� son fr�re Annibal. Je croyais avoir mal entendu. 
 
-- C'�tait un reproche. Il est �trange que la marquise souffre de telles folies... Le mari de cette grande fille en verra de belles! 
 
Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l'intimit� qui brillaient dans les yeux de l'acad�micien choqu�rent Julien. Nous voici deux domestiques occup�s � m�dire de leurs ma�tres, pensa-t-il. Mais rien ne doit �tonner de la part de cet homme d'acad�mie. 
 
Un jour, Julien l'avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir, une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour � Julien, comme jadis Elisa, lui donna cette id�e, que le deuil de sa ma�tresse n'�tait point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie tenait au fond de son caract�re. Elle aimait r�ellement ce La Mole, amant aim� de la reine la plus spirituelle de son si�cle, et qui mourut pour avoir voulu rendre la libert� � ses amis. Et quels amis! le premier prince du sang et Henri IV. 
 
Accoutum� au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de R�nal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de Paris; et, pour peu qu'il f�t dispos� � la tristesse, ne trouvait rien � leur dire. Mlle de La Mole fit exception. 
 
Il commen�ait � ne plus prendre pour de la s�cheresse de coeur le genre de beaut� qui tient � la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole, qui, quelquefois apr�s d�ner, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fen�tres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de d'Aubign�, et Brant�me. Singuli�re lecture, pensa Julien; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott! 
 
Un jour, elle lui raconta, avec ces yeux brillants de plaisir qui prouvent la sinc�rit� de l'admiration, ce trait d'une jeune femme du r�gne de Henri III, qu'elle venait de lire dans lesM�moiresde l'Etoile: trouvant son mari infid�le, elle le poignarda. 
 
L'amour-propre de Julien �tait flatt�. Une personne environn�e de tant de respects, et qui, au dire de l'acad�micien, menait toute la maison, daignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler � de l'amiti�. 
 
Je m'�tais tromp�, pensa bient�t Julien; ce n'est pas de la familiarit�, je ne suis qu'un confident de trag�die, c'est le besoin de parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m'en vais lire Brant�me, d'Aubign�, l'Etoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole. Je veux sortir de ce r�le de confident passif. 
 
Peu � peu ses conversations avec cette jeune fille, d'un maintien si imposant et en m�me temps si ais�, devinrent plus int�ressantes. Il oubliait son triste r�le de pl�b�ien r�volt�. Il la trouvait savante, et m�me raisonnable. Ses opinions dans le jardin �taient bien diff�rentes de celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa mani�re d'�tre ordinaire, si alti�re et si froide. 
 
Les guerres de La Ligue sont les temps h�ro�ques de la France, lui disait-elle un jour, avec des yeux �tincelants de g�nie et d'enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu'il d�sirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix comme du temps de votre empereur. Convenez qu'il y avait moins d'�go�sme et de petitesse. J'aime ce si�cle. 
 
-- Et Boniface de La Mole en fut le h�ros, lui dit-il. 
 
-- Du moins il fut aim� comme peut-�tre il est doux de l'�tre. Quelle femme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher � la t�te de son amant d�capit�? 
 
Mme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour �tre utile, doit se cacher; et Julien, comme on voit, avait fait � Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napol�on. 
 
Voil� l'immense avantage qu'ils ont sur nous, se dit Julien, rest� seul au jardin. L'histoire de leurs a�eux les �l�ve au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n'ont pas toujours � songer � leur subsistance! Quelle mis�re! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands int�r�ts. [Variante : Je les vois mal sans doute.] Ma vie n'est qu'une suite d'hypocrisies, parce que je n'ai pas mille francs de rente pour acheter du pain. 
 
-- A quoi r�vez-vous l�, monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en courant. 
 
[Variante : Il y avait de l'intimit� dans cette question, et elle revenait en courant et essouffl�e pour �tre avec lui.] Julien �tait las de se m�priser. Par orgueil, il dit franchement sa pens�e. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvret� � une personne aussi riche. Il chercha � bien exprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait sembl� aussi joli � Mathilde; elle lui trouva une expression de sensibilit� et de franchise qui souvent lui manquait. 
 
A moins d'un mois de l�, Julien se promenait pensif dans le jardin de l'h�tel de La Mole, mais sa figure n'avait plus la duret� et la roguerie philosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son inf�riorit�. Il venait de reconduire jusqu'� la porte du salon Mlle de La Mole, qui pr�tendait s'�tre fait mal au pied en courant avec son fr�re. 
 
Elle s'est appuy�e sur mon bras d'une fa�on bien singuli�re! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle a du go�t pour moi? Elle m'�coute d'un air si doux, m�me quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fiert� avec tout le monde! On serait bien �tonn� au salon si on lui voyait cette physionomie. Tr�s certainement cet air doux et bon, elle ne l'a avec personne. 
 
Julien cherchait � ne pas s'exag�rer cette singuli�re amiti�. Il la comparait lui-m�me � un commerce arm�. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque: Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis? [Variante : Dans les premi�res phrases �chang�es, le fond des choses n'�tait plus rien. On n'�tait attentif des deux c�t�s qu'� la forme.] Julien avait compris que se laisser offenser impun�ment une seule fois par cette fille si hautaine, c'�tait tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en d�fendant les justes droits de mon orgueil, qu'en repoussant les marques de m�pris dont serait bient�t suivi le moindre abandon de ce que je dois � ma dignit� personnelle? 
 
Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur, Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse � ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement. 
 
Un jour il l'interrompit brusquement: -- Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre � donner au secr�taire de son p�re? lui dit-il; il doit �couter ses ordres, et les ex�cuter avec respect; mais du reste, il n'a pas un mot � lui adresser. Il n'est point pay� pour lui communiquer ses pens�es. 
 
Cette mani�re d'�tre et les singuliers doutes qu'avait Julien, firent dispara�tre l'ennui qu'il trouvait r�guli�rement [Variante : avait trouv� durant les premiers mois] dans ce salon si magnifique, mais o� l'on avait peur de tout, et o� il n'�tait convenable de plaisanter de rien. 
 
Il serait plaisant qu'elle m'aim�t! Qu'elle m'aime ou non, continuait Julien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres, le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui r�unit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le coeur si � l'aise! Il en est amoureux fou, [Variante : c'est-�-dire autant qu'un Parisien peut �tre amoureux,] il doit l'�pouser. Que de lettres M. de La Mole m'a fait �crire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois si subalterne la plume � la main, deux heures apr�s, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable: car enfin, les pr�f�rences sont frappantes, directes. Peut-�tre aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bont�s qu'elle a pour moi, je les obtiens � titre de confident subalterne! 
 
Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait �tre un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s'animer quand je parais � l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre � ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moi, jouissons des apparences. Mon Dieu, qu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de pr�s, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle diff�rence de ce printemps-ci � celui de l'ann�e pass�e, quand je vivais malheureux et me soutenant � force de caract�re, au milieu de ces trois cents hypocrites m�chants et sales! J'�tais presque aussi m�chant qu'eux. 
 
Dans les jours de m�fiance: Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d'accord avec son fr�re pour me mystifier. Mais elle a l'air de tellement m�priser le manque d'�nergie de ce fr�re! Il est brave, et puis c'est tout, me dit-elle. [Variante : Et encore, brave devant l'�p�e des Espagnols. A Paris tout lui fait peur, il voit partout le danger du ridicule.] Il n'a pas une pens�e qui ose s'�carter de la mode. C'est toujours moi qui suis oblig� de prendre sa d�fense. Une jeune fille de dix-neuf ans! A cet �ge peut-on �tre fid�le � chaque instant de la journ�e � l'hypocrisie qu'on s'est prescrite? 
 
D'un autre c�t�, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singuli�re, toujours le comte Norbert s'�loigne. Ceci m'est suspect; ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa soeur distingue undomestiquede leur maison? car j'ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. A ce souvenir la col�re rempla�ait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque? 
 
Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur � qui me troublera dans ma fuite! 
 
Cette id�e devint l'unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser � rien autre chose. Ses journ�es passaient comme des heures. 
 
A chaque instant, cherchant � s'occuper de quelque affaire s�rieuse, sa pens�e abandonnait tout [Variante : se perdait dans une r�verie profonde] et il se r�veillait un quart d'heure apr�s, le coeur palpitant d'ambition, la t�te troubl�e et r�vant de cette id�e: M'aime-t-elle? 
 
 CHAPITRE XI 
 
 L'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE! 
 
J'admire sa beaut�, mais je crains son esprit. 
MERIMEE.
 
 
 
 
Si Julien e�t employ� � examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu'il mettait � s'exag�rer la beaut� de Mathilde, ou � se passionner contre la hauteur naturelle � sa famille, qu'elle oubliait pour lui, il e�t compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l'entourait. D�s qu'on d�plaisait � Mlle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesur�e, si bien choisie, si convenable en apparence, lanc�e si � propos, que la blessure croissait � chaque instant, plus on y r�fl�chissait. Peu � peu elle devenait atroce pour l'amour-propre offens�. Comme elle n'attachait aucun prix � bien des choses qui �taient des objets de d�sirs s�rieux pour le reste de la famille, elle paraissait toujours de sang-froid � leurs yeux. Les salons de l'aristocratie sont agr�ables � citer quand on en sort, mais voil� tout; [Variante : l'insignifiance compl�te, les propos communs surtout qui vont au-devant m�me de l'hypocrisie finissent par impatienter � force de douceur naus�abonde.] La politesse toute seule n'est quelque chose par elle-m�me que les premiers jours. Julien l'�prouvait; apr�s le premier enchantement, le premier �tonnement. La politesse, se disait-il, n'est que l'absence de la col�re que donneraient les mauvaises mani�res. Mathilde s'ennuyait souvent, peut-�tre se f�t-elle ennuy�e partout. Alors aiguiser une �pigramme �tait pour elle une distraction et un vrai plaisir. 
 
C'�tait peut-�tre pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands-parents, que l'acad�micien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la cour, qu'elle avait donn� des esp�rances au marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la premi�re distinction. Ils n'�taient pour elle que de nouveaux objets d'�pigramme. 
 
Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu'elle avait re�u des lettres de plusieurs d'entre eux, et leur avait quelquefois r�pondu. Nous nous h�tons d'ajouter que ce personnage fait exception aux moeurs du si�cle. Ce n'est pas en g�n�ral le manque de prudence que l'on peut reprocher aux �l�ves du noble couvent du Sacr�-Coeur. 
 
Un jour le marquis de Croisenois rendit � Mathilde une lettre assez compromettante qu'elle lui avait �crite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c'�tait l'imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir �tait de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines. 
 
Elle s'amusait des lettres de ces jeunes gens; mais suivant elle, toutes se ressemblaient. C'�tait toujours la passion la plus profonde, la plus m�lancolique. 
 
-- Ils sont tous le m�me homme parfait, pr�t � partir pour la Palestine, disait-elle � sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus insipide? Voil� donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces lettres-l� ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d'occupation qui est � la mode. Elles devaient �tre moins d�color�es du temps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions quir�ellementavaient de la grandeur. Le duc de N*, mon oncle, a �t� � Wagram. 
 
-- Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur est arriv�, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-H�r�dit�, la cousine de Mathilde. 
 
-- Eh bien! ces r�cits me font plaisir. Etre dans unev�ritablebataille, une bataille de Napol�on, o� l'on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S'exposer au danger �l�ve l'�me et la sauve de l'ennui o� mes pauvres adorateurs semblent plong�s; et il est contagieux, cet ennui. Lequel d'entre eux a l'id�e de faire quelque chose d'extraordinaire? Ils cherchent � obtenir ma main, la belle affaire! Je suis riche et mon p�re avancera son gendre. Ah! p�t-il en trouver un qui f�t un peu amusant! 
 
La mani�re de voir vite, nette, pittoresque de Mathilde g�tait son langage comme on voit. Souvent un mot d'elle faisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avou�, si elle e�t �t� moins � la mode, que son parler avait quelque chose d'un peu color� pour la d�licatesse f�minine. 
 
Elle, de son c�t�, �tait bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l'avenir non pas avec terreur, c'e�t �t� un sentiment vif, mais avec un d�go�t bien rare � son �ge. 
 
Que pouvait-elle d�sirer? la fortune, la haute naissance, l'esprit, la beaut� � ce qu'on disait, et � ce qu'elle croyait, tout avait �t� accumul� sur elle par les mains du hasard. 
 
Voil� quelles �taient les pens�es de l'h�riti�re la plus envi�e du faubourg Saint-Germain, quand elle commen�a � trouver du plaisir � se promener avec Julien. Elle fut �tonn�e de son orgueil; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire �v�que comme l'abb� Maury, se dit-elle. 
 
Bient�t cette r�sistance sinc�re et non jou�e, avec laquelle notre h�ros accueillait plusieurs de ses id�es, l'occupa; elle y pensait; elle racontait � son amie les moindres d�tails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait � en bien rendre toute la physionomie. 
 
Une id�e l'illumina tout � coup: J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair! A mon �ge, une fille jeune, belle, spirituelle, o� peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour? J'ai beau faire, je n'aurai jamais d'amour pour Croisenois, Caylus, ettutti quanti . Ils sont parfaits, trop parfaits peut-�tre: enfin, ils m'ennuient. 
 
Elle repassa dans sa t�te toutes les descriptions de passion qu'elle avait lues dansManon Lescaut ,la Nouvelle H�lo�se , lesLettres d'une Religieuse portugaise , etc., etc. Il n'�tait question, bien entendu, que de la grande passion; l'amour l�ger �tait indigne d'une fille de son �ge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'� ce sentiment h�ro�que que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-l� ne c�dait point bassement aux obstacles; mais, bien loin de l�, faisait faire de grandes choses. Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour v�ritable comme celle de Catherine de M�dicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de coeur, comme Louis XIII, soupirant � mes pieds! Je le m�nerais en Vend�e, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de l� il reconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune. 
 
Rien ne manque � Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc � demi ultra, � demi lib�ral, un �tre ind�cis, [Variante : parlant quand il faut agir,] toujours �loign� des extr�mes, etpar cons�quent se trouvant le second partout . 
 
Quelle est la grande action qui ne soit pasun extr�meau moment o� on l'entreprend? C'est quand elle est accomplie qu'elle semble possible aux �tres du commun. Oui, c'est l'amour avec tous ses miracles qui va r�gner dans mon coeur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n'aura pas en vain accumul� sur un seul �tre tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journ�es ne ressemblera pas froidement � celle de la veille. Il y a d�j� de la grandeur et de l'audace � oser aimer un homme plac� si loin de moi par sa position sociale. Voyons: continuera-t-il � me m�riter? A la premi�re faiblesse que je vois en lui, je l'abandonne. Une fille de ma naissance, et avec le caract�re chevaleresque que l'on veut bien m'accorder (c'�tait un mot de son p�re), ne doit pas se conduire comme une sotte. 
 
N'est-ce pas l� le r�le que je jouerais si j'aimais le marquis de Croisenois? J'aurais une nouvelle �dition du bonheur de mes cousines, que je m�prise si compl�tement. Je sais d'avance tout ce que me dirait le pauvre marquis, tout ce que j'aurais � lui r�pondre. Qu'est-ce qu'un amour qui fait b�iller? autant vaudrait �tre d�vote. J'aurais une signature de contrat comme celle de la cadette de mes cousines, o� les grands-parents s'attendriraient, si pourtant ils n'avaient pas d'humeur � cause d'une derni�re condition introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse. 
 
 
 
CHAPITRE XII 
 
 SERAIT-CE UN DANTON? 
 
 Le besoin d'anxi�t�,tel �tait le caract�re de la belle Marguerite de Valois, ma tante, qui bient�t �pousa le roi de Navarre, que nous voyons de pr�sent r�gner en France sous le nom de Henry IVe. Le besoin de jouer formait tout le secret du caract�re de cette princesse aimable; de l� ses brouilles et ses raccommodements avec ses fr�res d�s l'�ge de seize ans. Or, que peut jouer une jeune fille? Ce qu'elle a de plus pr�cieux: sa r�putation, la consid�ration de toute sa vie. - 
M�moires du duc d'ANGOULEME, fils naturel de Charles IX. 
 
 
 
Entre Julien et moi il n'y a point de signature de contrat, point de notaire [Variante : pour la c�r�monie bourgeoise]; tout est h�ro�que, tout sera fils du hasard. A la noblesse pr�s, qui lui manque, c'est l'amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l'homme le plus distingu� de son temps. Est-ce ma faute � moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans duconvenable , et p�lissent � la seule id�e de la moindre aventure un peu singuli�re? Un petit voyage en Gr�ce ou en Afrique est pour eux le comble de l'audace, et encore ne savent-ils marcher qu'en troupe. D�s qu'ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du B�douin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous. 
 
Mon petit Julien, au contraire, n'aime � agir que seul. Jamais, dans cet �tre privil�gi�, la moindre id�e de chercher de l'appui et du secours dans les autres! il m�prise les autres, c'est pour cela que je ne le m�prise pas. 
 
Si, avec sa pauvret�, Julien �tait noble, mon amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une m�salliance plate; je n'en voudrais pas; il n'aurait point ce qui caract�rise les grandes passions: l'immensit� de la difficult� � vaincre et la noire incertitude de l'�v�nement. 
 
Mlle de La Mole �tait si pr�occup�e de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s'en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et � son fr�re. Son �loquence alla si loin, qu'elle les piqua. 
 
-- Prenez bien garde � ce jeune homme, qui a tant d'�nergie, s'�cria son fr�re; si la r�volution recommence, il nous fera tous guillotiner. 
 
Elle se garda de r�pondre, et se h�ta de plaisanter son fr�re et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'�nergie. Ce n'est au fond que la peur de rencontrer l'impr�vu, que la crainte de rester court en pr�sence de l'impr�vu... 
 
-- Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par malheur, est mort en 1816. 
 
-- Il n'y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays o� il y a deux partis. 
 
Sa fille avait compris cette id�e. 
 
-- Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et apr�s on vous dira: 
 
 Ce n'�tait pas un loup, ce n'en �tait que l'ombre. 
 
 Mathilde les quitta bient�t. Le mot de son fr�re lui faisait horreur; il l'inqui�ta beaucoup; mais, d�s le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges. 
 
Dans ce si�cle, o� toute �nergie est morte, son �nergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon fr�re; je veux voir la r�ponse qu'il y fera. Mais je choisirai un des moments o� ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir. 
 
Ce serait un Danton! ajouta-t-elle apr�s une longue et indistincte r�verie. Eh bien! la r�volution aurait recommenc�. Quels r�les joueraient alors Croisenois et mon fr�re? Il est �crit d'avance: La r�signation sublime. Ce seraient des moutons h�ro�ques, se laissant �gorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'�tre de mauvais go�t. Mon petit Julien br�lerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arr�ter, pour peu qu'il e�t l'esp�rance de se sauver. Il n'a pas peur d'�tre de mauvais go�t, lui. 
 
Ce dernier mot la rendit pensive; il r�veillait de p�nibles souvenirs, et lui �ta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son fr�re. Ces messieurs reprochaient unanimement � Julien l'air pr�tre: humble et hypocrite. 
 
Mais, reprit-elle tout � coup, l'oeil brillant de joie, l'amertume et la fr�quence de leurs plaisanteries prouvent, en d�pit d'eux, que c'est l'homme le plus distingu� que nous ayons vu cet hiver. Qu'importent ses d�fauts, ses ridicules? Il a de la grandeur, et ils en sont choqu�s, eux d'ailleurs si bons et si indulgents. Il est s�r qu'il est pauvre, et qu'il a �tudi� pour �tre pr�tre; eux sont chefs d'escadron, et n'ont pas eu besoin d'�tudes; c'est plus commode. 
 
Malgr� tous les d�savantages de son �ternel habit noir et de cette physionomie de pr�tre, qu'il lui faut bien avoir, le pauvre gar�on, sous peine de mourir de faim, son m�rite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de pr�tre, il ne l'a plus d�s que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu'ils croient fin et impr�vu, leur premier regard n'est-il pas pour Julien? Je l'ai fort bien remarqu�. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, � moins d'�tre interrog�. Ce n'est qu'� moi qu'il adresse la parole, il me croit l'�me haute. Il ne r�pond � leurs objections que juste autant qu'il faut pour �tre poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures enti�res, il n'est pas s�r de ses id�es tant que j'y trouve la moindre objection. Enfin tout cet hiver, nous n'avons pas eu de coups de fusil,;il ne s'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bien, mon p�re, homme sup�rieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le m�prise, que les d�votes amies de ma m�re. 
 
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux; il passait sa vie dans son �curie, et souvent y d�jeunait. Cette grande passion, jointe � l'habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de consid�ration parmi ses amis: c'�tait l'aigle de ce petit cercle. 
 
D�s qu'il fut r�uni le lendemain derri�re la berg�re de Mme de La Mole, Julien n'�tant point pr�sent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans �-propos, et presque au premier moment o� il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d'une lieue, et en fut charm�e. 
 
Les voil� tous ligu�s, se dit-elle, contre un homme de g�nie qui n'a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur r�pondre qu'autant qu'il est interrog�. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des �paulettes? 
 
Jamais elle n'avait �t� plus brillante. D�s les premi�res attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alli�s. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut �teint: 
 
-- Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comt�, dit-elle � M. de Caylus, s'aper�oive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier de housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caract�re n'est plus un ridicule. Je vous vois r�duit, monsieur le duc futur, � cette ancienne mauvaise raison: la sup�riorit� de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser � bout, si j'ai la malice de donner pour p�re � Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre � Besan�on du temps de Napol�on, et qui, par scrupule de conscience, le reconna�t � son lit de mort? 
 
Toutes ces suppositions de naissance non l�gitime furent trouv�es d'assez mauvais go�t par MM. de Caylus et de Croisenois. Voil� tout ce qu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde. 
 
Quelque domin� que f�t Norbert, les paroles de sa soeur �taient si claires, qu'il prit un air grave qui allait assez mal, il faut l'avouer, � sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots. 
 
-- Etes-vous malade, mon ami? lui r�pondit Mathilde d'un petit air s�rieux. Il faut que vous soyez bien mal pour r�pondre � des plaisanteries par de la morale. 
 
-- De la morale, vous! est-ce que vous sollicitez une place de pr�fet? 
 
Mathilde oublia bien vite l'air piqu� du comte de Caylus, l'humeur de Norbert et le d�sespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait � prendre un parti sur une id�e fatale qui venait de saisir son �me. 
 
Julien est assez sinc�re avec moi, se dit-elle; � son �ge, dans une fortune inf�rieure, malheureux comme il l'est par une ambition �tonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-�tre cette amie; mais je ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caract�re, il m'e�t parl� de cet amour. 
 
Cette incertitude, cette discussion avec soi-m�me, qui d�s cet instant occupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, � chaque fois que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa tout � fait ces moments d'ennui auxquels elle �tait tellement sujette. 
 
Fille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministre, et rendre ses bois au clerg�, Mlle de La Mole avait �t�, au couvent du Sacr�-Coeur, l'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se compense. On lui avait persuad� qu'� cause de tous ses avantages de naissance, de fortune, etc., elle devait �tre plus heureuse qu'une autre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies. 
 
Mathilde n'avait point �chapp� � la funeste influence de cette id�e. Quelque esprit qu'on ait, l'on n'est pas en garde � dix ans contre les flatteries de tout un couvent, et aussi bien fond�es en apparence. 
 
Du moment qu'elle eut d�cid� qu'elle aimait Julien, elle ne s'ennuya plus. Tous les jours elle se f�licitait du parti qu'elle avait pris de se donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangers, pensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux! 
 
Sans grande passion, j'�tais languissante d'ennui au plus beau moment de la vie, de seize ans jusqu'� vingt. J'ai d�j� perdu mes plus belles ann�es; oblig�e pour tout plaisir � entendre d�raisonner les amies de ma m�re, qui, � Coblentz en 1792, n'�taient pas tout � fait, dit-on, aussi s�v�res que leurs paroles d'aujourd'hui. 
 
C'�tait pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde que Julien ne comprenait pas ses longs regards qui s'arr�taient sur lui. Il trouvait bien un redoublement de froideur dans les mani�res du comte Norbert, et un nouvel acc�s de hauteur dans celles de MM. de Caylus, de Luz et de Croisenois. Il y �tait accoutum�. Ce malheur lui arrivait quelquefois � la suite d'une soir�e o� il avait brill� plus qu'il ne convenait � sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait Mathilde, et la curiosit� que tout cet ensemble lui inspirait, il e�t �vit� de suivre au jardin ces brillants jeunes gens � moustaches, lorsque les apr�s-d�ners ils y accompagnaient Mlle de La Mole. 
 
Oui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de La Mole me regarde d'une fa�on singuli�re. Mais, m�me quand ses beaux yeux bleus fix�s sur moi sont ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis toujours un fond d'examen, de sang-froid et de m�chancet�. Est-il possible que ce soit l� de l'amour? Quelle diff�rence avec les regards de Mme de R�nal! 
 
Une apr�s-d�n�e, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet, revenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans pr�caution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononc�s tr�s haut. Elle tourmentait son fr�re. Julien entendit son nom prononc� distinctement deux fois. Il parut; un silence profond s'�tablit tout � coup, et l'on fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son fr�re �taient trop anim�s pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent � Julien d'un froid de glace. Il s'�loigna. 
 
 
 
CHAPITRE XIII 
 
 UN COMPLOT 
 
Des propos d�cousus, des rencontres par effet du hasard se transforment en preuves de la derni�re �vidence aux yeux de l'homme � imagination s'il a quelque feu dans le coeur .
 SCHILLER.
 
 
 
 
Le lendemain, il surprit encore Norbert et sa soeur, qui parlaient de lui. A son arriv�e, un silence de mort s'�tablit, comme la veille. Ses soup�ons n'eurent plus de bornes. Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu'une pr�tendue passion de Mlle de La Mole, pour un pauvre diable de secr�taire. D'abord, ces gens-l� ont-ils des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre petite sup�riorit� de paroles. Etre jaloux est encore un de leurs faibles. Tout s'explique dans ce syst�me. Mlle de La Mole veut me persuader qu'elle me distingue, tout simplement pour me donner en spectacle � son pr�tendu. 
 
Ce cruel soup�on changea toute la position morale de Julien. Cette id�e trouva dans son coeur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine � d�truire. Cet amour n'�tait fond� que sur la rare beaut� de Mathilde, ou plut�t sur ses fa�ons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien �tait encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, � ce qu'on assure, ce qui �tonne le plus un paysan homme d'esprit, quand il arrive aux premi�res classes de la soci�t�. Ce n'�tait point le caract�re de Mathilde qui faisait r�ver Julien les jours pr�c�dents. Il avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce caract�re. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'�tre qu'une apparence. 
 
Par exemple, pour tout au monde, Mathilde n'aurait pas manqu� la messe un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa m�re. Si, dans le salon de l'h�tel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu o� il �tait, et se permettait l'allusion la plus �loign�e � une plaisanterie contre les int�r�ts vrais ou suppos�s du tr�ne ou de l'autel, Mathilde devenait � l'instant d'un s�rieux de glace. Son regard, qui �tait si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d'un vieux portrait de famille. 
 
Mais Julien s'�tait assur� qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-m�me volait souvent quelques tomes de la belle �dition si magnifiquement reli�e. En �cartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l'absence de celui qu'il emportait, mais bient�t il s'aper�ut qu'une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours � une finesse de s�minaire, il pla�a quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il supposait pouvoir int�resser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines enti�res. 
 
M. de La Mole, impatient� contre son libraire, qui lui envoyait tous lesfaux M�moires , chargea Julien d'acheter toutes les nouveaut�s un peu piquantes. Mais, pour que le venin ne se r�pand�t pas dans la maison, le secr�taire avait l'ordre de d�poser ces livres dans une petite biblioth�que plac�e dans la chambre m�me du marquis. Il eut bient�t la certitude que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux int�r�ts du tr�ne et de l'autel, ils ne tardaient pas � dispara�tre. Certes, ce n'�tait pas Norbert qui lisait. 
 
Julien, s'exag�rant cette exp�rience, croyait � Mlle de La Mole la duplicit� de Machiavel. Cette sc�l�ratesse pr�tendue �tait un charme � ses yeux, presque l'unique charme moral qu'elle e�t. L'ennui de l'hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet exc�s. 
 
Il excitait son imagination plus qu'il n'�tait entra�n� par son amour. 
 
C'�tait apr�s s'�tre perdu en r�veries sur l'�l�gance de la taille de Mlle de La Mole, sur l'excellent go�t de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beaut� de son bras, sur ladisinvolturade tous ses mouvements, qu'il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de M�dicis. Rien n'�tait trop profond ou trop sc�l�rat pour le caract�re qu'il lui pr�tait. C'�tait l'id�al des Maslon, des Frilair et des Castan�de par lui admir�s dans sa jeunesse. C'�tait en un mot pour lui l'id�al de Paris. 
 
Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de croire de la profondeur ou de la sc�l�ratesse au caract�re parisien? 
 
Il est possible que cetriose moque de moi, pensait Julien. On conna�t bien peu son caract�re, si l'on ne voit pas d�j� l'expression sombre et froide que prirent ses regards en r�pondant � ceux de Mathilde. Une ironie am�re repoussa les assurances d'amiti� que Mlle de La Mole �tonn�e osa hasarder deux ou trois fois. 
 
Piqu� par cette bizarrerie soudaine, le coeur de cette jeune fille naturellement froid, ennuy�, sensible � l'esprit, devint aussi passionn�qu' il �tait dans sa nature de l'�tre. Mais il y avait aussi beaucoup d'orgueil dans le caract�re de Mathilde, et la naissance d'un sentiment qui faisait d�pendre d'un autre tout son bonheur fut accompagn�e d'une sombre tristesse. 
 
Julien avait d�j� assez profit� depuis son arriv�e � Paris pour distinguer que ce n'�tait pas l� la tristesse s�che de l'ennui. Au lieu d'�tre avide, comme autrefois, de soir�es, de spectacles et de distractions de tous genres, elle les fuyait. 
 
La musique chant�e par des Fran�ais ennuyait Mathilde � la mort, et cependant Julien, qui se faisait un devoir d'assister � la sortie de l'Op�ra, remarqua qu'elle s'y faisait mener le plus souvent qu'elle pouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle r�pondait quelquefois � ses amis par des plaisanteries outrageantes � force de piquante �nergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de Croisenois. Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour ne pas planter l� cette fille, si riche qu'elle soit! pensait Julien. Et pour lui, indign� des outrages faits � la dignit� masculine, il redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux r�ponses peu polies. 
 
Quelque r�solu qu'il f�t � ne pas �tre dupe des marques d'int�r�t de Mathilde, elles �taient si �videntes de certains jours, et Julien, dont les yeux commen�aient � se dessiller, la trouvait si jolie, qu'il en �tait quelquefois embarrass�. 
 
L'adresse et la longanimit� de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon peu d'exp�rience, se dit-il; il faut partir et mettre un terme � tout ceci. Le marquis venait de lui confier l'administration d'une quantit� de petites terres et de maisons qu'il poss�dait dans le Bas-Languedoc. Un voyage �tait n�cessaire: M. de La Mole y consentit avec peine. Except� pour les mati�res de haute ambition, Julien �tait devenu un autre lui-m�me. 
 
Au bout du compte, ils ne m'ont point attrap�, se disait Julien, en pr�parant son d�part. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait � ces messieurs soient r�elles ou seulement destin�es � m'inspirer de la confiance, je m'en suis amus�. 
 
S'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La Mole est inexplicable, mais elle l'est pour le marquis de Croisenois du moins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur �tait bien r�elle, et j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et pl�b�ien. Voil� le plus beau de mes triomphes; il m'�gaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc. 
 
Il avait fait de son d�part un secret, mais Mathilde savait mieux que lui qu'il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut recours � un mal de t�te fou, qu'augmentait l'air �touff� du salon. Elle se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbert, le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient d�n� � l'h�tel de La Mole, qu'elle les for�a de partir. Elle regardait Julien d'une fa�on �trange. 
 
Ce regard est peut-�tre une com�die, pensa Julien; mais cette respiration press�e, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration press�e qui a �t� sur le point de me toucher, elle l'aura �tudi�e chez L�ontine Fay, qu'elle aime tant. 
 
Ils �taient rest�s seuls; la conversation languissait �videmment. Non! Julien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse. 
 
Comme il prenait cong� d'elle, elle lui serra le bras avec force: 
 
-- Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d'une voix tellement alt�r�e, que le son n'en �tait pas reconnaissable. 
 
Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien. 
 
-- Mon p�re, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que vous lui rendez.Il fautne pas partir demain; trouvez un pr�texte. 
 
Et elle s'�loigna en courant. 
 
Sa taille �tait charmante. Il �tait impossible d'avoir un plus joli pied, elle courait avec une gr�ce qui ravit Julien ; mais devinerait-on � quoi fut sa seconde pens�e apr�s qu'elle eut tout � fait disparu? Il fut offens� du ton imp�ratif avec lequel elle avait dit ce motil faut . Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqu� du motil faut , maladroitement employ� par son premier m�decin, et Louis XV pourtant n'�tait pas un parvenu. 
 
Une heure apr�s, un laquais remit une lettre � Julien; c'�tait tout simplement une d�claration d'amour. 
 
Il n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses remarques litt�raires � contenir la joie qui contractait ses joues et le for�ait � rire malgr� lui. 
 
Enfin moi, s'�cria-t-il tout � coup, la passion �tant trop forte pour �tre contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une d�claration d'amour d'une grande dame! 
 
Quant � moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J'ai su conserver la dignit� de mon caract�re. Je n'ai point dit que j'aimais. Il se mit � �tudier la forme des caract�res; Mlle de La Mole avait une jolie petite �criture anglaise. Il avait besoin d'une occupation physique pour se distraire d'une joie qui allait jusqu'au d�lire. 
 
� Votre d�part m'oblige � parler... Il serait au-dessus de mes forces de ne plus vous voir... � 
 
Une pens�e vint frapper Julien comme une d�couverte, interrompre l'examen qu'il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie. Je l'emporte sur le marquis de Croisenois, s'�cria-t-il, moi, qui ne dis que des choses s�rieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un charmant uniforme il trouve toujours � dire, juste au moment convenable, un mot spirituel et fin. 
 
Julien eut un instant d�licieux; il errait � l'aventure dans le jardin, fou de bonheur. 
 
Plus tard il monta � son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n'�tait pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marqu�s arriv�s de Normandie, que le soin des proc�s normands l'obligeait � diff�rer son d�part pour le Languedoc. 
 
-- Je suis bien aise que vous ne partiez pas, lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d'affaires,j'aime � vous voir . Julien sortit; ce mot le g�nait. 
 
Et moi, je vais s�duire sa fille! rendre impossible peut-�tre ce mariage avec le marquis de Croisenois, qui fait le charme de son avenir: s'il n'est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l'id�e de partir pour le Languedoc malgr� la lettre de Mathilde, malgr� l'explication donn�e au marquis. Cet �clair de vertu disparut bien vite. 
 
Que je suis bon, se dit-il; moi, pl�b�ien, avoir piti� d'une famille de ce rang! Moi, que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rente, quand il apprend au ch�teau qu'il y aura le lendemain apparence de coup d'Etat. Et moi, jet� au dernier rang par une Providence mar�tre, moi � qui elle a donn� un coeur noble et pas mille francs de rente, c'est-�-dire pas de pain,exactement parlant pas de pain ; moi refuser un plaisir qui s'offre! Une source limpide qui vient �tancher ma soif dans le d�sert br�lant de la m�diocrit� que je traverse si p�niblement! Ma foi, pas si b�te; chacun pour soi dans ce d�sert d'�go�sme qu'on appelle la vie. 
 
Et il se rappela quelques regards remplis de d�dain, � lui adress�s par Mme de La Mole, et surtout par les dames ses amies. 
 
Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la d�route de ce souvenir de vertu. 
 
Que je voudrais qu'il se f�ch�t! dit Julien; avec quelle assurance je lui donnerais maintenant un coup d'�p�e. Et il faisait le geste du coup de seconde. Avant ceci, j'�tais un cuistre, abusant bassement d'un peu de courage. Apr�s cette lettre, je suis son �gal. 
 
Oui, se disait-il avec une volupt� infinie et en parlant lentement, nos m�rites, au marquis et � moi, ont �t� pes�s, et le pauvre charpentier du Jura l'emporte. 
 
Bon! s'�cria-t-il, voil� la signature de ma r�ponse trouv�e. N'allez pas vous figurer, mademoiselle de La Mole, que j'oublie mon �tat. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c'est pour le fils d'un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit saint Louis � la croisade. 
 
Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut oblig� de descendre au jardin. Sa chambre, o� il s'�tait enferm� � clef, lui semblait trop �troite pour y respirer. 
 
Moi, pauvre paysan du Jura, se r�p�tait-il sans cesse, moi, condamn� � porter toujours ce triste habit noir! H�las! vingt ans plus t�t, j'aurais port� l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi �tait tu�, oug�n�ral � trente-six ans . Cette lettre, qu'il tenait serr�e dans sa main, lui donnait la taille et l'attitude d'un h�ros. Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, � quarante ans, on a cent mille francs d'appointements et le cordon bleu, comme M. l'�v�que de Beauvais. 
 
Eh bien! se dit-il en riant comme M�phistoph�l�s, j'ai plus d'esprit qu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon si�cle. Et il sentit redoubler son ambition et son attachement � l'habit eccl�siastique. Que de cardinaux n�s plus bas que moi et qui ont gouvern�! mon compatriote Granvelle, par exemple. 
 
Peu � peu l'agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se dit, comme son ma�tre Tartufe, dont il savait le r�le par coeur: 
 
Je puis croire ces mots, un artifice honn�te. .................................................................... Je ne me fierai point � des propos si doux; Qu'un peu desesfaveurs, apr�s quoi je soupire, Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire.Tartufe , acte IV, sc�ne V. 
 
Tartufe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre... Ma r�ponse peut �tre montr�e..., � quoi nous trouvons ce rem�de, ajouta-t-il en pronon�ant lentement, et avec l'accent de la f�rocit� qui se contient, nous la commen�ons par les phrases les plus vives de la lettre de la sublime Mathilde. 
 
Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se pr�cipitent sur moi et m'arrachent l'original. 
 
Non, car je suis bien arm�, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais. 
 
Eh bien! l'un d'eux a du courage; il se pr�cipite sur moi. On lui a promis cent napol�ons. Je le tue ou je le blesse, � la bonne heure, c'est ce qu'on demande. On me jette en prison fort l�galement; je parais en police correctionnelle, et l'on m'envoie, avec toute justice et �quit� de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy � MM. Fontan et Magalon. L�, je couche avec quatre cents gueux p�le-m�le... Et j'aurais quelque piti� de ces gens-l�, s'�cria-t-il en se levant imp�tueusement. En ont-ils pour les gens du tiers �tat, quand ils les tiennent? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui, malgr� lui, le tourmentait jusque-l�. 
 
Doucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de machiav�lisme; l'abb� Maslon ou M. Castan�de du s�minaire n'auraient pas mieux fait. Vous m'enl�verez la lettreprovocatrice , et je serai le second tome du colonel Caron � Colmar. 
 
Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en d�p�t dans un paquet bien cachet� � M. l'abb� Pirard. Celui-l� est honn�te homme, jans�niste, et en cette qualit� � l'abri des s�ductions du budget. Oui, mais il ouvre les lettres... c'est � Fouqu� que j'enverrai celle-ci. 
 
Il faut en convenir, le regard de Julien �tait atroce, sa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'�tait l'homme malheureux en guerre avec toute la soci�t�. 
 
 Aux armes!s'�cria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du perron de l'h�tel. Il entra dans l'�choppe de l'�crivain du coin de la rue; il lui fit peur. Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole. 
 
Pendant que l'�crivain travaillait, il �crivit lui-m�me � Fouqu�; il le priait de lui conserver un d�p�t pr�cieux. Mais, se dit-il en s'interrompant, le cabinet noir � la poste ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez...; non, messieurs. Il alla acheter une �norme Bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son paquet partit par la diligence, adress� � un des ouvriers de Fouqu�, dont personne � Paris ne savait le nom. 
 
Cela fait, il rentra joyeux et leste � l'h�tel de La Mole.A nous!maintenant, s'�cria-t-il, en s'enfermant � clef dans sa chambre, et jetant son habit: 
 
� Quoi! mademoiselle, �crivait-il � Mathilde, c'est Mlle de La Mole qui, par les mains d'Ars�ne, laquais de son p�re, fait remettre une lettre trop s�duisante � un pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se jouer de sa simplicit�... � Et il transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu'il venait de recevoir. 
 
La sienne e�t fait honneur � la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n'�tait encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra � l'Op�ra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l'avait exalt� � ce point. Il �tait un dieu. 
 
 
 
 CHAPITRE XIV 
 
 PENSEES D'UNE JEUNE FILLE 
 
Que de perplexit�s! Que de nuits pass�es sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre m�prisable? Il me m�prisera lui-m�me. Mais il part, il s'�loigne.
ALFRED DE MUSSET.
 
 
 
 
Ce n'�tait point sans combats que Mathilde avait �crit. Quel qu'e�t �t� le commencement de son int�r�t pour Julien, bient�t il domina l'orgueil qui, depuis qu'elle se connaissait, r�gnait seul dans son coeur. Cette �me haute et froide �tait emport�e pour la premi�re fois par un sentiment passionn�. Mais s'il dominait l'orgueil, il �tait encore fid�le aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvel�rent pour ainsi dire tout son �tre moral. 
 
Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les �mes courageuses, li�es � un esprit sup�rieur, eut � lutter longuement contre la dignit� et tous sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa m�re, d�s sept heures du matin, la priant de lui permettre de se r�fugier � Villequier. La marquise ne daigna pas m�me lui r�pondre, et lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la d�f�rence aux id�es re�ues. 
 
La crainte de mal faire et de heurter les id�es tenues pour sacr�es par les Caylus, les de Luz, les Croisenois, avait assez peu d'empire sur son �me; de tels �tres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle les e�t consult�s s'il e�t �t� question d'acheter une cal�che ou une terre. Sa v�ritable terreur �tait que Julien ne f�t m�content d'elle. 
 
Peut-�tre aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme sup�rieur? 
 
Elle abhorrait le manque de caract�re, c'�tait sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec gr�ce tout ce qui s'�carte de la mode, ou la suit mal, croyant la suivre, plus ils se perdaient � ses yeux. 
 
Ils �taient braves, et voil� tout. Et encore, comment braves? se disait-elle: en duel, mais le duel n'est plus qu'une c�r�monie. Tout en est su d'avance, m�me ce que l'on doit dire en tombant. Etendu sur le gazon, et la main sur le coeur, il faut un pardon g�n�reux pour l'adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur d'exciter les soup�ons. 
 
On brave le danger � la t�te d'un escadron tout brillant d'acier, mais le danger solitaire, singulier, impr�vu, vraiment laid? 
 
H�las! se disait Mathilde, c'�tait � la cour de Henri III que l'on trouvait des hommes grands par le caract�re comme par la naissance! Ah! si Julien avait servi � Jarnac ou � Moncontour, je n'aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de force, les Fran�ais n'�taient pas des poup�es. Le jour de la bataille �tait presque celui des moindres perplexit�s. 
 
Leur vie n'�tait pas emprisonn�e comme une momie d'Egypte, sous une enveloppe toujours commune � tous, toujours la m�me. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai courage � se retirer seul � onze heures du soir, en sortant de l'h�tel de Soissons, habit� par Catherine de M�dicis, qu'aujourd'hui � courir � Alger. La vie d'un homme �tait une suite de hasards. Maintenant la civilisation [Variante : et le pr�fet de police ont] a chass� le hasard, plus d'impr�vu. S'il para�t dans les id�es, il n'est pas assez d'�pigrammes pour lui; s'il para�t dans les �v�nements, aucune l�chet� n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excus�e. Si�cle d�g�n�r� et ennuyeux! Qu'aurait dit Boniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa t�te coup�e, il e�t vu, en 1793, dix-sept de ses descendants se laisser prendre comme des moutons, pour �tre guillotin�s deux jours apr�s? La mort �tait certaine, mais il e�t �t� de mauvais ton de se d�fendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les temps h�ro�ques de la France, au si�cle de Boniface de La Mole, Julien e�t �t� le chef d'escadron, et mon fr�re, le jeune pr�tre, aux moeurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et la raison � la bouche. 
 
Quelques mois auparavant, Mathilde d�sesp�rait de rencontrer un �tre un peu diff�rent du patron commun. Elle avait trouv� quelque bonheur en se permettant d'�crire � quelques jeunes gens de la soci�t�. Cette hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille, pouvait la d�shonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son p�re, et de tout l'h�tel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projet�, aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-l�, les jours o� elle avait �crit une de ses lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n'�taient que des r�ponses. 
 
Ici elle osait dire qu'elle aimait. Elle �crivaitla premi�re(quel mot terrible!) � un homme plac� dans les derniers rangs de la soci�t�. 
 
Cette circonstance assurait, en cas de d�couverte, un d�shonneur �ternel. Laquelle des femmes venant chez sa m�re e�t os� prendre son parti? Quelle phrase e�t-on pu leur donner � r�p�ter pour amortir le coup de l'affreux m�pris des salons? 
 
Et encore parler �tait affreux, mais �crire!Il est des choses qu'on n'�crit pas , s'�criait Napol�on apprenant la capitulation de Baylen. Et c'�tait Julien qui lui avait cont� ce mot! comme lui faisant d'avance une le�on. 
 
Mais tout cela n'�tait rien encore, l'angoisse de Mathilde avait d'autres causes. Oubliant l'effet horrible sur la soci�t�, la tache ineffa�able et toute pleine de m�pris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait �crire � un �tre d'une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus. 
 
La profondeur, l' inconnudu caract�re de Julien eussent effray�, m�me en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant, peut-�tre son ma�tre! 
 
Quelles ne seront pas ses pr�tentions, si jamais il peut tout sur moi? Eh bien! je me dirai comme M�d�e:Au milieu de tant de p�rils, il me resteMoi. 
 
Julien n'avait nulle v�n�ration pour la noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-�tre il n'avait nul amour pour elle! 
 
Dans ces derniers moments de doutes affreux, se pr�sent�rent les id�es d'orgueil f�minin. Tout doit �tre singulier dans le sort d'une fille comme moi, s'�cria Mathilde impatient�e. Alors l'orgueil qu'on lui avait inspir� d�s le berceau se battait contre la vertu. Ce fut dans cet instant que le d�part de Julien vint tout pr�cipiter. 
 
( De tels caract�res sont heureusement fort rares.) 
 
Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle tr�s pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour � la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette manoeuvre peut n'avoir aucun r�sultat, se dit-il, mais si elle r�ussit, elle me croit parti. Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l'oeil. 
 
Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l'h�tel sans �tre aper�u, mais il rentra avant huit heures. 
 
A peine �tait-il dans la biblioth�que, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa r�ponse. Il pensait qu'il �tait de son devoir de lui parler; rien n'�tait plus commode, du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l'�couter et disparut. Julien en fut charm�, il ne savait que lui dire. 
 
Si tout ceci n'est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allum� l'amour baroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu'il ne convient, si jamais je me laissais entra�ner � avoir du go�t pour cette grande poup�e blonde. Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait jamais �t�. 
 
Dans la bataille qui se pr�pare, ajouta-t-il, l'orgueil de la naissance sera comme une colline �lev�e, formant position militaire entre elle et moi. C'est l�-dessus qu'il faut manoeuvrer. J'ai fort mal fait de rester � Paris; cette remise de mon d�part m'avilit et m'expose si tout ceci n'est qu'un jeu. Quel danger y avait-il � partir? Je me moquais d'eux, s'ils se moquent de moi. Si son int�r�t pour moi a quelque r�alit�, je centuplais cet int�r�t. 
 
La lettre de Mlle de La Mole avait donn� � Julien une jouissance de vanit� si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oubli� de songer s�rieusement � la convenance du d�part. 
 
C'�tait une fatalit� de son caract�re d'�tre extr�mement sensible � ses fautes. Il �tait fort contrari� de celle-ci, et ne songeait presque plus � la victoire incroyable qui avait pr�c�d� ce petit �chec, lorsque, vers les neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la biblioth�que, lui jeta une lettre et s'enfuit. 
 
Il para�t que ceci va �tre le roman par lettres, dit-il en relevant celle-ci. L'ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la froideur et la vertu. 
 
On lui demandait une r�ponse d�cisive avec une hauteur qui augmenta sa gaiet� int�rieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore par une plaisanterie qu'il annon�a, vers la fin de sa r�ponse, son d�part d�cid� pour le lendemain matin. 
 
Cette lettre termin�e: Le jardin va me servir pour la remettre, pensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fen�tre de la chambre de Mlle de La Mole. 
 
Elle �tait au premier �tage, � c�t� de l'appartement de sa m�re, mais il y avait un grand entresol. 
 
Ce premier �tait tellement �lev�, qu'en se promenant sous l'all�e de tilleuls, sa lettre � la main, Julien ne pouvait �tre aper�u de la fen�tre de Mlle de La Mole. La vo�te form�e par les tilleuls, fort bien taill�s, interceptait la vue. Mais quoi! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence! Si l'on a entrepris de se moquer de moi, me faire voir une lettre � la main, c'est servir mes ennemis. 
 
La chambre de Norbert �tait pr�cis�ment au-dessus de celle de sa soeur, et si Julien sortait de la vo�te form�e par les branches taill�es des tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements. 
 
Mlle de La Mole parut derri�re sa vitre; il montra sa lettre � demi; elle baissa la t�te. Aussit�t Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants. 
 
Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de R�nal, se dit Julien, quand, m�me apr�s six mois de relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m'a regard� avec des yeux riants. 
 
Il ne s'exprima pas aussi nettement le reste de sa r�ponse; avait-il honte de la futilit� des motifs? Mais aussi quelle diff�rence, ajoutait sa pens�e, dans l'�l�gance de la robe du matin, dans l'�l�gance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole � trente pas de distance, un homme de go�t devinerait le rang qu'elle occupe dans la soci�t�. Voil� ce qu'on peut appeler un m�rite explicite. 
 
Tout en plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pens�e; Mme de R�nal n'avait pas de marquis de Croisenois � lui sacrifier. Il n'avait pour rival que cet ignoble sous-pr�fet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu'il n'y a plus de Maugirons. 
 
A cinq heures, Julien re�ut une troisi�me lettre; elle lui fut lanc�e de la porte de la biblioth�que. Mlle de La Mole s'enfuit encore. Quelle manie d'�crire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commod�ment! L'ennemi veut avoir de mes lettres, c'est clair, et plusieurs! Il ne se h�tait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases �l�gantes, pensait-il; mais il p�lit en lisant. Il n'y avait que huit lignes. 
 
� J'ai besoin de vous parler: il faut que je vous parle, ce soir; au moment o� une heure apr�s minuit sonnera, trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande �chelle du jardinier aupr�s du puits; placez-la contre ma fen�tre et montez chez moi. Il fait clair de lune, n'importe. � 
 
 
 
CHAPITRE XV 
 
 EST-CE UN COMPLOT? 
 
Ah! que l'intervalle est cruel entre un grand projet con�u et son ex�cution! Que de vaines terreurs! que d'irr�solutions! Il s'agit de la vie. -- Il s'agit de bien plus: de l'honneur!
SCHILLER.
 
 
 
 
Ceci devient s�rieux, pensa Julien... et un peu trop clair, ajouta-t-il apr�s avoir pens�. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la biblioth�que avec une libert� qui, gr�ce � Dieu, est enti�re; le marquis, dans la peur qu'il a que je ne lui montre des comptes, n'y vient jamais. Quoi! M. de La Mole et le comte Norbert, les seules personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journ�e; on peut facilement observer le moment de leur rentr�e � l'h�tel, et la sublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable! 
 
C'est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins. D'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop b�te ou trop fat. Diable! par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une �chelle � un premier �tage de vingt-cinq pieds d'�l�vation! on aura le temps de me voir, m�me des h�tels voisins. Je serai beau sur mon �chelle! Julien monta chez lui et se mit � faire sa malle en sifflant. Il �tait r�solu � partir et � ne pas m�me r�pondre. 
 
Mais cette sage r�solution ne lui donnait pas la paix du coeur. Si par hasard, se dit-il tout � coup, sa malle ferm�e, Mathilde �tait de bonne foi! alors moi je joue, � ses yeux, le r�le d'un l�che parfait. Je n'ai point de naissance, moi, il me faut de grandes qualit�s, argent comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouv�es par des actions parlantes... 
 
Il fut un quart d'heure � r�fl�chir [Variante : se promener dans sa chambre]. A quoi bon le nier? dit-il enfin; je serai un l�che � ses yeux. Je perds non seulement la personne la plus brillante de la haute soci�t�, ainsi qu'ils disaient tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d'un duc, et qui sera duc lui-m�me. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualit�s qui me manquent: esprit d'�-propos, naissance, fortune... 
 
Ce remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de ma�tresses! 
 
 -- Mais il n'est qu'un honneur! 
 
dit le vieux don Di�gue, et ici clairement et nettement, je recule devant le premier p�ril qui m'est offert; car ce duel avec M. de Beauvoisis se pr�sentait comme une plaisanterie. Ceci est tout diff�rent. Je puis �tre tir� au blanc par un domestique, mais c'est le moindre danger; je puis �tre d�shonor�. 
 
Ceci devient s�rieux, mon gar�on, ajouta-t-il avec une gaiet� et un accent gascons. Il y va de l' honur . Jamais un pauvre diable, jet� aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion; j'aurai des bonnes fortunes, mais subalternes... 
 
Il r�fl�chit longtemps, il se promenait � pas pr�cipit�s, s'arr�tant tout court de temps � autre. On avait d�pos� dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal Richelieu, qui malgr� lui attirait ses regards. Ce buste [Variante : �clair� par sa lampe] avait l'air de le regarder d'une fa�on s�v�re, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit �tre si naturelle au caract�re fran�ais. De ton temps, grand homme, aurais-je h�sit�? 
 
Au pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un pi�ge, il est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme � me taire. Il faudra donc me tuer. Cela �tait bon en 1574, du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d'aujourd'hui n'oserait. Ces gens-l� ne sont plus les m�mes. Mlle de La Mole est si envi�e! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec quel plaisir! 
 
Les domestiques jasent, entre eux, des pr�f�rences marqu�es dont je suis l'objet, je le sais, je les ai entendus... 
 
D'un autre c�t�, ses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris dans sa chambre, on me les enl�ve. J'aurai affaire � deux, trois, quatre hommes, que sais-je? Mais ces hommes, o� les prendront-ils? o� trouver des subalternes discrets � Paris? La justice leur fait peur... Parbleu! les Caylus, les Croisenois, les de Luz eux-m�mes. Ce moment, et la sotte figure que je ferai au milieu d'eux sera ce qui les aura s�duits. Gare le sort d'Abailard, M. le secr�taire! 
 
Eh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai � la figure, comme les soldats de C�sar � Pharsale... Quant aux lettres, je puis les mettre en lieu s�r. 
 
Julien fit des copies des deux derni�res, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la biblioth�que, et porta lui-m�me les originaux � la poste. 
 
Quand il fut de retour: Dans quelle folie je vais me jeter! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait �t� un quart d'heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine. 
 
Mais, si je refuse, je me m�prise moi-m�me dans la suite! Toute la vie cette action sera un grand sujet de doute pour moi et, pour moi, un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas �prouv� pour l'amant d'Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus ais�ment un crime bien clair; une fois avou�, je cesserais d'y penser. 
 
Quoi! j'aurai �t� [Variante: un destin, incroyable � force de bonheur, me tire de la foule pour me mettre] en rivalit� avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-m�me, de gaiet� de coeur, d�clar� son inf�rieur! Au fond, il y a de la l�chet� � ne pas aller. Ce mot d�cide tout, s'�cria Julien en se levant... d'ailleurs elle est bien jolie. 
 
Si ceci n'est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi!... Si c'est une mystification, parbleu! messieurs, il ne tient qu'� moi de rendre la plaisanterie s�rieuse, et ainsi ferai-je. 
 
Mais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entr�e dans la chambre; ils peuvent avoir plac� quelque machine ing�nieuse! 
 
C'est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade � tout, dit mon ma�tre d'armes, mais le bon Dieu, qui veut qu'on en finisse, fait que l'un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur r�pondre: il tirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce f�t fulminante, il la renouvela. 
 
Il y avait encore bien des heures � attendre; pour faire quelque chose, Julien �crivit � Fouqu�: � Mon ami, n'ouvre la lettre ci-incluse qu'en cas d'accident, si tu entends dire que quelque chose d'�trange m'est arriv�. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je t'envoie, et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux de Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier exemplaire � M. le marquis de La Mole; et quinze jours apr�s, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verri�res. � 
 
Ce petit m�moire justificatif arrang� en forme de conte, que Fouqu� ne devait ouvrir qu'en cas d'accident, Julien le fit aussi peu compromettant que possible pour Mlle de La Mole, mais enfin il peignait fort exactement sa position. 
 
Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du d�ner sonna; elle fit battre son coeur. Son imagination, pr�occup�e du r�cit qu'il venait de composer, �tait toute aux pressentiments tragiques. Il s'�tait vu saisi par des domestiques, garrott�, conduit dans une cave avec un b�illon dans la bouche. L�, un domestique le gardait � vue, et si l'honneur de la noble famille exigeait que l'aventure e�t une fin tragique, il �tait facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces; alors, on disait qu'il �tait mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre. 
 
Emu de son propre conte comme un auteur dramatique, Julien avait r�ellement peur lorsqu'il entra dans la salle � manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livr�e. Il �tudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu'on a choisis pour l'exp�dition de cette nuit? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si pr�sents, si souvent rappel�s, que, se croyant outrag�s, ils auront plus de d�cision que les autres personnages de leur rang. Il regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille; elle �tait p�le, et avait [Variante: et il lui trouvait] tout � fait une physionomie du Moyen Age. Jamais il ne lui avait trouv� l'air si grand, elle �tait vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux.Pallida morte futura , se dit-il (Sa p�leur annonce ses grands desseins). 
 
En vain, apr�s d�ner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, Mlle de La Mole n'y parut pas. Lui parler e�t, dans ce moment, d�livr� son coeur d'un grand poids. 
 
Pourquoi ne pas l'avouer? Il avait peur. Comme il �tait r�solu � agir, il s'abandonnait � ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu'au moment d'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce que je puis sentir en ce moment? Il alla reconna�tre la situation et le poids de l'�chelle. 
 
C'est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de me servir! ici comme � Verri�res. Quelle diff�rence! Alors, ajouta-t-il avec un soupir, je n'�tais pas oblig� de me m�fier de la personne pour laquelle je m'exposais. Quelle diff�rence aussi dans le danger! 
 
J'eusse �t� tu� dans les jardins de M. de R�nal qu'il n'y avait point de d�shonneur pour moi. Facilement on e�t rendu ma mort inexplicable. Ici, quels r�cits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'h�tel de Chaulnes, de l'h�tel de Caylus, de l'h�tel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un monstre dans la post�rit�. 
 
Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette id�e l'an�antissait. Et moi, o� pourra-t-on me justifier? En supposant que Fouqu� imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu'une infamie de plus. Quoi! Je suis re�u dans une maison, et pour prix de l'hospitalit� que j'y re�ois, des bont�s dont on m'y accable, j'imprime un pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah! mille fois plut�t, soyons dupes! 
 
Cette soir�e fut affreuse. 
 
 
 
CHAPITRE XVI 
 
 UNE HEURE DU MATIN 
 
 Ce jardin �tait fort grand, dessin� depuis peu d'ann�es avec un go�t parfait. Mais les arbres [Variante: avaient figur� dans le fameux Pr�-aux-Clercs, si c�l�bre du temps de Henry III, ils] avaient plus d'un si�cle. On y trouvait quelque chose de champ�tre .
 MASSINGER.
 
 
 
 
Il allait �crire un contre-ordre � Fouqu� lorsque onze heures sonn�rent. Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s'il se f�t enferm� chez lui. Il alla observer � pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout au quatri�me �tage, habit� [Variante: dans les mansardes du quatri�me, habit�es] par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soir�e, les domestiques prenaient du punch fort gaiement. Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne doivent pas faire partie de l'exp�dition nocturne, ils seraient plus s�rieux. 
 
Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est de se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus les murs du jardin les gens charg�s de me surprendre. 
 
Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit trouver moins compromettant pour la jeune personne qu'il veut �pouser de me faire surprendre avant le moment o� je serai entr� dans sa chambre. 
 
Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte. Il s'agit de mon honneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque b�vue, ce ne sera pas une excuse � mes propres yeux de me dire: je n'y avais pas song�. 
 
Le temps �tait d'une s�r�nit� d�sesp�rante. Vers les onze heures la lune se leva, � minuit et demi elle �clairait en plein la fa�ade de l'h�tel donnant sur le jardin. 
 
Elle est folle, se disait Julien; comme une heure sonna, il y avait encore de la lumi�re aux fen�tres du comte Norbert. De sa vie Julien n'avait eu autant de peur, il ne voyait que les dangers de l'entreprise, et n'avait aucun enthousiasme. 
 
Il alla prendre l'immense �chelle, attendit cinq minutes, pour laisser le temps � un contre-ordre, et � une heure cinq minutes posa l'�chelle contre la fen�tre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet � la main, �tonn� de n'�tre pas attaqu�. Comme il approchait de la fen�tre, elle s'ouvrit sans bruit: 
 
-- Vous voil�, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d'�motion; je suis vos mouvements depuis une heure. 
 
Julien �tait fort embarrass�, il ne savait comment se conduire, il n'avait pas d'amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu'il fallait oser, il essaya d'embrasser Mathilde. 
 
-- Fi donc! lui dit-elle en le repoussant. 
 
Fort content d'�tre �conduit, il se h�ta de jeter un coup d'oeil autour de lui: la lune �tait si brillante que les ombres qu'elle formait dans la chambre de Mlle de La Mole �taient noires. Il peut fort bien y avoir l� des hommes cach�s sans que je les voie, pensa-t-il. 
 
-- Qu'avez-vous dans la poche de c�t� de votre habit? lui dit Mathilde, enchant�e de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait �trangement; tous les sentiments de retenue et de timidit�, si naturels � une fille bien n�e, avaient repris leur empire, et la mettaient au supplice. 
 
-- J'ai toutes sortes d'armes et de pistolets, r�pondit Julien, non moins content d'avoir quelque chose � dire. 
 
-- Il faut retirer l'�chelle, dit Mathilde. 
 
-- Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de l'entresol. 
 
-- Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire; vous pourriez, ce me semble, abaisser l'�chelle au moyen d'une corde qu'on attacherait au premier �chelon. J'ai toujours une provision de cordes chez moi. 
 
Et c'est l� une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu'elle aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les pr�cautions m'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement; mais que tout simplement je lui succ�de. Au fait, que m'importe! est-ce que je l'aime? Je triomphe du marquis en ce sens qu'il sera tr�s f�ch� d'avoir un successeur, et plus f�ch� encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au caf� Tortoni, en affectant de ne pas me reconna�tre! avec quel air m�chant il me salua ensuite quand il ne put plus s'en dispenser! 
 
Julien avait attach� la corde au dernier �chelon de l'�chelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu'elle ne touch�t pas les vitres. Beau moment pour me tuer, pensa-t-il, si quelqu'un est cach� dans la chambre de Mathilde; mais un silence profond continuait � r�gner partout. 
 
L'�chelle toucha la terre, Julien parvint � la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur. 
 
-- Que va dire ma m�re, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes tout �cras�es!... Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d'un grand sang-froid. Si on l'apercevait remontant au balcon, ce serait une circonstance difficile � expliquer. 
 
-- Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton plaisant, et en affectant le langage cr�ole. (Une des femmes de chambre de la maison �tait n�e � Saint-Domingue.) 
 
-- Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette id�e. 
 
Ah! que cet homme est digne de tout mon amour! pensa-t-elle. 
 
Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut �tre saisi par un ennemi, et se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fen�tre. Ils rest�rent immobiles et sans respirer. La lune les �clairait en plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inqui�tude. 
 
Alors l'embarras recommen�a, il �tait grand des deux parts. Julien s'assura que la porte �tait ferm�e avec tous ses verrous; il pensait bien � regarder sous le lit, mais n'osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda. 
 
Mathilde �tait tomb�e dans toutes les angoisses de la timidit� la plus extr�me. Elle avait horreur de sa position. 
 
-- Qu'avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin. 
 
Quelle bonne occasion de d�concerter ces messieurs s'ils sont aux �coutes, et d'�viter la bataille! pensa Julien. 
 
-- La premi�re est cach�e dans une grosse Bible protestante que la diligence d'hier soir emporte bien loin d'ici. 
 
Il parlait fort distinctement en entrant dans ces d�tails, et de fa�on � �tre entendu des personnes qui pouvaient �tre cach�es dans deux grandes armoires d'acajou qu'il n'avait pas os� visiter. 
 
-- Les deux autres sont � la poste, et suivent la m�me route que la premi�re. 
 
-- Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces pr�cautions? dit Mathilde �tonn�e. 
 
A propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julien, et il lui avoua tous ses soup�ons. 
 
-- Voil� donc la cause de la froideur de tes lettres! s'�cria Mathilde avec l'accent de la folie plus que de la tendresse. 
 
Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la t�te, ou du moins ses soup�ons s'�vanouirent, [Variante: il se trouva �lev� � ses propres yeux,] il osa serrer dans ses bras cette fille si belle, et qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repouss� qu'� demi. 
 
Il eut recours � sa m�moire, comme jadis � Besan�on aupr�s d'Amanda Binet, et r�cita plusieurs des plus belles phrases deLa Nouvelle H�lo�se . 
 
-- Tu as un coeur d'homme, lui r�pondit-on sans trop �couter ses phrases; j'ai voulu �prouver ta bravoure, je l'avoue. Tes premiers soup�ons et ta r�solution te montrent plus intr�pide encore que je ne croyais. 
 
Mathilde faisait effort pour le tutoyer, elle �tait �videmment plus attentive � cette �trange fa�on de parler qu'au fond des choses qu'elle disait. Ce tutoiement, d�pouill� du ton de la tendresse, ne faisait aucun plaisir � Julien, il s'�tonnait de l'absence du bonheur; enfin pour le sentir, il eut recours � sa raison. Il se voyait estim� par cette jeune fille si fi�re, et qui n'accordait jamais de louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint � un bonheur d'amour-propre. 
 
Ce n'�tait pas, il est vrai, cette volupt� de l'�me qu'il avait trouv�e quelquefois aupr�s de Mme de R�nal. [Variante: Quelle diff�rence, grand Dieu!] Il n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C'�tait le plus vif bonheur d'ambition, et Julien �tait surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soup�onn�s, et des pr�cautions qu'il avait invent�es. En parlant, il songeait aux moyens de profiter de sa victoire. 
 
Mathilde encore fort embarrass�e, et qui avait l'air atterr�e de sa d�marche, parut enchant�e de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit d�licieusement de l'esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait affaire � des gens tr�s clairvoyants, le petit Tanbeau �tait certainement un espion, mais Mathilde et lui n'�taient pas non plus sans adresse. 
 
Quoi de plus facile que de se rencontrer dans la biblioth�que, pour convenir de tout? 
 
-- Je puis para�tre, sans exciter de soup�ons, dans toutes les parties de l'h�tel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver � celle de sa fille. Si Mathilde trouvait mieux qu'il arriv�t toujours par une �chelle, c'�tait avec un coeur ivre de joie qu'il s'exposerait � ce faible danger. 
 
En l'�coutant parler, Mathilde �tait choqu�e de cet air de triomphe. Il est donc mon ma�tre! se dit-elle. D�j� elle �tait en proie au remords. Sa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre. Si elle l'e�t pu, elle e�t an�anti elle et Julien. Quand par instants la force de sa volont� faisait taire les remords, des sentiments de timidit� et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n'avait nullement pr�vu l'�tat affreux o� elle se trouvait. 
 
Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle � la fin, cela est dans les convenances, on parle � son amant. Et alors pour accomplir un devoir, et avec une tendresse qui �tait bien plus dans les paroles dont elle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses r�solutions qu'elle avait prises � son �gard pendant ces derniers jours. 
 
Elle avait d�cid� que s'il osait arriver chez elle avec le secours de l'�chelle du jardinier, ainsi qu'il lui �tait prescrit, elle serait toute � lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-l� ce rendez-vous �tait glac�. C'�tait � faire prendre l'amour en haine. Quelle le�on de morale pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment? 
 
Apr�s de longues incertitudes, qui eussent pu para�tre � un observateur superficiel l'effet de la haine la plus d�cid�e, tant les sentiments qu'une femme se doit � elle-m�me avaient de peine � c�der � une volont� aussi ferme, Mathilde finit par �tre pour lui une ma�tresse aimable. 
 
A la v�rit�, ces transports �taient un peu voulus. L'amour passionn� �tait encore plut�t un mod�le qu'on imitait qu'une r�alit�. 
 
Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-m�me et envers son amant. Le pauvre gar�on, se disait-elle, a �t� d'une bravoure achev�e, il doit �tre heureux, ou bien c'est moi qui manque de caract�re. Mais elle e�t voulu racheter au prix d'une �ternit� de malheur la n�cessit� cruelle o� elle se trouvait. 
 
Malgr� la violence affreuse qu'elle se faisait, elle fut parfaitement ma�tresse de ses paroles. 
 
Aucun regret, aucun reproche ne vinrent g�ter cette nuit qui sembla singuli�re plut�t qu'heureuse � Julien. Quelle diff�rence, grand Dieu! avec son dernier s�jour de vingt-quatre heures � Verri�res! Ces belles fa�ons de Paris ont trouv� le secret de tout g�ter, m�me l'amour, se disait-il dans son injustice extr�me. 
 
Il se livrait � ces r�flexions debout dans une des grandes armoires d'acajou o� on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans l'appartement voisin, qui �tait celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa m�re � la messe, les femmes quitt�rent l'appartement, et Julien s'�chappa avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux. 
 
Il monta � cheval et chercha [Variante: alla au pas rechercher] les endroits les plus solitaires d'une des for�ts voisines de Paris [Variante: du bois de Meudon]. Il �tait bien plus �tonn� qu'heureux. Le bonheur qui, de temps � autre, venait occuper son �me, �tait comme celui d'un jeune sous-lieutenant qui, � la suite de quelque action �tonnante, vient d'�tre nomm� colonel d'embl�e par le g�n�ral en chef; il se sentait port� � une immense hauteur. Tout ce qui �tait au-dessus de lui la veille, �tait � ses c�t�s maintenant ou bien au-dessous. Peu � peu le bonheur de Julien augmenta � mesure qu'il s'�loignait. 
 
S'il n'y avait rien de tendre dans son �me, c'est que, quelque �trange que ce mot puisse para�tre, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n'y eut rien d'impr�vu pour elle dans tous les �v�nements de cette nuit que le malheur et la honte qu'elle avait trouv�s au lieu de cette enti�re f�licit� [Variante: ces transports divins] dont parlent les romans. 
 
Me serais-je tromp�e, n'aurais-je pas d'amour pour lui? se dit-elle. 
 
 
 
 CHAPITRE XVII 
 
 UNE VIEILLE EPEE 
 
I now mean to be serious; -- it is time,
 Since laughter now-a-days is deem'd too serious
 A jest at vice by virtue's called a crime .
 Don Juan, C. XIII.
 
 
 
 
Elle ne parut pas au d�ner. Le soir elle vint un instant au salon, mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut �trange; mais, pensa-t-il, [Variante: je dois me l'avouer,] je ne connais leurs usages, [Variante: les usages de la bonne compagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j'ai vu faire cent fois,] elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefois, agit� par la plus extr�me curiosit�, il �tudiait l'expression des traits de Mathilde; il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air sec et m�chant. Evidemment ce n'�tait pas la m�me femme qui, la nuit pr�c�dente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs pour �tre vrais. 
 
Le lendemain, le surlendemain, m�me froideur de sa part; elle ne le regardait pas, elle ne s'apercevait pas de son existence. Julien, d�vor� par la plus vive inqui�tude, �tait � mille lieues des sentiments de triomphe qui l'avaient seuls anim� le premier jour. Serait-ce, par hasard, se dit-il, un retour � la vertu? Mais ce mot �tait bien bourgeois pour l'alti�re Mathilde. 
 
Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit gu�re � la religion, pensait Julien, elle l'aime comme tr�s tile aux int�r�ts de sa caste. 
 
Mais par simple d�licatesse [Variante: f�minine] ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute [Variante: irr�parable] qu'elle a commise? Julien croyait �tre son premier amant. 
 
Mais, se disait-il dans d'autres instants, il faut avouer qu'il n'y a rien de na�f, de simple, de tendre dans toute sa mani�re d'�tre; jamais je ne l'ai vue plus alti�re [Variante: plus semblable � une reine qui vient de descendre de son tr�ne]. Me m�priserait-elle? Il serait digne d'elle de se reprocher ce qu'elle a fait pour moi, � cause seulement de la bassesse de ma naissance. 
 
Pendant que Julien, rempli de ses pr�jug�s puis�s dans les livres et dans les souvenirs de Verri�res, poursuivait la chim�re d'une ma�tresse tendre et qui ne songe plus � sa propre existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amant, la vanit� de Mathilde �tait furieuse contre lui. 
 
Comme elle ne s'ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus l'ennui; ainsi, sans pouvoir s'en douter le moins du monde, Julien avait perdu son plus grand avantage. 
 
Je me suis donn� un ma�tre! se disait Mlle de La Mole en proie au plus noir chagrin [Variante: se promenant agit�e dans sa chambre]. Il est rempli d'honneur, � la bonne heure; mais si je pousse � bout sa vanit�, il se vengera en faisant conna�tre la nature de nos relations. Jamais Mathilde n'avait eu d'amant, et [Variante: Tel est le malheur de notre si�cle, les plus �tranges �garements m�me ne gu�rissent pas de l'ennui. Julien �tait le premier amour de Mathilde, et,] dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres m�me aux �mes les plus s�ches, elle �tait en proie aux r�flexions les plus am�res. 
 
Il a sur moi un empire immense, puisqu'il r�gne par la terreur et peut me punir d'une peine atroce, si je le pousse � bout. Cette seule id�e suffisait pour porter Mle de La Mole � l'outrager. Le courage �tait la premi�re qualit� de son caract�re. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la gu�rir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que l'id�e qu'elle jouait � croix ou pile son existence enti�re. 
 
Le troisi�me jour, comme Mlle de La Mole s'obstinait � ne pas le regarder, Julien la suivit apr�s d�ner, et �videmment malgr� elle, dans la salle de billard. 
 
-- Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien puissants sur moi, lui dit-elle avec une col�re � peine retenue, puisque en opposition � ma volont� bien �videmment d�clar�e, vous pr�tendez me parler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant os�? 
 
Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans s'en douter ils �taient anim�s l'un contre l'autre des sentiments de la haine la plus vive. Comme ni l'un ni l'autre n'avait le caract�re endurant, que d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en furent bient�t � se d�clarer nettement qu'ils se brouillaient � jamais. 
 
-- Je vous jure un secret �ternel, dit Julien, j'ajouterais m�me que jamais je ne vous adresserai la parole, si votre r�putation ne pouvait souffrir de ce changement trop marqu�. Il salua avec respect et partit. 
 
Il accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir; il �tait bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l'aimait pas trois jours auparavant, quand on l'avait cach� dans la grande armoire d'acajou. Mais tout changea rapidement dans son �me, du moment qu'il se vit � jamais brouill� avec elle. 
 
Sa m�moire cruelle se mit � lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui dans la r�alit� l'avait laiss� si froid. 
 
Dans la nuit m�me qui suivit la d�claration de brouille �ternelle, Julien faillit devenir fou en �tant oblig� de s'avouer qu'il aimait Mlle de La Mole. 
 
Des combats affreux suivirent cette d�couverte: tous ses sentiments �taient boulevers�s. 
 
Deux jours apr�s, au lieu d'�tre fier avec M. de Croisenois, il l'aurait presque embrass� en fondant en larmes. 
 
L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se d�cida � partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla � la poste. 
 
Il se sentit d�faillir quand, arriv� au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l'arr�ta et revint � l'h�tel de La Mole, annoncer son d�part au marquis. 
 
M. de La Mole �tait sorti. Plus mort que vif, Julien alla l'attendre dans la biblioth�que. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole? 
 
En le voyant para�tre, elle prit un air de m�chancet� auquel il lui fut impossible de se m�prendre. 
 
Emport� par son malheur, �gar� par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l'�me: 
 
-- Ainsi, vous ne m'aimez plus? 
 
-- J'ai horreur de m'�tre livr�e au premier venu, dit Mathilde en pleurant de rage contre elle-m�me. 
 
--Au premier venu!s'�cria Julien, et il s'�lan�a sur une vieille �p�e du Moyen Age, qui �tait conserv�e dans la biblioth�que comme une curiosit�. 
 
Sa douleur, qu'il croyait extr�me au moment o� il avait adress� la parole � Mlle de La Mole, venait d'�tre centupl�e par les larmes de honte qu'il lui voyait r�pandre. Il e�t �t� le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer. 
 
Au moment o� il venait de tirer l'�p�e, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d'une sensation si nouvelle, s'avan�a fi�rement vers lui; ses larmes s'�taient taries. 
 
L'id�e du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se pr�senta vivement � Julien. Je tuerais sa fille! se dit-il, quelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l'�p�e. Certainement, pensa-t-il, elle va �clater de rire � la vue de ce mouvement de m�lodrame: il dut � cette id�e le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille �p�e curieusement et comme s'il y e�t cherch� quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillit� la repla�a au clou de bronze dor� qui la soutenait. 
 
Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute; Mlle de La Mole le regardait �tonn�e. J'ai donc �t� sur le point d'�tre tu�e par mon amant! se disait-elle. 
 
Cette id�e la transportait dans les plus beaux temps du si�cle de Charles IX et de Henri III. 
 
Elle �tait immobile devant Julien qui venait de replacer l'�p�e, elle le regardait avec des yeux o� il n'y avait plus de haine [Variante: d'o� la haine s'�tait envol�e]. Il faut convenir qu'elle �tait bien s�duisante en ce moment, certainement jamais femme n'avait moins ressembl� � une poup�e parisienne (ce mot �tait la grande objection de Julien contre les femmes de ce pays). 
 
Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui, pensa Mathilde; c'est bien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et ma�tre, apr�s une rechute, et au moment pr�cis o� je viens de lui parler si ferme. Elle s'enfuit. 
 
Mon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voil� cet �tre qui se pr�cipitait dans mes bras avec tant de fureur il n'y a pas huit jours... Et ces instants ne reviendront jamais! et c'est par ma faute! Et, au moment d'une action si extraordinaire, si int�ressante pour moi, je n'y �tais pas sensible!... Il faut avouer que je suis n� avec un caract�re bien plat et bien malheureux. 
 
Le marquis parut; Julien se h�ta de lui annoncer son d�part. 
 
-- Pour o�? dit M. de La Mole. 
 
-- Pour le Languedoc. 
 
-- Non pas, s'il vous pla�t, vous �tes r�serv� � de plus hautes destin�es, si vous partez ce sera pour le Nord... m�me, en termes militaires, je vous consigne � l'h�tel. Vous m'obligerez de n'�tre jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous d'un moment � l'autre. 
 
Julien salua,et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort �tonn�; il �tait hors d'�tat de parler, il s'enferma dans sa chambre. L�, il put s'exag�rer en libert� toute l'atrocit� de son sort. 
 
Ainsi, pensait-il, je ne puis pas m�me m'�loigner! Dieu sait combien de jours le marquis va me retenir � Paris; grand Dieu! que vais-je devenir? et pas un ami que je puisse consulter: l'abb� Pirard ne me laisserait pas finir la premi�re phrase, le comte Altamira me proposerait [Variante: , pour me distraire,] de m'affilier � quelque conspiration. 
 
Et cependant je suis fou, je le sens; je suis fou! 
 
Qui pourra me guider, que vais-je devenir? 
 
 
 
 CHAPITRE XVIII 
 
 MOMENTS CRUELS 
 
Et elle me l'avoue! Elle d�taille jusqu'aux moindres circonstances! Son oeil si beau fix� sur le mien peint l'amour qu'elle sentit pour un autre!
SCHILLER.
 
 
 
 
Mademoiselle de La Mole ravie ne songeait qu'au bonheur d'avoir �t� sur le point d'�tre tu�e. Elle allait jusqu'� se dire: Il est digne d'�tre mon ma�tre, puisqu'il a �t� sur le point de me tuer. Combien faudrait-il fondre ensemble de beaux jeunes gens de la soci�t� pour arriver � un tel mouvement de passion? 
 
Il faut avouer qu'il �tait bien joli au moment o� il est mont� sur la chaise, pour replacer l'�p�e, pr�cis�ment dans la position pittoresque que le tapissier d�corateur lui a donn�e! Apr�s tout, je n'ai pas �t� si folle de l'aimer. 
 
Dans cet instant, s'il se f�t pr�sent� quelque moyen honn�te de renouer, elle l'e�t saisi avec plaisir. Julien, enferm� � double tour dans sa chambre, �tait en proie au plus violent d�sespoir. Dans ses id�es folles, il pensait � se jeter � ses pieds. Si au lieu de se tenir dans un lieu �cart�, il e�t err� au jardin et dans l'h�tel, de mani�re � se tenir � port�e des occasions, il e�t peut-�tre en un seul instant chang� en bonheur le plus vif son affreux malheur. 
 
Mais l'adresse dont nous lui reprochons l'absence aurait exclu le mouvement sublime de saisir l'�p�e qui, dans ce moment, le rendait si joli aux yeux de Mlle de La Mole. Ce caprice, favorable � Julien, dura toute la journ�e; Mathilde se faisait une image charmante des courts instants pendant lesquels elle l'avait aim�, elle les regrettait. 
 
Au fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre gar�on n'a dur� � ses yeux que depuis une heure apr�s minuit, quand je l'ai vu arriver par son �chelle avec tous ses pistolets dans la poche de c�t� de son habit, jusqu'� huit heures du matin. C'est un quart d'heure apr�s, en entendant la messe � Sainte-Val�re, que j'ai commenc� � penser qu'il allait se croire mon ma�tre, et qu'il pourrait bien essayer de me faire ob�ir au nom de la terreur. 
 
Apr�s d�ner, Mlle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et l'engagea en quelque sorte � la suivre au jardin; il ob�it. Cette �preuve lui manquait. Mathilde c�dait sans trop s'en douter � l'amour qu'elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extr�me � se promener � ses c�t�s, c'�tait avec curiosit� qu'elle regardait ces mains qui le matin avaient saisi l'�p�e pour la tuer. 
 
Apr�s une telle action, apr�s tout ce qui s'�tait pass�, il ne pouvait plus �tre question de leur ancienne conversation. 
 
Peu � peu, Mathilde se mit � lui parler avec confidence intime de l'�tat de son coeur. Elle trouvait une singuli�re volupt� dans ce genre de conversation; elle en vint � lui raconter les mouvements d'enthousiasme passagers qu'elle avait �prouv�s pour M. de Croisenois, pour M. de Caylus... 
 
-- Quoi! pour M. de Caylus aussi! s'�cria Julien; et toute l'am�re jalousie d'un amant d�laiss� �clatait dans ce mot. Mathilde en jugea ainsi, et n'en fut point offens�e. 
 
Elle continua � torturer Julien, en lui d�taillant ses sentiments d'autrefois de la fa�on la plus pittoresque, et avec l'accent de la plus intime v�rit�. Il voyait qu'elle peignait ce qu'elle avait sous les yeux. Il avait la douleur de remarquer qu'en parlant, elle faisait des d�couvertes dans son propre coeur. 
 
Le malheur de la jalousie ne peut aller plus loin. 
 
Soup�onner qu'un rival est aim� est d�j� bien cruel, mais se voir avouer en d�tail l'amourqu'il inspire par la femme qu'on adore est sans doute le comble des douleurs. 
 
O combien �taient punis, en cet instant, les mouvements d'orgueil qui avaient port� Julien � se pr�f�rer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel malheur intime et senti il s'exag�rait leurs plus petits avantages! Avec quelle bonne foi ardente il se m�prisait lui-m�me! 
 
Mathilde lui semblait adorable, [Variante: un �tre au-dessus du divin;] toute parole est faible pour exprimer l'exc�s de son admiration. En se promenant � c�t� d'elle, il regardait � la d�rob�e ses mains, ses bras, son port de reine. Il �tait sur le point de tomber � ses pieds, an�anti d'amour et de malheur, et en criant: Piti�! 
 
Et cette personne si belle, si sup�rieure � tout, qui une fois m'a aim�, c'est M. de Caylus qu'elle aimera sans doute bient�t! 
 
Julien ne pouvait douter de la sinc�rit� de Mlle de La Mole; l'accent de la v�rit� �tait trop �vident dans tout ce qu'elle disait. Pour que rien absolument ne manqu�t � son malheur, il y eut des moments o�, � force de s'occuper des sentiments qu'elle avait �prouv�s une fois pour M. de Caylus, Mathilde en vint � parler de lui comme si elle l'aimait actuellement. Certainement il y avait de l'amour dans son accent, Julien le voyait nettement. 
 
L'int�rieur de sa poitrine e�t �t� inond� de plomb fondu qu'il e�t moins souffert. Comment, arriv� � cet exc�s de malheur, le pauvre gar�on e�t-il pu deviner que c'�tait parce qu'elle parlait � lui, que Mlle de La Mole trouvait tant de plaisir � repenser aux vell�it�s d'amour qu'elle avait �prouv�es jadis pour M. de Caylus ou M. de Luz? 
 
Rien ne saurait exprimer les angoisses de Julien. Il �coutait les confidences d�taill�es de l'amour �prouv� pour d'autres dans cette m�me all�e de tilleuls o�, si peu de jours auparavant, il attendait qu'une heure sonn�t pour p�n�trer dans sa chambre. Un �tre humain ne peut soutenir le malheur � un plus haut degr�. 
 
Ce genre d'intimit� cruelle dura huit grands jours. Mathilde tant�t semblait rechercher, tant�t ne fuyait pas les occasions de lui parler; et le sujet de conversation auquel ils semblaient tous deux revenir avec une sorte de volupt� cruelle, c'�tait le r�cit des sentiments qu'elle avait �prouv�s pour d'autres: elle lui racontait les lettres qu'elle avait �crites, elle lui en rappelait jusqu'aux paroles, elle lui r�citait des phrases enti�res. Les derniers jours,elle semblait contempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs �taient une vive jouissance pour elle. [Variante : pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyran, elle pouvait donc se permettre de l'aimer.] 
 
On voit que Julien n'avait aucune exp�rience de la vie, il n'avait pas m�me lu de romans; s'il e�t �t� un peu moins gauche et qu'il e�t dit avec quelque sang-froid � cette jeune fille, par lui si ador�e et qui lui faisait des confidences si �tranges: Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c'est pourtant moi que vous aimez... 
 
Peut-�tre e�t-elle �t� heureuse d'�tre devin�e; du moins le succ�s e�t-il d�pendu enti�rement de la gr�ce avec laquelle Julien e�t exprim� cette id�e, et du moment qu'il e�t choisi. Dans tous les cas il sortait bien, et avec avantage pour lui, d'une situation qui allait devenir monotone aux yeux de Mathilde. 
 
-- Et vous ne m'aimez plus, moi qui vous adore! lui dit un jour [Variante:, apr�s une longue promenade,] Julien �perdu d'amour et de malheur. 
 
Cette sottise �tait � peu pr�s la plus grande qu'il p�t commettre. 
 
Ce mot d�truisit en un clin d'oeil tout le plaisir que Mlle de La Mole trouvait � lui parler de l'�tat de son coeur. Elle commen�ait � s'�tonner qu'apr�s ce qui s'�tait pass� il ne s'offens�t pas de ses r�cits; elle allait jusqu'� s'imaginer, au moment o� il lui tint ce sot propos, que peut-�tre il ne l'aimait plus. La fiert� a sans doute �teint son amour, se disait-elle. Il n'est pas homme � se voir impun�ment pr�f�rer des �tres comme Caylus, de Luz, Croisenois, qu'il avoue lui �tre tellement sup�rieurs. Non, je ne le verrai plus � mes pieds! 
 
Les jours pr�c�dents, dans la na�vet� de son malheur, Julien lui faisait un �loge passionn� des brillantes qualit�s de ces messieurs; il allait jusqu'� les exag�rer. Cette nuance n'avait point �chapp� � Mlle de La Mole, elle en �tait �tonn�e, mais n'en devinait point la cause. L'�me fr�n�tique de Julien, en louant un rival qu'il croyait aim�, sympathisait avec son bonheur. 
 
Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant: Mathilde, s�re d'�tre aim�e, le m�prisa parfaitement. 
 
Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux m�pris. Rentr�e au salon, de toute la soir�e elle ne le regarda plus. Le lendemain, ce m�pris occupait tout son coeur; il n'�tait plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir � traiter Julien comme l'ami le plus intime; sa vue lui �tait d�sagr�able. La sensation de Mathilde alla jusqu'au d�go�t; rien ne saurait exprimer l'exc�s du m�pris qu'elle �prouvait en le rencontrant sous ses yeux. 
 
Julien n'avait rien compris � tout ce qui s'�tait pass�, dans le coeur de Mathilde, mais il [Variante: sa vanit� clairvoyante] discerna le m�pris. Il eut le bon sens de ne para�tre devant elle que le plus rarement possible, et jamais ne la regarda. 
 
Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu'il se priva en quelque sorte de sa pr�sence. Il crut sentir que son malheur s'en augmentait encore. Le courage d'un coeur d'homme ne peut aller plus loin, se disait-il. Il passait sa vie � une petite fen�tre dans les combles de l'h�tel; la persienne en �tait ferm�e avec soin, et de l� du moins il pouvait apercevoir Mlle de La Mole quand elle paraissait au jardin. 
 
Que devenait-il quand apr�s d�ner il la voyait se promener avec M. de Caylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avou� quelque vell�it� d'amour autrefois �prouv�e? 
 
Julien n'avait pas l'id�e d'une telle intensit� de malheur; il �tait sur le point de jeter des cris; cette �me si ferme �tait enfin boulevers�e de fond en comble. 
 
Toute pens�e �trang�re � Mlle de La Mole lui �tait devenue odieuse; il �tait incapable d'�crire les lettres les plus simples. 
 
-- Vous �tes fou, lui dit [Variante: un matin] le marquis. 
 
Julien, tremblant d'�tre devin�, parla de maladie et parvint � se faire croire. Heureusement pour lui, le marquis le plaisanta � d�ner sur son prochain voyage: Mathilde comprit qu'il pouvait �tre fort long. Il y avait d�j� plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui manquait � cet �tre si p�le et si sombre, autrefois aim� d'elle, n'avaient plus le pouvoir de la tirer de sa r�verie. 
 
Une fille ordinaire, se disait-elle, e�t cherch� l'homme qu'elle pr�f�re parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais un des caract�res du g�nie est de ne pas tra�ner sa pens�e dans l'orni�re trac�e par le vulgaire. 
 
Compagne d'un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la fortune que j'ai, j'exciterai continuellement l'attention, je ne passerai point inaper�ue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse une r�volution comme mes cousines, qui de peur du peuple n'osent pas gronder un postillon qui les m�ne mal, je serai s�re de jouer un r�le et un grand r�le, car l'homme que j'ai choisi a du caract�re et une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l'argent? Je lui en donne. Mais sa pens�e traitait un peu Julien en �tre inf�rieur dont on se fait quand on veut. [Variante: fait la fortune quand et comment on veut et de l'amour duquel on ne se permet pas m�me de douter.] 
 
 
 
CHAPITRE XIX 
 
 L'OPERA BOUFFE 
 
O how this spring of love resembleth
 The uncertain glory of an April day;
 Which now shows all the beauty of the sun
 And by and by a cloud takes all away! 
SHAKESPEARE.
 
 
 
 
Occup�e de l'avenir et du r�le singulier qu'elle esp�rait, Mathilde en vint bient�t jusqu'� regretter les discussions s�ches et m�taphysiques qu'elle avait souvent avec Julien. Fatigu�e de si hautes pens�es, quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu'elle avait trouv�s aupr�s de lui; ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans remords, elle en �tait accabl�e dans de certains moments. 
 
Mais si l'on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d'une fille telle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de m�rite; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa gr�ce � monter � cheval qui m'ont s�duite, mais ses profondes discussions sur l'avenir qui attend la France, ses id�es sur la ressemblance que les �v�nements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la r�volution de 1688 en Angleterre. J'ai �t� s�duite, r�pondait-elle � ses remords, je suis une faible femme, mais du moins je n'ai pas �t� �gar�e comme une poup�e par les avantages ext�rieurs. 
 
S'il y a une r�volution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le r�le de Roland, et moi celui de Mme Roland? J'aime mieux ce r�le que celui de Mme de Sta�l: l'immoralit� de la conduite sera un obstacle dans notre si�cle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse; j'en mourrais de honte. 
 
Les r�veries de Mathilde n'�taient pas toutes aussi graves, il faut l'avouer, que les pens�es que nous venons de transcrire. 
 
Elle regardait Julien [Variante: � la d�rob�e], elle trouvait une gr�ce charmante � ses moindres actions. 
 
Sans doute, se disait-elle, je suis parvenue � d�truire chez lui jusqu'� la plus petite id�e qu'il a des droits. 
 
L'air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre gar�on m'a dit ce mot d'amour [Variante: na�f, au jardin], il y a huit jours, le prouve de reste; il faut convenir que j'ai �t� bien extraordinaire de me f�cher d'un mot o� brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas sa femme? Son mot �tait naturel, et, il faut l'avouer, il �tait bien aimable. Julien m'aimait encore apr�s des conversations �ternelles dans lesquelles je ne lui avais parl�, et avec bien de la cruaut�, j'en conviens, que des vell�it�s d'amour que l'ennui de la vie que je m�ne m'avait inspir�es pour ces jeunes gens de la soci�t� desquels il est si jaloux. Ah! s'il savait combien ils sont peu dangereux pour moi! combien aupr�s de lui ils me semblent �tiol�s et tous copies les uns des autres. 
 
En faisant ces r�flexions, Mathilde [Variante: , pour se donner une contenance aux yeux de sa m�re qui la regardait,] tra�ait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever l'�tonna, la ravit: il ressemblait � Julien d'une mani�re frappante. C'est la voix du ciel! Voil� un des miracles de l'amour, s'�cria-t-elle avec transport: sans m'en douter je fais son portrait. 
 
Elle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, [Variante: prit des couleurs,] s'appliqua beaucoup, chercha s�rieusement � faire le portrait de Julien, mais elle ne put r�ussir; le profil trac� au hasard se trouva toujours le plus ressemblant; Mathilde en fut enchant�e, elle y vit une preuve �vidente de grande passion. 
 
Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller � l'Op�ra italien. Elle n'eut qu'une id�e, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa m�re � les accompagner. 
 
Il ne parut point; ces dames n'eurent que des �tres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l'op�ra, Mathilde r�va � l'homme qu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au second acte une maxime d'amour chant�e, il faut l'avouer, sur une m�lodie digne de Cimarosa, p�n�tra son coeur. L'h�ro�ne de l'op�ra disait: Il faut me punir de l'exc�s d'adoration que je sens pour lui, je l'aime trop! 
 
Du moment qu'elle eut entendu cette cantil�ne sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne r�pondait pas; sa m�re la grondait, � peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva � un �tat d'exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait �prouv�s pour elle. La cantil�ne, pleine d'une gr�ce divine sur laquelle �tait chant�e la maxime qui lui semblait faire une application si frappante � sa position, occupait tous les instants o� elle ne songeait pas directement � Julien. Gr�ce � son amour pour la musique, elle fut ce soir-l� comme Mme de R�nal �tait toujours en pensant � Julien. L'amour de t�te a plus d'esprit sans doute que l'amour vrai, mais il n'a que des instants d'enthousiasme; il se conna�t trop, il se juge sans cesse; loin d'�garer la pens�e, il n'est b�ti qu'� force de pens�es. 
 
De retour � la maison, quoi que p�t dire Mme de La Mole, Mathilde pr�tendit avoir la fi�vre, et passa une partie de la nuit � r�p�ter cette cantil�ne sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air c�l�bre qui l'avait charm�e: 
 
 Devo punirmi, devo punirmi, Se troppo amai, etc. 
 
Le r�sultat de cette nuit de folie fut qu'elle crut �tre parvenue � triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d'une fa�on au malheureux auteur. Les �mes glac�es l'accuseront d'ind�cence. Il ne fait point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui d�gradent le caract�re de Mathilde. Ce personnage est tout � fait d'imagination, et m�me imagin� bien en dehors des habitudes sociales qui parmi tous les si�cles assureront un rang si distingu� � la civilisation du XIXe si�cle. 
 
Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l'ornement des bals de cet hiver. 
 
Je ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop m�priser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agr�able dans le monde. Loin de ne voir que de l'ennui dans tous ces avantages, ils sont en g�n�ral l'objet des d�sirs les plus constants, et s'il y a passion dans les coeurs elle est pour eux. 
 
Ce n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens dou�s de quelque talent comme Julien; ils s'attachent d'une �treinte invincible � une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes choses de la soci�t� pleuvent sur eux. Malheur � l'homme d'�tude qui n'est d'aucune coterie, on lui reprochera jusqu'� de petits succ�s fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant. Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se prom�ne sur une grande route. Tant�t il refl�te � vos yeux l'azur des cieux, tant�t la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accus� d'�tre immoral! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir! Accusez bien plut�t le grand chemin o� est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former. 
 
Maintenant qu'il est bien convenu que le caract�re de Mathilde est impossible dans notre si�cle, non moins prudent que vertueux, je crains moins d'irriter en continuant le r�cit des folies de cette aimable fille.) 
 
Pendant toute la journ�e du lendemain elle �pia les occasions de s'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de d�plaire en tout � Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui �chappa. 
 
Julien �tait trop malheureux et surtout trop agit� pour deviner une manoeuvre de passion aussi compliqu�e, encore moins put-il voir tout ce qu'elle avait de favorable pour lui: il en fut la victime; jamais peut-�tre son malheur n'avait �t� aussi excessif. Ses actions �taient tellement peu sous la direction de son esprit, que si quelque philosophe chagrin lui e�t dit: � Songez � profiter rapidement des dispositions qui vont vous �tre favorables; dans ce genre d'amour de t�te, que l'on voit � Paris, la m�me mani�re d'�tre ne peut durer plus de deux jours �, il ne l'e�t pas compris. Mais quelque exalt� qu'il f�t, Julien avait de l'honneur. Son premier devoir �tait la discr�tion; il le comprit. Demander conseil, raconter son supplice au premier venu e�t �t� un bonheur comparable � celui du malheureux qui, traversant un d�sert enflamm�, re�oit du ciel une goutte d'eau glac�e. Il connut le p�ril, il craignit de r�pondre par un torrent de larmes � l'indiscret qui l'interrogerait; il s'enferma chez lui. 
 
Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l'eut quitt�, il y descendit; il s'approcha d'un rosier o� elleavait pris une fleur. 
 
La nuit �tait sombre, il put se livrer � tout son malheur sans craindre d'�tre vu. Il �tait �vident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle l'avait aim� lui, mais elle avait connu son peu de m�rite. 
 
Et en effet, j'en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction; je suis au total un �tre bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable � moi-m�me. Il �tait mortellement d�go�t� de toutes ses bonnes qualit�s, de toutes les choses qu'il avait aim�es avec enthousiasme; et dans cet �tat d' imagination renvers�e , il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un homme sup�rieur. 
 
Plusieurs fois l'id�e du suicide s'offrit � lui; cette image �tait pleine de charmes, c'�tait comme un repos d�licieux; c'�tait le verre d'eau glac�e offert au mis�rable qui, dans le d�sert, meurt de soif et de chaleur. 
 
Ma mort augmentera le m�pris qu'elle a pour moi! s'�cria-t-il. Quel souvenir je laisserai! 
 
Tomb� dans ce dernier ab�me du malheur, un �tre humain n'a de ressources que le courage. Julien n'eut pas assez de g�nie pour se dire: Il faut oser; mais comme [Variante: le soir,] il regardait la fen�tre de la chambre de Mathilde, il vit � travers les persiennes qu'elle �teignait sa lumi�re: il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue, h�las! une fois en sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin. 
 
Une heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: Je vais monter avec l'�chelle, ne fut qu'un instant. 
 
Ce fut l'�clair du g�nie, les bonnes raisons arriv�rent en foule. Puis-je �tre plus malheureux! se disait-il. Il courut � l'�chelle, le jardinier l'avait encha�n�e. A l'aide du chien d'un de ses pistolets, qu'il brisa, Julien, anim� dans ce moment d'une force surhumaine, tordit un des cha�nons de la cha�ne qui retenait l'�chelle; il en fut ma�tre en peu de minutes, et la pla�a contre la fen�tre de Mathilde. 
 
Elle va se f�cher, m'accabler de m�pris, qu'importe? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue...; mes l�vres toucheront sa joue avant que de mourir! 
 
Il volait en montant l'�chelle, il frappe � la persienne ; apr�s quelques instants Mathilde l'entend, elle veut ouvrir la persienne, l'�chelle s'y oppose: Julien se cramponne au crochet de fer destin� � tenir la persienne ouverte, et, au risque de se pr�cipiter mille fois, donne une violente secousse � l'�chelle et la d�place un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne. 
 
Il se jette dans la chambre plus mort que vif: 
 
-- C'est donc toi! dit-elle en se pr�cipitant dans ses bras... ................................................................................ 
 
Qui pourra d�crire l'exc�s du bonheur de Julien? Celui de Mathilde fut presque �gal. 
 
Elle lui parlait contre elle-m�me, elle se d�non�ait � lui. 
 
-- Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans ses bras de fa�on � l'�touffer; tu es mon ma�tre, je suis ton esclave, il faut que je te demande pardon � genoux d'avoir voulu me r�volter. Elle quittait ses bras pour tomber � ses pieds. Oui, tu es mon ma�tre, lui disait-elle encore ivre de bonheur et d'amour; r�gne � jamais sur moi, punis s�v�rement ton esclave quand elle voudra se r�volter. 
 
Dans un autre moment, elle s'arrache de ses bras, allume la bougie, et Julien a toutes les peines du monde � l'emp�cher de se couper tout un c�t� de ses cheveux. 
 
-- Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante: si jamais un ex�crable orgueil vient m'�garer, montre-moi ces cheveux et dis: Il n'est plus question d'amour, il ne s'agit pas de l'�motion que votre �me peut �prouver en ce moment, vous avez jur� d'ob�ir, ob�issez sur l'honneur. 
 
Mais il est plus sage de supprimer la description d'un tel degr� d'�garement et de f�licit�. 
 
La vertu de Julien fut �gale � son bonheur. 
 
-- Il faut que je descende par l'�chelle, dit-il � Mathilde, quand il vit l'aube du jour para�tre sur les chemin�es lointaines du c�t� de l'orient, au-del� des jardins. Le sacrifice que je m'impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus �tonnant bonheur qu'une �me humaine puisse go�ter, c'est un sacrifice que je fais � votre r�putation: si vous connaissez mon coeur, vous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous �tes en ce moment? Mais l'honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre premi�re entrevue, tous les soup�ons n'ont pas �t� dirig�s contre les voleurs. M. de La Mole a fait �tablir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environn� d'espions, on sait ce qu'il fait chaque nuit... 
 
A cette id�e, Mathilde rit aux �clats. Sa m�re et une femme de service furent �veill�es ; tout � coup on lui adressa la parole � travers la porte. Julien la regarda, elle p�lit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole � sa m�re. 
 
-- Mais si elles ont l'id�e d'ouvrir la fen�tre, elles voient l'�chelle! lui dit Julien. 
 
Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l'�chelle et se laissa glisser plut�t qu'il ne descendit; en un moment il fut � terre. 
 
Trois secondes apr�s, l'�chelle �tait sous l'all�e de tilleuls, et l'honneur de Mathilde sauv�. Julien, revenu � lui, se trouva tout en sang et presque nu, il s'�tait bless� en se laissant glisser sans pr�caution. 
 
L'exc�s du bonheur lui avait rendu toute l'�nergie de son caract�re: vingt hommes se fussent pr�sent�s, que les attaquer seul, en cet instant, n'e�t �t� qu'un plaisir de plus. Heureusement, sa vertu militaire ne fut pas mise � l'�preuve: il coucha l'�chelle � sa place ordinaire; il repla�a la cha�ne qui la retenait; il n'oublia point de revenir effacer l'empreinte que l'�chelle avait laiss�e dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fen�tre de Mathilde. 
 
Comme, dans l'obscurit�, il promenait sa main sur la terre molle pour s'assurer que l'empreinte �tait enti�rement effac�e, il sentit tomber quelque chose sur ses mains, c'�tait tout un c�t� des cheveux de Mathilde, qu'elle avait coup� et qu'elle lui jetait. 
 
Elle �tait � sa fen�tre. 
 
-- Voil� ce que t'envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c'est le signe d'une ob�issance �ternelle. Je renonce � l'exercice de ma raison, sois mon ma�tre. 
 
Julien, vaincu, fut sur le point d'aller reprendre l'�chelle et de remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte. 
 
Rentrer du jardin dans l'h�tel n'�tait pas chose facile. Il r�ussit � forcer la porte d'une cave; parvenu dans la maison, il fut oblig� d'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laiss�, dans la petite chambre qu'il venait d'abandonner si rapidement, jusqu'� la clef qui �tait dans la poche de son habit. Pourvu, pensa-t-il, qu'elle songe � cacher toute cette d�pouille mortelle! 
 
Enfin, la fatigue l'emporta sur le bonheur, et comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil. 
 
La cloche du d�jeuner eut grand'peine � l'�veiller, il parut � la salle � manger. Bient�t apr�s Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l'amour qui �clatait dans les yeux de cette personne si belle et environn�e de tant d'hommages; mais bient�t sa prudence eut lieu d'�tre effray�e. 
 
Sous pr�texte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa coiffure, Mathilde avait arrang� ses cheveux de fa�on que Julien p�t apercevoir du premier coup d'oeil toute l'�tendue du sacrifice qu'elle avait fait pour lui en les coupant la nuit pr�c�dente. Si une aussi belle figure avait pu �tre g�t�e par quelque chose, Mathilde y serait parvenue; tout un c�t� de ses beaux cheveux, d'un blond cendr�, �tait coup� [Variante: in�galement] � un demi-pouce de la t�te. 
 
A d�jeuner, toute la mani�re d'�tre de Mathilde r�pondit � cette premi�re imprudence. On e�t dit qu'elle prenait � t�che de faire savoir � tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-l�, M. de La Mole et la marquise �taient fort occup�s d'une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n'�tait pas compris. Vers la fin du repas, il arriva � Mathilde, qui parlait � Julien, de l'appelermon ma�tre . Il rougit jusqu'au blanc des yeux. 
 
Soit hasard ou fait expr�s de la part de Mlle de La Mole, Mathilde ne fut pas un instant seule ce jour-l�. Le soir, en passant de la salle � manger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire � Julien: 
 
-- [Variante: Tous mes projets sont renvers�s.] Croirez-vous que ce soit un pr�texte de ma part? Maman vient de d�cider qu'une de ses femmes s'�tablira la nuit dans mon appartement. 
 
Cette journ�e passa comme un �clair. Julien �tait au comble du bonheur. D�s sept heures du matin, le lendemain, il �tait install� dans la biblioth�que; il esp�rait que Mlle de La Mole daignerait y para�tre; il lui avait �crit une lettre infinie. 
 
Il ne la vit que bien des heures apr�s, au d�jeuner. Elle �tait ce jour-l� coiff�e avec le plus grand soin; un art merveilleux s'�tait charg� de cacher la place des cheveux coup�s. Elle regarda une ou deux fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'�tait plus question de l'appelermon ma�tre . 
 
L'�tonnement de Julien l'emp�chait de respirer... Mathilde se reprochait presque tout ce qu'elle avait fait pour lui. 
 
En y pensant m�rement, elle avait d�cid� que c'�tait un �tre, si ce n'est tout � fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour m�riter toutes les �tranges folies qu'elle avait os�es pour lui. Au total, elle ne songeait gu�re � l'amour; ce jour-l�, elle �tait lasse d'aimer. 
 
Pour Julien, les mouvements de son coeur furent ceux d'un enfant de seize ans. Le doute affreux, l'�tonnement, le d�sespoir l'occup�rent tour � tour pendant ce d�jeuner qui lui sembla d'une �ternelle dur�e. 
 
D�s qu'il put d�cemment se lever de table, il se pr�cipita plut�t qu'il ne courut � l'�curie, sella lui-m�me son cheval, et partit au galop; il craignait de se d�shonorer par quelque faiblesse. Il faut que je tue mon coeur � force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit pour m�riter une telle disgr�ce? 
 
Il faut ne rien faire, ne rien dire aujourd'hui, pensa-t-il en rentrant � l'h�tel, �tre mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne vit plus, c'est son cadavre qui s'agite encore. 
 
 
 
 CHAPITRE XX 
 
 LE VASE DU JAPON 
 
Son coeur ne comprend pas d'abord tout l'exc�s de son malheur; il est plus troubl� qu'�mu. Mais � mesure que la raison revient. il sent la profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent an�antis pour lui, il ne peut sentir que les vives pointes du d�sespoir qui le d�chire. Mais � quoi bon parler de douleur physique? Quelle douleur sentie par le corps seulement est comparable � celle-ci? 
JEAN PAUL.
 
 
 On sonnait le d�ner, Julien n'eut que le temps de s'habiller; il trouva au salon Mathilde, qui faisait des instances � son fr�re et � M. de Croisenois pour les engager � ne pas aller passer la soir�e � Suresnes, chez madame la mar�chale de Fervaques. 
 
Il e�t �t� difficile d'�tre plus s�duisante et plus aimable pour eux. Apr�s d�ner parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis. On e�t dit que mademoiselle de La Mole avait repris, avec le culte de l'amiti� fraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps f�t charmant ce soir-l�, elle insista pour ne pas aller au jardin; elle voulut que l'on ne s'�loign�t pas de la berg�re o� madame de La Mole �tait plac�e. Le canap� bleu fut le centre du groupe, comme en hiver. 
 
Mathilde avait de l'humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux: il �tait li� au souvenir de Julien. 
 
Le malheur diminue l'esprit. Notre h�ros eut la gaucherie de s'arr�ter aupr�s de cette petite chaise de paille, qui jadis avait �t� t�moin de triomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa la parole; sa pr�sence �tait comme inaper�ue et pire encore. Ceux des amis de mademoiselle de La Mole, qui �taient plac�s pr�s de lui � l'extr�mit� du canap�, affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut l'id�e. 
 
C'est une disgr�ce de cour, pensa-t-il. Il voulut �tudier un instant les gens qui pr�tendaient l'accabler de leur d�dain. 
 
L'oncle de M. de Luz avait une grande charge aupr�s du roi, d'o� il r�sultait que ce bel officier pla�ait au commencement de sa conversation, avec chaque interlocuteur qui survenait, cette particularit� piquante: son oncle s'�tait mis en route � sept heures pour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce d�tail �tait amen� avec toute l'apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait. 
 
En observant M. de Croisenois avec l'oeil s�v�re du malheur, Julien remarqua l'extr�me influence que cet aimable et bon jeune homme supposait aux causes occultes. C'�tait au point qu'il s'attristait et prenait de l'humeur s'il voyait attribuer un �v�nement un peu important � une cause simple et toute naturelle. Il y a l� un peu de folie, se dit Julien. Ce caract�re a un rapport frappant avec celui de l'empereur Alexandre tel que me l'a d�crit le prince Korasoff. Durant la premi�re ann�e de son s�jour � Paris, le pauvre Julien sortant du s�minaire, �bloui par les gr�ces pour lui si nouvelles de tous ces aimables jeunes gens, n'avait pu que les admirer. Leur v�ritable caract�re commen�ait seulement � se dessiner � ses yeux. 
 
Je joue ici un r�le indigne, pensa-t-il tout � coup. Il s'agissait de quitter sa petite chaise de paille d'une fa�on qui ne f�t pas trop gauche. Il voulut inventer, il demandait quelque chose de nouveau � une imagination tout occup�e ailleurs. Il fallait avoir recours � la m�moire, la sienne �tait, il faut l'avouer, peu riche en ressources de ce genre; le pauvre gar�on avait encore bien peu d'usage, aussi fut-il d'une gaucherie parfaite et remarqu�e de tous lorsqu'il se leva pour quitter le salon. Le malheur �tait trop �vident dans toute sa mani�re d'�tre. Il jouait depuis trois quarts d'heure le r�le d'un importun subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu'on pense de lui. 
 
Les observations critiques qu'il venait de faire sur ses rivaux l'emp�ch�rent toutefois de prendre son malheur trop au tragique; il avait, pour soutenir sa fiert�, le souvenir de ce qui s'�tait pass� l'avant-veille. Quels que soient leurs avantages sur moi, pensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n'a �t� pour aucun d'eux ce que deux fois dans ma vie elle a daign� �tre pour moi. 
 
Sa sagesse n'alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caract�re de la personne singuli�re que le hasard venait de rendre ma�tresse absolue de tout son bonheur. 
 
Il s'en tint la journ�e suivante � tuer de fatigue lui et son cheval. Il n'essaya plus de s'approcher, le soir, du canap� bleu, auquel Mathilde �tait fid�le. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait pas m�me le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire une �trange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli. 
 
Pour Julien, le sommeil e�t �t� le bonheur. En d�pit de la fatigue physique, des souvenirs trop s�duisants commen�aient � envahir toute son imagination. Il n'eut pas le g�nie de voir que par ses grandes courses � cheval dans les bois des environs de Paris, n'agissant que sur lui-m�me et nullement sur le coeur ou sur l'esprit de Mathilde, il laissait au hasard la disposition de son sort. 
 
Il lui semblait qu'une chose apporterait � sa douleur un soulagement infini ce serait de parler � Mathilde. Mais cependant qu'oserait-il lui dire? 
 
C'est � quoi, un matin � sept heures, il r�vait profond�ment lorsque tout � coup il la vit entrer dans la biblioth�que. 
 
-- Je sais, monsieur, que vous d�sirez me parler. 
 
-- Grand Dieu! qui vous l'a dit? 
 
-- Je le sais, que vous importe? Si vous manquez d'honneur, vous pouvez me perdre, ou du moins le tenter; mais ce danger, que je ne crois pas r�el, ne m'emp�chera certainement pas d'�tre sinc�re. Je ne vous aime plus, monsieur, mon imagination folle m'a tromp�e... 
 
A ce coup terrible, �perdu d'amour et de malheur, Julien essaya de se justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de d�plaire? Mais la raison n'avait plus aucun empire sur ses actions. Un instinct aveugle le poussait � retarder la d�cision de son sort. Il lui semblait que tant qu'il parlait, tout n'�tait pas fini. Mathilde n'�coutait pas ses paroles, leur son l'irritait, elle ne concevait pas qu'il e�t l'audace de l'interrompre. 
 
Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient ce matin-l� �galement malheureuse. Elle �tait en quelque sorte an�antie par l'affreuse id�e d'avoir donn� des droits sur elle � un petit abb�, fils d'un paysan. C'est � peu pr�s, se disait-elle dans les moments o� elle s'exag�rait son malheur, comme si j'avais � me reprocher une faiblesse pour un des laquais. 
 
Dans les caract�res hardis et fiers, il n'y a qu'un pas de la col�re contre soi-m�me � l'emportement contre les autres; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif. 
 
En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des marques de m�pris les plus excessives. Elle avait infiniment d'esprit, et cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles. 
 
Pour la premi�re fois de sa vie, Julien se trouvait soumis � l'action d'un esprit sup�rieur anim� contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde � se d�fendre en cet instant, il en vint � se m�priser soi-m�me. En s'entendant accabler de marques de m�pris si cruelles, et calcul�es avec tant d'esprit pour d�truire toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde avait raison, et qu'elle n'en disait pas assez. 
 
Pour elle, elle trouvait un plaisir d'orgueil d�licieux � punir ainsi elle et lui de l'adoration qu'elle avait sentie quelques jours auparavant. 
 
Elle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la premi�re fois les choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que r�p�ter ce que depuis huit jours disait dans son coeur l'avocat du parti contraire � l'amour. 
 
Chaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle de La Mole le retint par le bras avec autorit�. 
 
-- Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez tr�s haut, on vous entendra de la pi�ce voisine. 
 
-- Qu'importe! reprit fi�rement Mlle de La Mole, qui osera dire qu'on m'entend? Je veux gu�rir � jamais votre petit amour-propre des id�es qu'il a pu se figurer sur mon compte. 
 
Lorsque Julien put sortir de la biblioth�que, il �tait tellement �tonn�, qu'il en sentait moins son malheur. Eh bien! elle ne m'aime plus, se r�p�tait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position. Il para�t qu'elle m'a aim� huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute la vie. 
 
Est-il bien possible, elle n'�tait rien! rien pour mon coeur, il y a si peu de jours! 
 
Les jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre � tout jamais! Triompher si compl�tement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi. Elle �tait si heureuse, que r�ellement elle n'avait plus d'amour en ce moment. 
 
Apr�s une sc�ne aussi atroce, aussi humiliante, chez un �tre moins passionn� que Julien, l'amour f�t devenu impossible. Sans s'�carter un seul instant de ce qu'elle se devait � elle-m�me, Mlle de La Mole lui avait adress� de ces choses d�sagr�ables, tellement bien calcul�es, qu'elles peuvent para�tre une v�rit�, m�me quand on s'en souvient de sang-froid. 
 
La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une sc�ne si �tonnante fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout �tait fini � tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au d�jeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'�tait un d�faut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-l�. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait faire, et l'ex�cutait. 
 
Ce jour-l�, apr�s le d�jeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une brochure s�ditieuse et pourtant assez rare, que le matin son cur� lui avait apport�e en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit tomber un vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible. 
 
Mme de La Mole se leva en jetant un cri de d�tresse et vint consid�rer de pr�s les ruines de son vase ch�ri. C'�tait du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'�tait un pr�sent des Hollandais au duc d'Orl�ans r�gent qui l'avait donn� � sa fille... 
 
Mathilde avait suivi le mouvement de sa m�re, ravie de voir bris� ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien �tait silencieux et point trop troubl�; il vit Mlle de La Mole tout pr�s de lui. 
 
-- Ce vase, lui dit-il, est � jamais d�truit, ainsi en est-il d'un sentiment qui fut autrefois le ma�tre de mon coeur; je vous prie d'agr�er mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il sortit. 
 
-- On dirait en v�rit�, dit Mme de La Mole comme il s'en allait, que ce M. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire. 
 
Ce mot tomba directement sur le coeur de Mathilde. Il est vrai, se dit-elle, ma m�re a devin� juste, tel est le sentiment qui l'anime. Alors seulement cessa la joie de la sc�ne qu'elle lui avait faite la veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent; il me reste un grand exemple, cette erreur est affreuse, humiliante! elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie. 
 
Que n'ai-je dit vrai? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour cette folle me tourmente-t-il encore? 
 
Cet amour, loin de s'�teindre comme il l'esp�rait, fit des progr�s rapides. Elle est folle, il est vrai, se disait-il, en est-elle moins adorable? Est-il possible d'�tre plus jolie? Tout ce que la civilisation la plus �l�gante peut pr�senter de vifs plaisirs, n'�tait-il pas r�uni comme � l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur pass� s'emparaient de Julien, et d�truisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison. 
 
La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais s�v�res ne font qu'en augmenter le charme. 
 
Vingt-quatre heures apr�s la rupture du vase de vieux japon, Julien �tait d�cid�ment l'un des hommes les plus malheureux. 
 
 
 
 CHAPITRE XXI 
 
 LA NOTE SECRETE 
 
Car tout ce que je raconte, je l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant. 
Lettre � l'Auteur.
 
 
 
 
Le marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeuni, son oeil �tait brillant. 
 
-- Parlons un peu de votre m�moire, dit-il � Julien, on dit qu'elle est prodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les r�citer � Londres? mais sans changer un mot!... 
 
Le marquis chiffonnait avec humeurLa Quotidiennedu jour, et cherchait en vain � dissimuler un air fort s�rieux et que Julien ne lui avait jamais vu, m�me lorsqu'il �tait question du proc�s Frilair. 
 
Julien avait d�j� assez d'usage pour sentir qu'il devait para�tre tout � fait dupe du ton l�ger qu'on lui montrait. 
 
-- Ce num�ro deLa Quotidiennen'est peut-�tre pas fort amusant; mais, si monsieur le marquis le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le lui r�citer tout entier. 
 
-- Quoi! m�me les annonces? 
 
-- Fort exactement, et sans qu'il y manque un mot. 
 
-- M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravit� soudaine. 
 
-- Oui, monsieur, la crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma m�moire. 
 
-- C'est que j'ai oubli� de vous faire cette question hier: je ne vous demande pas votre serment de ne jamais r�p�ter ce que vous allez entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai r�pondu de vous, je vais vous mener dans un salon o� se r�uniront douze personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira. 
 
Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera � son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l'air fin et l�ger qui lui �tait si naturel. Pendant que nous parlerons, vous �crirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec moi, nous r�duirons ces vingt pages � quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me r�citerez demain matin au lieu de tout le num�ro deLa Quotidienne . Vous partirez aussit�t apr�s; il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n'�tre remarqu� de personne. Vous arriverez aupr�s d'un grand personnage. L�, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui l'entoure; car parmi ses secr�taires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus � nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter. 
 
Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante. 
 
Au moment o� Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous pr�te pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est toujours autant de fait, donnez-moi la v�tre. 
 
Le duc lui-m�me daignera �crire sous votre dict�e les quatre pages que vous aurez apprises par coeur. 
 
Cela fait, mais non plus t�t, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la s�ance � laquelle vous allez assister. 
 
Ce qui vous emp�chera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre Paris et la r�sidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil � M. l'abb� Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort? Votre z�le ne peut pas aller jusqu'� nous en faire part. 
 
Courez sur-le-champ acheter un habillement complet, reprit le marquis d'un air s�rieux. Mettez-vous � la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu soign�. En voyage, au contraire, vous serez comme � l'ordinaire. Cela vous surprend, votre m�fiance devine? Oui, mon ami, un des v�n�rables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne auberge o� vous aurez demand� � souper. 
 
-- Il vaut mieux, dit Julien, faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose... 
 
Le marquis prit un air de hauteur et de m�contentement que Julien ne lui avait pas vu � ce point depuis Bray-le-Haut. 
 
-- C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai � propos de vous le dire. Je n'aime pas les questions. 
 
-- Ceci n'en �tait pas une, reprit Julien avec effusion; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus s�re. 
 
--Oui, il para�t que votre esprit �tait bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeur, et de votre �ge encore, ne doit pas avoir l'air de forcer la confiance. 
 
Julien fut tr�s mortifi�, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas. 
 
-- Comprenez donc, ajouta M. de La Mole, que toujours on en appelle � son coeur quand on a fait quelque sottise. 
 
Une heure apr�s, Julien �tait dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence. 
 
En le voyant, le marquis �clata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut compl�te. 
 
Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, � qui se fier? et cependant quand on agit, il faut se fier � quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis de m�me acabit ont du coeur, de la fid�lit� pour cent mille; s'il fallait se battre, ils p�riraient sur les marches du tr�ne, ils savent tout... except� ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et faire cent lieues sans �tre d�pist�. Norbert saurait se faire tuer comme ses a�eux, c'est aussi le m�rite d'un conscrit... 
 
Le marquis tomba dans une r�verie profonde: Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-�tre ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui... 
 
-- Montons en voiture, dit le marquis comme pour chasser une id�e importune. 
 
-- Monsieur, dit Julien, pendant qu'on m'arrangeait cet habit, j'ai appris par coeur la premi�re page deLa Quotidienned'aujourd'hui. 
 
Le marquis prit le journal. Julien r�cita sans se tromper d'un seul mot. Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-l�; pendant ce temps ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons. 
 
Ils arriv�rent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie bois� et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogn� achevait d'�tablir une grande table � manger, qu'il changea plus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout tach� d'encre, d�pouille de quelque minist�re. 
 
Le ma�tre de la maison �tait un homme �norme, dont le nom ne fut point prononc�; Julien lui trouva la physionomie et l'�loquence d'un homme qui dig�re. 
 
Sur un signe du marquis, Julien �tait rest� au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit � tailler des plumes. Il compta du coin de l'oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole � M. de La Mole sur le ton de l'�galit�, les autres semblaient plus ou moins respectueux. 
 
Un nouveau personnage entra sans �tre annonc�. Ceci est singulier, pensa Julien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette pr�caution serait prise en mon honneur? Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la m�me d�coration extr�mement distingu�e que trois autres des personnes qui �taient d�j� dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut r�duit � ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il �tait court et �pais, haut en couleur, l'oeil brillant et sans expression autre qu'une m�chancet� de sanglier. 
 
L'attention de Julien fut vivement distraite par l'arriv�e presque imm�diate d'un �tre tout diff�rent. C'�tait un grand homme, tr�s maigre, et qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil �tait caressant, son geste poli. 
 
C'est toute la physionomie du vieil �v�que de Besan�on, pensa Julien. Cet homme appartenait �videmment � l'Eglise, il n'annon�ait pas plus de cinquante � cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus paterne. 
 
Le jeune �v�que d'Agde parut, il eut l'air fort �tonn� quand, faisant la revue des pr�sents, ses yeux arriv�rent � Julien. Il ne lui avait pas adress� la parole depuis la c�r�monie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc! se disait celui-ci, conna�tre un homme me tournera-t-il toujours � malheur? Tous ces grands seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard de ce jeune �v�que me glace! Il faut convenir que je suis un �tre bien singulier et bien malheureux. 
 
Un petit homme extr�mement noir entra bient�t avec fracas, et se mit � parler d�s la porte; il avait le teint jaune et l'air un peu fou. D�s l'arriv�e de ce parleur impitoyable, des groupes se form�rent, apparemment pour �viter l'ennui de l'�couter. 
 
En s'�loignant de la chemin�e, on se rapprochait du bas bout de la table, occup� par Julien. Sa contenance devenait de plus en plus embarrass�e; car enfin, quelque effort qu'il f�t, il ne pouvait pas ne pas entendre, et quelque peu d'exp�rience qu'il e�t, il comprenait toute l'importance des choses dont on parlait sans aucun d�guisement; et combien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux devaient tenir � ce qu'elles restassent secr�tes! 
 
D�j�, le plus lentement possible, Julien avait taill� une vingtaine de plumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait oubli�. 
 
Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes; mais des gens � physionomie aussi m�diocre, et charg�s par d'autres ou par eux-m�mes d'aussi grands int�r�ts, doivent �tre fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse d�cid�ment les yeux, j'aurai l'air de faire collection de leurs paroles. 
 
Son embarras �tait extr�me, il entendait de singuli�res choses. 
 
 
 
CHAPITRE XXII 
 
 LA DISCUSSION 
 
La r�publique -- pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanit�. On est consid�r�, � Paris, � cause de sa voiture et non � cause de sa vertu. 
NAPOLEON, M�morial.
 
 
 
 
Le laquais entra pr�cipitamment en disant: 
 
-- Monsieur le duc de*. 
 
-- Taisez-vous, vous n'�tes qu'un sot, dit le duc en entrant. 
 
Il dit si bien ce mot, et avec tant de majest�, que, malgr� lui, Julien pensa que savoir se f�cher contre un laquais �tait toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussit�t. Il avait si bien devin� la port�e du nouvel arrivant, qu'il trembla que son regard ne f�t une indiscr�tion. 
 
Ce duc �tait un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la t�te �troite, avec un grand nez, et un visage busqu� et tout en avant; il e�t �t� difficile d'avoir l'air plus noble et plus insignifiant. Son arriv�e d�termina l'ouverture de la s�ance. 
 
Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques par la voix de M. de La Mole. 
 
-- Je vous pr�sente M. l'abb� Sorel, disait le marquis; il est dou� d'une m�moire �tonnante; il n'y a qu'une heure que je lui ai parl� de la mission dont il pouvait �tre honor�, et, afin de donner une preuve de sa m�moire, il a appris par coeur la premi�re page deLa Quotidienne . 
 
-- Ah! les nouvelles �trang�res de ce pauvre N..., dit le ma�tre de la maison. 
 
Il prit le journal avec empressement, et regardant Julien d'un air plaisant, � force de chercher � �tre important: 
 
-- Parlez, monsieur, lui dit-il. 
 
Le silence �tait profond, tous les yeux fix�s sur Julien; il r�cita si bien, qu'au bout de vingt lignes: Il suffit, dit le duc. Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il �tait le pr�sident, car � peine en place, il montra � Julien une table de jeu, et lui fit signe de l'apporter aupr�s de lui. Julien s'y �tablit avec ce qu'il faut pour �crire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert. 
 
-- Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pi�ce voisine, on vous fera appeler. 
 
Le ma�tre de la maison prit l'air fort inquiet: Les volets ne sont pas ferm�s, dit-il � demi bas � son voisin. -- Il est inutile de regarder par la fen�tre, cria-t-il sottement � Julien. --Me voici fourr� dans une conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n'est pas de celles qui conduisent en place de Gr�ve. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s'il m'�tait donn� de r�parer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour! 
 
Tout en pensant � ses folies et � son malheur, il regardait les lieux de fa�on � ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu'il n'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais. 
 
Longtemps Julien fut laiss� � ses r�flexions. Il �tait dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d'or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la chemin�e, le livreDu Pape , de M. de Maistre, dor� sur tranches, et magnifiquement reli�. Julien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'�couter. De moment en moment on parlait tr�s haut dans la pi�ce voisine. Enfin, la porte s'ouvrit, on l'appela. 
 
-- Songez, messieurs, disait le pr�sident, que de ce moment nous parlons devant le duc de*. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune l�vite, d�vou� � notre sainte cause, et qui redira facilement, � l'aide de sa m�moire �tonnante, jusqu'� nos moindres discours. 
 
La parole est � monsieur, dit-il en indiquant le personnage � l'air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets. 
 
Julien trouva qu'il e�t �t� plus naturel de nommer le monsieur aux gilets. Il prit du papier et �crivit beaucoup. 
 
(Ici l'auteur e�t voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise gr�ce, dit l'�diteur, et pour un �crit aussi frivole, manquer de gr�ce, c'est mourir. 
 
-- La politique, reprend l'auteur, est une pierre attach�e au cou de la litt�rature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des int�r�ts d'imagination, c'est un coup de pistolet au milieu d'un concert. Ce bruit est d�chirant sans �tre �nergique. Il ne s'accorde avec le son d'aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moiti� des lecteurs et ennuyer l'autre qui l'a trouv�e bien autrement sp�ciale et �nergique dans le journal du matin... 
 
-- Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l'�diteur, ce ne sont plus des Fran�ais de 1830, et votre livre n'est plus un miroir, comme vous en avez la pr�tention...) 
 
Le proc�s-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien p�le; car il a fallu, comme toujours, supprimer les ridicules dont l'exc�s e�t sembl� odieux ou peu vraisemblable. (Voir laGazette des Tribunaux .) 
 
L'homme aux gilets et � l'air paterne (c'�tait un �v�que peut-�tre) souriait souvent, et alors ses yeux, entour�s de paupi�res flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins ind�cise que de coutume. Ce personnage, que l'on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d'avocat g�n�ral, parut � Julien tomber dans l'incertitude et l'absence de conclusions d�cid�es que l'on reproche souvent � ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla m�me jusqu'� le lui reprocher. 
 
Apr�s plusieurs phrases de morale et d'indulgente philosophie, l'homme aux gilets dit: 
 
-- La noble Angleterre, guid�e par un grand homme, l'immortel Pitt, a d�pens� quarante milliards de francs pour contrarier la r�volution. Si cette assembl�e me permet d'aborder avec quelque franchise une id�e triste, l'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n'avait � lui opposer qu'une collection de bonnes intentions, il n'y avait de d�cisif que les moyens personnels... 
 
-- Ah! encore l'�loge de l'assassinat! dit le ma�tre de la maison d'un air inquiet. 
 
-- Faites-nous gr�ce de vos hom�lies sentimentales, s'�cria avec humeur le pr�sident; son oeil de sanglier brilla d'un �clat f�roce. Continuez, dit-il � l'homme aux gilets. Les joues et le front du pr�sident devinrent pourpres. 
 
-- La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est �cras�e aujourd'hui, car chaque Anglais, avant de payer son pain, est oblig� de payer l'int�r�t des quarante milliards de francs qui furent employ�s contre les jacobins. Elle n'a plus de Pitt... 
 
-- Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l'air fort important. 
 
-- De gr�ce, silence, messieurs, s'�cria le pr�sident; si nous disputons encore, il aura �t� inutile de faire entrer M. Sorel. 
 
-- On sait que monsieur a beaucoup d'id�es, dit le duc d'un air piqu� en regardant l'interrupteur, ancien g�n�ral de Napol�on. 
 
Julien vit que ce mot faisait allusion � quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit; le g�n�ral transfuge parut outr� de col�re. 
 
-- Il n'y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur de l'air d�courag� d'un homme qui d�sesp�re de faire entendre raison � ceux qui l'�coutent. Y e�t-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les m�mes moyens... 
 
-- C'est pourquoi un g�n�ral vainqueur, un Bonaparte, est d�sormais impossible en France, s'�cria l'interrupteur militaire. 
 
Pour cette fois, ni le pr�sident ni le duc n'os�rent se f�cher, quoique Julien cr�t lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils baiss�rent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de fa�on � �tre entendu de tous. 
 
Mais le rapporteur avait pris de l'humeur. 
 
-- On est press� de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout � fait de c�t� cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l'expression de son caract�re: on est press� de me voir finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n'offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu'elles puissent �tre. Eh bien, messieurs, je serai bref. 
 
Et je vous dirai en paroles bien vulgaires: l'Angleterre n'a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-m�me reviendrait, qu'avec tout son g�nie il ne parviendrait pas � mystifier les petits propri�taires anglais, car ils savent que la br�ve campagne de Waterloo leur � co�t�, � elle seule, un milliard de francs. Puisque l'on veut des phrases nettes, ajouta le rapporteur en s'animant de plus en plus, je vous dirai: Aidez-vous vous-m�mes, car l'Angleterre n'a pas une guin�e � votre service, et quand l'Angleterre ne paye pas, l'Autriche, la Russie, la Prusse, qui n'ont que du courage et pas d'argent, ne peuvent faire contre la France plus d'une campagne ou deux. 
 
L'on peut esp�rer que les jeunes soldats rassembl�s par le jacobinisme seront battus � la premi�re campagne, � la seconde peut-�tre; mais � la troisi�me, duss�-je passer pour un r�volutionnaire � vos yeux pr�venus, � la troisi�me vous aurez les soldats de 1794, qui n'�taient plus les paysans enr�giment�s de 1792. 
 
Ici l'interruption partit de trois ou quatre points � la fois. 
 
-- Monsieur, dit le pr�sident � Julien, allez mettre au net dans la pi�ce voisine le commencement de proc�s-verbal que vous avez �crit. Julien sortit � son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des probabilit�s qui faisaient le sujet de ses m�ditations habituelles. 
 
Ils ont peur que je ne me moque d'eux, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un s�rieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant: 
 
-- ... Oui, messieurs, c'est surtout de ce malheureux peuple qu'on peut dire: 
 
 Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? 
 
 Il sera dieu!s'�crie le fabuliste. C'est � vous, messieurs, que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-m�mes, et la noble France repara�tra telle � peu pr�s que nos a�eux l'avaient faite et que nos regards l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI. 
 
L'Angleterre, ses nobles lords du moins, ex�cre autant que nous l'ignoble jacobinisme: sans l'or anglais, l'Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu gaspilla si b�tement en 1817? Je ne le crois pas. 
 
Ici il y eut interruption, mais �touff�e par leschutde tout le monde. Elle partait encore de l'ancien g�n�ral imp�rial, qui d�sirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les r�dacteurs de la note secr�te. 
 
-- Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole apr�s le tumulte. 
 
Il insista sur leJe , avec une insolence qui charma Julien. Voil� du bien jou�, se disait-il tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole an�antit les vingt campagnes de ce transfuge. 
 
-- Ce n'est pas � l'�tranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesur�, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse qui fait des articles incendiaires dansLe Globe , vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un Kl�ber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionn�. 
 
-- Nous n'avons pas su lui faire de la gloire, dit le pr�sident, il fallait le maintenir immortel. 
 
-- Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets, bien tranch�s. Sachons qui il faut �craser. D'un c�t� les journalistes, les �lecteurs, l'opinion, en un mot, la jeunesse et tout ce qui l'admire. Pendant qu'elle s'�tourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l'avantage certain de consommer le budget. 
 
Ici encore interruption. 
 
-- Vous. monsieur, dit M. de La Mole � l'interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous d�vorez quarante mille francs port�s au budget de l'Etat, et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile. 
 
Eh bien, monsieur, puisque vous m'y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles a�eux qui suivirent saint Louis � la croisade, vous devriez, pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un r�giment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne f�t-elle que de cinquante hommes pr�ts � combattre, et d�vou�s � la bonne cause, � la vie et � la mort. Vous n'avez que des laquais qui, en cas de r�volte, vous feraient peur � vous-m�me. 
 
Le tr�ne, l'autel, la noblesse peuvent p�rir demain, messieurs, tant que vous n'aurez pas cr�� dans chaque d�partement une force de cinq cents hommesd�vou�s ; mais je dis d�vou�s, non seulement avec toutela bravoure fran�aise, mais aussi avec la constance espagnole. 
 
La moiti� de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux, de vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura � ses c�t�s, non pas un petit bourgeois bavard, pr�t � arborer la cocarde tricolore si 1815 se pr�sente de nouveau, mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau; notre gentilhomme l'aura endoctrin�, ce sera son fr�re de lait s'il se peut. Que chacun de nous sacrifie lecinqui�mede son revenu pour former cette petite troupe d�vou�e de cinq cents hommes par d�partement. Alors vous pourrez compter sur une occupation �trang�re. Jamais le soldat �tranger ne p�n�trera jusqu'� Dijon seulement, s'il n'est s�r de trouver cinq cents soldats amis dans chaque d�partement. 
 
Les rois �trangers ne vous �couteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes pr�ts � saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est p�nible, direz-vous; messieurs, notre t�te est � ce prix. Entre la libert� de la presse et notre existence comme gentilshommes, il y a guerre � mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux. 
 
 Formez vos bataillons , vous dirai-je avec la chanson des jacobins; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touch� du p�ril imminent du principe monarchique, s'�lancera � trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer � parler sans agir? Dans cinquante ans il n'y aura plus en Europe que des pr�sidents de r�publique, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I s'en vont les pr�tres et les gentilshommes. Je ne vois plus que descandidatsfaisant la cour � desmajorit�scrott�es. 
 
Vous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un g�n�ral accr�dit�, connu et aim� de tous, que l'arm�e n'est organis�e que dans l'int�r�t du tr�ne et de l'autel, qu'on lui a �t� tous les vieux troupiers, tandis que chacun des r�giments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu. 
 
Deux cent mille jeunes gens appartenant � la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre... 
 
-- Tr�ve de v�rit�s d�sagr�ables, dit d'un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignit�s eccl�siastiques, car M. de La Mole sourit agr�ablement au lieu de se f�cher, ce qui fut un grand signe pour Julien. 
 
Tr�ve de v�rit�s d�sagr�ables, r�sumons-nous, messieurs: l'homme � qui il est question de couper une jambe gangren�e serait mal venu de dire � son chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l'expression, messieurs, le noble duc de * est notre chirurgien. 
 
Voil� enfin le grand mot prononc�, pensa Julien; c'est vers le ... que je galoperai cette nuit. 
 
 
 
 CHAPITRE XXIII 
 
 LE CLERGE, LES BOIS, LA LIBERTE 
 
La premi�re loi de tout �tre, c'est de se conserver, c'est de vivre. Vous semez de la cigu� et pr�tendez voir m�rir des �pis! 
MACHIAVEL.
 
 
 
 
Le grave personnage continuait; on voyait qu'il savait; il exposait avec une �loquence douce et mod�r�e, qui plut infiniment � Julien, ces grandes v�rit�s: 
 
1� L'Angleterre n'a pas une guin�e � notre service; l'�conomie et Hume y sont � la mode. Les Saints m�me ne nous donneront pas d'argent, et M. Brougham se moquera de nous. 
 
2� Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de l'Europe, sans l'or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie. 
 
3� N�cessit� de former un parti arm� en France, sans quoi le principe monarchique d'Europe ne hasardera pas m�me ces deux campagnes. 
 
-- Le quatri�me point que j'ose vous proposer comme �vident est celui-ci: 
 
 Impossibilit� de former un parti arm� en France sans le clerg�.Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, messieurs. Il faut tout donner au clerg�. 
 
1� Parce que s'occupant de son affaire nuit et jour, et guid� par des hommes de haute capacit� �tablis loin des orages � trois cents lieues de vos fronti�res... 
 
-- Ah! Rome, Rome! s'�cria le ma�tre de la maison... 
 
-- Oui, monsieur,Rome!reprit le cardinal avec fiert�. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ing�nieuses qui furent � la mode quand vous �tiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clerg�, guid� par Rome, parle seul au petit peuple. 
 
Cinquante mille pr�tres r�p�tent les m�mes paroles au jour indiqu� par les chefs, et le peuple, qui, apr�s tout, fournit les soldats, sera plus touch� de la voix de ses pr�tres que de tous les petits vers du monde... 
 
(Cette personnalit� excita des murmures.) 
 
-- Le clerg� a un g�nie sup�rieur au v�tre, reprit le cardinal en haussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point capital, avoir en France un parti arm�, ont �t� faits par nous. Ici parurent des faits... Qui a envoy� quatre-vingt mille fusils en Vend�e?... etc., etc. 
 
Tant que le clerg� n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la premi�re guerre, le ministre des finances �crit � ses agents qu'il n'y a plus d'argent que pour les cur�s. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c'est affamer les j�suites, pour parler comme le vulgaire; faire la guerre, c'est d�livrer ces monstres d'orgueil, les Fran�ais, de la menace de l'intervention �trang�re. 
 
Le cardinal �tait �cout� avec faveur... 
 
-- Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quitt�t le minist�re, son nom irrite inutilement. 
 
A ce mot, tout le monde se leva et parla � la fois. On va me renvoyer encore, pensa Julien; mais le sage pr�sident lui-m�me avait oubli� la pr�sence et l'existence de Julien. 
 
Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'�tait M. de Nerval, le premier ministre, qu'il avait aper�u au bal de M. le duc de Retz. 
 
 Le d�sordre fut � son comble , comme disent les journaux en parlant de la Chambre. Au bout d'un gros quart d'heure le silence se r�tablit un peu. 
 
Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d'un ap�tre: 
 
-- Je ne vous affirmerai point, dit-il d'une voix singuli�re, que je ne tiens pas au minist�re. 
 
Il m'est d�montr�, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en d�cidant contre nous beaucoup de mod�r�s. Je me retirerais donc volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles � un petit nombre; mais, ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j'ai une mission; le ciel m'a dit: Tu porteras ta t�te sur un �chafaud, ou tu r�tabliras la monarchie en France, et r�duiras les Chambres � ce qu'�tait le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le ferai. 
 
Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence. 
 
Voil� un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait, toujours comme � l'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Anim� par les d�bats d'une soir�e aussi vive, et surtout par la sinc�rit� de la discussion, dans ce moment M. de Nerval croyait � sa mission. Avec un grand courage, cet homme n'avait pas de sens. 
 
Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot,je le ferai . Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et de fun�bre. Il �tait �mu. 
 
La discussion reprit bient�t avec une �nergie croissante, et surtout une incroyable na�vet�. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un pl�b�ien? 
 
Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le ma�tre de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut oblig� de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, �tait sorti � une heure trois quarts, non sans avoir souvent �tudi� la figure de Julien dans une glace que le ministre avait � ses c�t�s. Son d�part avait paru mettre � l'aise tout le monde. 
 
Pendant qu'on renouvelait les bougies, -- Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas � son voisin l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et g�ter notre avenir. 
 
Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare, et m�me effronterie, � se pr�senter ici. Il y paraissait avant d'arriver au minist�re; mais le portefeuille change tout, noie tous lesint�r�ts d'un homme, il e�t d� le sentir. 
 
A peine le ministre sorti le g�n�ral de Bonaparte avait ferm� les yeux. En ce moment, il parla de sa sant�, de ses blessures, consulta sa montre et s'en alla. 
 
-- Je parierais. dit l'homme aux gilets, que le g�n�ral court apr�s le ministre; il va s'excuser de s'�tre trouv� ici, et pr�tendre qu'il nous m�ne. 
 
Quand les domestiques � demi endormis eurent termin� le renouvellement des bougies: 
 
-- D�lib�rons enfin, messieurs, dit le pr�sident, n'essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons � la teneur de la note qui dans quarante-huit heures sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parl� des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quitt�s, que nous importent les ministres? nous les ferons vouloir. 
 
Le cardinal approuva par un sourire fin. 
 
-- Rien de plus facile, ce me semble, que de r�sumer notre position, dit le jeune �v�que d'Agde avec le feu concentr� et contraint du fanatisme le plus exalt�. Jusque-l� il avait gard� le silence; son oeil que Julien avait observ�, d'abord doux et calme, s'�tait enflamm� apr�s la premi�re heure de discussion. Maintenant son �me d�bordait comme la lave du V�suve. 
 
-- De 1806 � 1814, l'Angleterre n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne pas agir directement et personnellement sur Napol�on. D�s que cet homme eut fait des ducs et des chambellans, d�s qu'il eut r�tabli le tr�ne, la mission que Dieu lui avait confi�e �tait finie; il n'�tait plus bon qu'� immoler. Les saintes Ecritures nous enseignent en plus d'un endroit la mani�re d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.) 
 
Aujourd'hui, messieurs, ce n'est plus un homme qu'il faut immoler, c'est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par d�partement? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A quoi bon m�ler la France � la chose qui est personnelle � Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone p�risse. 
 
Entre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est m�me dans les int�r�ts mondains du tr�ne. Pourquoi Paris n'a-t-il pas os� souffler, sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch... 
 
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Ce ne fut qu'� trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole. 
 
Le marquis �tait honteux et fatigu�. Pour la premi�re fois, en parlant � Julien, il y eut de la pri�re dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais r�v�ler les exc�s de z�le, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre t�moin. 
 
-- N'en parlez � notre ami de l'�tranger que s'il insiste s�rieusement pour conna�tre nos jeunes fous. Que leur importe que l'Etat soit renvers�? ils seront cardinaux, et se r�fugieront � Rome. Nous, dans nos ch�teaux, nous serons massacr�s par les paysans. 
 
La note secr�te que le marquis r�digea d'apr�s le grand proc�s-verbal de vingt-six pages, �crit par Julien, ne fut pr�te qu'� quatre heures trois quarts. 
 
-- Je suis fatigu� � la mort, dit le marquis, et on le voit bien � cette note qui manque de nettet� vers la fin; j'en suis plus m�content que d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne vous enl�ve, moi je vais vous enfermer � clef dans votre chambre. 
 
Le lendemain, le marquis conduisit Julien � un ch�teau isol� assez �loign� de Paris. L� se trouv�rent des h�tes singuliers, que Julien jugea �tre pr�tres. On lui remit un passeport qui portait un nom suppos�, mais indiquait enfin le v�ritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une cal�che. 
 
Le marquis n'avait aucune inqui�tude sur sa m�moire, Julien lui avait r�cit� plusieurs fois la note secr�te, mais il craignait fort qu'il ne f�t intercept�. 
 
-- Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il avec amiti�, au moment o� il quittait le salon. Il y avait peut-�tre plus d'un faux fr�re dans notre assembl�e d'hier soir. 
 
Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il �t� hors de la vue du marquis qu'il avait oubli� et la note secr�te et la mission pour ne songer qu'aux m�pris de Mathilde. 
 
Dans un village � quelques lieues au-del� de Metz, le ma�tre de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il �tait dix heures du soir; Julien, fort contrari�, demanda � souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu'il y par�t, passa dans la cour des �curies. Il n'y vit pas de chevaux. 
 
L'air de cet homme �tait pourtant singulier, se disait Julien; son oeil grossier m'examinait. 
 
Il commen�ait, comme on voit, � ne pas croire exactement tout ce qu'on lui disait. Il songeait � s'�chapper apr�s souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver il signor Geronimo, le c�l�bre chanteur! 
 
Etabli dans un fauteuil qu'il avait fait apporter pr�s du feu, le Napolitain g�missait tout haut et parlait plus, � lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l'entouraient �bahis. 
 
-- Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il � Julien, j'ai promis de chanter demain � Mayence. Sept princes souverains sont accourus pour m'entendre. Mais allons prendre l'air, ajouta-t-il d'un air significatif. 
 
Quand il fut � cent pas sur la route, et hors de la possibilit� d'�tre entendu: 
 
-- Savez-vous de quoi il retourne? dit-il � Julien; ce ma�tre de poste est un fripon. Tout en me promenant, j'ai donn� vingt sous � un petit polisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une �curie � l'autre extr�mit� du village. On veut retarder quelque courrier. 
 
-- Vraiment? dit Julien d'un air innocent. 
 
Ce n'�tait pas le tout que de d�couvrir la fraude, il fallait partir: c'est � quoi Geronimo et son ami ne purent r�ussir. Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se m�fie de nous. C'est peut-�tre � vous ou � moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un bon d�jeuner; pendant qu'on le pr�pare nous allons promener, nous nous �chappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine. 
 
-- Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-�tre Geronimo lui-m�me pouvait �tre envoy� pour l'intercepter. 
 
Il fallut souper et se coucher. Julien �tait encore dans le premier sommeil, quand il fut r�veill� en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop se g�ner. 
 
Il reconnut le ma�tre de poste, arm� d'une lanterne sourde. La lumi�re �tait dirig�e vers le coffre de la cal�che, que Julien avait fait monter dans sa chambre. A c�t� du ma�tre de poste �tait un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui �taient noires et fort serr�es. 
 
C'est une soutane, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu'il avait plac�s sous son oreiller. 
 
-- Ne craignez pas qu'il se r�veille, monsieur le cur�, disait le ma�tre de poste. Le vin qu'on leur a servi �tait de celui que vous avez pr�par� vous-m�me. 
 
-- Je ne trouve aucune trace de papiers, r�pondait le cur�. Beaucoup de linge, d'essences, de pommades, de futilit�s; c'est un jeune homme du si�cle, occup� de ses plaisirs. L'�missaire sera plut�t l'autre, qui affecte de parler avec un accent italien. 
 
Ces gens se rapproch�rent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il �tait bien tent� de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie... Je ne serais qu'un sot se dit-il, je compromettrais ma mission. Son habit fouill�: Ce n'est pas l� un diplomate, dit le pr�tre: il s'�loigna et fit bien. 
 
S'il me touche dans mon lit, malheur � lui! se disait Julien; il peut fort bien venir me poignarder, et c'est ce que je ne souffrirai pas. 
 
Le cur� tourna la t�te, Julien ouvrait les yeux � demi; quel ne fut pas son �tonnement! c'�tait l'abb� Castan�de! En effet, quoique les deux personnes voulussent parler assez bas, il lui avait sembl�, d�s l'abord, reconna�tre une des voix. Julien fut saisi d'une envie d�mesur�e de purger la terre d'un de ses plus l�ches coquins... 
 
-- Mais ma mission! se dit-il. 
 
Le cur� et son acolyte sortirent. Un quart d'heure apr�s, Julien fit semblant de s'�veiller. Il appela et r�veilla toute la maison. 
 
-- Je suis empoisonn�, s'�criait-il, je souffre horriblement! Il voulait un pr�texte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva � demi asphyxi� par le laudanum contenu dans le vin. 
 
Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soup� avec du chocolat apport� de Paris. Il ne put venir � bout de r�veiller assez Geronimo pour le d�cider � partir. 
 
-- On me donnerait tout le royaume de Naples, disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce moment � la volupt� de dormir. 
 
-- Mais les sept princes souverains! 
 
-- Qu'ils attendent. 
 
Julien partit seul et arriva sans autre incident aupr�s du grand personnage. Il perdit toute une matin�e � solliciter en vain une audience. Par bonheur, vers les quatre heures, le duc voulut prendre l'air. Julien le vit sortir � pied, il n'h�sita pas � l'approcher et � lui demander l'aum�ne. Arriv� � deux pas du grand personnage, il tira la montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation.Suivez-moi de loin , lui dit-on sans le regarder. 
 
A un quart de lieue de l� le duc entra brusquement dans un petitCaf�-hauss . Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l'honneur de r�citer au duc ses quatre pages. Quand il eut fini:Recommencez et allez plus lentement , lui dit-on. 
 
Le prince prit des notes.Gagnez � pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre cal�che. Allez � Strasbourg comme vous pourrez, et le vingt-deux du mois(on �tait au dix)trouvez-vous � midi et demi dans ce m�me Caf�-hauss. N'en sortez que dans une demi-heure. Silence!
 
Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le p�n�trer de la plus haute admiration. C'est ainsi, pensa-t-il, qu'on traite les affaires; que dirait ce grand homme d'Etat, s'il entendait les bavards passionn�s d'il y a trois jours? 
 
Julien en mit deux � gagner Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait rien � y faire. Il prit un grand d�tour. Si ce diable d'abb� Castan�de m'a reconnu, il n'est pas homme � perdre facilement ma trace... Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire �chouer ma mission! 
 
L'abb� Castan�de, chef de la police de la congr�gation, sur toute la fronti�re du nord, ne l'avait heureusement pas reconnu. Et les j�suites de Strasbourg, quoique tr�s z�l�s, ne song�rent nullement � observer Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l'air d'un jeune militaire fort occup� de sa personne. 
 
 
 
 
 
CHAPITRE XXIV 
 
 STRASBOURG 
 
Fascination! tu as de l'amour toute son �nergie, toute sa puissance d'�prouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au-del� de ta sph�re. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute � moi, avec sa beaut� d'ange et ses douces faiblesses! La voil� livr�e � ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa mis�ricorde pour enchanter un coeur d'homme. 
Ode de SCHILLER.
 
 
 
 
Forc� de passer huit jours � Strasbourg, Julien cherchait � se distraire par des id�es de gloire militaire et de d�vouement � la patrie. Etait-il donc amoureux? il n'en savait rien, il trouvait seulement dans son �me bourrel�e Mathilde ma�tresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l'�nergie de son caract�re pour se maintenir au-dessus du d�sespoir. Penser � ce qui n'avait pas quelque rapport � Mlle de La Mole �tait hors de sa puissance. L'ambition, les simples succ�s de vanit� le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de R�nal lui avait inspir�s. Mathilde avait tout absorb�; il la trouvait partout dans l'avenir. 
 
De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succ�s. Cet �tre que l'on a vu � Verri�res si rempli de pr�somption, si orgueilleux, �tait tomb� dans un exc�s de modestie ridicule. 
 
Trois jours auparavant il e�t tu� avec plaisir l'abb� Castan�de, et si, � Strasbourg, un enfant se f�t pris de querelle avec lui, il e�t donn� raison � l'enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis, qu'il avait rencontr�s dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort. 
 
C'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employ�e � lui peindre dans l'avenir des succ�s si brillants. 
 
La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette noire imagination. Quel tr�sor n'e�t pas �t� un ami! Mais, se disait Julien, est-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j'aurais un ami, l'honneur ne me commande-t-il pas un silence �ternel? 
 
Il se promenait � cheval tristement dans les environs de Kehl; c'est un bourg sur le bord du Rhin, immortalis� par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les �lots du Rhin auxquels le courage de ces grands g�n�raux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche, tenait d�ploy�e de la droite la superbe carte qui orne lesM�moiresdu mar�chal Saint-Cyr. Une exclamation de gaiet� lui fit lever la t�te. 
 
C'�tait le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait d�voil� quelques mois auparavant les premi�res r�gles de la haute fatuit�. Fid�le � ce grand art, Korasoff, arriv� de la veille � Strasbourg, depuis une heure � Kehl, et qui de la vie n'avait lu une ligne sur le si�ge de 1796, se mit � tout expliquer � Julien. Le paysan allemand le regardait �tonn�; car il savait assez de fran�ais pour distinguer les �normes b�vues dans lesquelles tombait le prince. Julien �tait � mille lieues des id�es du paysan, il regardait avec �tonnement ce beau jeune homme, il admirait sa gr�ce � monter � cheval. 
 
L'heureux caract�re! se disait-il. Comme son pantalon va bien; avec quelle �l�gance sont coup�s ses cheveux! H�las! si j'eusse �t� ainsi, peut-�tre qu'apr�s m'avoir aim� trois jours, elle ne m'e�t pas pris en aversion. 
 
Quand le prince eut fini son si�ge de Kehl: 
 
-- Vous avez la mine d'un trappiste, dit-il � Julien, vous outrez le principe de la gravit� que je vous ai donn� � Londres. L'air triste ne peut �tre de bon ton; c'est l'air ennuy� qu'il faut. Si vous �tes triste, c'est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas r�ussi. 
 
 C'est montrer soi inf�rieur.Etes-vous ennuy�, au contraire, c'est ce qui a essay� vainement de vous plaire qui est inf�rieur. Comprenez donc, mon cher, combien la m�prise est grave. 
 
Julien jeta un �cu au paysan qui les �coutait bouche b�ante. 
 
-- Bien, dit le prince, il y a de la gr�ce, un noble d�dain! fort bien! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration stupide. 
 
Ah! si j'eusse �t� ainsi, elle ne m'e�t pas pr�f�r� Croisenois! Plus sa raison �tait choqu�e des ridicules du prince, plus il se m�prisait de ne pas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le d�go�t de soi-m�me ne peut aller plus loin. 
 
Le prince le trouvant d�cid�ment triste: -- Ah! ��, mon cher, lui dit-il en rentrant � Strasbourg, [Variante: vous �tes de mauvaise compagnie,] avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice? 
 
Les Russes copient les moeurs fran�aises, mais toujours � cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au si�cle de Louis XV. 
 
Ces plaisanteries sur l'amour mirent des larmes dans les yeux de Julien: 
 
Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable? se dit-il tout � coup. 
 
-- Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez � Strasbourg fort amoureux et m�me d�laiss�. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m'a plant� l� apr�s trois jours de passion, et ce changement me tue. 
 
Il peignit au prince, sous des noms suppos�s, les actions et le caract�re de Mathilde. 
 
-- N'achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre m�decin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d'une fortune �norme, ou bien plut�t elle appartient, elle, � la plus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle soit fi�re de quelque chose. 
 
Julien fit un signe de t�te, il n'avait plus le courage de parler. 
 
-- Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez am�res que vous allez prendre sans d�lai: 
 
1� Voir tous les jours Mme..., comment l'appelez-vous? 
 
-- Mme de Dubois. 
 
-- Quel nom! dit le prince en �clatant de rire; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n'allez pas surtout para�tre � ses yeux froid et piqu�; rappelez-vous le grand principe de votre si�cle: soyez le contraire de ce � quoi l'on s'attend. Montrez-vous pr�cis�ment tel que vous �tiez huit jours avant d'�tre honor� de ses bont�s. 
 
-- Ah! j'�tais tranquille alors, s'�cria Julien avec d�sespoir, je croyais la prendre en piti�... 
 
-- Le papillon se br�le � la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde. 
 
1� Vous la verrez tous les jours; 
 
2� Vous ferez la cour � une femme de sa soci�t�, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre r�le est difficile; vous jouez la com�die, et si l'on devine que vous la jouez, vous �tes perdu. 
 
-- Elle a tant d'esprit, et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien tristement. 
 
-- Non, vous �tes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profond�ment occup�e d'elle-m�me, comme toutes les femmes qui ont re�u du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous conna�t pas. Pendant les deux ou trois acc�s d'amour qu'elle s'est donn�s en votre faveur, � grand effort d'imagination, elle voyait en vous le h�ros qu'elle avait r�v�, et non pas ce que vous �tes r�ellement... 
 
Mais que diable, ce sont l� les �l�ments, mon cher Sorel, �tes-vous tout � fait un �colier?... 
 
Parbleu! entrons dans ce magasin; voil� un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington street; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou. 
 
Ah ��, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la soci�t� de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne vous f�chez pas, mon cher Sorel, c'est plus fort que moi... A qui ferez-vous la cour? 
 
-- A une prude par excellence, fille d'un marchand de bas immens�ment riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent infiniment; elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se d�concerter si quelqu'un vient � parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son p�re �tait l'un des marchands les plus connus de Strasbourg. 
 
-- Ainsi si l'on parle d' industrie , dit le prince en riant, vous �tes s�r que votre belle songe � elle et non pas � vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous emp�chera d'avoir le moindre moment de folie aupr�s de ses beaux yeux. Le succ�s est certain. 
 
Julien songeait � Mme la mar�chale de Fervaques qui venait beaucoup � l'h�tel de La Mole. C'�tait une belle �trang�re qui avait �pous� le mar�chal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre objet que de faire oublier qu'elle �tait fille d'unindustriel , et pour �tre quelque chose � Paris, elle s'�tait mise � la t�te de la vertu. 
 
Julien admirait sinc�rement le prince; que n'e�t-il pas donn� pour avoir ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff �tait ravi: jamais un Fran�ais ne l'avait �cout� aussi longtemps. Ainsi, j'en suis enfin venu, se disait le prince charm�, � me faire �couter en donnant des le�ons � mes ma�tres! 
 
-- Nous sommes bien d'accord, r�p�tait-il � Julien pour la dixi�me fois, pas l'ombre de passion quand vous parlerez � la jeune beaut�, fille du marchand de bas de Strasbourg, en pr�sence de Mme de Dubois. Au contraire, passion br�lante en �crivant. Lire une lettre d'amour bien �crite est le souverain plaisir pour une prude; c'est un moment de rel�che. Elle ne joue pas la com�die, elle ose �couter son coeur; donc deux lettres par jour. 
 
-- Jamais, jamais! dit Julien d�courag�; je me ferais plut�t piler dans un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher, n'esp�rez plusrien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route. 
 
-- Et qui vous parle de composer des phrases? J'ai dans mon n�cessaire six volumes de lettres d'amour manuscrites. Il y en a pour tous les caract�res de femme, j'en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n'a pas fait la cour � Richemond-la-Terrasse, vous savez, � trois lieues de Londres, � la plus jolie quakeresse de toute l'Angleterre? 
 
Julien �tait moins malheureux quand il quitta son ami � deux heures du matin. 
 
Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours apr�s Julien eut cinquante-trois lettres d'amour bien num�rot�es, destin�es � la vertu la plus sublime et la plus triste. 
 
-- Il n'y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit �conduire; mais que vous importe d'�tre maltrait� par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de Dubois? 
 
Tous les jours on montait � cheval: le prince �tait fou de Julien. Ne sachant comment lui t�moigner son amiti� soudaine, il finit par lui offrir la main d'une de ses cousines, riche h�riti�re de Moscou. -- Et une fois mari�, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez l� vous font colonel en deux ans. 
 
-- Mais cette croix n'est pas donn�e par Napol�on, il s'en faut bien. 
 
-- Qu'importe, dit le prince, ne l'a-t-il pas invent�e? Elle est encore de bien loin la premi�re en Europe. 
 
Julien fut sur le point d'accepter; mais son devoir le rappelait aupr�s du grand personnage; en quittant Korasoff il promit d'�crire. Il re�ut la r�ponse � la note secr�te qu'il avait apport�e, et courut vers Paris; mais � peine eut-il �t� seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n'�pouserai pas les millions que m'offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils. 
 
Apr�s tout, l'art de s�duire est son m�tier; il ne songe qu'� cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu'il manque d'esprit; il est fin et cauteleux; l'enthousiasme, la po�sie sont une impossibilit� dans ce caract�re: c'est un procureur ; raison de plus pour qu'il ne se trompe pas. 
 
Il le faut, je vais faire la cour � Mme de Fervaques. 
 
Elle m'ennuiera bien peut-�tre un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement � ceux qui m'ont le plus aim� au monde. 
 
Elle est �trang�re; c'est un caract�re nouveau � observer. 
 
Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas m'en croire moi-m�me. 
 
 
 
 CHAPITRE XXV 
 
 LE MINISTERE DE LA VERTU 
 
Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi. 
LOPE DE VEGA.
 
 
 
 
A peine de retour � Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort d�concert� des d�p�ches qu'on lui pr�sentait, notre h�ros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'�tre condamn� � mort, ce bel �tranger r�unissait beaucoup de gravit� et le bonheur d'�tre d�vot; ces deux m�rites, et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout � fait � Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup. 
 
Julien lui avoua gravement qu'il en �tait fort amoureux. 
 
-- C'est la vertu la plus pure et la plus haute, r�pondit Altamira, seulement un peu j�suitique et emphatique. Il est des jours o� je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout enti�re. Elle me donne souvent l'id�e que je ne sais pas le fran�ais aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom; elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui �tait un esprit d'ordre; il a fait la cour � Mme la mar�chale. 
 
Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l'affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine avec des moustaches noires, et une gravit� sans pareille; du reste, bon carbonaro. 
 
-- Je comprends, dit-il enfin � Julien. La mar�chale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n'en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de r�ussir? voil� la question. C'est vous dire que, pour ma part, j'ai �chou�. Maintenant que je ne suis plus piqu�, je me fais ce raisonnement: souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le raconterai bient�t, elle n'est pas mal vindicative. 
 
Je ne lui trouve pas ce temp�rament bilieux qui est celui du g�nie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C'est au contraire � la fa�on d'�tre flegmatique et tranquille des Hollandais qu'elle doit sa rare beaut� et ses couleurs si fra�ches. 
 
Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme in�branlable de l'Espagnol; de temps en temps, malgr� lui, quelques monosyllabes lui �chappaient. 
 
-- Voulez-vous m'�couter? lui dit gravement don Diego Bustos. 
 
 Pardonnez � lafuria francese; je suis tout oreille, dit Julien. 
 
-- La mar�chale de Fervaques est donc fort adonn�e � la haine; elle poursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Coll�, vous savez? 
 
 J'ai la marotte D'aimer Marote, etc. 
 
Et Julien dut essuyer la citation tout enti�re. L'Espagnol �tait bien aise de chanter en fran�ais. 
 
Cette divine chanson ne fut jamais �cout�e avec plus d'impatience. Quand elle fut finie: 
 
-- La mar�chale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l'auteur de cette chanson: 
 
 Un jour l'amour au cabaret... 
 
Julien fr�mit qu'il ne voul�t la chanter. Il se contenta de l'analyser. R�ellement elle �tait impie et peu d�cente. 
 
-- Quand la mar�chale se prit de col�re contre cette chanson, dit don Diego, je lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu'on publie. Quelques progr�s que fassent la pi�t� et la gravit�, il y aura toujours en France une litt�rature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait �ter � l'auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaqu� ce rimailleur avec vos armes, il peut vous r�pondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons dor�s seront pour vous; les gens qui aiment � rire r�p�teront ses �pigrammes. Savez-vous, monsieur, ce que la mar�chale me r�pondit? -- Pour l'int�r�t du Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait � respecter la qualit�. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux. 
 
-- Et elle les a superbes, s'�cria Julien. 
 
-- Je vois que vous �tes amoureux... Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n'a pas la constitution bilieuse qui porte � la vengeance. Si elle aime � nuire pourtant, c'est qu'elle est malheureuse, je soup�onne l�malheur int�rieur . Ne serait-ce point une prude lasse de son m�tier? 
 
L'Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute. 
 
-- Voil� toute la question, ajouta-t-il gravement, et c'est de l� que vous pouvez tirer quelque espoir. J'y ai beaucoup r�fl�chi pendant les deux ans que je me suis port� son tr�s humble serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui �tes amoureux, d�pend de ce grand probl�me: Est-ce une prude lasse de son m�tier, et m�chante parce qu'elle est malheureuse? 
 
-- Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t'ai dit vingt fois? tout simplement de la vanit� fran�aise; c'est le souvenir de son p�re, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caract�re naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un bonheur pour elle, celui d'habiter Tol�de, et d'�tre tourment�e par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert. 
 
Comme Julien sortait: 
 
-- Altamira m'apprend que vous �tes des n�tres, lui dit don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez � reconqu�rir notre libert�, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la mar�chale; voici quatre lettres de sa main. 
 
-- Je vais les copier, s'�cria Julien, et vous les rapporter. 
 
-- Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit? 
 
-- Jamais, sur l'honneur! s'�cria Julien. 
 
-- Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l'Espagnol, et il reconduisit silencieusement, jusque sur l'escalier, Altamira et Julien. 
 
Cette sc�ne �gaya un peu notre h�ros; il fut sur le point de sourire. Et voil� le d�vot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une entreprise d'adult�re. 
 
Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait �t� attentif aux heures sonn�es par l'horloge de l'h�tel d'Aligre. 
 
Celle du d�ner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il rentra, et s'habilla avec beaucoup de soin. 
 
Premi�re sottise, se dit-il en descendant l'escalier; il faut suivre � la lettre l'ordonnance du prince. 
 
Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple. 
 
Maintenant, pensa-t-il, il s'agit des regards. Il n'�tait que cinq heures et demie, et l'on d�nait � six. Il eut l'id�e de descendre au salon, qu'il trouva solitaire. A la vue du canap� bleu, il fut �mu jusqu'aux larmes ; bient�t [Variante: il se pr�cipita � genoux et baisa l'endroit o� Mathilde appuyait son bras, il r�pandit des larmes,] ses joues devinrent br�lantes. Il faut user cette sensibilit� sotte, se dit-il avec col�re; elle me trahirait. Il prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du salon au jardin. 
 
Ce ne fut qu'en tremblant et bien cach� par un grand ch�ne, qu'il osa lever les yeux jusqu'� la fen�tre de Mlle de La Mole. Elle �tait herm�tiquement ferm�e; il fut sur le point de tomber, et resta longtemps appuy� contre le ch�ne; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir l'�chelle du jardinier. 
 
Le cha�non, jadis forc� par lui en des circonstances, h�las! si diff�rentes, n'avait point �t� raccommod�. Emport� par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses l�vres. 
 
Apr�s avoir err� longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatigu�; ce fut un premier succ�s qu'il sentit vivement. Mes regards seront �teints et ne me trahiront pas! Peu � peu, les convives arriv�rent au salon; jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le coeur de Julien. 
 
On se mit � table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fid�le � son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arriv�e. D'apr�s la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains; elles tremblaient. Troubl� lui-m�me au-del� de toute expression par cette d�couverte, il fut assez heureux pour ne para�tre que fatigu�. 
 
M. de La Mole fit son �loge. La marquise lui adressa la parole un instant apr�s, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait � chaque instant: Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut para�tre ce que j'�tais r�ellement huit jours avant mon malheur... Il eut lieu d'�tre satisfait du succ�s et resta au salon. Attentif pour la premi�re fois envers la ma�tresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa soci�t� et maintenir la conversation vivante. 
 
Sa politesse fut r�compens�e: sur les huit heures, on annon�a Mme la mar�chale de Fervaques. Julien s'�chappa et reparut bient�t, v�tu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gr� infini de cette marque de respect, et voulut lui t�moigner sa satisfaction, en parlant de son voyage � Mme de Fervaques. Julien s'�tablit aupr�s de la mar�chale, de fa�on � ce que ses yeux ne fussent pas aper�us de Mathilde. Plac� ainsi, suivant toutes les r�gles de l'art, Mme de Fervaques fut pour lui l'objet de l'admiration la plus �bahie. C'est par une tirade sur ce sentiment que commen�ait la premi�re des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau. 
 
La mar�chale annon�a qu'elle allait � l'Op�ra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l'emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement � c�t� de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il, en rentrant � l'h�tel, que je tienne un journal de si�ge; autrement j'oublierais mes attaques. Il se for�a � �crire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable! � ne presque pas penser � Mlle de La Mole. 
 
Mathilde l'avait presque oubli� pendant son voyage. Ce n'est apr�s tout qu'un �tre commun, pensait-elle, son nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux id�es vulgaires de sagesse et d'honneur; une femme a tout � perdre en les oubliant. Elle se montra dispos�e � permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec le marquis de Croisenois, pr�par� depuis si longtemps. Il �tait fou de joie; on l'e�t bien �tonn� en lui disant qu'il y avait de la r�signation au fond de cette mani�re de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier. 
 
Toutes les id�es de Mlle de La Mole chang�rent en voyant Julien. Au vrai, c'est l� mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux id�es de sagesse, c'est �videmment lui que je dois �pouser. 
 
Elle s'attendait � des importunit�s, � des airs de malheur de la part de Julien; elle pr�parait ses r�ponses: car sans doute, au sortir du d�ner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de l�, il resta ferme au salon, ses regards ne se tourn�rent pas m�me vers le jardin, Dieu sait avec quelle peine! Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, pensa Mlle de La Mole; elle alla seule au jardin, Julien n'y parut pas. Mathilde vint se promener pr�s des portes-fen�tres du salon; elle le vit fort occup� � d�crire � Mme de Fervaques les vieux ch�teaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commen�ait � ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu'on appelleespritdans certains salons. 
 
Le prince Korasoff e�t �t� bien fier, s'il se f�t trouv� � Paris: cette soir�e �tait exactement ce qu'il avait pr�dit. 
 
Il e�t approuv� la conduite que tint Julien les jours suivants. 
 
Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la mar�chale de Fervaques exigeait que son grand-oncle f�t chevalier de l'ordre. Le marquis de La Mole avait la m�me pr�tention pour son beau-p�re; ils r�unirent leurs efforts, et la mar�chale vint presque tous les jours � l'h�tel de La Mole. Ce fut d'elle que Julien apprit que le marquis allait �tre ministre: il offrait � laCamarillaun plan fort ing�nieux pour an�antir la Charte, sans commotion, en trois ans. 
 
Julien pouvait esp�rer un �v�ch�, si M. de La Mole arrivait au minist�re; mais � ses yeux tous ces grands int�r�ts s'�taient comme recouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les int�r�ts de la vie dans sa mani�re d'�tre avec Mlle de La Mole. Il calculait qu'apr�s cinq ou six ans de soins, il parviendrait � s'en faire aimer de nouveau. 
 
Cette t�te si froide �tait, comme on voit, descendue � l'�tat de d�raison complet. De toutes les qualit�s qui l'avaient distingu� autrefois, il ne lui restait qu'un peu de fermet�. Mat�riellement fid�le au plan de conduite dict� par le prince Korasoff, chaque soir il se pla�ait assez pr�s du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui �tait impossible de trouver un mot � dire. 
 
L'effort qu'il s'imposait pour para�tre gu�ri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son �me, il restait aupr�s de la mar�chale comme un �tre � peine anim�; ses yeux m�me, ainsi que dans l'extr�me souffrance physique, avaient perdu tout leur feu. 
 
Comme la mani�re de voir de Mme de La Mole n'�tait jamais qu'une contre-�preuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le m�rite de Julien. 
 
 
 
CHAPITRE XXVI 
 
 L'AMOUR MORAL 
 
There also was of course in Adeline
 That calm patrician polish in the address,
 Which ne'er can pass the equinoctial line
 Of any thing which Nature would express:
 Just as a Mandarin finds nothing fine,
 At least his manner suffers not to guess
 That any thing he views can greatly please. 
Don Juan. C. XIII,stanza 84 .
 
 
 
 
Il y a un peu de folie dans la fa�on de voir de toute cette famille, pensait la mar�chale; ils sont engou�s de leur jeune abb�, qui ne sait qu'�couter avec d'assez beaux yeux, il est vrai. 
 
Julien, de son c�t�, trouvait dans les fa�ons de la mar�chale un exemple � peu pr�s parfait de cecalme patricienqui respire une politesse exacte et encore plus l'impossibilit� d'aucune vive �motion. L'impr�vu dans les mouvements, le manque d'empire sur soi-m�me, e�t scandalis� Mme de Fervaques presque autant que l'absence de majest� envers les inf�rieurs. Le moindre signe de sensibilit� e�t �t� � ses yeux comme une sorte d' ivresse moraledont il faut rougir, et qui nuit fort � ce qu'une personne d'un rang �lev� se doit � soi-m�me. Son grand bonheur �tait de parler de la derni�re chasse du roi, son livre favori lesM�moires du duc de Saint-Simon , surtout pour la partie g�n�alogique. 
 
Julien savait la place qui, d'apr�s la disposition des lumi�res, convenait au genre de beaut� de Mme de Fervaques. Il s'y trouvait d'avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de fa�on � ne pas apercevoir Mathilde. Etonn�e de cette constance � se cacher d'elle, un jour elle quitta le canap� bleu et vint travailler aupr�s d'une petite table voisine du fauteuil de la mar�chale. Julien la voyait d'assez pr�s par-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l'effray�rent d'abord, [Variante: aper�us de si pr�s,] ensuite le jet�rent violemment hors de son apathie habituelle; il parla et fort bien. 
 
Il adressait la parole � la mar�chale, mais son but unique �tait d'agir sur l'�me de Mathilde. Il s'anima de telle sorte que Mme de Fervaques arriva � ne plus comprendre ce qu'il disait. 
 
C'�tait un premier m�rite. Si Julien e�t eu l'id�e de le compl�ter par quelques phrases de mysticit� allemande, de haute religiosit� et de j�suitisme, la mar�chale l'e�t rang� d'embl�e parmi les hommes sup�rieurs appel�s � r�g�n�rer le si�cle. 
 
Puisqu'il est d'assez mauvais go�t, se disait Mlle de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu � Mme de Fervaques, je ne l'�couterai plus. Pendant toute la fin de cette soir�e, elle tint parole, quoique avec peine. 
 
A minuit, lorsqu'elle prit le bougeoir de sa m�re, pour l'accompagner � sa chambre, Mme de La Mole s'arr�ta sur l'escalier pour faire un �loge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l'humeur; elle ne pouvait trouver le sommeil. Une id�e la calma: ce que je m�prise peut encore faire un homme de grand m�rite aux yeux de la mar�chale. 
 
Pour Julien, il avait agi, il �tait moins malheureux; ses yeux tomb�rent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie o� le prince Korasoff avait enferm� les cinquante-trois lettres d'amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la premi�re lettre:On envoie le n�1 huit jours apr�s la premi�re vue . 
 
Je suis en retard! s'�cria Julien, car il y a bien longtemps que je vois Mme de Fervaques. Il se mit aussit�t � transcrire cette premi�re lettre d'amour; c'�tait une hom�lie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse � p�rir; Julien eut le bonheur de s'endormir � la seconde page. 
 
Quelques heures apr�s, le grand soleil le surprit appuy� sur sa table. Un des moments les plus p�nibles de sa vie �tait celui o� chaque matin, en s'�veillant, ilapprenaitson malheur. Ce jour-l�, il acheva la copie de sa lettre presque en riant. Est-il possible, se disait-il, qu'il se soit trouv� un jeune homme pour �crire ainsi! Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l'original, il aper�ut une note au crayon. 
 
 On porte ces lettres soi-m�me: � cheval, cravate noire, redingote bleue. On remet la lettre au portier d'un air contrit; profonde m�lancolie dans le regard. Si l'on aper�oit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole � la femme de chambre.
 
Tout cela fut ex�cut� fid�lement. 
 
Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l'h�tel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser �crire � une vertu si c�l�bre! Je vais en �tre trait� avec le dernier m�pris, et rien ne m'amusera davantage. C'est au fond la seule com�die � laquelle je puisse �tre sensible. Oui, couvrir de ridicule cet �tre si odieux, que j'appellemoi , m'amusera. Si je m'en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire. 
 
Depuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien �tait celui o� il remettait son cheval � l'�curie. Korasoff avait express�ment d�fendu de regarder, sous quelque pr�texte que ce f�t, la ma�tresse qui l'avait quitt�. Mais le pas de ce cheval qu'elle connaissait si bien, la mani�re avec laquelle Julien frappait de sa cravache � la porte de l'�curie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derri�re le rideau de sa fen�tre. La mousseline �tait si l�g�re que Julien voyait � travers. En regardant d'une certaine fa�on sous le bord de son chapeau, il apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux. Par cons�quent, se disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n'est point l� la regarder. 
 
Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'e�t pas re�u la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il avait remise � son portier avec tant de m�lancolie. La veille, le hasard avait r�v�l� � Julien le moyen d'�tre �loquent; il s'arrangea de fa�on � voir les yeux de Mathilde. Elle, de son c�t�, un instant apr�s l'arriv�e de la mar�chale, quitta le canap� bleu: c'�tait d�serter sa soci�t� habituelle. M. de Croisenois parut constern� de ce nouveau caprice; sa douleur �vidente �ta � Julien ce que son malheur avait de plus atroce. 
 
Cet impr�vu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme l'amour-propre se glisse m�me dans les coeurs qui servent de temple � la vertu la plus auguste: Mme de La Mole a raison, se dit la mar�chale en remontant en voiture, ce jeune pr�tre a de la distinction. Il faut que, les premiers jours, ma pr�sence l'ait intimid�. Dans le fait, tout ce que l'on rencontre dans cette maison est bien l�ger; je n'y vois que des vertus aid�es par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces de l'�ge. Ce jeune homme aura su voir la diff�rence; il �crit bien; mais je crains fort que cette demande de l'�clairer de mes conseils qu'il me fait dans sa lettre, ne soit au fond qu'un sentiment qui s'ignore soi-m�me. 
 
Toutefois, que de conversions ont ainsi commenc�! Ce qui me fait bien augurer de celle-ci, c'est la diff�rence de son style avec celui des jeunes gens dont j'ai eu l'occasion de voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconna�tre de l'onction, un s�rieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune l�vite; il aura la douce vertu de Massillon. 
 
 
 
 CHAPITRE XXVII 
 
 LES PLUS BELLES PLACES DE L'EGLISE 
 
Des services! des talents! du m�rite! bah! soyez d'une coterie. 
TELEMAQUE.
 
 
 
 
Ainsi l'id�e d'�v�ch� �tait pour la premi�re fois m�l�e avec celle de Julien dans la t�te d'une femme qui t�t ou tard devait distribuer les plus belles places de l'Eglise de France. Cet avantage n'e�t gu�re touch� Julien; en cet instant, sa pens�e ne s'�levait � rien d'�tranger � son malheur actuel: tout le redoublait; par exemple, la vue de sa chambre lui �tait devenue insupportable. Le soir, quand il rentrait avec sa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui semblait prendre une voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau d�tail de son malheur. 
 
Ce jour-l�, j'ai un travail forc�, se dit-il en rentrant et avec une vivacit� que depuis longtemps il ne connaissait plus: esp�rons que la seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la premi�re. 
 
Elle l'�tait davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurde, qu'il en vint � transcrire ligne par ligne, sans songer au sens. 
 
C'est encore plus emphatique, se disait-il, que les pi�ces officielles du trait� de Munster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier � Londres. 
 
Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oubli� de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha; elles �taient r�ellement presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague �tait complet. Cela voulait tout dire et ne rien dire. C'est la harpe �olienne du style, pensa Julien. Au milieu des plus hautes pens�es sur le n�ant, sur la mort, sur l'infini, etc., je ne vois de r�el qu'une peur abominable du ridicule. 
 
Le monologue que nous venons d'abr�ger fut r�p�t� pendant quinze jours de suite. S'endormir en transcrivant une sorte de commentaire de l'Apocalypse, le lendemain aller porter une lettre d'un air m�lancolique, remettre le cheval � l'�curie avec l'esp�rance d'apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir para�tre � l'Op�ra quand Mme de Fervaques ne venait pas � l'h�tel de La Mole, tels �taient les �v�nements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d'int�r�t quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la mar�chale, et il �tait �loquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales commen�aient � prendre une tournure plus frappante � la fois et plus �l�gante. 
 
Il sentait bien que ce qu'il disait �tait absurde aux yeux de Mathilde, mais il voulait la frapper par l'�l�gance de la diction. Plus ce que je dis est faux, plus je dois lui plaire, pensait Julien; et alors, avec une hardiesse abominable, il exag�rait certains aspects de la nature. Il s'aper�ut bien vite que, pour ne pas para�tre vulgaire aux yeux de la mar�chale, il fallait surtout se bien garder des id�es simples et raisonnables. Il continuait ainsi, ou abr�geait ses amplifications suivant qu'il voyait le succ�s ou l'indiff�rence dans les yeux des deux grandes dames auxquelles il fallait plaire. 
 
Au total, sa vie �tait moins affreuse que lorsque ses journ�es se passaient dans l'inaction. 
 
Mais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinzi�me de ces abominables dissertations; les quatorze premi�res ont �t� fid�lement remises au suisse de la mar�chale. Je vais avoir l'honneur de remplir toutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement comme si je n'�crivais pas! Quelle peut �tre la fin de tout ceci? Ma constance l'ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce Russe, ami de Korasoff, et amoureux de la belle quakeresse de Richemond, fut en son temps un homme terrible; on n'est pas plus assommant. 
 
Comme tous les �tres m�diocres que le hasard met en pr�sence des manoeuvres d'un grand g�n�ral, Julien ne comprenait rien � l'attaque ex�cut�e par le jeune Russe sur le coeur de la belle Anglaise. Les quarante premi�res lettres n'�taient destin�es qu'� se faire pardonner la hardiesse d'�crire. Il fallait faire contracter � cette douce personne, qui peut-�tre s'ennuyait infiniment, l'habitude de recevoir des lettres peut-�tre un peu moins insipides que sa vie de tous les jours. 
 
Un matin, on remit une lettre � Julien; il reconnut les armes de Mme de Fervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui e�t sembl� bien impossible quelques jours auparavant: ce n'�tait qu'une invitation � d�ner. 
 
Il courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusement, le jeune Russe avait voulu �tre l�ger comme Dorat, l� o� il e�t fallu �tre simple et intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu'il devait occuper au d�ner de la mar�chale. 
 
Le salon �tait de la plus haute magnificence, dor� comme la galerie de Diane aux Tuileries, avec des tableaux � l'huile aux lambris. Il y avait des taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les sujets avaient sembl� peu d�cents � la ma�tresse du logis, qui avait fait corriger les tableaux. Si�cle moral! pensa-t-il. 
 
Dans ce salon il remarqua trois des personnages qui avaient assist� � la r�daction de la note secr�te. L'un d'eux, Mgr l'�v�que de *, oncle de la mar�chale, avait la feuille des b�n�fices et, disait-on, ne savait rien refuser � sa ni�ce. Quel pas immense j'ai fait, se dit Julien en souriant avec m�lancolie, et combien ii m'est indiff�rent! Me voici d�nant avec le fameux �v�que de *. 
 
Le d�ner fut m�diocre et la conversation impatientante. C'est la table d'un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des pens�es des hommes y sont fi�rement abord�s. Ecoute-t-on trois minutes, on se demande ce qui l'emporte de l'emphase du parleur ou de son abominable ignorance. 
 
Le lecteur a sans doute oubli� ce petit homme de lettres, nomm� Tanbeau, neveu de l'acad�micien et futur professeur qui, par ses basses calomnies, semblait charg� d'empoisonner le salon de l'h�tel de La Mole. 
 
Ce fut par ce petit homme que Julien eut la premi�re id�e qu'il se pourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne r�pondant pas � ses lettres, v�t avec indulgence le sentiment qui les dictait. L'�me noire de M. Tanbeau �tait d�chir�e en pensant aux succ�s de Julien; mais comme d'un autre c�t�, un homme de m�rite, pas plus qu'un sot ne peut �tre en deux endroits � la fois, si Sorel devient l'amant de la sublime mar�chale, se disait le futur professeur, elle le placera dans l'Eglise de quelque mani�re avantageuse, et j'en serai d�livr� � l'h�tel de La Mole. 
 
M. l'abb� Pirard adressa aussi � Julien de longs sermons sur ses succ�s � l'h�tel de Fervaques. Il y avaitjalousie de secteentre l'aust�re jans�niste et le salon j�suitique, r�g�n�rateur et monarchique de la vertueuse mar�chale. 
 
 
 
 CHAPITRE XXVIII 
 
 MANON LESCAUT 
 
Or, une fois qu'il fut bien convaincu de la sottise et �nerie du prieur, il r�ussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui �tait blanc, et blanc ce qui �tait noir. 
LICHTENBERG.
 
 
 
 
Les instructions russes prescrivaient imp�rieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne � qui on �crivait. On ne devait s'�carter, sous aucun pr�texte, du r�le de l'admiration la plus extatique; les lettres partaient toujours de cette supposition. 
 
Un soir, � l'Op�ra, dans la loge de Mme de Fervaques, Julien portait aux nues le ballet deManon Lescaut . Sa seule raison pour parler ainsi, c'est qu'il le trouvait insignifiant. 
 
La mar�chale dit que ce ballet �tait bien inf�rieur au roman de l'abb� Pr�vost. 
 
Comment! pensa Julien �tonn� et amus�, une personne d'une si haute vertu vanter un roman! Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du m�pris le plus complet pour les �crivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent � corrompre une jeunesse qui n'est, h�las! que trop dispos�e aux erreurs des sens. 
 
Dans ce genre immoral et dangereux,Manon Lescaut , continua la mar�chale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les angoisses m�rit�es d'un coeur bien criminel y sont, dit-on, d�peintes avec une v�rit� qui a de la profondeur; ce qui n'emp�che pas votre Bonaparte de prononcer � Sainte-H�l�ne que c'est un roman �crit pour des laquais. 
 
Ce mot rendit toute son activit� � l'�me de Julien. On a voulu me perdre aupr�s de la mar�chale; on lui a dit mon enthousiasme pour Napol�on. Ce fait l'a assez piqu�e pour qu'elle c�de � la tentation de me le faire sentir. Cette d�couverte l'amusa toute la soir�e et le rendit amusant. Comme il prenait cong� de la mar�chale sous le vestibule de l'Op�ra: -- Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu'il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m'aime; on peut tout au plus l'accepter comme une n�cessit� impos�e par la Providence. Du reste, cet homme n'avait pas l'�me assez flexible pour sentir les chefs-d'oeuvre des arts. 
 
 Quand on m'aime!se r�p�tait Julien; cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. Voil� des secrets de langage qui manquent � nos pauvres provinciaux. Et il songea beaucoup � Mme de R�nal, en copiant une lettre immense destin�e � la mar�chale. 
 
-- Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d'un air d'indiff�rence qu'il trouva mal jou�, que vous me parliez deLondreset deRichemonddans une lettre que vous avez �crite hier soir, � ce qu'il semble, au sortir de l'Op�ra? 
 
Julien fut tr�s embarrass�; il avait copi� ligne par ligne, sans songer � ce qu'il �crivait, et apparemment avait oubli� de substituer aux motsLondresetRichemond , qui se trouvaient dans l'original, ceux de Paris et Saint-Cloud. Il commen�a deux ou trois phrases, mais sans possibilit� de les achever; il se sentait sur le point de c�der au rire fou. Enfin, en cherchant ses mots, il parvint � cette id�e: Exalt� par la discussion des plus sublimes, des plus grands int�r�ts de l'�me humaine, la mienne, en vous �crivant, a pu avoir une distraction. 
 
Je produis une impression, se dit-il, donc je puis m'�pargner l'ennui du reste de la soir�e. Il sortit en courant de l'h�tel de Fervaques. Le soir, en revoyant l'original de la lettre par lui copi�e la veille, il arriva bien vite � l'endroit fatal o� le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien �tonn� de trouver cette lettre presque tendre. 
 
C'�tait le contraste de l'apparente l�g�ret� de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l'avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout � la mar�chale; ce n'est pas l� ce style sautillant mis � la mode par Voltaire, cet homme immoral! Quoique notre h�ros f�t tout au monde pour bannir toute esp�ce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n'�chappait pas � Mme de Fervaques. Environn�e de personnages �minemment moraux, mais qui souvent n'avaient pas une id�e par soir�e, cette dame �tait profond�ment frapp�e de tout ce qui ressemblait � une nouveaut�; mais en m�me temps, elle croyait se devoir � elle-m�me d'en �tre offens�e. Elle appelait ce d�faut,garder l'empreinte de la l�g�ret� du si�cle ... 
 
Mais de tels salons ne sont bons � voir que quand on sollicite. Tout l'ennui de cette vie sans int�r�t que menait Julien est sans doute partag� par le lecteur. Ce sont l� les landes de notre voyage. 
 
Pendant tout le temps usurp� dans la vie de Julien par l'�pisode Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer � lui. Son �me �tait en proie � de violents combats: quelquefois elle se flattait de m�priser ce jeune homme si triste; mais, malgr� elle, sa conversation la captivait. Ce qui l'�tonnait surtout, c'�tait sa fausset� parfaite; il ne disait pas un mot � la mar�chale qui ne f�t un mensonge, ou du moins un d�guisement abominable de sa fa�on de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les sujets. Ce machiav�lisme la frappait. Quelle profondeur! se disait-elle; quelle diff�rence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le m�me langage! 
 
Toutefois, Julien avait des journ�es affreuses. C'�tait pour accomplir le plus p�nible des devoirs qu'il paraissait chaque jour dans le salon de la mar�chale. Ses efforts pour jouer un r�le achevaient d'�ter toute force � son �me. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de l'h�tel de Fervaques, ce n'�tait qu'� force de caract�re et de raisonnement qu'il parvenait � se maintenir un peu au-dessus du d�sespoir. 
 
J'ai vaincu le d�sespoir au s�minaire, se disait-il: pourtant quelle affreuse perspective j'avais alors! je faisais ou je manquais ma fortune, dans l'un comme dans l'autre cas, je me voyais oblig� de passer toute ma vie en soci�t� intime avec ce qu'il y a sous le ciel de plus m�prisable et de plus d�go�tant. Le printemps suivant, onze petits mois apr�s seulement, j'�tais le plus heureux peut-�tre des jeunes gens de mon �ge. 
 
Mais bien souvent tous ces beaux raisonnements �taient sans effet contre l'affreuse r�alit�. Chaque jour il voyait Mathilde au d�jeuner et � d�ner. D'apr�s les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole, il la savait � la veille d'�pouser M. de Croisenois. D�j� cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour � l'h�tel de La Mole: l'oeil jaloux d'un amant d�laiss� ne perdait pas une seule de ses d�marches. 
 
Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son pr�tendu, en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s'emp�cher de regarder ses pistolets avec amour. 
 
Ah! que je serais plus sage, se disait-il, de d�marquer mon linge, et d'aller dans quelque for�t solitaire, � vingt lieues de Paris, finir cette ex�crable vie! Inconnu dans le pays, ma mort serait cach�e pendant quinze jours, et qui songerait � moi apr�s quinze jours! . 
 
Ce raisonnement �tait fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde, entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l'attachaient � la vie. Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu'au bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il? 
 
A l'�gard de la mar�chale, certes, apr�s avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n'en �crirai pas d'autres. 
 
A l'�gard de Mathilde, ces six semaines de com�die si p�nible, ou ne changeront rien � sa col�re, ou m'obtiendront un instant de r�conciliation. Grand Dieu! j'en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait achever sa pens�e. 
 
Quand, apr�s une longue r�verie, il parvenait � reprendre son raisonnement: Donc, se disait-il, j'obtiendrais un jour de bonheur, apr�s quoi recommenceraient ses rigueurs fond�es, h�las! sur le peu de pouvoir que j'ai de lui plaire, et il ne me resterait plus aucune ressource, je serais ruin�, perdu � jamais... 
 
Quelle garantie peut-elle me donner avec son caract�re? H�las! mon peu de m�rite r�pond � tout. Je manquerai d'�l�gance dans mes mani�res, ma fa�on de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je moi? 
 
 
 
 CHAPITRE XXIX 
 
 L'ENNUI 
 
Se sacrifier � ses passions, passe; mais � des passions qu'on n'a pas! O triste XIXe si�cle! 
GIRODET.
 
 
 
 
Apr�s avoir lu sans plaisir d'abord les longues lettres de Julien, Mme de Fervaques commen�ait � en �tre occup�e; mais une chose la d�solait: Quel dommage que M. Sorel ne soit pas d�cid�ment pr�tre! On pourrait l'admettre � une sorte d'intimit�; avec cette croix et cet habit presque bourgeois, on est expos� � des questions cruelles, et que r�pondre? Elle n'achevait pas sa pens�e: Quelque amie maligne peut supposer et m�me r�pandre que c'est un petit cousin subalterne, parent de mon p�re, quelque marchand d�cor� par la garde nationale. 
 
Jusqu'au moment o� elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de Fervaques avait �t� d'�crire le motmar�chale� c�t� de son nom. Ensuite une vanit� de parvenue, maladive et qui s'offensait de tout, combattit un commencement d'int�r�t. 
 
Il me serait si facile, se disait la mar�chale, d'en faire un grand vicaire dans quelque dioc�se voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court, et encore petit secr�taire de M. de La Mole! c'est d�solant. 
 
Pour la premi�re fois, cette �mequi craignait tout , �tait �mue d'un int�r�t �tranger � ses pr�tentions de rang et de sup�riorit� sociale. Son vieux portier remarqua que, lorsqu'il apportait une lettre de ce beau jeune homme, qui avait l'air si triste, il �tait s�r de voir dispara�tre l'air distrait et m�content que la mar�chale avait toujours soin de prendre � l'arriv�e d'un de ses gens. 
 
L'ennui d'une fa�on de vivre toute ambitieuse d'effet sur le public, sans qu'il y e�t au fond du coeur jouissance r�elle pour ce genre de succ�s, �tait devenu si intol�rable depuis qu'on pensait � Julien, que pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltrait�es de toute une journ�e, il suffisait que pendant la soir�e de la veille on e�t pass� une heure avec ce jeune homme singulier. Son cr�dit naissant r�sista � des lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit � MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort adroites et que ces messieurs prirent plaisir � r�pandre sans trop se rendre compte de la v�rit� des accusations. La mar�chale, dont l'esprit n'�tait pas fait pour r�sister � ces moyens vulgaires, racontait ses doutes � Mathilde, et toujours �tait consol�e. 
 
Un jour, apr�s avoir demand� trois fois s'il y avait des lettres, Mme de Fervaques se d�cida subitement � r�pondre � Julien. Ce fut une victoire de l'ennui. A la seconde lettre, la mar�chale fut presque arr�t�e par l'inconvenance d'�crire de sa main une adresse aussi vulgaire:A M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole . 
 
-- Il faut, dit-elle le soir � Julien d'un air fort sec, que vous m'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse. 
 
Me voil� constitu� amant valet de chambre, pensa Julien, et il s'inclina en prenant plaisir � se grimer comme Ars�ne, le vieux valet de chambre du marquis. 
 
Le soir m�me il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne heure, il eut une troisi�me lettre: il en lut cinq ou six lignes au commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d'une petite �criture fort serr�e. 
 
Peu � peu on prit la douce habitude d'�crire presque tous les jours. Julien r�pondait par des copies fid�les des lettres russes, et tel est l'avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n'�tait point �tonn�e du peu de rapport des r�ponses avec ses lettres. 
 
Quelle n'e�t pas �t� l'irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau, qui s'�tait constitu� espion volontaire des d�marches de Julien, e�t pu lui apprendre que toutes ses lettres non d�cachet�es �taient jet�es au hasard dans le tiroir de Julien. 
 
Un matin, le portier lui apportait dans la biblioth�que une lettre de la mar�chale; Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l'adresse de l'�criture de Julien. Elle entra dans la biblioth�que comme le portier en sortait; la lettre �tait encore sur le bord de la table; Julien, fort occup� � �crire, ne l'avait pas plac�e dans son tiroir. 
 
-- Voil� ce que je ne puis souffrir, s'�cria Mathilde en s'emparant de la lettre; vous m'oubliez tout � fait, moi qui suis votre �pouse. Votre conduite est affreuse, monsieur. 
 
A ces mots, son orgueil, �tonn� de l'effroyable inconvenance de sa d�marche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bient�t parut � Julien hors d'�tat de respirer. 
 
Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette sc�ne avait d'admirable et d'heureux pour lui. Il aida Mathilde � s'asseoir; elle s'abandonnait presque dans ses bras. 
 
Le premier instant o� il s'aper�ut de ce mouvement fut de joie extr�me. Le second fut une pens�e pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul mot. 
 
Ses bras se raidirent, tant l'effort impos� par la politique �tait p�nible. Je ne dois pas m�me me permettre de presser contre mon coeur ce corps souple et charmant, ou elle me m�prise et me maltraite. Quel affreux caract�re! 
 
Et en maudissant le caract�re de Mathilde, il l'en aimait cent fois plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine. 
 
L'impassible froideur de Julien redoubla le malheur d'orgueil qui d�chirait l'�me de Mlle de La Mole. Elle �tait loin d'avoir le sang-froid n�cessaire pour chercher � deviner dans ses yeux ce qu'il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se r�soudre � le regarder; elle tremblait de rencontrer l'expression du m�pris. 
 
Assise sur le divan de la biblioth�que, immobile et la t�te tourn�e du c�t� oppos� � Julien, elle �tait en proie aux plus vives douleurs que l'orgueil et l'amour puissent faire �prouver � une �me humaine. Dans quelle atroce d�marche elle venait de tomber! 
 
Il m'�tait r�serv�, malheureuse que je suis! de voir repousser les avances les plus ind�centes! et repouss�es par qui? ajoutait l'orgueil fou de douleur, repouss�es par un domestique de mon p�re. 
 
-- C'est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle � haute voix. 
 
Et, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien plac�e � deux pas devant elle. Elle resta comme glac�e d'horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout � celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait l'�criture de Julien, plus ou moins contrefaite. 
 
-- Ainsi, s'�cria-t-elle hors d'elle-m�me, non seulement vous �tes bien avec elle, mais encore vous la m�prisez. Vous, un homme de rien, m�priser Mme la mar�chale de Fervaques! 
 
Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant � ses genoux, m�prise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre priv�e de ton amour. Et elle tomba tout � fait �vanouie. 
 
La voil� donc, cette orgueilleuse, � mes pieds! se dit Julien. 
 
 
 
CHAPITRE XXX 
 
 UNE LOGE AUX BOUFFES 
 
As the blackest sky
 Foretells the heaviest tempest. 
Don Juan, C. 1,st. 73 .
 
 
 
 
Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien �tait plus �tonn� qu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique russe �tait sage.Peu parler, peu agir , voil� mon unique moyen de salut. 
 
Il releva Mathilde, et sans mot dire la repla�a sur le divan. Peu � peu les larmes la gagn�rent. 
 
Pour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques; elle les d�cachetait lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marqu� quand elle reconnut l'�criture de la mar�chale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart avaient six pages. 
 
-- R�pondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j'ai de l'orgueil; c'est le malheur de ma position et m�me de mon caract�re, je l'avouerai; Mme de Fervaques m'a donc enlev� votre coeur... A-t-elle fait pour vous tous les sacrifices o� ce fatal amour m'a entra�n�e? 
 
Un morne silence fut toute la r�ponse de Julien. De quel droit, pensait-il, me demande-t-elle une indiscr�tion indigne d'un honn�te homme? 
 
Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en �taient la possibilit�. 
 
Depuis un mois elle �tait malheureuse, mais cette �me hautaine �tait loin de s'avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amen� cette explosion. Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emport� sur l'orgueil. Elle �tait plac�e sur le divan et fort pr�s de lui. Il voyait ses cheveux et son cou d'alb�tre; un moment il oublia tout ce qu'il se devait; il passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine. 
 
Elle tourna la t�te vers lui lentement: il fut �tonn� de l'extr�me douleur qui �tait dans ses yeux, c'�tait � ne pas reconna�tre leur physionomie habituelle. 
 
Julien sentit ses forces l'abandonner, tant �tait mortellement p�nible l'acte de courage qu'il s'imposait. 
 
Ces yeux n'exprimeront bient�t que le plus froid d�dain, se dit Julien, si je me laisse entra�ner au bonheur de l'aimer. Cependant, d'une voix �teinte et avec des paroles qu'elle avait � peine la force d'achever, elle lui r�p�tait en ce moment l'assurance de tous ses regrets pour des d�marches que trop d'orgueil avait pu conseiller. 
 
-- J'ai aussi de l'orgueil, lui dit Julien d'une voix � peine form�e, et ses traits peignaient le point extr�me de l'abattement physique. 
 
Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix �tait un bonheur � l'esp�rance duquel elle avait presque renonc�. En ce moment, elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle e�t voulu trouver des d�marches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu'� quel point elle l'adorait et se d�testait elle-m�me. 
 
-- C'est probablement � cause de cet orgueil, continua Julien, que vous m'avez distingu� un instant; c'est certainement � cause de cette fermet� courageuse et qui convient � un homme que vous m'estimez en ce moment. Je puis avoir de l'amour pour la mar�chale... 
 
Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression �trange. Elle allait entendre prononcer son arr�t. Ce mouvement n'�chappa point � Julien; il sentit faiblir son courage. 
 
Ah! se disait-il en �coutant le son des vaines paroles que pronon�ait sa bouche, comme il e�t fait un bruit �tranger; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si p�les, et que tu ne le sentisses pas! 
 
-- Je puis avoir de l'amour pour la mar�chale, continuait-il... et sa voix s'affaiblissait toujours; mais certainement, je n'ai de son int�r�t pour moi aucune preuve d�cisive... 
 
Mathilde le regarda: il soutint ce regard, du moins il esp�ra que sa physionomie ne l'avait pas trahi. Il se sentait p�n�tr� d'amour jusque dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l'avait ador�e � ce point; il �tait presque aussi fou que Mathilde. Si elle se f�t trouv�e assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il f�t tomb� � ses pieds, en abjurant toute vaine com�die. Il eut assez de force pour pouvoir continuer � parler. Ah! Korasoff, s'�cria-t-il int�rieurement, que n'�tes-vous ici! quel besoin j'aurais d'un mot pour diriger ma conduite! Pendant ce temps sa voix disait: 
 
-- A d�faut de tout autre sentiment, la reconnaissance suffirait pour m'attacher � la mar�chale; elle m'a montr� de l'indulgence, elle m'a consol� quand on me m�prisait... Je puis ne pas avoir une foi illimit�e en de certaines apparences extr�mement flatteuses sans doute, mais peut-�tre aussi bien peu durables. 
 
-- Ah! grand Dieu! s'�cria Mathilde. 
 
-- Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me r�pondra que la position que vous semblez dispos�e � me rendre en cet instant vivra plus de deux jours? 
 
-- L'exc�s de mon amour et de mon malheur si vous ne m'aimez plus, lui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui. 
 
Le mouvement violent qu'elle venait de faire avait un peu d�plac� sa p�lerine: Julien apercevait ses �paules charmantes. Ses cheveux un peu d�rang�s lui rappel�rent un souvenir d�licieux... 
 
Il allait c�der. Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer cette longue suite de journ�es pass�es dans le d�sespoir. Mme de R�nal trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette jeune fille du grand monde ne laisse son coeur s'�mouvoir que lorsqu'elle s'est prouv� par bonnes raisons qu'il doit �tre �mu. 
 
Il vit cette v�rit� en un clin d'oeil, et, en un clin d'oeil aussi, retrouva du courage. 
 
Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et avec un respect marqu�, s'�loigna un peu d'elle. Un courage d'homme ne peut aller plus loin. Il s'occupa ensuite � r�unir toutes les lettres de Mme de Fervaques qui �taient �parses sur le divan, et ce fut avec l'apparence d'une politesse extr�me et si cruelle en ce moment qu'il ajouta: 
 
-- Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de r�fl�chir sur tout ceci. 
 
Il s'�loigna rapidement et quitta la biblioth�que; elle l'entendit refermer successivement toutes les portes. 
 
Le monstre n'est point troubl�, se dit-elle... 
 
Mais que dis-je, monstre! il est sage, prudent, bon; c'est moi qui ai plus de torts qu'on n'en pourrait imaginer. 
 
Cette mani�re de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-l�, car elle fut toute � l'amour; on e�t dit que jamais cette �me n'avait �t� agit�e par l'orgueil, et quel orgueil! 
 
Elle tressaillit d'horreur quand, le soir au salon, un laquais annon�a Mme de Fervaques; la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la mar�chale et s'�loigna rapidement. Julien, peu enorgueilli de sa p�nible victoire, avait craint ses propres regards, et n'avait pas d�n� � l'h�tel de La Mole. 
 
Son amour et son bonheur augmentaient rapidement � mesure qu'il s'�loignait du moment de la bataille; il en �tait d�j� � se bl�mer. Comment ai-je pu lui r�sister! se disait-il; si elle allait ne plus m'aimer! un moment peut changer cette �me alti�re, et il faut convenir que je l'ai trait�e d'une fa�on affreuse. 
 
Le soir, il sentit bien qu'il fallait absolument para�tre aux Bouffes dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l'avait express�ment invit�: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa pr�sence ou son absence impolie. Malgr� l'�vidence de ce raisonnement, il n'eut pas la force, au commencement de la soir�e, de se plonger dans la soci�t�. En parlant, il allait perdre la moiti� de son bonheur. 
 
Dix heures sonn�rent: il fallut absolument se montrer. 
 
Par bonheur, il trouva la loge de la mar�chale remplie de femmes, et fut rel�gu� pr�s de la porte, et tout � fait cach� par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule; les accents divins du d�sespoir de Caroline dans leMatrimonio segretole firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces larmes; elles faisaient un tel contraste avec la m�le fermet� de sa physionomie habituelle, que cette �me de grande dame d�s longtemps satur�e de tout ce que la fiert� de parvenuea de plus corrodant en fut touch�e. Le peu qui restait chez elle d'un coeur de femme la porta � parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment. 
 
-- Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisi�mes. A l'instant Julien se pencha dans la salle en s'appuyant assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux �taient brillants de larmes. 
 
Et cependant ce n'est pas leur jour d'Op�ra, pensa Julien; quel empressement! 
 
Mathilde avait d�cid� sa m�re � venir aux Bouffes, malgr� l'inconvenance du rang de la loge qu'une complaisante de la maison s'�tait empress�e de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soir�e avec la mar�chale. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXI 
 
 LUI FAIRE PEUR 
 
Voil� donc le beau miracle de votre civilisation! De l'amour vous avez fait une affaire ordinaire. ��� 
BARNAVE.
 
 
 
 
Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses yeux rencontr�rent d'abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle retenue, il n'y avait l� que des personnages subalternes, l'amie qui avait pr�t� la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien; elle avait comme oubli� toute crainte de sa m�re. Presque �touff�e par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot:Des garanties!
 
Au moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort �mu lui-m�me, et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous pr�texte du lustre qui �blouit le troisi�me rang de loges. Si je parle, elle ne peut plus douter de l'exc�s de mon �motion, le son de ma voix me trahira, tout peut �tre perdu encore. 
 
Ses combats �taient bien plus p�nibles que le matin, son �me avait eu le temps de s'�mouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanit�. Ivre d'amour et de volupt�, il prit sur lui de ne pas lui parler. 
 
C'est, selon moi, l'un des plus beaux traits de son caract�re; un �tre capable d'un tel effort sur lui-m�me peut aller loin,si fata sinant . 
 
Mlle de La Mole insista pour ramener Julien � l'h�tel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-�-vis d'elle, lui parla constamment et emp�cha qu'il ne p�t dire un mot � sa fille. On e�t pens� que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par l'exc�s de son �motion, il s'y livrait avec folie. 
 
Oserai-je dire qu'en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta � genoux et couvrit de baisers les lettres d'amour donn�es par le prince Korasoff? 
 
O grand homme! que ne te dois-je pas? s'�cria-t-il dans sa folie. 
 
Peu � peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara � un g�n�ral qui vient de gagner � demi une grande bataille. L'avantage est certain, immense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? un instant peut tout perdre. 
 
Il ouvrit d'un mouvement passionn� lesM�moires dict�s � Sainte-H�l�nepar Napol�on, et pendant deux longues heures se for�a � les lire; ses yeux seuls lisaient, n'importe, il s'y for�ait. Pendant cette singuli�re lecture, sa t�te et son coeur, mont�s au niveau de tout ce qu'il y a de plus grand, travaillaient � son insu. Ce coeur est bien diff�rent de celui de Mme de R�nal, se disait-il, mais il n'allait pas plus loin. 
 
LUI FAIRE PEUR, s'�cria-t-il tout � coup en jetant le livre au loin. L'ennemi ne m'ob�ira qu'autant que je lui ferai peur, alors il n'osera me m�priser. 
 
Il se promenait dans sa petite chambre, ivre de joie. A la v�rit�, ce bonheur �tait plus d'orgueil que d'amour. 
 
Lui faire peur! se r�p�tait-il fi�rement, et il avait raison d'�tre fier. M�me dans ses moments les plus heureux, Mme de R�nal doutait toujours que mon amour f�t �gal au sien. Ici, c'est un d�mon que je subjugue, donc il fautsubjuguer . 
 
Il savait bien que le lendemain d�s huit heures du matin, Mathilde serait � la biblioth�que; il n'y parut qu'� neuf heures, br�lant d'amour, mais sa t�te dominait son coeur. Une seule minute peut-�tre ne se passa pas sans qu'il ne se r�p�t�t: La tenir toujours occup�e de ce grand doute: M'aime-t-il?Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portentun peu trop� se rassurer. 
 
Il la trouva p�le, calme, assise sur le divan, mais hors d'�tat apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main: 
 
-- Ami, je t'ai offens�, il est vrai; tu peux �tre f�ch� contre moi?... 
 
Julien ne s'attendait pas � ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir. 
 
-- Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle apr�s un silence qu'elle avait esp�r� voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons pour Londres... Je serai perdue � jamais, d�shonor�e... 
 
Elle eut le courage de retirer sa main � Julien pour s'en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu f�minine �taient rentr�s dans cette �me... 
 
-- Eh bien! d�shonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir, c'estune garantie . 
 
Hier j'ai �t� heureux, parce que j'ai eu le courage d'�tre s�v�re avec moi-m�me, pensa Julien. Apr�s un petit moment de silence, il eut assez d'empire sur son coeur pour dire d'un ton glacial: 
 
-- Une fois en route pour Londres, une fois d�shonor�e, pour me servir de vos expressions, qui me r�pond que vous m'aimerez? que ma pr�sence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans l'opinion ne sera pour moi qu'un malheur de plus. Ce n'est pas votre position avec le monde qui fait obstacle, c'est par malheur votre caract�re. Pouvez-vous vous r�pondre � vous-m�me que vous m'aimerez huit jours? 
 
(Ah! qu'elle m'aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas Julien, et j'en mourrai de bonheur. Que m'importe l'avenir, que m'importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si je veux, il ne d�pend que de moi!) 
 
Mathilde le vit pensif. 
 
-- Je suis donc tout � fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la main. 
 
Julien l'embrassa, mais � l'instant la main de fer du devoir saisit son coeur. Si elle voit combien je l'adore, je la perds. Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la dignit� qui convient � un homme. 
 
Ce jour-l� et les suivants, il sut cacher l'exc�s de sa f�licit�; il y eut des moments o� il se refusait jusqu'au plaisir de la serrer dans ses bras. 
 
Dans d'autres instants, le d�lire du bonheur l'emportait sur tous les conseils de la prudence. 
 
C'�tait aupr�s d'un berceau de ch�vrefeuilles dispos� pour cacher l'�chelle, dans le jardin, qu'il avait coutume d'aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance. Un fort grand ch�ne �tait tout pr�s, et le tronc de cet arbre l'emp�chait d'�tre vu des indiscrets. 
 
Passant avec Mathilde dans ce m�me lieu qui lui rappelait si vivement l'exc�s de son malheur, le contraste du d�sespoir pass� et de la f�licit� pr�sente fut trop fort pour son caract�re; des larmes inond�rent ses yeux, et, portant � ses l�vres la main de son amie: 
 
-- Ici, je vivais en pensant � vous; ici, je regardais cette persienne, j'attendais des heures enti�res le moment fortun� o� je verrais cette main l'ouvrir... 
 
Sa faiblesse fut compl�te. Il lui peignit avec ces couleurs vraies, qu'on n'invente point, l'exc�s de son d�sespoir d'alors. De courtes interjections t�moignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce... 
 
Que fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant � lui tout � coup. Je me perds. 
 
Dans l'exc�s de son alarme, il crut d�j� voir moins d'amour dans les yeux de Mlle de La Mole. C'�tait une illusion; mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d'une p�leur mortelle. Ses yeux s'�teignirent un instant, et l'expression d'une hauteur non exempte de m�chancet� succ�da bient�t � celle de l'amour le plus vrai et le plus abandonn�. 
 
-- Qu'avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et inqui�tude. 
 
-- Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens � vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous m'aimez, vous m'�tes d�vou�e, et je n'ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire. 
 
-- Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis dix minutes? 
 
-- Et je me les reproche vivement, ch�re amie. Je les ai compos�es autrefois pour une femme qui m'aimait et m'ennuyait... C'est le d�faut de mon caract�re, je me d�nonce moi-m�me � vous, pardonnez-moi. 
 
Des larmes am�res inondaient les joues de Mathilde. 
 
-- D�s que par quelque nuance qui m'a choqu�, j'ai un moment de r�verie forc�e, continuait Julien, mon ex�crable m�moire, que je maudis en ce moment, m'offre une ressource et j'en abuse. 
 
-- Je viens donc de tomber � mon insu dans quelque action qui vous aura d�plu? dit Mathilde avec une na�vet� charmante. 
 
-- Un jour, je m'en souviens, passant pr�s de ces ch�vrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M. de Luz vous l'a prise, et vous la lui avez laiss�e. J'�tais � deux pas. 
 
-- M. de Luz? c'est impossible, reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui �tait si naturelle: je n'ai point ces fa�ons. 
 
-- J'en suis s�r, r�pliqua vivement Julien. 
 
-- Eh bien! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement. Elle savait positivement que depuis bien des mois elle n'avait pas permis une telle action � M. de Luz. 
 
Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: Non, se dit-il, elle ne m'aime pasmoins . 
 
Elle lui reprocha le soir, en riant, son go�t pour Mme de Fervaques: 
 
-- Un bourgeois aimer une parvenue! Les coeurs de cette esp�ce sont peut-�tre les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux. 
 
Dans le temps qu'il se croyait m�pris� de Mathilde, Julien �tait devenu l'un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette esp�ce; une fois sa toilette arrang�e, il n'y songeait plus. 
 
Une chose piquait Mathilde, Julien continuait � copier les lettres russes, et � les envoyer � la mar�chale. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXII 
 
 LE TIGRE 
 
 
 
 H�las! pourquoi ces choses et non pas d'autres?
 BEAUMARCHAIS.
 
 
 
 
Un voyageur anglais raconte l'intimit� o� il vivait avec un tigre; il l'avait �lev� et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet arm�. 
 
Julien ne s'abandonnait � l'exc�s de son bonheur que dans les instants o� Mathilde ne pouvait en lire l'expression dans ses yeux. Il s'acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps � autre quelque mot dur. 
 
Quand la douceur de Mathilde, qu'il observait avec �tonnement, et l'exc�s de son d�vouement �taient sur le point de lui �ter tout empire sur lui-m�me, il avait le courage de la quitter brusquement. 
 
Pour la premi�re fois Mathilde aima. 
 
La vie, qui toujours pour elle s'�tait tra�n�e � pas de tortue, volait maintenant. 
 
Comme il fallait cependant que l'orgueil se f�t jour de quelque fa�on, elle voulait s'exposer avec t�m�rit� � tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir. C'�tait Julien qui avait de la prudence; et c'�tait seulement quand il �tait question de danger qu'elle ne c�dait pas � sa volont�; mais soumise et presque humble avec lui, elle n'en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l'approchait, parents ou valets. 
 
Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps. 
 
Le petit Tanbeau s'�tablissant un jour � c�t� d'eux, elle le pria d'aller lui chercher dans la biblioth�que le volume de Smollett o� se trouve la r�volution de 1688; et comme il h�sitait: 
 
-- Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression d'insultante hauteur qui fut un baume pour l'�me de Julien. 
 
-- Avez-vous remarqu� le regard de ce petit monstre? lui dit-il. 
 
-- Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser � l'instant. 
 
Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie pour la forme, n'�tait gu�re moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis � Julien, et d'autant plus qu'elle n'osait lui avouer qu'elle avait exag�r� les marques d'int�r�t presque tout � fait innocentes dont ces messieurs avaient �t� l'objet. 
 
Malgr� les plus belles r�solutions, sa fiert� de femme l'emp�chait tous les jours de dire � Julien: C'est parce que je parlais � vous que je trouvais du plaisir � d�crire la faiblesse que j'avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre venait � l'effleurer un peu. 
 
Aujourd'hui, � peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instants, qu'elle se trouvait avoir une question � faire � Julien, et c'�tait un pr�texte pour le retenir aupr�s d'elle. 
 
Elle se trouva enceinte et l'apprit avec joie � Julien. 
 
-- Maintenant douterez-vous de moi? N'est-ce pas une garantie? Je suis votre �pouse � jamais. 
 
Cette annonce frappa Julien d'un �tonnement profond. Il fut sur le point d'oublier le principe de sa conduite. Comment �tre volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l'air un peu souffrant, m�me les jours o� la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables, selon son exp�rience, � la dur�e de leur amour. 
 
-- Je veux �crire � mon p�re, lui dit un jour Mathilde; c'est plus qu'un p�re pour moi; c'est un ami: comme tel je trouverais indigne de vous et de moi de chercher � le tromper, ne f�t-ce qu'un instant. 
 
-- Grand Dieu! qu'allez-vous faire? dit Julien effray�. 
 
-- Mon devoir, r�pondit-elle avec des yeux brillants de joie. 
 
Elle se trouvait plus magnanime que son amant. 
 
-- Mais il me chassera avec ignominie! 
 
-- C'est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte coch�re, en plein midi. 
 
Julien �tonn� la pria de diff�rer d'une semaine. 
 
-- Je ne puis, r�pondit-elle, l'honneur parle, j'ai vu le devoir, il faut le suivre, et � l'instant. 
 
-- Eh bien! je vous ordonne de diff�rer, dit enfin Julien. Votre honneur est � couvert, je suis votre �poux. Notre �tat � tous les deux va �tre chang� par cette d�marche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C'est aujourd'hui mardi; mardi prochain c'est le jour du duc de Retz; le soir, quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale... Il ne pense qu'� vous faire duchesse, j'en suis certain, jugez de son malheur! 
 
-- Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance? 
 
-- Je puis avoir piti� de mon bienfaiteur, �tre navr� de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne. 
 
Mathilde se soumit. Depuis qu'elle avait annonc� son nouvel �tat � Julien, c'�tait la premi�re fois qu'il lui parlait avec autorit�; jamais il ne l'avait tant aim�e. C'�tait avec bonheur que la partie tendre de son �me saisissait le pr�texte de l'�tat o� se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L'aveu � M. de La Mole l'agita profond�ment. Allait-il �tre s�par� de Mathilde? et avec quelque douleur qu'elle le v�t partir, un mois apr�s son d�part, songerait-elle � lui? 
 
Il avait une horreur presque �gale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser. 
 
Le soir, il avoua � Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite �gar� par son amour il fit l'aveu du premier. 
 
Elle changea de couleur. 
 
-- R�ellement, lui dit-elle, six mois pass�s loin de moi seraient un malheur pour vous! 
 
-- Immense, le seul au monde que je voie avec terreur. 
 
Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son r�le avec tant d'application, qu'il �tait parvenu � lui faire penser qu'elle �tait celle des deux qui avait le plus d'amour. 
 
Le mardi fatal arriva. A minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l'adresse qu'il fallait pour qu'il l'ouvr�t lui-m�me, et seulement quand il serait sans t�moins. 
 
 � MON PERE, 
 
� Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Apr�s mon mari, vous �tes et serez toujours l'�tre qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe � la peine que je vous cause, mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de d�lib�rer et d'agir, je n'ai pu diff�rer plus longtemps l'aveu que je vous dois. Si votre amiti�, que je sais �tre extr�me pour moi, veut m'accorder une petite pension, j'irai m'�tablir o� vous voudrez, en Suisse, par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconna�tra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d'un charpentier de Verri�res. Voil� ce nom qui m'a fait tant de peine � �crire. Je redoute pour Julien votre col�re, si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon p�re; mais je le savais en l'aimant; car c'est moi qui l'ai aim� la premi�re, c'est moi qui l'ai s�duit. Je tiens de vous [Variante: et de nos a�eux] une �me trop �lev�e pour arr�ter mon attention � ce qui est ou me semble vulgaire. C'est en vain que dans le dessein de vous plaire j'ai song� � M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous plac� le vrai m�rite sous mes yeux? Vous me l'avez dit vous-m�me � mon retour d'Hy�res: ce jeune Sorel est le seul �tre qui m'amuse; le pauvre gar�on est aussi afflig� que moi, s'il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis emp�cher que vous ne soyez irrit� comme p�re; mais aimez-moi toujours comme ami. 
 
� Julien me respectait. S'il me parlait quelquefois, c'�tait uniquement � cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caract�re le porte � ne jamais r�pondre qu'officiellement � tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inn� de la diff�rence des positions sociales. C'est moi, je l'avoue, en rougissant, � mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait � un autre, c'est moi qui un jour au jardin lui ai serr� le bras. 
 
� Apr�s vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrit� contre lui? Ma faute est irr�parable. Si vous l'exigez, c'est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son d�sespoir de vous d�plaire. Vous ne le verrez point; mais j'irai le rejoindre o� il voudra. C'est son droit, c'est mon devoir, il est le p�re de mon enfant. Si votre bont� veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s'�tablir � Besan�on o� il commencera le m�tier de ma�tre de latin et de litt�rature. De quelque bas degr� qu'il parte, j'ai la certitude qu'il s'�l�vera. Avec lui je ne crains pas l'obscurit�. S'il y a r�volution, je suis s�re pour lui d'un premier r�le. Pourriez-vous en dire autant d'aucun de ceux qui ont demand� ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position m�me sous le r�gime actuel, s'il avait un million et la protection de mon p�re... � 
 
 Mathilde, qui savait que le marquis �tait un homme tout de premier mouvement, avait �crit huit pages. 
 
Que faire? se disait Julien, [Variante: en se promenant � minuit dans le jardin] pendant que M. de La Mole lisait cette lettre; o� est 1� mon devoir, 2� mon int�r�t? Ce que je lui dois est immense: j'eusse �t� sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n'�tre pas ha� et pers�cut� par les autres. Il m'a fait un homme du monde. Mes coquineriesn�cessairesseront 1� plus rares, 2� moins ignobles. Cela est plus que s'il m'e�t donn� un million. Je lui dois cette croix et l'apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair. 
 
S'il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu'est-ce qu'il �crirait?... 
 
Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole. 
 
-- Le marquis vous demande � l'instant v�tu ou non v�tu. 
 
Le valet ajouta � voix basse, en marchant � c�t� de Julien: 
 
-- M. le marquis est hors de lui, prenez garde � vous. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXIII 
 
 L'ENFER DE LA FAIBLESSE 
 
En taillant ce diamant, un lapidaire malhabile lui a �t� quelques-unes de ses plus vives �tincelles. Au Moyen Age, que dis-je? encore sous Richelieu, le Fran�ais avait la force de vouloir. 
MIRABEAU.
 
 
 
 
Julien trouva le marquis furieux: pour la premi�re fois de sa vie, peut-�tre, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent � la bouche. Notre h�ros fut �tonn�, impatient�, mais sa reconnaissance n'en fut point �branl�e. Que de beaux projets depuis longtemps ch�ris au fond de sa pens�e le pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui r�pondre, mon silence augmenterait sa col�re. La r�ponse fut fournie par le r�le de Tartufe. 
 
--Je ne suis pas un ange...Je vous ai bien servi, vous m'avez pay� avec g�n�rosit�... J'�tais reconnaissant, mais j'ai vingt-deux ans... Dans cette maison, ma pens�e n'�tait comprise que de vous, et de cette personne aimable... 
 
-- Monstre! s'�cria le marquis. Aimable! aimable! Le jour o� vous l'avez trouv�e aimable, vous deviez fuir. 
 
-- Je l'ai tent�; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc. 
 
Las de se promener avec fureur, le marquis, dompt� par la douleur, se jeta dans un fauteuil; Julien l'entendit se dire � demi-voix: Ce n'est point l� un m�chant homme. 
 
-- Non, je ne le suis pas pour vous, s'�cria Julien en tombant � ses genoux. Mais il eut une honte extr�me de ce mouvement, et se releva bien vite. 
 
Le marquis �tait r�ellement �gar�. A la vue de ce mouvement il recommen�a � l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de fiacre. La nouveaut� de ces jurons �tait peut-�tre une distraction. 
 
-- Quoi! ma fille s'appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que ces deux id�es se pr�sentaient aussi nettement, M. de La Mole �tait tortur� et les mouvements de son �me n'�taient plus volontaires. Julien craignit d'�tre battu. 
 
Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commen�ait � s'accoutumer � son malheur, il adressait � Julien des reproches assez raisonnables: 
 
-- Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il... Votre devoir �tait de fuir... Vous �tes le dernier des hommes... 
 
Julien s'approcha de la table et �crivit: 
 
Depuis longtemps la vie m'est insupportable, j'y mets un terme. Je prie monsieur le marquis d'agr�er, avec l'expression d'une reconnaissance sans bornes, mes excuses de l'embarras que ma mort dans son h�tel peut causer.
 
-- Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier... Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond. 
 
-- Allez � tous les diables, lui cria le marquis comme il s'en allait. 
 
-- Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas f�ch� de me voir �pargner la fa�on de ma mort � son valet de chambre... Qu'il me tue, � la bonne heure, c'est une satisfaction que je lui offre... Mais, parbleu, j'aime la vie... Je me dois � mon fils. 
 
Cette id�e, qui pour la premi�re fois paraissait aussi nettement � son imagination, l'occupa tout entier apr�s les premi�res minutes de promenade donn�es au sentiment du danger. 
 
Cet int�r�t si nouveau en fit un �tre prudent. Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux... Il n'a aucune raison, il est capable de tout. Fouqu� est trop �loign�, d'ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d'un coeur tel que celui du marquis. 
 
Le comte Altamira... Suis-je s�r d'un silence �ternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action, et complique ma position. H�las! il ne me reste que le sombre abb� Pirard... Son esprit est r�tr�ci par le jans�nisme... Un coquin de j�suite conna�trait le monde, et serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battre, au seul �nonc� du crime. 
 
Le g�nie de Tartufe vint au secours de Julien: Eh bien, j'irai me confesser � lui. Telle fut la derni�re r�solution qu'il prit au jardin apr�s s'�tre promen� deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il pouvait �tre surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait. 
 
Le lendemain, de tr�s grand matin, Julien �tait � plusieurs lieues de Paris, frappant � la porte du s�v�re jans�niste. Il trouva, � son grand �tonnement, qu'il n'�tait point trop surpris de sa confidence. 
 
-- J'ai peut-�tre des reproches � me faire, se disait l'abb� plus soucieux qu'irrit�. J'avais cru deviner cet amour. Mon amiti� pour vous, petit malheureux, m'a emp�ch� d'avertir le p�re... 
 
-- Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien. 
 
(Il aimait l'abb� en ce moment, et une sc�ne lui e�t �t� fort p�nible.) 
 
-- Je vois trois partis, continua Julien: 1� M. de La Mole peut me faire donner la mort; et il raconta la lettre de suicide qu'il avait laiss�e au marquis; 2� Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel. 
 
-- Vous accepteriez? dit l'abb� furieux, et se levant. 
 
-- Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerais jamais sur le fils de mon bienfaiteur. 
 
3� Il peut m'�loigner. S'il me dit: Allez � Edimbourg, � New-York, j'ob�irai. Alors on peut cacher la position de Mlle de La Mole; mais je ne souffrirai point qu'on supprime mon fils. 
 
-- Ce sera l�, n'en doutez point, la premi�re id�e de cet homme corrompu... 
 
A Paris, Mathilde �tait au d�sespoir. Elle avait vu son p�re vers les sept h eures. Il lui avait montr� la lettre de Julien, elle tremblait qu'il n'e�t trouv� noble de mettre fin � sa vie: Et sans ma permission? se disait-elle avec une douleur qui �tait de la col�re. 
 
-- S'il est mort, je mourrai, dit-elle � son p�re. C'est vous qui serez cause de sa mort... Vous vous en r�jouirez peut-�tre... Mais je le jure � ses m�nes, d'abord je prendrai le deuil, et serai publiquementMme veuve Sorel; j'enverrai mes billets de faire-part, comptez l�-dessus... Vous ne me trouverez ni pusillanime ni l�che. 
 
Son amour allait jusqu'� la folie. A son tour, M. de La Mole fut interdit. 
 
Il commen�a � voir les �v�nements avec quelque raison. Au d�jeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut d�livr� d'un poids immense, et surtout flatt�, quand il s'aper�ut qu'elle n'avait rien dit � sa m�re. 
 
[Variante : Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit.] Julien descendait de cheval. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque � la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas tr�s reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue conf�rence avec l'abb� Pirard. Son imagination �tait �teinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide. 
 
--Mon p�re peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir � l'instant m�me pour Villequier. Remontez � cheval, sortez de l'h�tel avant qu'on ne se l�ve de table. 
 
Comme Julien ne quittait point l'air �tonn� et froid, elle eut un acc�s de larmes. 
 
-- Laisse-moi conduire nos affaires, s'�cria-t-elle avec transport, et en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n'est pas volontairement que je me s�pare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre, que l'adresse soit d'une main �trang�re, moi je t'�crirai des volumes. Adieu! fuis. 
 
Ce dernier mot blessa Julien, il ob�it cependant. Il est fatal, pensait-il, que, m�me dans leurs meilleurs moments, ces gens-l� trouvent le secret de me choquer. 
 
Mathilde r�sista avec fermet� � tous les projetsprudentsde son p�re. Elle ne voulut jamais �tablir la n�gociation sur d'autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en Suisse, ou chez son p�re � Paris. Elle repoussait bien loin la proposition d'un accouchement clandestin. 
 
-- Alors commencerait pour moi la possibilit� de la calomnie et du d�shonneur. Deux mois apr�s le mariage, j'irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de supposer que mon fils est n� � une �poque convenable. 
 
D'abord accueillie par des transports de col�re, cette fermet� finit par donner des doutes au marquis. 
 
Dans un moment d'attendrissement: 
 
-- Tiens! dit-il � sa fille, voil� une inscription de dix mille livres de rente, envoie-la � ton Julien, et qu'il me mette bien vite dans l'impossibilit� de la reprendre. 
 
Pourob�ir� Mathilde, dont il connaissait l'amour pour le commandement, Julien avait fait quarante lieues inutiles: il �tait � Villequier, r�glant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l'occasion de son retour. Il alla demander asile � l'abb� Pirard, qui, pendant son absence, �tait devenu l'alli� le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu'il �tait interrog� par le marquis, il lui prouvait que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de Dieu. 
 
-- Et par bonheur, ajoutait l'abb�, la sagesse du monde est ici d'accord avec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caract�re fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu'elle ne se serait pas impos� � elle-m�me? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un mariage public, la soci�t� s'occupera beaucoup plus longtemps de cette m�salliance �trange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni r�alit� du moindre myst�re. 
 
-- Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce syst�me, parler de ce mariage apr�s trois jours, devient un rab�chage d'homme qui n'a pas d'id�es. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du gouvernement pour se glisser incognito � la suite. 
 
Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l'abb� Pirard. Le grand obstacle, � leurs yeux, �tait le caract�re d�cid� de Mathilde. Mais apr�s tant de beaux raisonnements, l'�me du marquis ne pouvait s'accoutumer � renoncer � l'espoir dutabouretpour sa fille. 
 
Sa m�moire et son imagination �taient remplies des roueries et des fausset�s de tous genres qui �taient encore possibles dans sa jeunesse. C�der � la n�cessit�, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et d�shonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces r�veries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir de cette fille ch�rie. 
 
Qui l'e�t pu pr�voir? se disait-il. Une fille d'un caract�re si altier, d'un g�nie si �lev�, plus fi�re que moi du nom qu'elle porte! dont la main m'�tait demand�e d'avance par tout ce qu'il y a de plus illustre en France! 
 
Il faut renoncer � toute prudence. Ce si�cle est fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXIV 
 
 UN HOMME D'ESPRIT 
 
Le pr�fet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministre, pr�sident du conseil, duc? Voici comment je ferai la guerre...
 Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers... 
LE GLOBE.
 
 
 
 
Aucun argument ne vaut pour d�truire l'empire de dix ann�es de r�veries agr�ables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se f�cher, mais ne pouvait se r�soudre � pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par accident, se disait-il quelquefois. C'est ainsi que cette imagination attrist�e trouvait quelque soulagement � poursuivre les chim�res les plus absurdes. Elles paralysaient l'influence des sages raisonnements de l'abb� Pirard. Un mois se passa ainsi sans que la n�gociation f�t un pas. 
 
Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aper�us brillants dont il s'enthousiasmait pendant trois jours. Alors un plan de conduite ne lui plaisait pas, parce qu'il �tait �tay� par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient gr�ce � ses yeux qu'autant qu'ils appuyaient son plan favori. Pendant trois jours, il travaillait avec toute l'ardeur et l'enthousiasme d'un po�te, � amener les choses � une certaine position; le lendemain il n'y songeait plus. 
 
D'abord Julien fut d�concert� des lenteurs du marquis; mais, apr�s quelques semaines, il commen�a � deviner que M. de La Mole n'avait, dans cette affaire, aucun plan arr�t�. 
 
Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l'administration des terres; il �tait cach� au presbyt�re de l'abb� Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle, chaque matin, allait passer une heure avec son p�re, mais quelquefois ils �taient des semaines enti�res sans parler de l'affaire qui occupait toutes leurs pens�es. 
 
-- Je ne veux pas savoir o� est cet homme, lui dit un jour le marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut: 
 
� Les terres de Languedoc rendent 20.600 francs. Je donne 10.600 francs � ma fille, et 10.000 ffrancs � M. Julien Sorel. Je donne les terres m�mes, bien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation s�par�s et de me les apporter demain; apr�s quoi, plus de relations entre nous. Ah! Monsieur, devais-je m'attendre � tout ceci? 
 
� Le marquis DE LA MOLE. � 
 
 -- Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au ch�teau d'Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c'est un pays aussi beau que l'Italie. 
 
Cette donation surprit extr�mement Julien. Il n'�tait plus l'homme s�v�re et froid que nous avons connu. La destin�e de son fils absorbait d'avance toutes ses pens�es. Cette fortune impr�vue et assez consid�rable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, � sa femme ou � lui, 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments �taient absorb�s dans son adoration pour son mari, car c'est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique ambition �tait de faire reconna�tre son mariage. Elle passait sa vie � s'exag�rer la haute prudence qu'elle avait montr�e en liant son sort � celui d'un homme sup�rieur. Le m�rite personnel �tait � la mode dans sa t�te. 
 
L'absence presque continue, la multiplicit� des affaires, le peu de temps que l'on avait pour parler d'amour vinrent compl�ter le bon effet de la sage politique, autrefois invent�e par Julien. 
 
Mathilde finit par s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle �tait parvenue � aimer r�ellement. 
 
Dans un moment d'humeur elle �crivit � son p�re, et commen�a sa lettre comme Othello: 
 
� Que j'aie pr�f�r� Julien aux agr�ments que la soci�t� offrait � la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de consid�ration et de petite vanit� sont nuls pour moi. Voici bient�t six semaines que je vis s�par�e de mon mari. C'est assez pour vous t�moigner mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne conna�t mon secret que le respectable abb� Pirard. J'irai chez lui; il nous mariera, et une heure apr�s la c�r�monie nous serons en route pour le Languedoc, et ne repara�trons jamais � Paris que d'apr�s vos ordres. Mais ce qui me perce le coeur, c'est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi, contre vous. Les �pigrammes d'un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert � chercher querelle � Julien? Dans cette circonstance, je le connais, je n'aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son �me du pl�b�ien r�volt�. Je vous en conjure � genoux, � mon p�re! venez assister � mon mariage, dans l'�glise de M. Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l'anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assur�es �, etc., etc. 
 
L'�me du marquis fut jet�e par cette lettre dans un �trange embarras. Il fallait donc � la finprendre un parti . Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence. 
 
Dans cette �trange circonstance, les grands traits du caract�re, imprim�s par les �v�nements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l'�migration en avaient fait un homme � imagination. Apr�s avoir joui pendant deux ans d'une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour, 1790 l'avait jet� dans les affreuses mis�res de l'�migration. Cette dure �cole avait chang� une �me de vingt-deux ans. Au fond, il �tait camp� au milieu de ses richesses actuelles, plus qu'il n'en �tait domin�. Mais cette m�me imagination qui avait pr�serv� son �me de la gangr�ne de l'or, l'avait jet� en proie � une folle passion pour voir sa fille d�cor�e d'un beau titre. 
 
Pendant les six semaines qui venaient de s'�couler, tant�t pouss� par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien; la pauvret� lui semblait ignoble, d�shonorante pour lui M. de La Mole, impossible chez l'�poux de sa fille; il jetait l'argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette g�n�rosit� d'argent, changer de nom, s'exiler en Am�rique, �crire � Mathilde qu'il �tait mort pour elle... M. de La Mole supposait cette lettre �crite, il suivait son effet sur le caract�re de sa fille... 
 
Le jour o� il fut tir� de ces songes si jeunes par la lettrer�ellede Mathilde apr�s avoir pens� longtemps � tuer Julien ou � le faire dispara�tre, il r�vait � lui b�tir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d'une de ses terres; et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-p�re, lui avait parl� plusieurs fois, depuis que son fils unique avait �t� tu� en Espagne, du d�sir de transmettre son titre � Norbert... 
 
L'on ne peut refuser � Julien une singuli�re aptitude aux affaires, de la hardiesse, peut-�tre m�me dubrillantse disait le marquis... Mais au fond de ce caract�re je trouve quelque chose d'effrayant. C'est l'impression qu'il produit sur tout le monde, donc il y a l� quelque chose de r�el (plus ce point r�el �tait difficile � saisir, plus il effrayait l'�me imaginative du vieux marquis). 
 
Ma fille me le disait fort adroitement l'autre jour (dans une lettre supprim�e): � Julien ne s'est affili� � aucun salon, � aucune coterie. � Il ne s'est m�nag� aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l'abandonne... Mais est-ce l� ignorance de l'�tat actuel de la soci�t�?... Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n'y a de candidature r�elle et profitable que celle des salons... 
 
Non, il n'a pas le g�nie adroit et cauteleux d'un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunit�... Ce n'est point un caract�re � la Louis XI. D'un autre c�t�, je lui vois les maximes les plus antig�n�reuses... Je m'y perds... Se r�p�terait-il ces maximes, pour servir dedigue� ses passions? 
 
Du reste, une chose surnage: il est impatient du m�pris, je le tiens par l�. 
 
Il n'a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d'instinct... C'est un tort; mais enfin, l'�me d'un s�minariste devrait n'�tre impatiente que du manque de jouissance et d'argent. Lui, bien diff�rent, ne peut supporter le m�pris � aucun prix. 
 
Press� par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la n�cessit� de se d�cider: Enfin, voici la grande question: l'audace de Julien est-elle all�e jusqu'� entreprendre de faire la cour � ma fille, parce qu'il sait que je l'aime avant tout, et que j'ai cent mille �cus de rente? 
 
Mathilde proteste du contraire... Non, mon Julien, voil� un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion. 
 
Y a-t-il eu amour v�ritable, impr�vu? ou bien d�sir vulgaire de s'�lever � une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d'abord que ce soup�on peut le perdre aupr�s de moi, de l� cet aveu: c'est elle qui s'est avis�e de l'aimer la premi�re... 
 
Une fille d'un caract�re si altier se serait oubli�e jusqu'� faire des avances mat�rielles!... Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur! comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins ind�cents de lui faire conna�tre qu'elle le distinguait. 
 
Quis'excuse s'accuse ; je me d�fie de Mathilde... Ce jour-l�, les raisonnements du marquis �taient plus concluants qu'� l'ordinaire. Cependant l'habitude l'emporta, il r�solut de gagner du temps et d'�crire � sa fille. Car on s'�crivait d'un c�t� de l'h�tel � l'autre. M. de La Mole n'osait discuter avec Mathilde et lui tenir t�te. Il avait peur de tout finir par une concession subite. 
 
 LETTRE 
 
� Gardez-vous de faire de nouvelles folies; voici un brevet de lieutenant de hussards pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m'interrogez pas. Qu'il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir � Strasbourg, o� est son r�giment. Voici un mandat sur mon banquier; qu'on m'ob�isse. � 
 
 L'amour et la joie de Mathilde n'eurent plus de bornes; elle voulut profiter de la victoire, et r�pondit � l'instant: 
 
 � M. de La Vernaye serait � vos pieds, �perdu de reconnaissance, s'il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais, au milieu de cette g�n�rosit�, mon p�re m'a oubli�e; l'honneur de votre fille est en danger. Une indiscr�tion peut faire une tache �ternelle, et que vingt mille �cus de rente ne r�pareraient pas. Je n'enverrai le brevet � M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon mariage sera c�l�br� en public, � Villequier. Bient�t apr�s cette �poque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra para�tre en public qu'avec le nom de Mme de La Vernaye. Que je vous remercie, cher papa, de m'avoir sauv�e de ce nom de Sorel �, etc., etc. 
 
La r�ponse fut impr�vue. 
 
� Ob�issez, ou je me r�tracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c'est que votre Julien, et vous-m�me vous le savez moins que moi. Qu'il parte pour Strasbourg, et songe � marcher droit. Je ferai conna�tre mes volont�s d'ici � quinze jours. � 
 
Cette r�ponse si ferme �tonna Mathilde.Je ne connais pas Julien ; ce mot la jeta dans une r�verie, qui bient�t finit par les suppositions les plus enchanteresses; mais elle les croyait la v�rit�. L'esprit de mon Julien n'a pas rev�tu le petituniformemesquin des salons, et mon p�re ne croit pas � sa sup�riorit�, pr�cis�ment � cause de ce qui la prouve... 
 
Toutefois, si je n'ob�is pas � cette vell�it� de caract�re, je vois la possibilit� d'une sc�ne publique; un �clat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Apr�s l'�clat... pauvret� pour dix ans; et la folie de choisir un mari � cause de son m�rite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon p�re, � son �ge, il peut m'oublier... Norbert �pousera une femme aimable, adroite: le vieux Louis XIV fut s�duit par la duchesse de Bourgogne... 
 
Elle se d�cida � ob�ir, mais se garda de communiquer la lettre de son p�re � Julien; ce caract�re farouche e�t pu �tre port� � quelque folie. 
 
Le soir, lorsqu'elle apprit � Julien qu'il �tait lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l'ambition de toute sa vie, et par la passion qu'il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d'�tonnement. 
 
Apr�s tout, pensait-il, mon roman est fini, et � moi seul tout le m�rite. J'ai su me faire aimer de ce monstre d'orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde; son p�re ne peut vivre sans elle, et elle sans moi. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXV 
 
 UN ORAGE 
 
Mon Dieu, donnez-moi la m�diocrit�! 
MIRABEAU.
 
 
 
 
Son �me �tait absorb�e; il ne r�pondait qu'� demi � la vive tendresse qu'elle lui t�moignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il n'avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait quelque subtilit� de son orgueil qui viendrait d�ranger toute la position. 
 
Presque tous les matins, elle voyait l'abb� Pirard arriver � l'h�tel. Par lui, Julien ne pouvait-il pas avoir p�n�tr� quelque chose des intentions de son p�re? Le marquis lui-m�me, dans un moment de caprice, ne pouvait-il pas lui avoir �crit? Apr�s un aussi grand bonheur, comment expliquer l'air s�v�re de Julien? Elle n'osa l'interroger. 
 
Ellen'osa!elle, Mathilde! Il y eut d�s ce moment dans son sentiment pour Julien, du vague, de l'impr�vu, presque de la terreur. Cette �me s�che sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un �tre �lev� au milieu de cet exc�s de civilisation que Paris admire. 
 
Le lendemain de grand matin, Julien �tait au presbyt�re de l'abb� Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise d�labr�e, lou�e � la poste voisine. 
 
-- Un tel �quipage n'est plus de saison, lui dit le s�v�re abb�, d'un air rechign�. Voici vingt mille francs dont M. de La Mole vous fait cadeau; il vous engage � les d�penser dans l'ann�e, mais en t�chant de vous donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte, jet�e � un jeune homme, le pr�tre ne voyait qu'une occasion de p�cher.) 
 
Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura re�u cet argent de son p�re, qu'il est inutile de d�signer autrement. M. de La Vernaye jugera peut-�tre convenable de faire un cadeau � M. Sorel, charpentier � Verri�res, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette partie de la commission, ajouta l'abb�; j'ai enfin d�termin� M. de La Mole � transiger avec cet abb� de Frilair, si j�suite. Son cr�dit est d�cid�ment trop fort pour le n�tre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besan�on sera une des conditions tacites de l'arrangement. 
 
Julien ne fut plus ma�tre de son transport, il embrassa l'abb�, il se voyait reconnu. 
 
-- Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant; que veut dire cette vanit� mondaine?... Quant � Sorel et � ses fils, je leur offrirai, en mon nom, une pension annuelle de cinq cents francs, qui leur sera pay�e � chacun, tant que je serai content d'eux. 
 
Julien �tait d�j� froid et hautain. Il remercia, mais en termes tr�s vagues et n'engageant � rien. Serait-il bien possible, se disait-il, que je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exil� dans nos montagnes par le terrible Napol�on? A chaque instant cette id�e lui semblait moins improbable... Ma haine pour mon p�re serait une preuve... Je ne serais plus un monstre! 
 
Peu de jours apr�s ce monologue, le quinzi�me r�giment de hussards, l'un des plus brillants de l'arm�e, �tait en bataille sur la place d'armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l'Alsace, qui lui avait co�t� six mille francs. Il �tait re�u lieutenant, sans avoir jamais �t� sous-lieutenant que sur les contr�les d'un r�giment dont jamais il n'avait ou� parler. 
 
Son air impassible, ses yeux s�v�res et presque m�chants, sa p�leur, son inalt�rable sang-froid commenc�rent sa r�putation d�s le premier jour. Peu apr�s, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu'il fit conna�tre sans trop d'affectation, �loign�rent l'id�e de plaisanter � haute voix sur son compte. Apr�s cinq ou six jours d'h�sitation, l'opinion publique du r�giment se d�clara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, except� de la jeunesse. 
 
De Strasbourg, Julien �crivit � M. Ch�lan, l'ancien cur� de Verri�res, qui touchait maintenant aux bornes de l'extr�me vieillesse: 
 
 � Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas, les �v�nements qui ont port� ma famille � m'enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m'avez secouru. � 
 
 Julien �tait ivre d'ambition et non pas de vanit�; toutefois il donnait une grande part de son attention � l'apparence ext�rieure. Ses chevaux, ses uniformes, les livr�es de ses gens �taient tenus avec une correction qui aurait fait honneur � la ponctualit� d'un grand seigneur anglais. A peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait d�j� que, pour commander en chef � trente ans, au plus tard, comme tous les grands g�n�raux, il fallait � vingt-trois �tre plus que lieutenant. Il ne pensait qu'� la gloire et � son fils. 
 
Ce fut au milieu des transports de l'ambition la plus effr�n�e qu'il fut surpris par un jeune valet de pied de l'h�tel de La Mole, qui arrivait en courrier. 
 
 � Tout est perdu, lui �crivait Mathilde; accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, d�sertez s'il le faut. A peine arriv�, attendez-moi dans un fiacre, pr�s la petite porte du jardin, au n�... de la rue... J'irai vous parler; peut-�tre pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me trouverez d�vou�e et ferme dans l'adversit�. Je vous aime. � 
 
 En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel et partit de Strasbourg � franc �trier; mais l'affreuse inqui�tude qui le d�vorait ne lui permit pas de continuer cette fa�on de voyager au-del� de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidit� presque incroyable qu'il arriva au lieu indiqu�, pr�s la petite porte du jardin de l'h�tel de La Mole. Cette porte s'ouvrit, et � l'instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se pr�cipita dans ses bras. Heureusement il n'�tait que cinq heures du matin et la rue �tait encore d�serte. 
 
-- Tout est perdu; mon p�re, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour o�? personne ne le sait. Voici sa lettre; lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien. 
 
� Je pouvais tout pardonner, except� le projet de vous s�duire parce que vous �tes riche. Voil�, malheureuse fille, l'affreuse v�rit�. Je vous donne ma parole d'honneur que je ne consentirai jamais � un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s'il veut vivre au loin, hors des fronti�res de France, ou mieux encore en Am�rique. Lisez la lettre que je re�ois en r�ponse aux renseignements que j'avais demand�s. L'impudent m'avait engag� lui-m�me � �crire � Mme de R�nal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative � cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage � recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncezfranchement� un homme vil, et vous retrouverez un p�re. � 
 
-- O� est la lettre de Mme de R�nal? dit froidement Julien. 
 
-- La voici. Je n'ai voulu te la montrer qu'apr�s que tu aurais �t� pr�par�. 
 
 LETTRE 
 
� Ce que je dois � la cause sacr�e de la religion et de la morale m'oblige, monsieur, � la d�marche p�nible que je viens accomplir aupr�s de vous; une r�gle, qui ne peut faillir, m'ordonne de nuire en ce moment � mon prochain, mais afin d'�viter un plus grand scandale. La douleur que j'�prouve doit �tre surmont�e par le sentiment du devoir. Il n'est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la v�rit� a pu sembler inexplicable ou m�me honn�te. On a pu croire convenable de cacher ou de d�guiser une partie de la r�alit�, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous d�sirez conna�tre, a �t� dans le fait extr�mement condamnable, et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c'est � l'aide de l'hypocrisie la plus consomm�e, et par la s�duction d'une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherch� � se faire un �tat et � devenir quelque chose. C'est une partie de mon p�nible devoir d'ajouter que je suis oblig�e de croire que M. J... n'a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses moyens pour r�ussir dans une maison, est de chercher � s�duire la femme qui a le principal cr�dit. Couvert par une apparence de d�sint�ressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir � disposer du ma�tre de la maison et de sa fortune. Il laisse apr�s lui le malheur et des regrets �ternels �, etc., etc., etc. 
 
 Cette lettre extr�mement longue et � demi effac�e par des larmes �tait bien de la main de Mme de R�nal; elle �tait m�me �crite avec plus de soin qu'� l'ordinaire. 
 
-- Je ne puis bl�mer M. de La Mole, dit Julien apr�s l'avoir finie; il est juste et prudent. Quel p�re voudrait donner sa fille ch�rie � un tel homme! Adieu! 
 
Julien sauta � bas du fiacre, et courut � sa chaise de poste arr�t�e au bout de la rue. Mathilde, qu'il semblait avoir oubli�e, fit quelques pas pour le suivre; mais les regards des marchands qui s'avan�aient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle �tait connue, la forc�rent � rentrer pr�cipitamment au jardin. 
 
Julien �tait parti pour Verri�res. Dans cette route rapide, il ne put �crire � Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles. 
 
Il arriva � Verri�res un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du pays, qui l'accabla de compliments sur sa r�cente fortune. C'�tait la nouvelle du pays. 
 
Julien eut beaucoup de peine � lui faire comprendre qu'il voulait une paire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les pistolets. 
 
Lestrois coupssonnaient; c'est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, apr�s les diverses sonneries de la matin�e, annonce le commencement imm�diat de la messe. 
 
Julien entra dans l'�glise neuve de Verri�res. Toutes les fen�tres hautes de l'�difice �taient voil�es avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva � quelques pas derri�re le banc de Mme de R�nal. Il lui sembla qu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l'avait tant aim� fit trembler le bras de Julien d'une telle fa�on, qu'il ne put d'abord ex�cuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il � lui-m�me; physiquement, je ne le puis. 
 
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l' �l�vation . Mme de R�nal baissa la t�te qui un instant se trouva presque enti�rement cach�e par les plis de son ch�le. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua; il tira un second coup, elle tomba. 
 
 
 
CHAPITRE XXXVI 
 
 DETAILS TRISTES 
 
Ne vous attendez point de ma part � de la faiblesse. Je me suis veng�. J'ai m�rit� la mort, et me voici. Priez pour mon �me .
 SCHILLER.
 
 
 
 
Julien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu � lui, il aper�ut tous les fid�les qui s'enfuyaient de l'�glise; le pr�tre avait quitt� l'autel. Julien se mit � suivre d'un pas assez lent quelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femme, qui voulait fuir plus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds s'�taient embarrass�s dans une chaise renvers�e par la foule; en se relevant, il se sentit le cou serr�; c'�tait un gendarme en grande tenue qui l'arr�tait. Machinalement Julien voulut avoir recours � ses petits pistolets, mais un second gendarme s'emparait de ses bras. 
 
Il fut conduit � la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les fers aux mains, on le laissa seul; la porte se ferma sur lui � double tour; tout cela fut ex�cut� tr�s vite, et il y fut insensible. 
 
Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant � lui... Oui, dans quinze jours la guillotine... ou se tuer d'ici l�. 
 
Son raisonnement n'allait pas plus loin; il se sentait la t�te comme si elle e�t �t� serr�e avec violence. Il regarda pour voir si quelqu'un le tenait. Apr�s quelques instants, il s'endormit profond�ment. 
 
Mme de R�nal n'�tait pas bless�e mortellement. La premi�re balle avait perc� son chapeau; comme elle se retournait, le second coup �tait parti. La balle l'avait frapp�e � l'�paule, et chose �tonnante, avait �t� renvoy�e par l'os de l'�paule, que pourtant elle cassa, contre un pilier gothique, dont elle d�tacha un �norme �clat de pierre. 
 
Quand, apr�s un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme grave, dit � Mme de R�nal: Je r�ponds de votre vie comme de la mienne, elle fut profond�ment afflig�e. 
 
Depuis longtemps, elle d�sirait sinc�rement la mort. La lettre qui lui avait �t� impos�e par son confesseur actuel, et qu'elle avait �crite � M. de La Mole, avait donn� le dernier coup � cet �tre affaibli par un malheur trop constant. Ce malheur �tait l'absence de Julien; elle l'appelait, elle,le remords . Le directeur, jeune eccl�siastique vertueux et fervent, nouvellement arriv� de Dijon, ne s'y trompait pas. 
 
Mourir ainsi, mais non de ma main, ce n'est point un p�ch�, pensait Mme de R�nal. Dieu me pardonnera peut-�tre de me r�jouir de ma mort. Elle n'osait ajouter: Et mourir de la main de Julien, c'est le comble des f�licit�s. 
 
A peine fut-elle d�barrass�e de la pr�sence du chirurgien et de tous les amis accourus en foule, qu'elle fit appeler Elisa sa femme de chambre. 
 
-- Le ge�lier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel. Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agr�able pour moi... Cette id�e m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de vous-m�me remettre au ge�lier ce petit paquet qui contient quelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu'il le maltraite... Il faut surtout qu'il n'aille pas parler de cet envoi d'argent. 
 
C'est � la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut l'humanit� du ge�lier de Verri�res; c'�tait toujours ce M. Noiroud, minist�riel parfait, auquel nous avons vu la pr�sence de M. Appert faire une si belle peur. 
 
Un juge parut dans la prison. 
 
-- J'ai donn� la mort avec pr�m�ditation, lui dit Julien; j'ai achet� et fait charger les pistolets chez un tel, l'armurier. L'article 1342 du Code p�nal est clair, je m�rite la mort, et je l'attends. 
 
Le juge, �tonn� de cette fa�on de r�pondre, voulut multiplier les questions pour faire en sorte que l'accus�se coup�tdans ses r�ponses. 
 
-- Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais aussi coupable que vous pouvez le d�sirer? Allez, monsieur, vous ne manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Epargnez-moi votre pr�sence. 
 
Il me reste un ennuyeux devoir � remplir, pensa Julien, il faut �crire � Mlle de La Mole. 
 
 � Je me suis veng�, lui disait-il. Malheureusement, mon nom para�tra dans les journaux, et je ne puis m'�chapper de ce monde incognito. [Variante: Je vous en demande pardon.] Je mourrai dans deux mois. La vengeance a �t� atroce, comme la douleur d'�tre s�par� de vous. De ce moment, je m'interdis d'�crire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, m�me � mon fils: le silence est la seule fa�on de m'honorer. Pour le commun des hommes je serai un assassin vulgaire... Permettez-moi la v�rit� en ce moment supr�me: vous m'oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche � �tre vivant, aura �puis� pour plusieurs ann�es tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caract�re. Vous �tiez faite pour vivre avec les h�ros du moyen �ge; montrez [Variante: en cette occurrence] leur ferme caract�re. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n'aurez pas de confident. S'il vous faut absolument le secours d'un ami, je vous l�gue l'abb� Pirard. 
 
Ne parlez � nul autre, surtout pas aux gens de votre classe: les de Luz, les Caylus. 
 
Un an apr�s ma mort, �pousez M. de Croisenois; je vous en prie, je vous l'ordonne comme votre �poux. Ne m'�crivez point, je ne r�pondrais pas. Bien moins m�chant que Iago, � ce qu'il me semble, je vais dire comme lui:From this time forth I never will speak word.
 
On ne me verra ni parler ni �crire; vous aurez eu mes derni�res paroles comme mes derni�res adorations. 
 
J. S. � 
 
 Ce fut apr�s avoir fait partir cette lettre que, pour la premi�re fois, Julien, un peu revenu � lui, fut tr�s malheureux. Chacune des esp�rances de l'ambition dut �tre arrach�e successivement de son coeur par ce grand mot: Je mourrai. La mort, en elle-m�me, n'�tait pashorrible� ses yeux. Toute sa vie n'avait �t� qu'une longue pr�paration au malheur, et il n'avait eu garde d'oublier celui qui passe pour le plus grand de tous. 
 
Quoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en duel avec un homme tr�s fort sur les armes, est-ce que j'aurais la faiblesse d'y penser sans cesse, et la terreur dans l'�me? 
 
Il passa plus d'une heure � chercher � se bien conna�tre sous ce rapport. 
 
Quand il eut vu clair dans son �me, et que la v�rit� parut devant ses yeux aussi nettement qu'un des piliers de sa prison, il pensa au remords! 
 
Pourquoi en aurais-je? J'ai �t� offens� d'une mani�re atroce; j'ai tu�, je m�rite la mort, mais voil� tout. Je meurs apr�s avoir sold� mon compte envers l'humanit�. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien � personne; ma mort n'a rien de honteux que l'instrument: cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de Verri�res; mais sous le rapport intellectuel quoi de plus m�prisable! Il me reste un moyen d'�tre consid�rable � leurs yeux: c'est de jeter au peuple des pi�ces d'or en allant au supplice. Ma m�moire, li�e � l'id�e de l' or , sera resplendissante pour eux. 
 
Apr�s ce raisonnement, qui au bout d'une minute lui sembla �vident: Je n'ai plus rien � faire sur la terre, se dit Julien, et il s'endormit profond�ment. 
 
Vers les neuf heures du soir, le ge�lier le r�veilla en lui apportant � souper. 
 
-- Que dit-on dans Verri�res? 
 
-- Monsieur Julien, le serment que j'ai pr�t� devant le crucifix, � la cour royale, le jour que je fus install� dans ma place, m'oblige au silence. 
 
Il se taisait, mais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa Julien. Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse attendre longtemps les cinq francs qu'il d�sire pour me vendre sa conscience. 
 
Quand le ge�lier vit le repas finir sans tentative de s�duction: 
 
-- L'amiti� que j'ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d'un air faux et doux, m'oblige � parler; quoiqu'on dise que c'est contre l'int�r�t de la justice, parce que cela peut vous servir � arranger votre d�fense... Monsieur Julien, qui est bon gar�on, sera bien content si je lui apprends que Mme de R�nal va mieux. 
 
-- Quoi! elle n'est pas morte? s'�cria Julien [Variante: en se levant de table] hors de lui. 
 
-- Quoi! vous ne saviez rien! dit le ge�lier d'un air stupide qui bient�t devint de la cupidit� heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne quelque chose au chirurgien qui, d'apr�s la loi et la justice, ne devait pas parler. Mais pour faire plaisir � monsieur, je suis all� chez lui, et il m'a tout cont�... 
 
-- Enfin, la blessure n'est pas mortelle, lui dit Julien impatient� [Variante: en s'avan�ant vers lui], tu m'en r�ponds sur ta vie? 
 
Le ge�lier, g�ant de six pieds de haut, eut peur et se retira vers la porte. Julien vit qu'il prenait une mauvaise route pour arriver � la v�rit�, il se rassit et jeta un napol�on � M. Noiroud. 
 
A mesure que le r�cit de cet homme prouvait � Julien que la blessure de Mme de R�nal n'�tait pas mortelle, il se sentait gagn� par les larmes. 
 
-- Sortez! dit-il brusquement. 
 
Le ge�lier ob�it. A peine la porte fut-elle ferm�e: Grand Dieu! elle n'est pas morte! s'�cria Julien; et il tomba � genoux, pleurant � chaudes larmes. 
 
Dans ce moment supr�me, il �tait croyant. Qu'importent les hypocrisies des pr�tres? peuvent-elles �ter quelque chose � la v�rit� et � la sublimit� de l'id�e de Dieu? 
 
Seulement alors, Julien commen�a � se repentir du crime commis. Par une co�ncidence qui lui �vita le d�sespoir, en cet instant seulement, venait de cesser l'�tat d'irritation physique et de demi-folie o� il �tait plong� depuis son d�part de Paris pour Verri�res. 
 
Ses larmes avaient une source g�n�reuse, il n'avait aucun doute sur la condamnation qui l'attendait. 
 
Ainsi elle vivra! se disait-il... Elle vivra pour me pardonner et pour m'aimer... 
 
Le lendemain matin fort tard, quand le ge�lier le r�veilla: 
 
-- Il faut que vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet homme. Deux fois je suis venu et n'ai pas voulu vous r�veiller. Voici deux bouteilles d'excellent vin que vous envoie M. Maslon, notre cur�. 
 
-- Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien. 
 
-- Oui, monsieur, r�pondit le ge�lier en baissant la voix, mais ne parlez pas si haut, cela pourrait vous nuire. 
 
Julien rit de bon coeur. 
 
-- Au point o� j'en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous cessiez d'�tre doux et humain... Vous serez bien pay�, dit Julien en s'interrompant et reprenant l'air imp�rieux. Cet air fut justifi� � l'instant par le don d'une pi�ce de monnaie. 
 
M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands d�tails tout ce qu'il avait appris sur Mme de R�nal, mais il ne parla point de la visite de Mlle Elisa. 
 
Cet homme �tait bas et soumis autant que possible. Une id�e traversa la t�te de Julien: Cette esp�ce de g�ant difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n'est gu�re fr�quent�e; je puis lui assurer dix mille francs, s'il veut se sauver en Suisse avec moi... La difficult� sera de le persuader de ma bonne foi. L'id�e du long colloque � avoir avec un �tre aussi vil inspira du d�go�t � Julien, il pensa � autre chose. 
 
Le soir, il n'�tait plus temps. Une chaise de poste vint le prendre � minuit. Il fut tr�s content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le matin, lorsqu'il arriva � la prison de Besan�on, on eut la bont� de le loger dans l'�tage sup�rieur d'un donjon gothique. Il jugea l'architecture du commencement du XIVe si�cle; il en admira la gr�ce et le l�g�ret� piquante. Par un �troit intervalle entre deux murs au-del� d'une cour profonde, il avait une �chapp�e de vue superbe. 
 
Le lendemain, il y eut un interrogatoire, apr�s quoi, pendant plusieurs jours on le laissa tranquille. Son �me �tait calme. Il ne trouvait rien que de simple dans son affaire: J'ai voulu tuer, je dois �tre tu�. 
 
Sa pens�e ne s'arr�ta pas davantage � ce raisonnement. Le jugement, l'ennui de para�tre en public, la d�fense, il consid�rait tout cela comme de l�gers embarras, des c�r�monies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer le jour m�me. Le moment de la mort ne l'arr�tait gu�re plus: J'y songerai apr�s le jugement. La vie n'�tait point ennuyeuse pour lui, il consid�rait toutes choses sous un nouvel aspect. Il n'avait plus d'ambition. Il pensait rarement � Mlle de La Mole. Ses remords l'occupaient beaucoup et lui pr�sentaient souvent l'image de Mme de R�nal, surtout pendant le silence des nuits,troubl� seulement, dans ce donjon �lev�, par le chant de l'orfraie! 
 
Il remerciait le ciel de ne l'avoir pas bless�e � mort. Chose �tonnante! se disait-il, je croyais que par sa lettre � M. de La Mole elle avait d�truit � jamais mon bonheur � venir, et, moins de quinze jours apr�s la date de cette lettre, je ne songe plus � tout ce qui m'occupait alors... Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy... J'�tais heureux alors... Je ne connaissais pas mon bonheur! 
 
Dans d'autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise. Si j'avais bless� � mort Mme de R�nal, je me serais tu�... J'ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur � moi-m�me. 
 
Me tuer! voil� la grande question, se disait-il. Ces juges si formalistes, si acharn�s apr�s le pauvre accus�, qui feraient pendre le meilleur citoyen, pour accrocher la croix... Je me soustrairais � leur empire, � leurs injures en mauvais fran�ais, que le journal du d�partement va appeler de l'�loquence... 
 
Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins... Me tuer! ma foi non, se dit-il apr�s quelques jours, Napol�on a v�cu... 
 
D'ailleurs, la vie m'est agr�able; ce s�jour est tranquille; je n'y ai point d'ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit � faire la note des livres qu'il voulait faire venir de Paris. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXVII 
 
 UN DONJON 
 
Le tombeau d'un ami .
 STERNE.
 
 
 
 
Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n'�tait pas l'heure o� l'on montait dans sa prison; l'orfraie s'envola en criant, la porte s'ouvrit, et le v�n�rable cur� Ch�lan, tout tremblant et la canne � la main, se jeta dans ses bras. 
 
-- Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant... Monstre! devrais-je dire. 
 
Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne tomb�t. Il fut oblig� de le conduire � une chaise. La main du temps s'�tait appesantie sur cet homme autrefois si �nergique. Il ne parut plus � Julien que l'ombre de lui-m�me. 
 
Quand il eut repris haleine: 
 
-- Avant-hier seulement, je re�ois votre lettre de Strasbourg, avec vos cinq cents francs pour les pauvres de Verri�res; on me l'a apport�e dans la montagne � Liveru o� je suis retir� chez mon neveu Jean. Hier, j'apprends la catastrophe... O ciel! est-il possible! 
 
Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l'air priv� d'id�e, et ajouta machinalement: Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte. 
 
-- J'ai besoin de vous voir, mon p�re! s'�cria Julien attendri. J'ai de l'argent de reste. 
 
Mais il ne put plus obtenir de r�ponse sens�e. De temps � autre, M. Ch�lan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julien, et �tait comme �tourdi de le voir lui prendre les mains et les porter � ses l�vres. Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d'�nergie les plus nobles sentiments, ne sortait plus de l'air apathique. Une esp�ce de paysan vint bient�t chercher le vieillard. -- Il ne faut pas le fatiguer [Variante: et le faire trop parler], dit-il � Julien, qui comprit que c'�tait le neveu. 
 
Cette apparition laissa Julien plong� dans un malheur cruel et qui �loignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait son coeur glac� dans sa poitrine. 
 
Cet instant fut le plus cruel qu'il e�t �prouv� depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d'�me et de g�n�rosit� s'�taient dissip�es comme un nuage devant la temp�te. 
 
Cette affreuse situation dura plusieurs heures. Apr�s l'empoisonnement moral, il faut des rem�des physiques et du vin de Champagne. Julien se f�t estim� un l�che d'y avoir recours. Vers la fin d'une journ�e horrible, pass�e tout enti�re � se promener dans son �troit donjon: Que je suis fou! s'�cria-t-il. C'est dans le cas o� je devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait d� me jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et � la fleur des ans me met pr�cis�ment � l'abri de cette triste d�cr�pitude. 
 
Quelques raisonnements qu'il se f�t, Julien se trouva attendri comme un �tre pusillanime, et par cons�quent malheureux de cette visite. 
 
Il n'y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine; la mort lui apparaissait � une plus grande hauteur, et comme chose moins facile. 
 
Ce sera l� mon thermom�tre, se dit-il. Ce soir je suis � dix degr�s au-dessous du courage qui me conduit de niveau � la guillotine. Ce matin, je l'avais ce courage. Au reste, qu'importe! pourvu qu'il me revienne au moment n�cessaire. Cette id�e de thermom�tre l'amusa, et enfin parvint � le distraire. 
 
Le lendemain � son r�veil, il eut honte de la journ�e de la veille. Mon bonheur, ma tranquillit� sont en jeu. Il r�solut presque d'�crire � M. le procureur g�n�ral pour demander que personne ne f�t admis aupr�s de lui. Et Fouqu�? pensa-t-il. S'il peut prendre sur lui de venir � Besan�on, quelle ne serait pas sa douleur! 
 
Il y avait deux mois peut-�tre qu'il n'avait song� � Fouqu�. J'�tais un grand sot � Strasbourg, ma pens�e n'allait pas au-del� du collet de mon habit. Le souvenir de Fouqu� l'occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec agitation. Me voici d�cid�ment de vingt degr�s au-dessous du niveau de la mort... Si cette faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abb�s Maslon et les Valenod si je meurs comme un cuistre! 
 
Fouqu� arriva; cet homme simple et bon �tait �perdu de douleur. Son unique id�e, s'il en avait, �tait de vendre tout son bien pour s�duire le ge�lier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l'�vasion de M. de Lavalette. 
 
-- Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette �tait innocent, moi je suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer � la diff�rence... 
 
Mais, est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout � coup observateur et m�fiant. 
 
Fouqu�, ravi de voir enfin son ami r�pondre � son id�e dominante, lui d�tailla longuement et � cent francs pr�s, ce qu'il tirerait de chacune de ses propri�t�s. 
 
Quel effort sublime chez un propri�taire de campagne! pensa Julien. Que d'�conomies, que de petites demi-l�sineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faire, il sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j'ai vus � l'h�tel de La Mole, et qui lisentRen� , n'aurait aucun de ces ridicules; mais except� ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par h�ritage, et qui ignorent la valeur de l'argent, quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d'un tel sacrifice? 
 
Toutes les fautes de fran�ais, tous les gestes communs de Fouqu� disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, compar�e � Paris, n'a re�u un plus bel hommage. Fouqu�, ravi du moment d'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un consentement � la fuite. 
 
Cette vue dusublimerendit � Julien toute la force que l'apparition de M. Ch�lan lui avait fait perdre. Il �tait encore bien jeune; mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rus�, comme la plupart des hommes, l'�ge lui e�t donn� la bont� facile � s'attendrir, il se f�t gu�ri d'une m�fiance folle... Mais � quoi bon ces vaines pr�dictions? 
 
Les interrogatoires devenaient plus fr�quents, en d�pit des efforts de Julien, dont toutes les r�ponses tendaient � abr�ger l'affaire: 
 
-- J'ai tu� ou du moins j'ai voulu donner la mort et avec pr�m�ditation, r�p�tait-il chaque jour. Mais le juge �tait formaliste avant tout. Les d�clarations de Julien n'abr�geaient nullement les interrogatoires; l'amour-propre du juge fut piqu�. Julien ne sut pas qu'on avait voulu le transf�rer dans un affreux cachot, et que c'�tait gr�ce aux d�marches de Fouqu� qu'on lui laissait sa jolie chambre � cent quatre-vingts marches d'�l�vation. 
 
M. l'abb� de Frilair �tait au nombre des hommes importants qui chargeaient Fouqu� de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand parvint jusqu'au tout-puissant grand vicaire. A son inexprimable ravissement, M. de Frilair lui annon�a que, touch� des bonnes qualit�s de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus au s�minaire, il comptait le recommander aux juges. Fouqu� entrevit l'espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu'� terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer l'acquittement de l'accus�, une somme de dix louis. 
 
Fouqu� se m�prenait �trangement. M. de Frilair n'�tait point un Valenod. Il refusa et chercha m�me � faire entendre au bon paysan qu'il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu'il �tait impossible d'�tre clair sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aum�nes, pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout. 
 
Ce Julien est un �tre singulier, son action est inexplicable, pensait M. de Frilair, et rien ne doit l'�tre pour moi... Peut-�tre sera-t-il possible d'en faire un martyr... Dans tous les cas, je saurai lefinde cette affaire et trouverai peut-�tre une occasion de faire peur � cette Mme de R�nal, qui ne nous estime point, et au fond me d�teste... Peut-�tre pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de r�conciliation �clatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce petit s�minariste. 
 
La transaction sur le proc�s avait �t� sign�e quelques semaines auparavant, et l'abb� Pirard �tait reparti de Besan�on, non sans avoir parl� de la myst�rieuse naissance de Julien, le jour m�me o� le malheureux assassinait Mme de R�nal dans l'�glise de Verri�res. 
 
Julien ne voyait plus qu'un �v�nement d�sagr�able entre lui et la mort, c'�tait la visite de son p�re. Il consulta Fouqu� sur l'id�e d'�crire � M. le procureur g�n�ral, pour �tre dispens� de toute visite. Cette horreur pour la vue d'un p�re, et dans un tel moment, choqua profond�ment le coeur honn�te et bourgeois du marchand de bois. 
 
Il crut comprendre pourquoi tant de gens ha�ssaient passionn�ment son ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa mani�re de sentir. 
 
-- Dans tous les cas lui r�pondit-il froidement, cet ordre de secret ne serait pas appliqu� � ton p�re. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXVIII 
 
 UN HOMME PUISSANT 
 
Mais il y a tant de myst�re dans ses d�marches et d'�l�gance dans sa taille! Qui peut-elle �tre ?
 SCHILLER.
 
 
 
 
Les portes du donjon s'ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut r�veill� en sursaut. 
 
Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voil� mon p�re. Quelle sc�ne d�sagr�able! 
 
Au m�me instant, une femme v�tue en paysanne se pr�cipita dans ses bras, il eut peine � la reconna�tre. C'�tait Mlle de La Mole. 
 
-- M�chant, je n'ai su que par ta lettre o� tu �tais. Ce que tu appelles ton crime, et qui n'est qu'une noble vengeance qui me montre toute la hauteur du coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l'ai su qu'� Verri�res... 
 
Malgr� ses pr�ventions contre Mlle de La Mole, que d'ailleurs il ne s'avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir dans toute cette fa�on d'agir et de parler un sentiment noble, d�sint�ress�, bien au-dessus de tout ce qu'aurait os� une �me petite et vulgaire? Il crut encore aimer une reine, et apr�s quelques instants, ce fut avec une rare noblesse d'�locution et de pens�e qu'il lui dit: 
 
-- L'avenir se dessinait � mes yeux fort clairement. Apr�s ma mort, je vous remariais � M. de Croisenois, qui aurait �pous� une veuve. L'�me noble mais un peu romanesque de cette veuve charmante, �tonn�e et convertie au culte de la prudence vulgaire, par un �v�nement singulier, tragique et grand pour elle, e�t daign� comprendre le m�rite fort r�el du jeune marquis. Vous vous seriez r�sign�e � �tre heureuse du bonheur de tout le monde: la consid�ration, les richesses, le haut rang... Mais, ch�re Mathilde, votre arriv�e � Besan�on, si elle est soup�onn�e, va �tre un coup mortel pour M. de La Mole, et voil� ce que jamais je ne me pardonnerai. Je lui ai d�j� caus� tant de chagrin! L'acad�micien va dire qu'il a r�chauff� un serpent dans son sein. 
 
-- J'avoue que je m'attendais peu � tant de froide raison, � tant de souci pour l'avenir, dit Mlle de La Mole � demi f�ch�e. Ma femme de chambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour elle, et c'est sous le nom de Mme Michelet que j'ai couru la poste. 
 
-- Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu'� moi? 
 
-- Ah! tu es toujours l'homme sup�rieur, celui que j'ai distingu�! D'abord, j'ai offert cent francs � un secr�taire de juge, qui pr�tendait que mon entr�e dans ce donjon �tait impossible. Mais l'argent re�u, cet honn�te homme m'a fait attendre, a �lev� des objections, j'ai pens� qu'il songeait � me voler... 
 
Elle s'arr�ta. 
 
-- Eh bien? dit Julien. 
 
-- Ne te f�che pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l'embrassant, j'ai �t� oblig�e de dire mon nom � ce secr�taire, qui me prenait pour une jeune ouvri�re de Paris, amoureuse du beau Julien... En v�rit� ce sont ses termes. Je lui ai jur� que j'�tais ta femme, et j'aurai une permission pour te voir chaque jour. 
 
La folie est compl�te, pensa Julien, je n'ai pu l'emp�cher. Apr�s tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l'opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui �pousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout; et il se livra avec d�lices � l'amour de Mathilde; c'�tait de la folie, de la grandeur d'�me, tout ce qu'il y a de plus singulier. Elle lui proposa s�rieusement de se tuer avec lui. 
 
Apr�s ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasi�e du bonheur de voir Julien, une curiosit� vive s'empara tout � coup de son �me. Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce qu'elle s'�tait imagin�. Boniface de La Mole lui semblait ressuscit�, mais plus h�ro�que. 
 
Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur offrant de l'or trop cr�ment; mais ils finirent par accepter. 
 
Elle arriva rapidement � cette id�e, qu'en fait de choses douteuses et d'une haute port�e, tout d�pendait � Besan�on de M. l'abb� de Frilair. 
 
Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables difficult�s pour parvenir jusqu'au tout-puissant congr�ganiste. Mais le bruit de la beaut� d'une jeune marchande de modes, folle d'amour, et venue de Paris � Besan�on pour consoler le jeune abb� Julien Sorel, se r�pandit dans la ville. 
 
Mathilde courait seule � pied, dans les rues de Besan�on; elle esp�rait n'�tre pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile � sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait � le faire r�volter pour sauver Julien marchant � la mort. Mlle de La Mole croyait �tre v�tue simplement et comme il convient � une femme dans la douleur; elle l'�tait de fa�on � attirer tous les regards. 
 
Elle �tait � Besan�on l'objet de l'attention de tous, lorsque apr�s huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair. 
 
Quel que f�t son courage, les id�es de congr�ganiste influent et de profonde et prudente sc�l�ratesse �taient tellement li�es dans son esprit, qu'elle trembla en sonnant � la porte de l'�v�ch�. Elle pouvait � peine marcher lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait � l'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais �piscopal lui donnait froid. Je puis m'asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me saisir les bras, j'aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d'agir... Je suis isol�e dans cette grande ville! 
 
A son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole fut rassur�e. D'abord c'�tait un laquais en livr�e fort �l�gante qui lui avait ouvert. Le salon o� on la fit attendre �talait ce luxe fin et d�licat, si diff�rent de la magnificence grossi�re, et que l'on ne trouve � Paris que dans les meilleures maisons. D�s qu'elle aper�ut M. de Frilair qui venait � elle d'un air paterne, toutes les id�es de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas m�me sur cette belle figure l'empreinte de cette vertu �nergique et quelque peu sauvage, si antipathique � la soci�t� de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du pr�tre, qui disposait de tout � Besan�on, annon�ait l'homme de bonne compagnie, le pr�lat instruit, l'administrateur habile. Mathilde se crut � Paris. 
 
Il ne fallut que quelques instants � M. de Frilair pour amener Mathilde � lui avouer qu'elle �tait la fille de son puissant adversaire, le marquis de La Mole. 
 
-- Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la hauteur de son maintien, et cet aveu me co�te peu, car je viens vous consulter, monsieur, sur la possibilit� de procurer l'�vasion de M. de La Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une �tourderie; la femme sur laquelle il a tir� se porte bien. En second lieu, pour s�duire les subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et m'engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauv� M. de La Vernaye. 
 
M. de Frilair paraissait �tonn� de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerre, adress�es � M. Julien Sorel de La Vernaye. 
 
-- Vous voyez, monsieur, que mon p�re se chargeait de sa fortune. [Variante: C'est tout simple,] Je l'ai �pous� en secret, mon p�re d�sirait qu'il f�t officier sup�rieur, avant de d�clarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole. 
 
Mathilde remarqua que l'expression de la bont� et d'une gaiet� douce s'�vanouissait rapidement � mesure que M. de Frilair arrivait � des d�couvertes importantes. Une finesse m�l�e de fausset� profonde se peignit sur sa figure. 
 
L'abb� avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels. 
 
Quel parti puis-je tirer de ces �tranges confidences? se disait-il. Me voici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la c�l�bre mar�chale de Fervaques, ni�ce toute-puissante de Mgr l'�v�que de *, par qui l'on est �v�que en France. 
 
Ce que je regardais comme recul� dans l'avenir se pr�sente � l'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux. 
 
D'abord Mathilde fut effray�e du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement recul�. Mais quoi! se dit-elle bient�t, la pire chance n'e�t-elle pas �t� de ne faire aucune impression sur le froid �go�sme d'un pr�tre rassasi� de pouvoir et de jouissances? 
 
Ebloui de cette voie rapide et impr�vue qui s'ouvrait � ses yeux pour arriver � l'�piscopat, �tonn� du g�nie de Mathilde, un instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque � ses pieds, ambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux. 
 
Tout s'�claircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici � l'amie de Mme de Fervaques. Malgr� un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d'expliquer que Julien �tait l'ami intime de la mar�chale, et rencontrait presque tous les jours chez elle Mgr l'�v�que de *. 
 
-- Quand l'on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jur�s parmi les notables habitants de ce d�partement, dit le grand vicaire avec l'�pre regard de l'ambition et en appuyant sur les mots, je me consid�rerais comme bien peu chanceux si dans chaque liste je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours j'aurai la majorit�, plus qu'elle m�me, pour condamner; voyez, mademoiselle, avec quelle grande facilit� je puis faire absoudre... 
 
L'abb� s'arr�ta tout � coup, comme �tonn� du son de ses paroles; il avouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes. 
 
Mais � son tour il frappa Mathilde de stupeur quand il lui apprit que ce qui �tonnait et int�ressait surtout la soci�t� de Besan�on dans l'�trange aventure de Julien, c'est qu'il avait inspir� autrefois une grande passion � Mme de R�nal, et l'avait longtemps partag�e. M. de Frilair s'aper�ut facilement du trouble extr�me que produisait son r�cit. 
 
J'ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si d�cid�e; je tremblais de n'y pas r�ussir. L'air distingu� et peu facile � mener redoublait � ses yeux le charme de la rare beaut� qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit tout son sang-froid, et n'h�sita point � retourner le poignard dans son coeur. 
 
-- Je ne serais pas surpris apr�s tout, lui dit-il d'un air l�ger, quand nous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tir� deux coups de pistolet � cette femme autrefois tant aim�e. Il s'en faut bien qu'elle soit sans agr�ments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abb� Marquinot de Dijon, esp�ce de jans�niste sans moeurs, comme ils sont tous. 
 
M. de Frilair tortura voluptueusement et � loisir le coeur de cette jolie fille, dont il avait surpris le c�t� faible. 
 
-- Pourquoi, disait-il en arr�tant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l'�glise, si ce n'est parce que, pr�cis�ment en cet instant, son rival y c�l�brait la messe? Tout le monde accorde infiniment d'esprit, et encore plus de prudence � l'homme heureux que vous prot�gez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de R�nal qu'il conna�t si bien? l�, avec la presque certitude de n'�tre ni vu, ni pris, ni soup�onn�, il pouvait donner la mort � la femme dont il �tait jaloux. 
 
Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d'elle-m�me. Cette �me alti�re, mais satur�e de toute cette prudence s�che, qui passe dans le grand monde pour peindre fid�lement le coeur humain, n'�tait pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut �tre si vif pour une �me ardente. Dans les hautes classes de la soci�t� de Paris, o� Mathilde avait v�cu, la passion ne peut que bien rarement se d�pouiller de prudence, et c'est du cinqui�me �tage qu'on se jette par la fen�tre. 
 
Enfin, l'abb� de Frilair fut s�r de son empire. Il fit entendre � Mathilde (sans doute il mentait), qu'il pouvait disposer � son gr� du minist�re public, charg� de soutenir l'accusation contre Julien. 
 
Apr�s que le sort aurait d�sign� les trente-six jur�s de la session, il ferait une d�marche directe et personnelle envers trente jur�s au moins. 
 
Si Mathilde n'avait pas sembl� si jolie � M. de Frilair, il ne lui e�t parl� aussi clairement qu'� la cinq ou sixi�me entrevue. 
 
 
 
 CHAPITRE XXXIX 
 
 L'INTRIGUE 
 
Castres 1676. -- Un fr�re vient d'assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme �tait d�j� coupable d'un meurtre. Son p�re, en faisant distribuer secr�tement cinq cents �cus aux conseillers, lui a sauv� la vie .
 LOCKE, Voyage en France.
 
 
 
 
En sortant de l'�v�ch�, Mathilde n'h�sita pas � envoyer un courrier � Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l'arr�ta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d'obtenir une lettre pour M. de Frilair, �crite en entier de la main de Mgr l'�v�que de *. Elle allait jusqu'� la supplier d'accourir elle-m�me � Besan�on. Ce trait fut h�ro�que de la part d'une �me jalouse et fi�re. 
 
D'apr�s le conseil de Fouqu�, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses d�marches � Julien. Sa pr�sence le troublait assez sans cela. Plus honn�te homme � l'approche de la mort qu'il ne l'avait �t� durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole, mais aussi pour Mathilde. 
 
Quoi donc! se disait-il, je trouve aupr�s d'elle des moments de distraction et m�me de l'ennui. Elle se perd pour moi, et c'est ainsi que je l'en r�compense! Serais-je donc un m�chant? Cette question l'e�t bien peu occup� quand il �tait ambitieux; alors ne pas r�ussir �tait la seule honte � ses yeux. 
 
Son malaise moral, aupr�s de Mathilde, �tait d'autant plus d�cid�, qu'il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices �tranges qu'elle voulait faire pour le sauver. 
 
Exalt�e par un sentiment dont elle �tait fi�re et qui l'emportait sur tout son orgueil, elle e�t voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque d�marche extraordinaire. Les projets les plus �tranges, les plus p�rilleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les ge�liers, bien pay�s, la laissaient r�gner dans la prison. Les id�es de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa r�putation; peu lui importait de faire conna�tre son �tat � toute la soci�t�. Se jeter � genoux pour demander la gr�ce de Julien, devant la voiture du roi allant au galop, attirer l'attention du prince, au risque de se faire mille fois �craser, �tait une des moindres chim�res que r�vait cette imagination exalt�e et courageuse. Par ses amis employ�s aupr�s du roi, elle �tait s�re d'�tre admise dans les parties r�serv�es du parc de Saint-Cloud. 
 
Julien se trouvait peu digne de tant de d�vouement, � vrai dire il �tait fatigu� d'h�ro�sme. C'e�t �t� � une tendresse simple, na�ve et presque timide, qu'il se f�t trouv� sensible, tandis qu'au contraire, il fallait toujours l'id�e d'un public etdes autres� l'�me hautaine de Mathilde. 
 
Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, [Variante: Julien sentait qu'] elle avait un besoin secret d'�tonner le public par l'exc�s de son amour et la sublimit� de ses entreprises. 
 
Julien prenait de l'humeur de ne point se trouver touch� de tout cet h�ro�sme. Qu'e�t-ce �t�, s'il e�t connu toutes les folies dont Mathilde accablait l'esprit d�vou�, mais �minemment raisonnable et born� du bon Fouqu�? 
 
Il ne savait trop que bl�mer dans le d�vouement de Mathilde; car lui aussi e�t sacrifi� toute sa fortune et expos� sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il �tait stup�fait de la quantit� d'or jet�e par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi d�pens�es en impos�rent � Fouqu�, qui avait pour l'argent toute la v�n�ration d'un provincial. 
 
Enfin, il d�couvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, � son grand soulagement, trouva un mot pour bl�mer ce caract�re si fatigant pour lui: elle �taitchangeante . De cette �pith�te � celle demauvaise t�te , le plus grand anath�me en province, il n'y a qu'un pas. 
 
Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu'une passion si vive et dont je suis l'objet me laisse tellement insensible! et je l'adorais il y a deux mois! J'avais bien lu que l'approche de la mort d�sint�resse de tout; mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un �go�ste? Il se faisait � ce sujet les reproches les plus humiliants. 
 
L'ambition �tait morte en son coeur, une autre passion y �tait sortie de ses cendres; il l'appelait le remords d'avoir assassin� Mme de R�nal. 
 
Dans le fait, il en �tait �perdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand, laiss� absolument seul et sans crainte d'�tre interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journ�es heureuses qu'il avait pass�es jadis � Verri�res ou � Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envol�s avaient pour lui une fra�cheur et un charme irr�sistibles. Jamais il ne pensait � ses succ�s de Paris; il en �tait ennuy�. 
 
Ces dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie devin�es par la jalousie de Mathilde. Elle s'apercevait fort clairement qu'elle avait � lutter contre l'amour de la solitude. Quelquefois, elle pronon�ait avec terreur le nom de Mme de R�nal. Elle voyait fr�mir Julien. Sa passion n'eut d�sormais ni bornes, ni mesure. 
 
S'il meurt, je meurs apr�s lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer � ce point un amant destin� � la mort? Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des h�ros; c'�taient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les coeurs du si�cle de Charles IX et de Henri III. 
 
Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son coeur la t�te de Julien: Quoi! se disait-elle avec horreur, cette t�te charmante serait destin�e � tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflamm�e d'un h�ro�sme qui n'�tait pas sans bonheur, mes l�vres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glac�es moins de vingt-quatre heures apr�s. 
 
Les souvenirs de ces moments d'h�ro�sme et d'affreuse volupt� l'attachaient d'une �treinte invincible. L'id�e de suicide, si occupante par elle-m�me, et jusqu'ici si �loign�e de cette �me alti�re, y p�n�tra, et bient�t y r�gna avec un empire absolu. Non, le sang de mes anc�tres ne s'est point atti�di en descendant jusqu'� moi, se disait Mathilde avec orgueil. 
 
-- J'ai une gr�ce � vous demander, lui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice � Verri�res, Mme de R�nal surveillera la nourrice. 
 
-- Ce que vous me dites l� est bien dur... Et Mathilde p�lit. 
 
-- Il est vrai, et je t'en demande mille fois pardon, s'�cria Julien sortant de sa r�verie, et la serrant dans ses bras. 
 
Apr�s avoir s�ch� ses larmes, il revint � sa pens�e, mais avec plus d'adresse. Il avait donn� � la conversation un tour de philosophie m�lancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sit�t se fermer pour lui. 
 
-- Il faut convenir, ch�re amie, que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les �mes sup�rieures... La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l'orgueil de votre famille, c'est ce que devineront les subalternes. La n�gligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte... J'esp�re qu'� une �poque que je ne veux point fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous ob�irez � mes derni�res recommandations: Vous �pouserez M. le marquis de Croisenois. 
 
-- Quoi, d�shonor�e! 
 
-- Le d�shonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le v�tre. Vous serez une veuve et la veuve d'un fou, voil� tout. J'irai plus loin: mon crime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point d�shonorant. Peut-�tre � cette �poque, quelque l�gislateur philosophe aura obtenu, des pr�jug�s de ses contemporains, la suppression de la peine de mort. Alors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier �poux de Mlle de La Mole �tait un fou, mais non pas un m�chant homme, un sc�l�rat. Il fut absurde de faire tomber cette t�te... Alors ma m�moire ne sera point inf�me; du moins apr�s un certain temps... Votre position dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre g�nie, feront jouer � M. de Croisenois, devenu votre �poux, un r�le auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n'a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualit�s toutes seules, qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un si�cle plus tard, et ne donnent que des pr�tentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer � la t�te de la jeunesse fran�aise. 
 
Vous porterez le secours d'un caract�re ferme et entreprenant au parti politique o� vous jetterez votre �poux. Vous pourrez succ�der aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde... Mais alors, ch�re amie, le feu c�leste qui vous anime en ce moment sera un peu atti�di. 
 
Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il apr�s beaucoup d'autres phrases pr�paratoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie, l'amour que vous avez eu pour moi... 
 
Il s'arr�ta tout � coup et devint r�veur. Il se trouvait de nouveau vis-�-vis cette id�e si choquante pour Mathilde: Dans quinze ans Mme de R�nal adorera mon fils, et vous l'aurez oubli�. 
 
 
 
CHAPITRE XL 
 
 LA TRANQUILLITE 
 
C'est parce qu'alors j'�tais fou qu'aujourd'hui je suis sage. O philosophe qui ne vois rien que d'instantan�, que tes vues sont courtes! Ton oeil n'est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions .
 Mme GOETHE.
 
 
 
 
Cet entretien fut coup� par un interrogatoire, suivi d'une conf�rence avec l'avocat charg� de la d�fense. Ces moments �taient les seuls absolument d�sagr�ables d'une vie pleine d'incurie et de r�veries tendres. 
 
-- Il y a meurtre, et meurtre avec pr�m�ditation, dit Julien au juge comme � l'avocat. J'en suis f�ch�, messieurs, ajouta-t-il en souriant; mais ceci r�duit votre besogne � bien peu de chose. 
 
Apr�s tout, se disait Julien, quand il fut parvenu � se d�livrer de ces deux �tres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme leroi des �pouvantements , ce duel � issue malheureuse, dont je ne m'occuperai s�rieusement que le jour m�me. 
 
C'est que j'ai connu un plus grand malheur, continua Julien en philosophant avec lui-m�me. Je souffrais bien autrement durant mon premier voyage � Strasbourg, quand je me croyais abandonn� par Mathilde... Et pouvoir dire que j'ai d�sir� avec tant de passion cette intimit� parfaite qui aujourd'hui me laisse si froid!... Dans le fait, je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude... 
 
L'avocat, homme de r�gle et de formalit�s, le croyait fou et pensait avec le public que c'�tait la jalousie qui lui avait mis le pistolet � la main. Un jour, il hasarda de faire entendre � Julien que cette all�gation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie. Mais l'accus� redevint en un clin d'oeil un �tre passionn� et incisif. 
 
-- Sur votre vie, monsieur, s'�cria Julien hors de lui, souvenez-vous de ne plus prof�rer cet abominable mensonge. 
 
Le prudent avocat eut peur un instant d'�tre assassin�. 
 
Il pr�parait sa plaidoirie, parce que l'instant d�cisif approchait rapidement. Besan�on et tout le d�partement ne parlaient que de cette cause c�l�bre. Julien ignorait ce d�tail, il avait pri� qu'on ne lui parl�t jamais de ces sortes de choses. 
 
Ce jour-l�, Fouqu� et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publics, fort propres, selon eux, � donner des esp�rances, Julien les avait arr�t�s d�s le premier mot. 
 
-- Laissez-moi ma vie id�ale. Vos petites tracasseries, vos d�tails de la vie r�elle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser � la mort qu'� ma mani�re. Que m'importentles autres ? Mes relations avecles autresvont �tre tranch�es brusquement. De gr�ce, ne me parlez plus de ces gens-l�: c'est bien assez de voir le juge et l'avocat. 
 
Au fait, se disait-il � lui-m�me, il para�t que mon destin est de mourir en r�vant. Un �tre obscur, tel que moi, s�r d'�tre oubli� avant quinze jours, serait bien dupe, il faut l'avouer, de jouer la com�die... 
 
Il est singulier pourtant que je n'aie connu l'art de jouir de la vie que depuis que j'en vois le terme si pr�s de moi. 
 
Il passait ces derni�res journ�es � se promener sur l'�troite terrasse au haut du donjon, fumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoy� chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition �tait attendue chaque jour par tous les t�lescopes de la ville. Sa pens�e �tait � Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de R�nal � Fouqu�, mais deux ou trois fois cet ami lui dit qu'elle se r�tablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur. 
 
Pendant que l'�me de Julien �tait presque toujours tout enti�re dans le pays des id�es, Mathilde, occup�e des choses r�elles, comme il convient � un coeur aristocrate, avait su avancer � un tel point l'intimit� de la correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que d�j� le grand mot�v�ch�avait �t� prononc�. 
 
Le v�n�rable pr�lat, charg� de la feuille des b�n�fices, ajouta en apostille � une lettre de sa ni�ce:Ce pauvre Sorel n'est qu'un �tourdi, j'esp�re qu'on nous le rendra.
 
A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne doutait pas de sauver Julien. 
 
-- Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d'une liste innombrable de jur�s, et qui n'a d'autre but r�el que d'enlever toute influence aux gens bien n�s, disait-il � Mathilde la veille du tirage au sort des trente-six jur�s de la session, j'aurais r�pondu duverdict . J'ai bien fait acquitter le cur� N... 
 
Ce fut avec plaisir que le lendemain, parmi les noms sortis de l'urne, M. de Frilair trouva cinq congr�ganistes de Besan�on, et parmi les �trangers � la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin. 
 
-- Je r�ponds d'abord de ces huit jur�s-ci, dit-il � Mathilde. Les cinq premiers sont desmachines . Valenod est mon agent, Moirod me doit tout, de Cholin est un imb�cile qui a peur de tout. 
 
Le journal r�pandit dans le d�partement les noms des jur�s et Mme de R�nal, � l'inexprimable terreur de son mari, voulut venir � Besan�on. Tout ce que M. de R�nal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son lit, afin de ne pas avoir le d�sagr�ment d'�tre appel�e en t�moignage. 
 
-- Vous ne comprenez pas ma position, disait l'ancien maire de Verri�res, je suis maintenant lib�ral de lad�fection , comme ils disent; nul doute que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n'obtiennent facilement du procureur g�n�ral et des juges tout ce qui pourra m'�tre d�sagr�able. 
 
Mme de R�nal c�da sans peine aux ordres de son mari. Si je paraissais � la cour d'assises, se disait-elle, j'aurais l'air de demander vengeance. 
 
Malgr� toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et � son mari, � peine arriv�e � Besan�on elle �crivit de sa main � chacun des trente-six jur�s: 
 
� Je ne para�trai point le jour du jugement, monsieur, parce que ma pr�sence pourrait jeter de la d�faveur sur la cause de M. Sorel. Je ne d�sire qu'une chose au monde et avec passion, c'est qu'il soit sauv�. N'en doutez point, l'affreuse id�e qu'� cause de moi un innocent a �t� conduit � la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l'abr�gerait. Comment pourriez-vous le condamner � mort, tandis que moi je vis? Non, sans doute, la soci�t� n'a point le droit d'arracher la vie, et surtout � un �tre tel que Julien Sorel. Tout le monde, � Verri�res, lui a connu des moments d'�garement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; mais, m�me parmi ses ennemis (et combien n'en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez juger, monsieur. Durant pr�s de dix-huit mois nous l'avons tous connu pieux, sage, appliqu�; mais, deux ou trois fois par an, il �tait saisi par des acc�s de m�lancolie qui allaient jusqu'� l'�garement. Toute la ville de Verri�res, tous nos voisins de Vergy o� nous passons la belle saison, ma famille enti�re, M. le sous-pr�fet, lui-m�me, rendront justice � sa pi�t� exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se f�t-il appliqu� pendant des ann�es � apprendre le livre saint? Mes fils auront l'honneur de vous pr�senter cette lettre: ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les d�tails qui seraient encore n�cessaires pour vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait � le condamner. Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort. 
 
� Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer � ce fait? La blessure qui a �t� le r�sultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux-m�mes remarquaient chez leur pr�cepteur, est tellement peu dangereuse, qu'apr�s moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de Verri�res � Besan�on. Si j'apprends, monsieur, que vous h�sitiez le moins du monde � soustraire � la barbarie des lois un �tre si peu coupable, je sortirai de mon lit, o� me retiennent uniquement les ordres de mon mari, et j'irai me jeter � vos pieds. 
 
� D�clarez, monsieur, que la pr�m�ditation n'est pas constante, et vous n'aurez pas � vous reprocher le sang d'un innocent �, etc., etc. 
 
 
 
CHAPITRE XLI 
 
 LE JUGEMENT 
 
Le pays se souviendra longtemps de ce proc�s c�l�bre. L'int�r�t pour l'accus� �tait port� jusqu'� l'agitation: c'est que son crime �tait �tonnant et pourtant pas atroce. L'e�t-il �t�, ce jeune homme �tait si beau! Sa haute fortune, sit�t finie, augmentait l'attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait p�lissantes attendre la r�ponse .
 SAINTE-BEUVE.
 
 
 
 
Enfin parut ce jour, tellement redout� de Mme de R�nal et de Mathilde. 
 
L'aspect �trange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans �motion m�me l'�me ferme de Fouqu�. Toute la province �tait accourue � Besan�on pour voir juger cette cause romanesque. 
 
Depuis plusieurs jours, il n'y avait plus de place dans les auberges. M. le pr�sident des assises �tait assailli par des demandes de billets; toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait dans les rues le portrait de Julien, etc., etc. 
 
Mathilde tenait en r�serve pour ce moment supr�me une lettre �crite en entier de la main de Mgr l'�v�que de *. Ce pr�lat, qui dirigeait l'�glise de France et faisait des �v�ques, daignait demander l'acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire. 
 
A la fin de l'entrevue, comme elle s'en allait fondant en larmes: -- Je r�ponds de la d�claration du jury, lui dit M. de Frilair, sortant enfin de sa r�serve diplomatique, et presque �mu lui-m�me. Parmi les douze personnes charg�es d'examiner si le crime de votre prot�g� est constant, et surtout s'il y a eu pr�m�ditation, je compte six amis d�vou�s � ma fortune, et je leur ai fait entendre qu'il d�pendait d'eux de me porter � l'�piscopat. Le baron Valenod, que j'ai fait maire de Verri�res, dispose enti�rement de deux de ses administr�s, MM. de Moirod et de Cholin. A la v�rit�, le sort nous a donn� pour cette affaire deux jur�s fort mal pensants; mais, quoique ultra-lib�raux, ils sont fid�les � mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J'ai appris qu'un sixi�me jur�, industriel immens�ment riche et bavard lib�ral, aspire en secret � une fourniture au Minist�re de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me d�plaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot. 
 
-- Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inqui�te. 
 
-- Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succ�s. C'est un parleur audacieux, impudent, grossier, fait pour mener des sots. 1814 l'a pris � la mis�re, et je vais en faire un pr�fet. Il est capable de battre les autres jur�s s'ils ne veulent pas voter � sa guise. 
 
Mathilde fut un peu rassur�e. 
 
Une autre discussion l'attendait dans la soir�e. Pour ne pas prolonger une sc�ne d�sagr�able et dont � ses yeux le r�sultat �tait certain, Julien �tait r�solu � ne pas prendre la parole. 
 
-- Mon avocat parlera, c'est bien assez, dit-il � Mathilde. Je ne serai que trop longtemps expos� en spectacle � tous mes ennemis. Ces provinciaux ont �t� choqu�s de la fortune rapide que je vous dois, et, croyez-m'en, il n'en est pas un qui ne d�sire ma condamnation, sauf � pleurer comme un sot quand on me m�nera � la mort. 
 
-- Ils d�sirent vous voir humili�, il n'est que trop vrai, r�pondit Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma pr�sence � Besan�on et le spectacle de ma douleur ont int�ress� toutes les femmes; votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l'auditoire est pour vous, etc., etc. 
 
Le lendemain � neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du Palais de Justice, ce fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent � �carter la foule immense entass�e dans la cour. Julien avait bien dormi, il �tait fort calme, et n'�prouvait d'autre sentiment qu'une piti� philosophique pour cette foule d'envieux qui, sans cruaut�, allaient applaudir � son arr�t de mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d'un quart d'heure au milieu de la foule, il fut oblig� de reconna�tre que sa pr�sence inspirait au public une piti� tendre. Il n'entendit pas un seul propos d�sagr�able. Ces provinciaux sont moins m�chants que je ne le croyais, se dit-il. 
 
En entrant dans la salle de jugement, il fut frapp� de l'�l�gance de l'architecture. C'�tait un gothique propre, et une foule de jolies petites colonnes taill�es dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre. 
 
Mais bient�t toute son attention fut absorb�e par douze ou quinze jolies femmes qui, plac�es vis-�-vis la sellette de l'accus�, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jur�s. En se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui r�gne au-dessus de l'amphith��tre �tait remplie de femmes: la plupart �taient jeunes et lui sembl�rent fort jolies; leurs yeux �taient brillants et remplis d'int�r�t. Dans le reste de la salle, la foule �tait �norme; on se battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir le silence. 
 
Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s'aper�urent de sa pr�sence, en le voyant occuper la place un peu �lev�e r�serv�e � l'accus�, il fut accueilli par un murmure d'�tonnement et de tendre int�r�t. 
 
On e�t dit ce jour-l� qu'il n'avait pas vingt ans; il �tait mis fort simplement, mais avec une gr�ce parfaite; ses cheveux et son front �taient charmants; Mathilde avait voulu pr�sider elle-m�me � sa toilette. La p�leur de Julien �tait extr�me. A peine assis sur la sellette, il entendit dire de tous c�t�s: Dieu! comme il est jeune!... Mais c'est un enfant... Il est bien mieux que son portrait. 
 
-- Mon accus�, lui dit le gendarme assis � sa droite, voyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l'amphith��tre o� sont plac�s les jur�s. C'est Mme la pr�f�te, continua le gendarme, � c�t� Mme la Marquise de M*, celle-l� vous aime bien; je l'ai entendue parler au juge d'instruction. Apr�s c'est Mme Derville... 
 
-- Mme Derville! s'�cria Julien, et une vive rougeur couvrit son front. 
 
Au sortir d'ici, pensa-t-il, elle va �crire � Mme de R�nal. Il ignorait l'arriv�e de Mme de R�nal � Besan�on. 
 
Les t�moins furent entendus. D�s les premiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat g�n�ral, deux de ces dames plac�es dans le petit balcon, tout � fait en face de Julien, fondirent en larmes. Mme Derville ne s'attendrit point ainsi, pensa Julien. Cependant il remarqua qu'elle �tait fort rouge. 
 
L'avocat g�n�ral faisait du pathos en mauvais fran�ais sur la barbarie du crime commis; Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l'air de le d�sapprouver vivement. Plusieurs jur�s, apparemment de la connaissance de ces dames, leur parlaient et semblaient les rassurer. Voil� qui ne laisse pas d'�tre de bon augure, pensa Julien. 
 
Jusque-l� il s'�tait senti p�n�tr� d'un m�pris sans m�lange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L'�loquence plate de l'avocat g�n�ral augmenta ce sentiment de d�go�t. Mais peu � peu la s�cheresse d'�me de Julien disparut devant les marques d'int�r�t dont il �tait �videmment l'objet. 
 
Il fut content de la mine ferme de son avocat. 
 
-- Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole. 
 
-- Toute l'emphase pill�e � Bossuet, qu'on a �tal�e contre vous, vous a servi, dit l'avocat. En effet, � peine avait-il parl� pendant cinq minutes, que presque toutes les femmes avaient leur mouchoir � la main. L'avocat, encourag�, adressa aux jur�s des choses extr�mement fortes. Julien fr�mit, il se sentait sur le point de verser des larmes. Grand Dieu! que diront mes ennemis? 
 
Il allait c�der � l'attendrissement qui le gagnait, lorsque, heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod. 
 
Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour cette �me basse! Quand mon crime n'aurait amen� que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu'il dira de moi [Variante : , dans les soir�es d'hiver,] � Mme de R�nal! 
 
Cette id�e effa�a toutes les autres. Bient�t apr�s, Julien fut rappel� � lui-m�me par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu'il �tait convenable de lui serrer la main. Le temps avait pass� rapidement. 
 
On apporta des rafra�chissements � l'avocat et � l'accus�. Ce fut alors seulement que Julien fut frapp� d'une circonstance: aucune femme n'avait quitt� l'audience pour aller d�ner. 
 
-- Ma foi, je meurs de faim, dit l'avocat, et vous? 
 
-- Moi de m�me, r�pondit Julien. 
 
-- Voyez, voil� Mme la pr�f�te qui re�oit aussi son d�ner, lui dit l'avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien. La s�ance recommen�a. 
 
Comme le pr�sident faisait son r�sum�, minuit sonna. Le pr�sident fut oblig� de s'interrompre; au milieu du silence de l'anxi�t� universelle, le retentissement de la cloche de l'horloge remplissait la salle. 
 
Voil� le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bient�t il se sentit enflamm� par l'id�e du devoir. Il avait domin� jusque-l� son attendrissement, et gard� sa r�solution de ne point parler; mais quand le pr�sident des assises lui demanda s'il avait quelque chose � ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumi�res, lui sembl�rent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard? pensa-t-il. 
 
 � Messieurs les jur�s, 
 
� L'horreur du m�pris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir � votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est r�volt� contre la bassesse de sa fortune. 
 
� Je ne vous demande aucune gr�ce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend: elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de R�nal avait �t� pour moi comme une m�re. Mon crime est atroce, et il futpr�m�dit� . J'ai donc m�rit� la mort, messieurs les jur�s. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s'arr�ter � ce que ma jeunesse peut m�riter de piti�, voudront punir en moi et d�courager � jamais cette classe de jeunes gens qui, n�s dans une classe inf�rieure, et en quelque sorte opprim�s par la pauvret�, ont le bonheur de se procurer une bonne �ducation, et l'audace de se m�ler � ce que l'orgueil des gens riches appelle la soci�t�. 
 
� Voil� mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de s�v�rit�, que, dans le fait, je ne suis point jug� par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jur�s quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indign�s... � 
 
Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu'il avait sur le coeur; l'avocat g�n�ral, qui aspirait aux faveurs de l'aristocratie, bondissait sur son si�ge; mais malgr� le tour un peu abstrait que Julien avait donn� � la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-m�me avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint � la pr�m�ditation, � son repentir, au respect, � l'adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de R�nal ... Mme Derville jeta un cri et s'�vanouit. 
 
Une heure sonnait comme les jur�s se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n'avait abandonn� sa place; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d'abord tr�s vives; mais peu � peu, la d�cision du jury se faisant attendre, la fatigue g�n�rale commen�a � jeter du calme dans l'assembl�e. Ce moment �tait solennel; les lumi�res jetaient moins d'�clat. Julien, tr�s fatigu�, entendait discuter aupr�s de lui la question de savoir si ce retard �tait de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux �taient pour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne quittait la salle. 
 
Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jur�s s'ouvrit. M. le baron de Valenod s'avan�a d'un pas grave et th��tral, il �tait suivi de tous les jur�s. Il toussa, puis d�clara qu'en son �me et conscience la d�claration unanime du jury �tait que Julien Sorel �tait coupable de meurtre, et de meurtre avec pr�m�ditation: cette d�claration entra�nait la peine de mort; elle fut prononc�e un instant apr�s. Julien regarda sa montre, et se souvint de M. de Lavalette, il �tait deux heures et un quart. C'est aujourd'hui vendredi, pensa-t-il. 
 
Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod, qui me condamne... Je suis trop surveill� pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette... Ainsi, dans trois jours, � cette m�me heure, je saurai � quoi m'en tenir sur legrand peut-�tre . 
 
En ce moment, il entendit un cri et fut rappel� aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient; il vit que toutes les figures �taient tourn�es vers une petite tribune pratiqu�e dans le couronnement d'un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y �tait cach�e. Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit � regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient � faire traverser la foule. 
 
T�chons de ne pas appr�ter � rire � ce fripon de Valenod, pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononc� la d�claration qui entra�ne la peine de mort! tandis que ce pauvre pr�sident des assises, tout juge qu'il est depuis nombre d'ann�es, avait la larme � l'oeil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalit� aupr�s de Mme de R�nal!... Je ne la verrai donc plus! C'en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens... Que j'aurais �t� heureux de lui dire toute l'horreur que j'ai de mon crime! 
 
Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamn�. 
 
 
 
 CHAPITRE XLII 
 
 
 
En ramenant Julien en prison, on l'avait introduit dans une chambre destin�e aux condamn�s � mort. Lui qui, d'ordinaire, remarquait jusqu'aux plus petites circonstances, ne s'�tait point aper�u qu'on ne le faisait pas remonter � son donjon. Il songeait � ce qu'il dirait � Mme de R�nal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu'elle l'interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Apr�s une telle action, comment lui persuader que je l'aime uniquement? car enfin, j'ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde. 
 
En se mettant au lit il trouva des draps d'une toile grossi�re. Ses yeux se dessill�rent. Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme condamn� � mort. C'est juste. 
 
Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix: C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps; on peut bien dire: Je serai guillotin�, tu seras guillotin�, mais on ne dit pas: J'ai �t� guillotin�. 
 
Pourquoi pas, reprit Julien. s'il y a une autre vie?... Ma foi, si je trouve le Dieu des chr�tiens, je suis perdu: c'est un despote, et, comme tel, il est rempli d'id�es de vengeance; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne l'ai jamais aim�; je n'ai m�me jamais voulu croire qu'on l'aim�t sinc�rement. Il est sans piti� (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d'une mani�re abominable... 
 
Mais si je trouve le Dieu de F�nelon! Il me dira peut-�tre: Il te sera beaucoup pardonn�, parce que tu as beaucoup aim�... 
 
Ai-je beaucoup aim�? Ah! j'ai aim� Mme de R�nal, mais ma conduite a �t� atroce. L�, comme ailleurs, le m�rite simple et modeste a �t� abandonn� pour ce qui est brillant... 
 
Mais aussi, quelle perspective!... Colonel de hussards, si nous avions la guerre; secr�taire de l�gation pendant la paix; ensuite ambassadeur... car bient�t j'aurais su les affaires..., et quand je n'aurais �t� qu'un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalit� � craindre? Toutes mes sottises eussent �t� pardonn�es, ou plut�t compt�es pour des m�rites. Homme de m�rite, et jouissant de la plus grande existence � Vienne ou � Londres... 
 
-- Pas pr�cis�ment, monsieur, guillotin� dans trois jours. Julien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit. En v�rit�, l'homme a deux �tres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait � cette r�flexion maligne? 
 
Eh bien! oui, mon ami, guillotin� dans trois jours, r�pondit-il � l'interrupteur. M. de Cholin louera une fen�tre, de compte � demi avec l'abb� Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fen�tre, lequel de ces deux dignes personnages volera l'autre? 
 
Ce passage duVenceslasde Rotrou lui revint tout � coup: 
 
 LADISLAS. 
 
... Mon �me est toute pr�te. 
 
 LE ROI, p�re de Ladislas. 
 
L'�chafaud l'est aussi; portez-y votre t�te. 
 
 Belle r�ponse! pensa-t-il, et il s'endormit. Quelqu'un le r�veilla le matin en le serrant fortement. 
 
-- Quoi, d�j�! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau. 
 
C'�tait Mathilde. Heureusement, elle ne m'a pas compris. Cette r�flexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde chang�e comme par six mois de maladie: r�ellement elle n'�tait pas reconnaissable. 
 
-- Cet inf�me Frilair m'a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains; la fureur l'emp�chait de pleurer. 
 
-- N'�tais-je pas beau hier quand j'ai pris la parole? r�pondit Julien. J'improvisais, et pour la premi�re fois de ma vie! Il est vrai qu'il est � craindre que ce ne soit aussi la derni�re. 
 
Dans ce moment, Julien jouait sur le caract�re de Mathilde avec tout le sang-froid d'un pianiste habile qui touche un piano... 
 
-- L'avantage d'une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande �me de Mathilde a �lev� son amant jusqu'� elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait �t� mieux devant ses juges? 
 
Mathilde, ce jour-l�, �tait tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinqui�me �tage; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu'elle lui avait souvent inflig�. 
 
On ne conna�t point les sources du Nil, se disait Julien; il n'a point �t� donn� � l'oeil de l'homme de voir le roi des fleuves dans l'�tat de simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faible, d'abord parce qu'il ne l'est pas. Mais j'ai le coeur facile � toucher; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et m�me faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne m'ont-ils pas m�pris� pour ce d�faut! Ils croyaient que je demandais gr�ce: voil� ce qu'il ne faut pas souffrir. 
 
On dit que le souvenir de sa femme �mut Danton au pied de l'�chafaud; mais Danton avait donn� de la force � une nation de freluquets, et emp�chait l'ennemi d'arriver � Paris... Moi seul, je sais ce que j'aurais pu faire... Pour les autres, je ne suis tout au plus qu'un PEUT-�TRE. 
 
Si Mme de R�nal �tait ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde, aurais-je pu r�pondre de moi? L'exc�s de mon d�sespoir et de mon repentir e�t pass� aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du pays, pour l'ignoble peur de la mort; ils sont si fiers, ces coeurs faibles, que leur position p�cuniaire met au-dessus des tentations! Voyez ce que c'est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de me condamner � mort, que de na�tre fils d'un charpentier! On peut devenir savant, adroit, mais le coeur!... le coeur ne s'apprend pas. M�me avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plut�t qui ne peut plus pleurer, dit-il en regardant ses yeux rouges... et il la serra dans ses bras: l'aspect d'une douleur vraie lui fit oublier son syllogisme... Elle a pleur� toute la nuit peut-�tre, se dit-il; mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir! Elle se regardera comme ayant �t� �gar�e, dans sa premi�re jeunesse, par les fa�ons de penser basses d'un pl�b�ien... Le Croisenois est assez faible pour l'�pouser, et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un r�le. 
 
 Du droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l'esprit grossier des vulgaires humains. 
 
 Ah ��! voici qui est plaisant: depuis que je dois mourir, tous les vers que j'ai jamais sus en ma vie me reviennent � la m�moire. Ce sera un signe de d�cadence... 
 
Mathilde lui r�p�tait d'une voix �teinte: Il est l�, dans la pi�ce voisine. Enfin il fit attention � ces paroles. Sa voix est faible, pensa-t-il, mais tout ce caract�re imp�rieux est encore dans son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se f�cher. 
 
-- Et qui est l�? lui dit-il d'un air doux. 
 
-- L'avocat, pour vous faire signer votre appel. 
 
-- Je n'appellerai pas. 
 
-- Comment! vous n'appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux �tincelants de col�re, et pourquoi, s'il vous pla�t? 
 
-- Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop faire rire � mes d�pens. Et qui me dit que dans deux mois, apr�s un long s�jour dans ce cachot humide, je serai aussi bien dispos�? Je pr�vois des entrevues avec des pr�tres, avec mon p�re... Rien au monde ne peut m'�tre aussi d�sagr�able. Mourons. 
 
Cette contrari�t� impr�vue r�veilla toute la partie alti�re du caract�re de Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abb� de Frilair avant l'heure o� l'on ouvre les cachots de la prison de Besan�on; sa fureur retomba sur Julien. Elle l'adorait, et pendant un grand quart d'heure, il retrouva dans ses impr�cations contre son caract�re, de lui Julien, dans ses regrets de l'avoir aim�, toute cette �me hautaine qui jadis l'avait accabl� d'injures si poignantes, dans la biblioth�que de l'h�tel de La Mole. 
 
-- Le ciel devait � la gloire de ta race de te faire na�tre homme, lui dit-il. 
 
Mais quant � moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux mois dans ce s�jour d�go�tant, en butte � tout ce que la faction patricienne peut inventer d'inf�me et d'humiliant, et ayant pour unique consolation les impr�cations de cette folle... Eh bien, apr�s-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable... Fort remarquable, dit le parti m�phistoph�l�s; il ne manque jamais son coup. [ C'est un jacobin qui parle.] 
 
Eh bien, soit, � la bonne heure (Mathilde continuait � �tre �loquente). Parbleu non, se dit-il, je n'appellerai pas. 
 
Cette r�solution prise, il tomba dans la r�verie... Le courrier en passant apportera le journal � six heures comme � l'ordinaire; � huit heures, apr�s que M. de R�nal l'aura lu, Elisa marchant sur la pointe du pied, viendra le d�poser sur son lit. Plus tard elle s'�veillera: tout � coup, en lisant, elle sera troubl�e; sa jolie main tremblera; elle lira jusqu'� ces mots...A dix heures et cinq minutes il avait cess� d'exister.
 
Elle pleurera � chaudes larmes, je la connais; en vain j'ai voulu l'assassiner, tout sera oubli�. Et la personne � qui j'ai voulu �ter la vie sera la seule qui sinc�rement pleurera ma mort. 
 
Ah! ceci est une antith�se! pensa-t-il, et, pendant un grand quart d'heure que dura encore la sc�ne que lui faisait Mathilde, il ne songea qu'� Mme de R�nal. Malgr� lui, et quoique r�pondant souvent � ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait d�tacher son �me du souvenir de la chambre � coucher de Verri�res. Il voyait la gazette de Besan�on sur la courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d'un mouvement convulsif; il voyait Mme de R�nal pleurer... Il suivait la route de chaque larme sur cette figure charmante. 
 
Mlle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l'avocat. C'�tait heureusement un ancien capitaine de l'arm�e d'Italie, de 1796, o� il avait �t� camarade de Manuel. 
 
Pour la forme, il combattit la r�solution du condamn�. Julien, voulant le traiter avec estime, lui d�duisit toutes ses raisons. 
 
-- Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. F�lix Vaneau; c'�tait le nom de l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s'ouvrait sous la prison, d'ici � deux mois, vous seriez sauv�. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien. 
 
Julien lui serra la main. 
 
-- Je vous remercie, vous �tes un brave homme. A ceci je songerai. 
 
Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l'avocat, il se sentait beaucoup plus d'amiti� pour l'avocat que pour elle. 
 
 
 
 CHAPITRE XLIII 
 
 
 
Une heure apr�s, comme il dormait profond�ment, il fut �veill� par des larmes qu'il sentait couler sur sa main. Ah! c'est encore Mathilde, pensa-t-il � demi �veill�. Elle vient, fid�le � la th�orie, attaquer ma r�solution par les sentiments tendres. Ennuy� de la perspective de cette nouvelle sc�ne dans le genre path�tique, il n'ouvrit pas les yeux. Les vers de Belph�gor fuyant sa femme lui revinrent � la pens�e. 
 
Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c'�tait Mme de R�nal. 
 
-- Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s'�cria-t-il en se jetant � ses pieds. 
 
Mais pardon, madame, je ne suis qu'un assassin � vos yeux, dit-il � l'instant, en revenant � lui. 
 
-- Monsieur... je viens vous conjurer d'appeler, je sais que vous ne le voulez pas... Ses sanglots l'�touffaient; elle ne pouvait parler. 
 
-- Daignez me pardonner. 
 
-- Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort. 
 
Julien la couvrait de baisers. 
 
-- Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois? 
 
-- Je te le jure. Tous les jours, � moins que mon mari ne me le d�fende. 
 
-- Je signe! s'�cria Julien. Quoi! tu me pardonnes! est-il possible! 
 
Il la serrait dans ses bras; il �tait fou. Elle jeta un petit cri. 
 
-- Ce n'est rien, lui dit-elle, tu m'as fait mal. 
 
-- A ton �paule, s'�cria Julien fondant en larmes. Il s'�loigna un peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l'e�t dit la derni�re fois que je te vis, dans ta chambre, � Verri�res?... 
 
-- Qui m'e�t dit alors que j'�crirais � M. de La Mole cette lettre inf�me?... 
 
-- Sache que je t'ai toujours aim�e, que je n'ai aim� que toi. 
 
-- Est-il bien possible! s'�cria Mme de R�nal, ravie � son tour. 
 
Elle s'appuya sur Julien, qui �tait � ses genoux, et longtemps ils pleur�rent en silence. 
 
A aucune �poque de sa vie, Julien n'avait trouv� un moment pareil. 
 
Bien longtemps apr�s, quand on put parler: 
 
-- Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de R�nal ou plut�t cette Mlle de La Mole, car je commence en v�rit� � croire cet �trange roman! 
 
-- Il n'est vrai qu'en apparence, r�pondit Julien. C'est ma femme, mais ce n'est pas ma ma�tresse... 
 
En s'interrompant cent fois l'un l'autre, ils parvinrent � grand-peine � se raconter ce qu'ils ignoraient. La lettre �crite � M. de La Mole avait �t� faite par le jeune pr�tre qui dirigeait la conscience de Mme de R�nal, et ensuite copi�e par elle. 
 
-- Quelle horreur m'a fait commettre la religion! lui disait-elle; et encore j'ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre... 
 
Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n'avait �t� aussi fou d'amour. 
 
-- Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de R�nal dans la suite de la conversation. Je crois sinc�rement en Dieu; je crois �galement, et m�me cela m'est prouv�, que le crime que je commets est affreux, et d�s que je te vois, m�me apr�s que tu m'as tir� deux coups de pistolet... 
 
Et ici, malgr� elle, Julien la couvrit de baisers. 
 
-- Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de l'oublier... D�s que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi, ou plut�t, le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un m�lange de respect, d'amour, d'ob�issance... En v�rit�, je ne sais pas ce que tu m'inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au ge�lier, que le crime serait commis avant que j'y eusse song�. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte, je veux voir clair dans mon coeur; car dans deux mois nous nous quittons... A propos, nous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant. 
 
-- Je retire ma parole, s'�cria Julien en se levant; je n'appelle pas de la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre mani�re quelconque, tu cherches � mettre fin ou obstacle � ta vie. 
 
La physionomie de Mme de R�nal changea tout � coup; la plus vive tendresse fit place � une r�verie profonde. 
 
-- Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin. 
 
-- Qui sait ce que l'on trouve dans l'autre vie? r�pondit Julien; peut-�tre des tourments, peut-�tre rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d'une mani�re d�licieuse? Deux mois, c'est bien des jours. Jamais je n'aurai �t� aussi heureux? 
 
-- Jamais tu n'auras �t� aussi heureux! 
 
-- Jamais, r�p�ta Julien ravi, et je te parle comme je me parle � moi-m�me. Dieu me pr�serve d'exag�rer. 
 
-- C'est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et m�lancolique. 
 
-- Eh bien! tu jures, sur l'amour que tu as pour moi, de n'attenter � ta vie par aucun moyen direct, ni indirect... songe, ajouta-t-il, qu'il faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera � des laquais d�s qu'elle sera marquise de Croisenois. 
 
-- Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel �crit et sign� de ta main. J'irai moi-m�me chez M. le procureur g�n�ral. 
 
-- Prends garde, tu te compromets. 
 
-- Apr�s la d�marche d'�tre venue te voir dans ta prison, je suis � jamais, pour Besan�on et toute la Franche-Comt�, une h�ro�ne d'anecdotes, dit-elle d'un air profond�ment afflig�. Les bornes de l'aust�re pudeur sont franchies... Je suis une femme perdue d'honneur; il est vrai que c'est pour toi... 
 
Son accent �tait si triste, que Julien l'embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n'�tait plus l'ivresse de l'amour, c'�tait reconnaissance extr�me. Il venait d'apercevoir, pour la premi�re fois, toute l'�tendue du sacrifice qu'elle lui avait fait. 
 
Quelque �me charitable informa, sans doute, M. de R�nal des longues visites que sa femme faisait � la prison de Julien; car, au bout de trois jours il lui envoya sa voiture, avec l'ordre expr�s de revenir sur-le-champ � Verri�res. 
 
Cette s�paration cruelle avait mal commenc� la journ�e pour Julien. On l'avertit, deux ou trois heures apr�s, qu'un certain pr�tre intrigant et qui pourtant n'avait pu se pousser parmi les j�suites de Besan�on, s'�tait �tabli depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et l� cet homme pr�tendait jouer le martyr. Julien �tait mal dispos�, cette sottise le toucha profond�ment. 
 
Le matin il avait d�j� refus� la visite de ce pr�tre, mais cet homme s'�tait mis en t�te de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besan�on, par toutes les confidences qu'il pr�tendrait en avoir re�ues. 
 
Il d�clarait � haute voix qu'il allait passer la journ�e et la nuit � la porte de la prison: -- Dieu m'envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat... Et le bas peuple, toujours curieux d'une sc�ne, commen�ait � s'attrouper. 
 
-- Oui, mes fr�res, leur disait-il, je passerai ici la journ�e, la nuit, ainsi que toutes les journ�es, et toutes les nuits qui suivront. Le Saint-Esprit m'a parl�, j'ai une mission d'en haut; c'est moi qui dois sauver l'�me du jeune Sorel. Unissez-vous � mes pri�res, etc., etc. 
 
Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l'attention sur lui. Il songea � saisir le moment pour s'�chapper du monde incognito; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de R�nal, et il �tait �perdument amoureux. 
 
La porte de la prison �tait situ�e dans l'une des rues les plus fr�quent�es. L'id�e de ce pr�tre crott�, faisant foule et scandale, torturait son �me. -- Et, sans nul doute, � chaque instant, il r�p�te mon nom! Ce moment fut plus p�nible que la mort. 
 
Il appela deux ou trois fois, � une heure d'intervalle, un porte-clefs qui lui �tait d�vou�, pour l'envoyer voir si le pr�tre �tait encore � la porte de la prison. 
 
-- Monsieur, il est � deux genoux dans la boue, lui disait le porte-clefs; il prie � haute voix et dit les litanies pour votre �me... 
 
L'impertinent! pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un bourdonnement sourd, c'�tait le peuple r�pondant aux litanies. Pour comble d'impatience, il vit le porte-clefs lui-m�me agiter ses l�vres en r�p�tant les mots latins. 
 
-- On commence � dire, ajouta le porte-clefs, qu'il faut que vous ayez le coeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme. 
 
-- O ma patrie! que tu es encore barbare! s'�cria Julien ivre de col�re. Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer � la pr�sence du porte-clefs. 
 
-- Cet homme veut un article dans le journal, et le voil� s�r de l'obtenir. 
 
Ah! maudits provinciaux! � Paris, je ne serais pas soumis � toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme. 
 
-- Faites entrer ce saint pr�tre, dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur coulait � grands flots sur son front. Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux. 
 
Ce saint pr�tre se trouva horriblement laid, il �tait encore plus crott�. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurit� et l'humidit� du cachot. Le pr�tre voulut embrasser Julien, et se mit � s'attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie �tait trop �vidente; de sa vie Julien n'avait �t� aussi en col�re. 
 
Un quart d'heure apr�s l'entr�e du pr�tre, Julien se trouva tout � fait un l�che. Pour la premi�re fois la mort lui parut horrible. Il pensait � l'�tat de putr�faction o� serait son corps deux jours apr�s l'ex�cution, etc., etc. 
 
Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le pr�tre et l'�trangler avec sa cha�ne, lorsqu'il eut l'id�e de prier le saint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce jour-l� m�me. 
 
Or, il �tait pr�s de midi, le pr�tre d�campa. 
 
 
 
CHAPITRE XLIV 
 
 
 
D�s qu'il fut sorti, Julien pleura beaucoup, et pleura de mourir. Peu � peu il se dit que, si Mme de R�nal e�t �t� � Besan�on, il lui e�t avou� sa faiblesse... 
 
Au moment o� il regrettait le plus l'absence de cette femme ador�e, il entendit le pas de Mathilde. 
 
Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pouvoir fermer sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l'irriter. 
 
Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de pr�fet, il avait os� se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner � mort. 
 
-- Quelle id�e a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d'aller r�veiller et attaquer la petite vanit� de cettearistocratie bourgeoise ! Pourquoi parler decaste ? Il leur a indiqu� ce qu'ils devaient faire dans leur int�r�t politique: ces nigauds n'y songeaient pas et �taient pr�ts � pleurer. Cet int�r�t de caste est venu masquer � leurs yeux l'horreur de condamner � mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons � le sauver par le recours en gr�ce, sa mort sera une sorte desuicide ... 
 
Mathilde n'eut garde de dire � Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c'est que l'abb� de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile � son ambition d'aspirer � devenir son successeur. 
 
Presque hors de lui, � force de col�re impuissante et de contrari�t�: -- Allez �couter une messe pour moi, dit-il � Mathilde, et laissez-moi un instant de paix. Mathilde, d�j� fort jalouse des visites de Mme de R�nal, et qui venait d'apprendre son d�part, comprit la cause de l'humeur de Julien et fondit en larmes. 
 
Sa douleur �tait r�elle, Julien le voyait et n'en �tait que plus irrit�. Il avait un besoin imp�rieux de solitude, et comment se la procurer? 
 
Enfin, Mathilde, apr�s avoir essay� de tous les raisonnements pour l'attendrir, le laissa seul, mais presque au m�me instant Fouqu� parut. 
 
-- J'ai besoin d'�tre seul, dit-il � cet ami fid�le... 
 
Et comme il le vit h�siter: 
 
-- Je compose un m�moire pour mon recours en gr�ce... du reste... fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j'ai besoin de quelques services particuliers ce jour-l�, laisse-moi t'en parler le premier. 
 
Quand Julien se fut enfin procur� la solitude, il se trouva plus accabl� et plus l�che qu'auparavant. Le peu de forces qui restait � cette �me affaiblie, avait �t� �puis� � d�guiser son �tat � Mlle de La Mole et � Fouqu�. 
 
Vers le soir, une id�e le consola: 
 
Si ce matin, dans le moment o� la mort me paraissait si laide, on m'e�t averti pour l'ex�cution, l' oeil du public e�t �t� aiguillon de gloire ; peut-�tre ma d�marche e�t-elle eu quelque chose d'empes�, comme celle d'un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s'il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse... mais personnene l'e�t vue.
 
Et il se sentit d�livr� d'une partie de son malheur. Je suis un l�che en ce moment, se r�p�tait-il en chantant, mais personne ne le saura. 
 
Un �v�nement presque plus d�sagr�able encore l'attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son p�re annon�ait sa visite; ce jour-l�, avant le r�veil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot. 
 
Julien se sentit faible, il s'attendait aux reproches les plus d�sagr�ables. Pour achever de compl�ter sa p�nible sensation, ce matin-l� il �prouvait vivement le remords de ne pas aimer son p�re. 
 
Le hasard nous a plac�s l'un pr�s de l'autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait � peu pr�s tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup. 
 
Les reproches s�v�res du vieillard commenc�rent d�s qu'ils furent sans t�moin. 
 
Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exag�rer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui r�gnent � Verri�res! Ils sont bien grands en France, ils r�unissent tous les avantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins me dire: Ils re�oivent de l'argent, il est vrai, tous les honneurs s'accumulent sur eux, mais moi j'ai la noblesse du coeur. 
 
Et voil� un t�moin que tous croiront, et qui certifiera � tout Verri�res, et en l'exag�rant, que j'ai �t� faible devant la mort! J'aurai �t� un l�che dans cette �preuve que tous comprennent! 
 
Julien �tait pr�s du d�sespoir. Il ne savait comment renvoyer son p�re. Et feindre de mani�re � tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout � fait au-dessus de ses forces. 
 
Son esprit parcourait rapidement tous les possibles. 
 
--J'ai fait des �conomies!s'�cria-t-il tout � coup. 
 
Ce mot de g�nie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien. 
 
-- Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet produit lui avait �t� tout sentiment d'inf�riorit�. 
 
Le vieux charpentier br�lait du d�sir de ne pas laisser �chapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie � ses fr�res. Il parla longtemps et avec feu. Julien put �tre goguenard. 
 
-- Eh bien! le Seigneur m'a inspir� pour mon testament. Je donnerai mille francs � chacun de mes fr�res et le reste � vous. 
 
-- Fort bien, dit le vieillard, ce reste m'est d�; mais puisque Dieu vous a fait la gr�ce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon chr�tien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre �ducation que j'ai avanc�s, et auxquels vous ne songez pas... 
 
Voil� donc l'amour de p�re! se r�p�tait Julien l'�me navr�e, lorsqu'enfin il fut seul. Bient�t parut le ge�lier. 
 
-- Monsieur, apr�s la visite des grands parents, j'apporte toujours � mes h�tes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela r�jouit le coeur. 
 
-- Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d'enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le corridor. 
 
Le ge�lier lui amena deux gal�riens tomb�s en r�cidive et qui se pr�paraient � retourner au bagne. C'�taient des sc�l�rats fort gais et r�ellement tr�s remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid. 
 
-- Si vous me donnez vingt francs, dit l'un d'eux � Julien, je vous conterai ma vie en d�tail. C'est duchenu . 
 
-- Mais vous allez me mentir? dit Julien. 
 
-- Non pas, r�pondit-il; mon ami que voil�, et qui est jaloux de mes vingt francs, me d�noncera si je dis faux. 
 
Son histoire �tait abominable. Elle montrait un coeur courageux, o� il n'y avait plus qu'une passion, celle de l'argent. 
 
Apr�s leur d�part, Julien n'�tait plus le m�me homme. Toute sa col�re contre lui-m�me avait disparu. La douleur atroce, envenim�e par la pusillanimit�, � laquelle il �tait en proie depuis le d�part de Mme de R�nal, s'�tait tourn�e en m�lancolie. 
 
A mesure que j'aurais �t� moins dupe des apparences, se disait-il, j'aurais vu que les salons de Paris sont peupl�s d'honn�tes gens tels que mon p�re, ou de coquins habiles tels que ces gal�riens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se l�vent le matin avec cette pens�e poignante: Comment d�nerai-je? Et ils vantent leur probit�! et, appel�s au jury, ils condamnent fi�rement l'homme qui a vol� un couvert d'argent parce qu'il se sentait d�faillir de faim. 
 
Mais y a-t-il une cour, s'agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honn�tes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils � ceux que la n�cessit� de d�ner a inspir�s � ces deux gal�riens... 
 
Il n'y a point dedroit naturel : ce mot n'est qu'une antique niaiserie bien digne de l'avocat g�n�ral qui m'a donn� chasse l'autre jour, et dont l'a�eul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a dedroitque lorsqu'il y a une loi pour d�fendre de faire telle chose, sous peine de punition. Avant la loi il n'y a denaturelque la force du lion, ou le besoin de l'�tre qui a faim, qui a froid, lebesoinen un mot... non, les gens qu'on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n'�tre pas pris en flagrant d�lit. L'accusateur que la soci�t� lance apr�s moi, a �t� enrichi par une infamie... J'ai commis un assassinat, et je suis justement condamn�, mais, � cette seule action pr�s, le Valenod qui m'a condamn� est cent fois plus nuisible � la soci�t�. 
 
Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans col�re, malgr� son avarice, mon p�re vaut mieux que tous ces hommes-l�. Il ne m'a jamais aim�. Je viens combler la mesure en le d�shonorant par une mort inf�me. Cette crainte de manquer d'argent, cette vue exag�r�e de la m�chancet� des hommes qu'on appelleavarice , lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de s�curit� dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche apr�s d�ner, il montrera son or � tous ses envieux de Verri�res. A ce prix, leur dira son regard, lequel d'entre vous ne serait pas charm� d'avoir un fils guillotin�? 
 
Cette philosophie pouvait �tre vraie, mais elle �tait de nature � faire d�sirer la mort. Ainsi se pass�rent cinq longues journ�es. Il �tait poli et doux envers Mathilde, qu'il voyait exasp�r�e par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait s�rieusement � se donner la mort. Son �me �tait �nerv�e par le malheur profond o� l'avait jet� le d�part de Mme de R�nal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie r�elle, ni dans l'imagination. Le d�faut d'exercice commen�ait � alt�rer sa sant� et � lui donner le caract�re exalt� et faible d'un jeune �tudiant allemand. Il perdait cette m�le hauteur qui repousse par un �nergique jurement certaines id�es peu convenables, dont l'�me des malheureux est assaillie. 
 
J'ai aim� la v�rit�... O� est-elle?... Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, m�me chez les plus vertueux, m�me chez les plus grands; et ses l�vres prirent l'expression du d�go�t... Non, l'homme ne peut pas se fier � l'homme. 
 
Mme de ** faisant une qu�te pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? Napol�on � Sainte-H�l�ne!... Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome. 
 
Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler s�v�rement au devoir, s'abaisse jusqu'au charlatanisme, � quoi s'attendre du reste de l'esp�ce?... 
 
O� est la v�rit�? Dans la religion... Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extr�me m�pris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castan�de... Peut-�tre dans le vrai christianisme, dont les pr�tres ne seraient pas plus pay�s que les ap�tres ne l'ont �t�?... Mais saint Paul fut pay� par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi... 
 
Ah! s'il y avait une vraie religion... Sot que je suis! je vois une cath�drale gothique, des vitraux v�n�rables; mon coeur faible se figure le pr�tre de ces vitraux... Mon �me le comprendrait, mon �me en a besoin... Je ne trouve qu'un fat avec des cheveux sales... aux agr�ments pr�s, un chevalier de Beauvoisis. 
 
Mais un vrai pr�tre, un Massillon, un F�nelon... Massillon a sacr� Dubois. LesM�moires de Saint-Simonm'ont g�t� F�nelon; mais enfin un vrai pr�tre... Alors les �mes tendres auraient un point de r�union dans le monde... Nous ne serions pas isol�s... Ce bon pr�tre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger... mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini... 
 
Il fut agit� par tous les souvenirs de cette Bible qu'il savait par coeur... Mais comment, d�s qu'on seratrois ensemble , croire � ce grand nom de DIEU, apr�s l'abus effroyable qu'en font nos pr�tres? 
 
Vivre isol�!... Quel tourment!... 
 
Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isol� ici dans ce cachot; mais je n'ai pas v�cu isol� sur la terre; j'avais la puissante id�e du devoir . Le devoir que je m'�tais prescrit, � tort ou � raison... a �t� comme le tronc d'un arbre solide auquel je m'appuyais pendant l'orage; je vacillais, j'�tais agit�. Apr�s tout je n'�tais qu'un homme... mais je n'�tais pas emport�. 
 
C'est l'air humide de ce cachot qui me fait penser � l'isolement... 
 
Et pourquoi �tre encore hypocrite en maudissant l'hypocrisie? Ce n'est ni la mort, ni le cachot, ni l'air humide, c'est l'absence de Mme de R�nal qui m'accable. Si, � Verri�res, pour la voir, j'�tais oblig� de vivre des semaines enti�res, cach� dans les caves de sa maison, est-ce que je me plaindrais? 
 
L'influence de mes contemporains l'emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-m�me, � deux pas de la mort, je suis encore hypocrite... O dix-neuvi�me si�cle! 
 
... Un chasseur tire un coup de fusil dans une for�t, sa proie tombe, il s'�lance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmili�re haute de deux pieds, d�truit l'habitation des fourmis, s�me au loin les fourmis, leurs oeufs... Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable: la botte du chasseur, qui tout � coup a p�n�tr� dans leur demeure avec une incroyable rapidit�, et pr�c�d�e d'un bruit �pouvantable, accompagn� de gerbes d'un feu rouge�tre... 
 
Ainsi la mort, la vie, l'�ternit�, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir... 
 
Une mouche �ph�m�re na�t � neuf heures du matin dans les grands jours d'�t�, pour mourir � cinq heures du soir; comment comprendrait-elle le motnuit ? 
 
Donnez-lui cinq heures d'existence de plus, elle voit et comprend ce que c'est que la nuit. 
 
Ainsi moi, je mourrai � vingt-trois ans. Donnez-moi cinq ann�es de vie de plus, pour vivre avec Mme de R�nal. 
 
Il se mit � rire comme M�phistoph�l�s. Quelle folie de discuter ces grands probl�mes! 
 
1� Je suis hypocrite comme s'il y avait l� quelqu'un pour m'�couter. 
 
2� J'oublie de vivre et d'aimer, quand il me reste si peu de jours � vivre... H�las! Mme de R�nal est absente; peut-�tre son mari ne la laissera plus revenir � Besan�on, et continuer � se d�shonorer. 
 
Voil� ce qui m'isole, et non l'absence d'un Dieu juste, tout-puissant, point m�chant, point avide de vengeance. 
 
Ah! s'il existait... H�las! je tomberais � ses pieds. J'ai m�rit� la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j'aime! 
 
La nuit �tait alors fort avanc�e. Apr�s une heure ou deux d'un sommeil paisible, arriva Fouqu�. 
 
Julien se sentait fort et r�solu comme l'homme qui voit clair dans son �me. 
 
 
 
 CHAPITRE XLV 
 
 
 
-- Je ne veux pas jouer � ce pauvre abb� Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il � Fouqu�; il n'en d�nerait pas de trois jours. Mais t�che de me trouver un jans�niste, ami de M. Pirard et inaccessible � l'intrigue. 
 
Fouqu� attendait cette ouverture avec impatience. Julien s'acquitta avec d�cence de tout ce qu'on doit � l'opinion, en province. Gr�ce � M. l'abb� de Frilair, et malgr� le mauvais choix de son confesseur, Julien �tait dans son cachot le prot�g� de la congr�gation; avec plus d'esprit de conduite, il e�t pu s'�chapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n'en fut que plus heureux au retour de Mme de R�nal. 
 
-- Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l'embrassant; je me suis sauv�e de Verri�res... 
 
Julien n'avait point de petit amour-propre � son �gard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui. 
 
Le soir, � peine sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le pr�tre qui s'�tait attach� � Julien comme � une proie; comme il ne voulait que se mettre en cr�dit aupr�s des jeunes femmes appartenant � la haute soci�t� de Besan�on, Mme de R�nal l'engagea facilement � aller faire une neuvaine � l'abbaye de Bray-le-Haut. 
 
Aucune parole ne peut rendre l'exc�s et la folie de l'amour de Julien. 
 
A force d'or, et en usant et abusant du cr�dit de sa tante, d�vote c�l�bre et riche, Mme de R�nal obtint de le voir deux fois par jour. 
 
A cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'� l'�garement. M. de Frilair lui avait avou� que tout son cr�dit n'allait pas jusqu'� braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d'une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de R�nal afin de conna�tre ses moindres d�marches. M. de Frilair �puisait toutes les ressources d'un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien �tait indigne d'elle. 
 
Au milieu de tous ces tourments elle ne l'en aimait que plus, et presque chaque jour, lui faisait une sc�ne horrible. 
 
Julien voulait � toute force �tre honn�te homme jusqu'� la fin envers cette pauvre jeune fille qu'il avait si �trangement compromise; mais, � chaque instant, l'amour effr�n� qu'il avait pour Mme de R�nal l'emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir � bout de persuader Mathilde de l'innocence des visites de sa rivale: d�sormais, la fin du drame doit �tre bien proche, se disait-il; c'est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler. 
 
Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s'�tait permis des propos d�sagr�ables sur la disparition de Mathilde; M. de Croisenois alla le prier de les d�mentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes � lui adress�es, et remplies de d�tails rapproch�s avec tant d'art qu'il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la v�rit�. 
 
M. de Thaler se permit des plaisanteries d�nu�es de finesse. Ivre de col�re et de malheur, M. de Croisenois exigea des r�parations tellement fortes, que le millionnaire pr�f�ra un duel. La sottise triompha; et l'un des hommes de Paris les plus dignes d'�tre aim�s trouva la mort � moins de vingt-quatre ans. 
 
Cette mort fit une impression �trange et maladive sur l'�me affaiblie de Julien. 
 
-- Le pauvre Croisenois, disait-il � Mathilde, a �t� r�ellement bien raisonnable et bien honn�te homme envers nous; il e�t d� me ha�r lors de vos imprudences dans le salon de madame votre m�re, et me chercher querelle; car la haine qui succ�de au m�pris est ordinairement furieuse... 
 
La mort de M. de Croisenois changea toutes les id�es de Julien sur l'avenir de Mathilde; il employa plusieurs journ�es � lui prouver qu'elle devait accepter la main de M. de Luz. 
 
-- C'est un homme timide, point trop j�suite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D'une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duch� dans sa famille, il ne fera aucune difficult� d'�pouser la veuve de Julien Sorel. 
 
-- Et une veuve qui m�prise les grandes passions, r�pliqua froidement Mathilde; car elle a assez v�cu pour voir, apr�s six mois, son amant lui pr�f�rer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs. 
 
-- Vous �tes injuste; les visites de Mme de R�nal fourniront des phrases singuli�res � l'avocat de Paris charg� de mon recours en gr�ce; il peindra le meurtrier honor� des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-�tre un jour vous me verrez le sujet de quelque m�lodrame, etc. 
 
Une jalousie furieuse et impossible � venger, la continuit� d'un malheur sans espoir (car, m�me en supposant Julien sauv�, comment regagner son coeur?), la honte et la douleur d'aimer plus que jamais cet amant infid�le, avaient jet� Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empress�s de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouqu�, ne pouvaient la faire sortir. 
 
Pour Julien, except� dans les moments usurp�s par la pr�sence de Mathilde, il vivait d'amour et sans presque songer � l'avenir. Par un �trange effet de cette passion, quand elle est extr�me et sans feinte aucune, Mme de R�nal partageait presque son insouciance et sa douce gaiet�. 
 
-- Autrefois, lui disait Julien, quand j'aurais pu �tre si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entra�nait mon �me dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon coeur ce bras charmant qui �tait si pr�s de mes l�vres, l'avenir m'enlevait � toi; j'�tais aux innombrables combats que j'aurais � soutenir pour b�tir une fortune colossale... Non, je serais mort sans conna�tre le bonheur, si vous n'�tiez venue me voir dans cette prison. 
 
Deux �v�nements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout jans�niste qu'il �tait, ne fut point � l'abri d'une intrigue de j�suites, et, � son insu, devint leur instrument. 
 
Il vint lui dire un jour qu'� moins de tomber dans l'affreux p�ch� du suicide, il devait faire toutes les d�marches possibles pour obtenir sa gr�ce. Or, le clerg� ayant beaucoup d'influence au Minist�re de la justice � Paris, un moyen facile se pr�sentait: il fallait se convertir avec �clat... 
 
-- Avec �clat! r�p�ta Julien. Ah! je vous y prends, vous aussi, mon p�re, jouant la com�die comme un missionnaire... 
 
-- Votre �ge, reprit gravement le jans�niste, la figure int�ressante que vous tenez de la Providence, le motif m�me de votre crime, qui reste inexplicable, les d�marches h�ro�ques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu'� l'�tonnante amiti� que montre pour vous votre victime, tout a contribu� � vous faire le h�ros des jeunes femmes de Besan�on. Elles ont tout oubli� pour vous, m�me la politique... 
 
Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez �tre d'une utilit� majeure � la religion, et moi j'h�siterais par la frivole raison que les j�suites suivraient la m�me marche en pareille occasion! Ainsi, m�me dans ce cas particulier qui �chappe � leur rapacit�, ils nuiraient encore! Qu'il n'en soit pas ainsi... Les larmes que votre conversion fera r�pandre annuleront l'effet corrosif de dix �ditions des oeuvres impies de Voltaire. 
 
-- Et que me restera-t-il, r�pondit froidement Julien, si je me m�prise moi-m�me? J'ai �t� ambitieux, je ne veux point me bl�mer; alors, j'ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais � vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais � quelque l�chet�... 
 
L'autre incident qui fut bien autrement sensible � Julien, vint de Mme de R�nal. Je ne sais quelle amie intrigante �tait parvenue � persuader � cette �me na�ve et si timide qu'il �tait de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d'aller se jeter aux genoux du roi Charles X. 
 
Elle avait fait le sacrifice de se s�parer de Julien, et apr�s un tel effort, le d�sagr�ment de se donner en spectacle, qui en d'autres temps lui e�t sembl� pire que la mort, n'�tait plus rien � ses yeux. 
 
-- J'irai au roi, j'avouerai hautement que tu es mon amant: la vie d'un homme et d'un homme tel que Julien doit l'emporter sur toutes les consid�rations. Je dirai que c'est par jalousie que tu as attent� � ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauv�s dans ce cas par l'humanit� du jury, ou celle du roi... 
 
-- Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison, s'�cria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de d�sespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune d�marche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette id�e d'aller � Paris n'est pas de toi. Dis-moi le nom de l'intrigante qui te l'a sugg�r�e... 
 
Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence; mon crime n'est que trop �vident. Mlle de La Mole a tout cr�dit � Paris, crois bien qu'elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j'ai contre moi tous les gens riches et consid�r�s. Ta d�marche aigrirait encore ces gens riches et surtout mod�r�s, pour qui la vie est chose si facile... N'appr�tons point � rire aux Maslon, aux Valenod et � mille gens qui valent mieux. 
 
Le mauvais air du cachot devenait insupportable � Julien. Par bonheur, le jour o� on lui annon�a qu'il fallait mourir, un beau soleil r�jouissait la nature, et Julien �tait en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation d�licieuse, comme la promenade � terre pour le navigateur qui longtemps a �t� � la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage. 
 
Jamais cette t�te n'avait �t� aussi po�tique qu'au moment o� elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouv�s jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule � sa pens�e et avec une extr�me �nergie. 
 
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. 
 
L'avant-veille, il avait dit � Fouqu�: 
 
-- Pour de l'�motion, je ne puis en r�pondre; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fi�vre o� je ne me reconnais pas; mais de la peur, non on ne me verra point p�lir. 
 
Il avait pris ses arrangements d'avance pour que le matin du dernier jour, Fouqu� enlev�t Mathilde et Mme de R�nal. 
 
-- Emm�ne-les dans la m�me voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l'une de l'autre, ou se t�moigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur. 
 
Julien avait exig� de Mme de R�nal le serment qu'elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde. 
 
-- Qui sait? peut-�tre avons-nous encore des sensations apr�s notre mort, disait-il un jour � Fouqu�. J'aimerais assez � reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verri�res. Plusieurs fois, je te l'ai cont�, retir� la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l'ambition a enflamm� mon coeur: alors c'�tait ma passion... Enfin, cette grotte m'est ch�re, et l'on ne peut disconvenir qu'elle ne soit situ�e d'une fa�on � faire envie � l'�me d'un philosophe... Eh bien! ces bons congr�ganistes de Besan�on font argent de tout; si tu sais t'y prendre, ils te vendront ma d�pouille mortelle... 
 
Fouqu� r�ussit dans cette triste n�gociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, aupr�s du corps de son ami, lorsqu'� sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d'heures auparavant, il l'avait laiss�e � dix lieues de Besan�on. Elle avait le regard et les yeux �gar�s. 
 
-- Je veux le voir, lui dit-elle. 
 
Fouqu� n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; l� �tait envelopp� ce qui restait de Julien. 
 
Elle se jeta � genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqu� d�tourna les yeux. 
 
Il entendit Mathilde marcher avec pr�cipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqu� eut la force de la regarder, elle avait plac� sur une petite table de marbre, devant elle, la t�te de Julien, et la baisait au front... 
 
Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'�tait choisi. Un grand nombre de pr�tres escortaient la bi�re et, � l'insu de tous, seule dans sa voiture drap�e, elle porta sur ses genoux la t�te de l'homme qu'elle avait tant aim�. 
 
Arriv�s ainsi vers le point le plus �lev� d'une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illumin�e d'un nombre infini de cierges, vingt pr�tres c�l�br�rent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne travers�s par le convoi l'avaient suivi, attir�s par la singularit� de cette �trange c�r�monie. 
 
Mathilde parut au milieu d'eux en longs v�tements de deuil, et, � la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pi�ces de cinq francs. 
 
Rest�e seule avec Fouqu�, elle voulut ensevelir de ses propres mains la t�te de son amant. Fouqu� faillit en devenir fou de douleur. 
 
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut orn�e de marbres sculpt�s � grands frais, en Italie. 
 
Mme de R�nal fut fid�le � sa promesse. Elle ne chercha en aucune mani�re � attenter � sa vie; mais trois jours apr�s Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.