Théâtre - Sophocle - Ajax

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Le 24.06.2006 à 13:25.
AJAX

Sophocle


traduction de Leconte de Lisle


ATHÈNA.

Ô fils de Laertès, je te vois toujours à l'affût et cherchant à assaillir l'ennemi. Et voici que je te rencontre auprès des tentes marines d'Aias, à l'extrémité de la flotte, déjà en chasse et mesurant les traces récentes de l'homme, afin de savoir s'il est dedans ou dehors. Tu es venu conduit comme par le flair sagace d'une chienne Lakainienne, car cet homme est là, la tête trempée de sueur et les mains ensanglantées. Tu n'as pas besoin d'épier davantage à travers cette porte. Dis-moi la raison des peines que tu t'es données, afin que je t'apprenne ce que je sais de celui-ci.

ODYSSEUS.

Ô voix d'Athèna, de celle de toutes les déesses qui m'est la plus chère ! Bien que tu restes invisible, ta parole entre dans mes oreilles et résonne dans mon esprit, telle que le son éclatant de la trompette d'airain des Tyrrhéniens ! Et, maintenant, tu as bien compris que je rôdais autour de cet ennemi, Aias, le porteur de bouclier ; car c'est lui-même, et non un autre, que j'épie depuis longtemps. Cette nuit, il a commis contre nous une action mauvaise que nous n'avons pas vue ; s'il l'a commise cependant, car nous ne savons rien de sûr, et nous errons incertains. C'est pourquoi je me suis donné la tâche d'aller à la découverte. Nous avons trouvé tout le bétail du butin mort et égorgé par une main inconnue avec les gardiens du troupeau. Tous accusent Aias de cette action ; et un des gardes m'a rapporté et m'a affirmé qu'il l'avait vu marchant seul à grands pas à travers la plaine, tenant une épée récemment teinte de sang. J'ai aussitôt suivi ses traces et voici que j'en trouve quelques-unes non douteuses et d'autres dont je suis troublé ; et je ne sais qui me donnera une certitude. Ainsi tu viens à temps, car, pour les choses passées et pour les choses futures, je suis conduit par toi.

ATHÈNA.

Je savais cela, Odysseus, et je me suis mise en chemin depuis longtemps pour te protéger et favoriser ta chasse.

ODYSSEUS.

Chère maîtresse, ai-je pris une peine qui ne sera point inutile ?

ATHÈNA.

Certes ! car c'est lui qui a fait ces choses.

ODYSSEUS.

Par quelle démence furieuse a-t-il agi ainsi ?

ATHÈNA.

Plein de fureur de ce que les armes d'Akhilleus lui aient été refusées.

ODYSSEUS.

Et pourquoi s'est-il rué sur des troupeaux ?

ATHÈNA.

Il était persuadé qu'il trempait ses mains dans votre sang.

ODYSSEUS.

Il méditait donc ce meurtre contre les Argiens ?

ATHÈNA.

Et il l'eût fait, si j'avais été négligente.

ODYSSEUS.

Par quelle audace et par quelle arrogance d'esprit ?

ATHÈNA.

La nuit, et furtivement, il est sorti seul contre vous.

ODYSSEUS.

A-t-il approché de très près ? A-t-il atteint le terme du chemin ?

ATHÈNA.

Il touchait déjà aux tentes des deux chefs.

ODYSSEUS.

Et comment a-t-il arrêté sa main avide de meurtre ?

ATHÈNA.

Je lui ai refusé cette joie irrémédiable, ayant jeté des images mensongères dans ses yeux. Et je l'ai détourné vers le bétail du butin, vers les troupeaux mêlés, non encore partagés, et que les bouviers gardaient confusément. Et il s'est rué, massacrant les bœufs porteurs de cornes, frappant çà et là, pensant tuer de sa main les Atréides, et se jetant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Et moi j'excitais l'homme en proie à la démence furieuse et je le poussais dans des embûches. Enfin, se reposant de sa tâche, il a lié les bœufs survivants et les autres troupeaux, et il les a tous emmenés dans ses tentes, certain de posséder des hommes et non des bêtes cornues ; et maintenant il les tourmente, liés dans sa tente. Mais je rendrai son mal manifeste, afin que tu le voies et que tu le racontes à tous les Argiens. Reste ici avec confiance et ne crains rien de cet homme. Je tournerai ses yeux d'un autre côté de peur qu'il n'aperçoive ton visage. Holà ! toi qui étreins avec des liens des mains captives ! Aias, je t'appelle, viens ici, sors.

ODYSSEUS.

Que fais-tu, Athéna ? Ne l'appelle point au dehors.

ATHÈNA.

Tais-toi et ne crains rien.

ODYSSEUS.

Par les dieux ! qu'il reste plutôt dans sa tente !

ATHÈNA.

Qu'as-tu donc ? Celui-ci n'a-t-il pas toujours été un homme ?

ODYSSEUS.

Il est mon ennemi, et maintenant plus encore.

ATHÈNA.

N'est-il pas très doux de rire de ses ennemis ?

ODYSSEUS.

Il me suffit qu'il reste dans sa tente.

ATHÈNA.

Tu crains de voir un homme manifestement en démence ?

ODYSSEUS.

S'il était sain d'esprit, je ne craindrais pas de le regarder.

ATHÈNA.

Mais, maintenant, il ne te verra pas, même de près.

ODYSSEUS.

Comment, s'il regarde avec ses yeux ?

ATHÈNA.

Je répandrai un brouillard sur ses yeux qui voient.

ODYSSEUS.

Tout peut être fait, quand un dieu y travaille.

ATHÈNA.

Maintenant sois muet et reste où tu es.

ODYSSEUS.

Je resterai. Cependant j'aimerais mieux être loin d'ici.

ATHÈNA.

Holà ! toi, Aias, je t'appelle de nouveau. Pourquoi fais-tu si peu de cas de ta protectrice ?

AIAS.

Salut, ô Athèna, salut, fille de Zeus ! Combien tu viens à temps ! Je te comblerai de dépouilles dorées, en retour de ce butin.

ATHÈNA.

Tu as bien dit ; mais apprends-le-moi : As-tu bien trempé ton épée dans le sang des Argiens ?

AIAS.

Je puis m'en glorifier et je ne nierai point le fait.

ATHÈNA.

As-tu porté une main armée sur les Atréides ?

AIAS.

De façon à ce qu'ils n'outragent plus Aias.

ATHÈNA.

Ils ont péri, si je comprends tes paroles ?

AIAS.

Ils sont morts. Qu'ils m'arrachent mes armes maintenant !

ATHÈNA.

Bien. Mais le fils de Laertès ? Quel a été son sort ? Est-ce qu'il t'a échappé ?

AIAS.

Tu demandes où est ce renard subtil ?

ATHÈNA.

Sans doute : je parle d'Odysseus, ton adversaire.

AIAS.

Il est lié dans ma tente, ô maîtresse, et c'est un spectacle très doux pour moi. Je ne veux pas qu'il meure encore.

ATHÈNA.

Que feras-tu avant cela ? Quel profit en retireras-tu ?

AIAS.

Auparavant, l'ayant lié à une colonne de la demeure…

ATHÈNA.

Quel mal feras-tu au malheureux ?

AIAS.

Il faut qu'il ait, avant de mourir, le dos tout saignant du fouet.

ATHÈNA.

Ne déchire pas ainsi ce malheureux.

AIAS.

Je ferai toutes les autres choses qui te plairont, Athèna ; mais il subira ce châtiment, non un autre.

ATHÈNA.

Puisqu'il te plaît d'agir ainsi, frappe, et n'oublie rien de ce que tu veux faire.

AIAS.

Je vais agir, et je te demande de me venir ainsi toujours en aide.

ATHÈNA.

Vois, Odysseus, combien est grande la puissance des dieux. As-tu jamais rencontré un homme plus sensé et meilleur dans l'action que ne l'était celui-ci ?

ODYSSEUS.

Personne, à la vérité. J'ai pitié de ce malheureux, bien qu'il soit mon ennemi, parce qu'il est en proie à une destinée mauvaise, et je songe à la mienne autant qu'à la sienne, car nous ne sommes, nous tous qui vivons, rien autre chose que des images et des ombres vaines.

ATHÈNA.

Puisque tu vois ceci, garde-toi de jamais parler insolemment des dieux, et de ne point t'enfler d'orgueil, si tu l'emportes sur quelqu'un par ta force ou par l'abondance des richesses. Un seul jour abaisse ou relève les choses humaines. Les dieux aiment les modestes et haïssent les impies.

LE CHŒUR.

Télamonien, qui possèdes Salamis entourée des flots, si tu prospères, je me réjouis ; mais si la haine de Zeus ou la parole violente et mauvaise des Danaens t'assiège, alors je suis saisi d'une grande crainte, et je frémis comme l'œil de la colombe ailée. Ainsi les hautes clameurs d'un bruit sinistre nous ont appris que, la nuit passée, te ruant dans la prairie où paillent les chevaux, tu as égorgé les troupeaux des Danaens et tué par le fer luisant tout ce qui restait du butin de la lance. Odysseus répand de telles rumeurs, et il les murmure à l'oreille de tous, et il les persuade sans peine. Les choses qu'il dit de toi sont aisément crues, et quiconque l'entend insulte à tes misères et s'en réjouit plus encore que celui qui les révèle. Les injures qu'on lance aux grands hommes ne dévient pas facilement ; mais qui en dirait autant de moi ne persuaderait point, car l'envie court au puissant. Les humbles, cependant, sans les puissants, sont d'un faible appui pour la cité. L'humble prospère à l'aide des puissants, et l'homme puissant s'élève à l'aide des humbles. Mais on ne peut enseigner ces choses vraies à des insensés. Et, maintenant, tu es assailli par la clameur des hommes ; et, sans toi, nous ne pouvons nous y opposer, ô roi, car, ayant fui de tes yeux, ils bavardent comme une bande d'oiseaux. Mais, si tu t'avançais, épouvantés par le grand vautour, ils garderaient aussitôt le silence et resteraient muets.

Strophe.

Est-ce donc la fille de Zeus, portée par des taureaux, Artémis, – ô nouvelle terrible ! – ô mère de ma honte ! – qui t'a poussé contre ces troupeaux de bœufs qui sont à tous, soit qu'elle ait été laissée sans récompense de quelque victoire ou de quelque chasse, soit qu'elle ait été frustrée d'illustres dépouilles ? Est-ce Arès, vêtu d'une cuirasse d'airain, qui, te reprochant l'aide de sa lance, a vengé son injure par ces embûches nocturnes ?

Antistrophe.

Télamonien, ce n'est point de toi-même, en effet, que tu as cédé à cette démence de te ruer contre des troupeaux. N'as-tu pas été saisi plutôt d'un mal divin ? Que Zeus et Phoibos répriment donc les mauvaises paroles des Argiens ! Si les deux grands rois, ou quelqu'un de la très inique race des Sisyphides, répandent ces mensonges furtivement ourdis, je t'adjure, ô roi, ne reste pas plus longtemps inerte dans tes tentes marines, de peur de confirmer contre toi ce bruit mauvais.

Épôde.

Mais lève-toi de tes demeures où tu es resté longuement dans une anxieuse inaction, irritant ainsi ton mal Ouranien. Pendant ce temps, la rage de tes ennemis, que nulle crainte ne réprime, se déploie impunément, comme le feu dans les vallées où souffle le vent. Avec des éclats de rire, ils te couvrent de très amers outrages, et je suis rongé de douleur.

TEKMÈSSA.

Compagnons marins d'Aias, issus des Érekhthéides nés de Gaia, il nous faut gémir, nous qui avons souci de la maison de Télamôn, car le terrible, le grand, le très vigoureux Aias gît maintenant en proie à la violence du mal.

LE CHŒUR.

Quelle calamité la nuit a-t-elle amenée après un jour tranquille ? Dis, enfant du Phrygien Téleutas, toi que le violent Aias aime et honore comme la compagne de son lit, toi, sa captive. Sachant la vérité, tu peux nous l'enseigner par tes paroles.

TEKMÈSSA.

Comment rappellerai-je cette chose affreuse ? Tu apprendras un malheur non moins terrible que la mort. Cette nuit, l'illustre Aias, saisi de démence, s'est couvert d'ignominie. Tu peux voir dans sa tente les bêtes massacrées et saignantes, victimes de l'homme.

LE CHŒUR.

Strophe.

Quelle nouvelle nous apportes-tu de l'homme furieux ? Chose accablante, inéluctable, qu'ont répandue les rumeurs des princes Danaens et que la parole publique accroît encore ! Hélas ! je crains le mal qui doit suivre. Il est manifeste qu'il devra mourir, l'homme qui a massacré d'une main furieuse et de l'épée ensanglantée les troupeaux et leurs pasteurs cavaliers.

TEKMÈSSA.

Hélas ! c'est donc de là, c'est de là qu'il est revenu, menant les troupeaux chargés de liens ; et il a égorgé les uns couchés contre terre, et il a coupé les autres par le milieu, à travers les côtes. Et il a saisi deux béliers blancs, et il a tranché la tête de l'un et le bout de la langue qu'il a jetée au loin ; et, l'autre, il l'a attaché debout contre une colonne avec une courroie de cheval, le frappant d'un fouet double et l'accablant de paroles insultantes qu'un daimôn seul, et non un homme, lui a enseignées.

LE CHŒUR.

Antistrophe.

Voici le moment où chacun, se cachant la tête, doit prendre la fuite en secret, ou, s'asseyant au banc des rameurs, éloigner à la force des avirons la nef qui court sur la mer ; car les deux chefs Atréides éclatent en menaces contre nous. Je crains de subir une mort misérable sous les pierres et d'être soumis au même supplice que celui-ci que presse l'inévitable force de la destinée.

TEKMÈSSA.

Elle ne le presse plus. Sa fureur est tombée comme a coutume de tomber le souffle violent du Notos que n'accompagne point le brillant éclair. Mais, ayant recouvré l'esprit, il est maintenant tourmenté d'une douleur nouvelle ; car, contempler ses propres maux, quand personne ne les a causés que soi-même, accroît amèrement les douleurs.

LE CHŒUR.

Mais, s'il est apaisé, je pense que cela est très heureux pour lui. En effet, le souci d'un mal passé est moindre.

TEKMÈSSA.

Que choisirais-tu, s'il t'était donné de choisir : ou, en affligeant tes amis, être joyeux toi-même, ou souffrir des mêmes maux ?

LE CHŒUR.

Il est plus amer, ô femme, de souffrir des deux côtés.

TEKMÈSSA.

Bien que nous soyons délivrés de ce mal, nous sommes cependant en proie au malheur.

LE CHŒUR.

Comment as-tu dit ? Je ne comprends pas tes paroles.

TEKMÈSSA.

Aussi longtemps qu'Aias a été en démence, il se réjouissait du mal qui le possédait, et le chagrin nous affligeait, nous qui étions sains d'esprit. Et maintenant que le mal le laisse respirer, il est en proie tout entier à un amer chagrin, et nous ne sommes en rien moins tourmentés qu'auparavant. Au lieu d'une douleur n'en avons-nous pas deux ?

LE CHŒUR.

À la vérité, je pense comme toi, et je crains que cette plaie n'ait été infligée à cet homme par un dieu. Comment, en effet, puisque, délivré de son mal, il n'est pas plus joyeux que lorsqu'il était malade ?

TEKMÈSSA.

Les choses sont ainsi, sache-le bien.

LE CHŒUR.

Quels ont été les commencements de ce mal qui l'a envahi ? Dis-le-nous, à nous qui en gémissons avec toi.

TEKMÈSSA.

Je te dirai tout ce qui est arrivé, puisque tu partages ma douleur. En pleine nuit, quand les torches du soir ne brûlaient plus, ayant saisi une épée à deux tranchants, il parut vouloir sortir sans raison. Alors, je l'interpelle par ces paroles : – Que fais-tu, Aias ? Où vas-tu, non appelé, ni pressé par quelque message, ni par le son de la trompette ? Maintenant, toute l'armée dort. – Et lui me répondit cette brève parole toujours dite : – Femme, le silence est l'honneur des femmes. – L'ayant entendu, je me tus, et il s'élança seul au dehors, et je ne sais ce qui a été fait dans l'intervalle. Puis, il revint, amenant dans sa tente, liés ensemble, des taureaux, des chiens de berger et tout un butin cornu. Et il coupa la tête des uns, et, renversant les autres, il les égorgea et les mis en morceaux ; et il en lia d'autres qu'il déchira à coups de fouet, frappant ce bétail comme s'il frappait des hommes. Puis, il s'élança dehors, parlant d'une voix rauque à je ne sais quel spectre, insultant, tantôt les Atréides, tantôt Odysseus, avec des rires et se vantant de s'être vengé de leurs injures. Puis, il se rua dans sa tente, et revenant à lui après un long temps, quand il vit sa demeure pleine de carnage par sa démence, il se frappa la tête, cria et se jeta sur les cadavres du troupeau égorgé, arrachant ses cheveux avec ses ongles. Et il resta ainsi longtemps muet. Puis il me menaça d'un grand châtiment si je ne lui révélais tout ce qui était arrivé, et il me demanda enfin dans quel état il était tombé. Et moi, pleine de crainte, ô amis, je lui racontai tout, autant que je le savais. Et aussitôt il se lamenta en hurlements lugubres tels que je n'en avais jamais entendu venant de lui ; car il avait coutume de dire que gémir ainsi était d'un homme lâche et d'un cœur vil. C'est pourquoi, quand il était saisi de douleur, sans cris ni lamentations, il gémissait sourdement comme un taureau qui mugit. Maintenant, accablé par ce malheur, sans boire ni manger, il reste assis et immobile au milieu des animaux égorgés par le fer ; et il est manifeste qu'il médite quelque mauvais dessein, car il le témoigne par ses paroles et par ses gémissements. C'est pour cela, ô chers, que je suis venue. Entrez, et, si vous le pouvez, venez-lui en aide, car les hommes tels que celui-ci ont coutume d'être touchés des paroles de leurs amis.

LE CHŒUR.

Tekmèssa, fille de Téleutas, tu nous racontes des choses terribles en nous disant que cet homme est saisi de démence.

AIAS.

Hélas ! hélas !

TEKMÈSSA.

Il semble que son mal va croître. N'entendez-vous pas comme Aias pousse des clameurs ?

AIAS.

Hélas !

LE CHŒUR.

Encore ! Il semble en proie au mal ou troublé par le souvenir des maux passés.

AIAS.

Hélas ! enfant, enfant !

TEKMÈSSA.

Malheur à moi ! Eurysakès, il t'appelle. Qu'a-t-il dans l'esprit ? Où es-tu ? Malheureuse que je suis !

AIAS.

J'appelle Teukros. Où est Teukros ? Cherchera-t-il toujours du butin ? Pour moi, je meurs.

LE CHŒUR.

On dirait qu'il revient à lui. Ouvrez l'entrée. Peut-être, s'il me voit, aura-t-il quelque honte.

TEKMÈSSA.

Voici que j'ouvre. Tu peux regarder ce qu'il a fait et comment il est lui-même.

AIAS.

Strophe I.

Ô chers compagnons marins, mes seuls amis, qui seuls m'avez gardé votre foi, voyez de quels flots de sanglante tempête je suis environné !

LE CHŒUR.

Hélas ! tu ne m'as attesté, Tekmèssa, que des choses trop vraies. Ceci ne prouve que trop qu'il est en démence.

AIAS.

Antistrophe I.

Ô habiles marins, mes compagnons, qui, sur la nef, remuez l'aviron, c'est vous, vous seuls, parmi ceux qui avaient souci de moi, qui êtes prêts à me secourir. Allons ! tuez-moi !

LE CHŒUR.

Parle mieux. Donnant un mal pour un mal, n'accroîs pas la mesure de ton malheur.

AIAS.

Strophe II.

Voyez-vous cet homme audacieux, au grand cœur, intrépide autrefois dans les combats, maintenant hardi contre de paisibles animaux ? Oh ! que de rires j'exciterai ! Dans quel opprobre je suis tombé !

TEKMÈSSA.

Maître Aias, ne dis pas de telles choses, je t'en conjure !

AIAS.

N'es-tu pas sortie ? Tourne le pied en arrière ! Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Par les dieux, je t'en supplie, reviens à la raison.

AIAS.

Strophe III.

Ô malheureux ! qui ai laissé ces impies échapper de ma main, et qui, me ruant sur des bœufs aux cornes recourbées et sur des troupeaux bêlants, ai versé leur sang noir !

LE CHŒUR.

Que te tourmentes-tu de choses accomplies ? Rien ne peut faire que ce qui est ne soit pas.

AIAS.

Antistrophe II.

Ô toi qui épies tout, ouvrier de malheur, fils de Laertès, très sale vagabond de l'armée, comme tu dois rire aux éclats dans ta joie !

LE CHŒUR.

Selon qu'un dieu le veut, chacun rit ou pleure.

AIAS.

Que ne puis-je le voir en face, bien que je sois accablé de maux, hélas !

LE CHŒUR.

Ne parle point orgueilleusement. Oublies-tu que tu es dans le malheur ?

AIAS.

Antistrophe III.

Ô Zeus, premier père de mes aïeux, puissé-je, ayant tué ce très bavard et odieux menteur et les deux rois aussi, mourir enfin moi-même !

TEKMÈSSA.

Si tu fais cette imprécation, souhaite aussi ma mort. Que m'importe de vivre, toi mort ?

AIAS.

Strophe IV.

Ô obscurité, ma lumière ! ô Érébos très splendide pour moi ! recevez, recevez-moi pour habitant, recevez-moi ! car je ne suis digne désormais d'être secouru ni par les dieux, ni par la race des mortels. La très puissante fille de Zeus me tourmente jusqu'à la mort. Où fuirai-je ? Où m'arrêterai-je ? Si tout me manque, amis, la vengeance, me suivant à la trace, me verra couché sur les victimes de ma démence, et il arrivera assurément que toute l'armée me tuera en m'attaquant des deux côtés.

TEKMÈSSA.

Ô malheureuse ! Se peut-il qu'un homme aussi sage parle ainsi, ce qu'il n'aurait jamais voulu faire auparavant ?

AIAS.

Antistrophe IV.

Ô détroits et antres où retentissent les flots de la mer, ô prairies du rivage, longtemps, longtemps vous m'avez retenu devant Troia, mais vous ne me verrez plus désormais respirant la vie ! Que celui qui l'entend le sache ! Ô flots prochains du Skamandros, bienveillants aux Argiens, vous ne verrez plus cet homme, je le dis orgueilleusement, qui n'a été égalé par aucun de ceux qui sont venus de la terre Hellénique à Troia. Pour lui, maintenant il gît déshonoré contre terre !

LE CHŒUR.

Tu es assiégé de maux si terribles que je ne sais s'il faut que je t'arrête ou que je te laisse parler ainsi.

AIAS.

Aïe, aïe ! Qui aurait jamais pensé que mon nom conviendrait ainsi à mes maux ? Maintenant, en effet, pourquoi ne crierai-je pas deux ou trois fois : Aïe ! aïe ! plongé que je suis en de tels maux ? Mon père, de cette même terre Idaienne, revint autrefois, ayant remporté les plus hauts prix des plus grandes actions guerrières et la plus illustre gloire ; et moi, son fils, qui suis venu vers cette même Troia avec un courage non moindre et qui ai fait d'aussi grandes actions, je meurs déshonoré parmi les Argiens. Mais, au moins, je tiens pour certain que si Akhilleus vivant avait décerné ses armes à qui eût emporté la palme du courage, aucun ne les aurait eues plutôt que moi. Maintenant, par leurs ruses, les Atréides les ont livrées, au mépris de mes actions glorieuses, à un homme subtil et impie. Et si ces yeux et cet esprit troublé ne m'avaient détourné de ce que j'avais résolu, ils ne pourraient plus désormais rendre un tel jugement contre quelqu'un. Mais la fille effrayante et indomptée de Zeus m'a égaré, quand je levais ma main sur eux, et m'a envoyé une démence furieuse qui a fait que j'ai souillé mes mains du sang de ces animaux. Et maintenant, m'ayant échappé contre mon gré, ils me raillent ; mais, quand un dieu le veut, le lâche échappe au plus brave. Que faut-il donc que je fasse ? Je suis manifestement détesté des dieux, l'armée des Hellènes me hait, et je suis odieux à Troia tout entière et à ce pays. Regagnant ma demeure, abandonnant cette station de nefs et laissant les Atréides, traverserai-je la mer Aigaienne ? Mais de quel front me montrerai-je à mon père Télamôn ? Comment soutiendra-t-il la vue de qui revient sans gloire et privé de ces prix du courage dont il avait obtenu, lui, l'illustre honneur ? Ceci n'est pas supportable. Si, me ruant contre les murailles Troiennes, je combattais seul contre eux tous, et si, accomplissant une action héroïque, je mourais enfin ? Mais je ferais une chose utile et agréable aux Atréides. Ceci ne me plaît en rien. Il faut tenter une autre voie par laquelle je prouverai à mon vieux père qu'un lâche n'est pas né de lui. En effet, il est honteux à un homme de désirer une longue vie, s'il n'y a aucun remède à ses maux. Qu'est-ce qu'un jour ajouté à un jour peut apporter de félicité, en reculant la mort au lendemain ? Je n'estime à aucun prix l'homme qui se flatte d'une vaine espérance. Ou vivre glorieusement ou mourir de même convient à un homme bien né. C'est tout ce que j'ai à dire.

LE CHŒUR.

Personne ne dira jamais, Aias, que ce langage n'est pas tien et t'a été inspiré, car il est propre à ton esprit. Réprime cependant cette colère, et, oubliant tes peines, laisse-toi fléchir par tes amis.

TEKMÈSSA.

Ô maître Aias, il n'est pas un plus terrible mal pour les hommes que la servitude. Je suis née d'un père libre et plus puissant par ses richesses qu'aucun autre entre tous les Phrygiens, et maintenant je suis esclave. Ainsi les dieux et surtout ton bras l'ont voulu. C'est pourquoi, depuis que je suis entrée dans ton lit, je m'inquiète de ce qui te touche. Je t'adjure donc, par Zeus qui protége le foyer, par ton lit où tu t'es uni à moi, ne me laisse pas devenir la triste risée et le jouet de tes ennemis, en me livrant au caprice de chacun. Le jour où, mourant, tu me délaisseras par ta mort, ne doute pas que, violemment saisie par les Argiens, je ne mange, avec ton fils, une nourriture servile. Et quelque nouveau maître, en m'insultant, me dira peut-être cette parole amère : – Regardez l'épouse d'Aias qui fut le plus puissant de l'armée par sa force ; voyez quelle servitude elle subit au lieu de la destinée enviable qui était la sienne. – Il dira de telles paroles, et la dure nécessité me tourmentera, et ces paroles déshonoreront toi et ta race. Respecte ton père que tu abandonneras accablé d'une triste vieillesse ; respecte ta mère chargée de nombreuses années, qui supplie sans relâche les dieux, afin que tu reviennes sain et sauf dans la demeure ! Ô roi, aie pitié aussi de ton enfant qui, privé des soins dus à son âge, et privé de toi, sera maltraité par des tuteurs injustes, tant tu nous laisseras de misères à lui et à moi, si tu meurs ! Il n'est rien, en effet, que je puisse regarder, si ce n'est toi, puisque tu as détruit ma patrie par la lance, et que la Moire a saisi mon père et ma mère qui sont morts et habitent le Hadès. Qui pourrait, hors toi, remplacer patrie et richesses ? Mon unique salut est en toi. Souviens-toi donc de moi. Il convient qu'un homme se souvienne de ce qui lui a plu, et la gratitude amène toujours la gratitude. Celui en qui s'évanouit la mémoire d'un bienfait ne peut être tenu pour un homme bien né.

LE CHŒUR.

Je voudrais, Aias, que tu fusses touché de pitié comme moi. Tu louerais en effet ses paroles.

AIAS.

Je lui donnerais de grandes louanges si elle osait accomplir ce que je vais lui ordonner.

TEKMÈSSA.

Ô cher Aias, je t'obéirai en toute chose.

AIAS.

Amène-moi donc mon fils, afin que je le voie.

TEKMÈSSA.

Saisie de crainte, je l'avais éloigné.

AIAS.

Est-ce par terreur de mon mal, ou veux-tu parler de quelque autre crainte ?

TEKMÈSSA.

Je craignais que le malheureux mourût s'il te rencontrait par hasard.

AIAS.

Cela n'eût pas été impossible à mon daimôn.

TEKMÈSSA.

Ainsi ai-je fait pour chasser le malheur loin de lui.

AIAS.

Je te loue pour cette action et pour ta prévoyance.

TEKMÈSSA.

Quel service puis-je te rendre maintenant ?

AIAS.

Fais que je le voie en face et que je lui parle.

TEKMÈSSA.

Il est gardé près d'ici par les serviteurs.

AIAS.

Pourquoi tarde-t-il et ne vient-il pas promptement ?

TEKMÈSSA.

Ô enfant, ton père t'appelle. Que celui des serviteurs qui prend soin de lui l'amène ici !

AIAS.

Vient-il à tes paroles, ou ne les a-t-il pas entendues ?

TEKMÈSSA.

Le voici : un serviteur l'amène.

AIAS.

Porte-le, porte-le ici. Il ne s'épouvantera pas, à la vue de cet égorgement, s'il est vraiment né de moi ; mais il faut que, tout jeune, il se forme aux mœurs farouches de son père, et qu'il ait une nature semblable à la sienne. Ô enfant, plaise aux dieux que tu sois plus heureux que ton père et semblable à lui pour le reste ! Ainsi tu seras irréprochable. Et, maintenant, il m'est permis de te dire heureux, car tu ne ressens rien de mes maux. La vie la plus heureuse est de ne rien savoir, jusqu'à ce qu'on apprenne à se réjouir ou à gémir. Quand tu seras arrivé à cet âge, il faut que tu songes alors à montrer à mes ennemis de quel père tu es né. En attendant, nourris-toi de