ARRÊT DU TRIBUNAL (troisième chambre)

12 décembre 2000 (1)

«Concurrence - Transports aériens - Gestion des aéroports - Règlement applicable - Règlement n° 17 et règlement (CEE) n° 3975/87 - Abus de position dominante - Redevances discriminatoires»

Dans l'affaire T-128/98,

Aéroports de Paris, établi à Paris (France), représenté par Me H. Calvet, avocat au barreau de Paris, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me A. May, 398, route d'Esch,

partie requérante,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée initialement par MM. J. F. Crespo Carrillo et G. Charrier, membres du service juridique, puis par Mme L. Pignataro, membre du service juridique, en qualité d'agents, assistée de Me B. Geneste, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. C. Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,

partie défenderesse,

soutenue par

Alpha Flight Services, établie à Paris, représentée par Mes L. Marville et A. Denantes, avocats au barreau de Paris, et V. De Meester, avocat au barreau de Luxembourg, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de cette dernière, 5, place du Théâtre,

partie intervenante,

ayant pour objet une demande d'annulation de la décision de la Commission du 11 juin 1998 relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CE (IV/35.613 - Alpha Flight Services/Aéroports de Paris) (JO L 230, p. 10),

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (troisième chambre),

composé de MM. K. Lenaerts, président, J. Azizi et M. Jaeger, juges,

greffier: M. J. Palacio González, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 16 mai 2000,

rend le présent

Arrêt

Faits à l'origine du litige

1.

Le requérant, les Aéroports de Paris (ci-après «ADP»), est un établissement public de droit français doté de l'autonomie financière, qui, en vertu de l'article L. 251-2 du code de l'aviation civile français, est «chargé d'aménager, d'exploiter et de développer l'ensemble des installations de transport civil aérien ayant leur centre dans la région parisienne et qui ont pour objet de faciliter l'arrivée et le départ des aéronefs, deguider la navigation, d'assurer l'embarquement, le débarquement et l'acheminement à terre des voyageurs, des marchandises et du courrier transportés par air, ainsi que toutes installations annexes».

2.

ADP assure l'exploitation des aéroports d'Orly et de Roissy-Charles-de-Gaulle (ci-après «Roissy-CDG»).

3.

Dans les années 60, les services de commissariat aérien («catering») étaient fournis à l'aéroport d'Orly par quatre sociétés: Pan Am, TWA, Air France et la Compagnie internationale des wagons-lits (ci-après la «CIWL»). Les trois premières assuraient en réalité, et ce de manière presque exclusive s'agissant d'Air France, l'auto-assistance, c'est-à-dire le ravitaillement de leurs propres vols. À la suite de la création de l'aéroport de Roissy-CDG dans les années 70, TWA et Pan Am y ont transféré leurs activités.

4.

C'est à cette époque qu'ACS, filiale de Trust House Forte, devenue THF, aux droits de laquelle se trouve la société Alpha Flight Services (ci-après «AFS») a commencé son activité de prestataire de services de commissariat aérien à l'aéroport d'Orly.

5.

À la suite d'un appel d'offres lancé par ADP en 1988, AFS a été sélectionnée en tant que seul prestataire de services de commissariat aérien à l'aéroport d'Orly, en plus d'Air France qui n'y assurait que l'auto-assistance.

6.

Les conditions financières demandées par ADP ne prévoyaient que le versement périodique d'une redevance calculée sur la base du chiffre d'affaires du prestataire. Dans son offre, AFS proposait une redevance moyenne sur son chiffre d'affaires de [...] (2) % (variant de [...] %) ainsi que la construction d'un nouveau bâtiment et le rachat, pour [...] de francs français (FRF), des bâtiments de la CIWL.

7.

Le 21 mai 1992, ADP et AFS ont signé une convention de concession d'une durée de 25 ans, prenant effet rétroactivement le 1er février 1990, par laquelle AFS était autorisée à assurer des services de commissariat aérien à l'aéroport d'Orly et à occuper un ensemble de bâtiments situés dans le périmètre de celui-ci ainsi qu'un terrain de [...], et à y bâtir à ses frais les installations nécessaires à son activité.

8.

Selon l'article 23 de la convention, la redevance due par AFS était déterminée comme suit:

i) aucune redevance domaniale n'est perçue;

ii) une redevance commerciale est calculée proportionnellement au chiffre d'affaires [total annuel réalisé par AFS, en excluant le chiffre d'affaires correspondant à la fourniture de plats kascher à partir de Rungis (extérieur aupérimètre de l'aéroport) aux sociétés assurant des services de commissariat aérien sur les plates-formes d'ADP. Le chiffre d'affaires généré par les prestations effectuées dans les installations de Rungis et fournies directement à tout autre client installé sur les plates-formes d'ADP, qu'il s'agisse de compagnies aériennes ou non, reste soumis à redevance];

iii) enfin, l'exploitant doit verser à ADP une somme de [...] de FRF en sus de la redevance prévue ci-dessus.

9.

[...], un nouveau prestataire de services, Orly Air traiteur (ci-après «OAT») a commencé une activité de commissariat aérien à l'aéroport d'Orly. OAT est une filiale détenue majoritairement par le groupe Air France à travers sa filiale Servair qui fournit également des services d'assistance en escale à l'aéroport de Roissy-CDG. OAT a progressivement repris les activités de commissariat aérien jusqu'alors assurées par Air France à l'aéroport d'Orly.

10.

[...], ADP a octroyé à OAT une concession d'une durée de 25 ans, [...] et portant sur les autorisations d'exploitation de services de commissariat aérien à l'aéroport d'Orly et d'occupation de biens immobiliers situés dans le périmètre de celui-ci. OAT était ainsi autorisée à occuper un terrain de [...] et à y bâtir à ses frais les installations nécessaires. L'article 26 de la convention de concession, relatif aux conditions financières, prévoyait une rémunération distincte pour chacune des deux autorisations dans les termes suivants:

- d'une part, en contrepartie de l'autorisation d'occupation de terrain, le bénéficiaire s'engage à verser à ADP une redevance domaniale annuelle proportionnelle à la surface occupée [...],

- d'autre part, en contrepartie de l'autorisation d'exercice d'activité accordée, le bénéficiaire s'engage à verser à ADP une redevance commerciale composée de:

i) un taux de [...] % sur le chiffre d'affaires total réalisé avec la compagnie nationale Air France et les compagnies filiales du groupe Air France, Air Charter, Air Inter (les prestations réalisées par OAT avec les filiales ou sous-filiales de Servair, titulaires d'une autorisation d'exploitation commerciale avec ADP sont exclues de l'assiette du chiffre d'affaires);

ii) un taux de [...] % sur le chiffre d'affaires total réalisé avec toute autre compagnie aérienne.

11.

À la fin de 1992, à la suite de l'arrivée d'OAT sur le marché et d'un différend entre ADP et AFS concernant la rémunération due par celle-ci, le taux de la redevance d'AFS a été revu à la baisse et est passé de [...] %.

12.

Le 29 décembre 1993, AFS a informé ADP qu'elle considérait que son taux de redevance et ceux appliqués au chiffre d'affaires de ses concurrents à l'aéroportd'Orly n'étaient pas équivalents, même après la prise en compte d'éventuelles différences de charges domaniales, et que cette disparité introduisait un déséquilibre entre les prestataires. En conséquence, AFS a demandé un alignement des taux de redevance.

13.

ADP a refusé au motif que la diminution de taux obtenue par AFS précédemment mettait les redevances des différents concessionnaires, compte tenu des charges foncières, à des niveaux équivalents.

14.

Le 22 juin 1995, AFS a déposé une plainte auprès de la Commission à l'encontre d'ADP au motif que celui-ci imposerait des redevances discriminatoires aux prestataires de services de commissariat aérien en violation des dispositions de l'article 86 du traité CE (devenu article 82 CE).

15.

Le 1er février 1996, la Commission a adressé à ADP une demande de renseignements au titre des dispositions de l'article 11 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204), afin d'obtenir des précisions sur l'identité des prestataires de services d'assistance en escale autorisés par ADP à exercer leur activité à l'aéroport d'Orly et à celui de Roissy-CDG et les redevances demandées à ces prestataires. Il ressort notamment de la réponse d'ADP que les catégories d'assistance soumises à une redevance sur le chiffre d'affaires incluent les services de commissariat, les services de nettoyage des avions et les services relatifs au fret.

16.

La Commission a adressé à ADP une communication des griefs en date du 4 décembre 1996 au titre de l'article 86 du traité, dans laquelle elle estimait que les redevances commerciales appliquées par celui-ci reposent sur des règles d'assiette différentes selon l'identité des entreprises autorisées sans que ces différences soient objectivement justifiées. Conformément à l'article 7, paragraphe 1, du règlement n° 99/63/CEE de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 17 (JO 1963, 127, p. 2268), ADP a eu l'occasion de développer verbalement son point de vue lors d'une audition tenue le 16 avril 1997.

17.

Le 11 juin 1998, la Commission a adopté la décision relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CE (IV/35.613 - Alpha Flight Services/Aéroports de Paris) (JO L 230, p. 10, ci-après la «décision attaquée») qui énonce:

«Article premier

[ADP] a enfreint les dispositions de l'article 86 du traité en utilisant sa position dominante d'exploitant des aéroports parisiens pour imposer aux prestataires ou aux usagers fournissant des services d'assistance ou d'auto-assistance en escale relatifs au commissariat aérien (incluant les activités de chargement dans l'avion et de déchargement de l'avion de la nourriture et des boissons), au nettoyage des avions età l'assistance fret, des redevances commerciales discriminatoires dans les aéroports parisiens d'Orly et de Roissy-Charles-de-Gaulle.

Article 2

[ADP] est tenu de mettre fin à l'infraction mentionnée à l'article 1er en proposant aux prestataires de services d'assistance en escale concernés un régime de redevances commerciales non discriminatoire avant l'expiration d'un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision.»

Procédure

18.

Par requête déposée au greffe du Tribunal le 7 août 1998, ADP a introduit le présent recours visant à l'annulation de la décision attaquée. Le même jour, ADP a déposé une demande de sursis à l'exécution de l'article 2 de la décision attaquée en vertu de l'article 185 du traité CE (devenu article 242 CE). Le 21 septembre 1998, ADP s'est désisté de cette demande.

19.

Par ordonnance du 17 décembre 1998, le président de la troisième chambre a autorisé AFS à intervenir à l'appui des conclusions de la défenderesse et a fait droit à une demande de traitement confidentiel, à l'égard d'AFS, de certaines données contenues dans la requête et le mémoire en défense. Par ordonnance du 1er décembre 1999, le traitement confidentiel, à l'égard d'AFS, a également été accordé pour certaines données contenues dans la réplique et la duplique.

20.

Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (troisième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale. Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure au titre de l'article 64 de son règlement de procédure, il a invité le requérant à répondre à certaines questions écrites. Il a été satisfait à cette demande dans le délai imparti.

21.

Le 15 mai 2000, le requérant a envoyé par télécopie au greffe du Tribunal un arrêt du Tribunal des conflits de la République française du 18 octobre 1999.

22.

Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal à l'audience du 16 mai 2000. À cette audience, le requérant a déposé une copie de l'arrêt du Tribunal des conflits, précité.

Conclusions des parties

23.

ADP conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- annuler la décision attaquée aux termes de laquelle il a enfreint les dispositions de l'article 86 du traité et il lui est enjoint de mettre fin à l'infraction avant l'expiration d'un délai de deux mois à compter de ladite décision;

- condamner la Commission aux dépens.

24.

La défenderesse conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours;

- condamner ADP aux dépens.

25.

AFS, partie intervenante, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours;

- condamner ADP aux dépens.

En droit

26.

À l'appui de son recours, ADP invoque sept moyens tirés, le premier, d'un vice de procédure, le deuxième, d'une violation des droits de la défense, le troisième, d'une violation de l'obligation de motivation, le quatrième, d'une violation de l'article 86 du traité, le cinquième, d'une violation de l'article 90, paragraphe 2, du traité CE (devenu article 86, paragraphe 2, CE), le sixième, d'une violation de l'article 222 du traité CE (devenu article 295 CE) et, le septième, d'un détournement de pouvoir.

1. Sur le premier moyen, tiré d'un vice de procédure

Arguments des parties

27.

ADP soutient que l'application du règlement n° 17 est illégale dans la mesure où la présente affaire relève du secteur des transports aériens, soustrait du champ d'application de ce texte par le règlement n° 141 du Conseil, portant non-application du règlement n° 17 au secteur des transports (JO 1962, 124, p. 2751), et auquel ont été substitués trois règlements sectoriels, dont le règlement (CEE) n° 3975/87 du Conseil, du 14 décembre 1987, déterminant les modalités d'application des règles de concurrence